lundi 17 juillet 2023

Un démon mesquin (Fiodor Sologoub), chapitres XXII à XXIV

 XXII


     Peredonov s’était mis à aller souvent à l’église. Il s’installait à une place en vue, tantôt se signant plus souvent que nécessaire, tantôt se pétrifiant soudain et regardant devant lui d’un air obtus. Il lui semblait voir des mouchards se cacher derrière les piliers, passer la tête pour observer et s’efforcer de le faire rire, mais il ne cédait pas.


     Des rires résonnaient à ses oreilles, les petits rires, les ricanements et les chuchotements des demoiselles Routilov, croissant parfois de façon incroyable, comme si les malicieuses jeunes filles riaient directement dans ses oreilles, pour le faire rire à son tour et le perdre. Mais Peredonv ne cédait pas. 


     Par moments, entre les volutes de fumée d’encens, se montrait la créature grise1, vaporeuse et bleuâtre ; des lueurs brillaient dans ses petits yeux, elle flottait parfois en l’air avec un léger tintement, mais cela ne durait pas longtemps, elle roulait plutôt dans les jambes des paroissiens, se moquant de Peredonov et le tourmentant avec insistance. Elle voulait bien sûr effrayer Peredonov et lui faire quitter l’église avant la fin de la messe. Mais il comprenait son dessein perfide – et ne cédait pas. 


     Le service divin – si proche à tant de gens, non dans ses paroles et ses rites, mais dans son mouvement intérieur – était au-delà de la compréhension de Peredonov. Cela lui faisait donc peur. Il voyait dans les oscillations de l’encensoir des sortilèges inconnus.


     « Pourquoi se balance-t-il comme ça, à bout de bras ? » se demandait-il.


     Les vêtements sacerdotaux lui paraissaient des nippes grossières, inutilement bariolées, et quand il voyait le prêtre ainsi paré, il se mettait en colère, il avait envie de déchirer les chasubles et de briser les calices. Les rites et les mystères de l’église lui semblaient une méchante sorcellerie, destinée à asservir le peuple, les gens simples.


     « Le voilà qui émiette l’hostie dans le vin, se disait-il avec dépit à propos du prêtre : c’est du vin bon marché, il mystifie le peuple pour qu’on lui donne davantage d’argent pour le service. »


     L’éternel mystère de la réalisation, à partir d’une matière impuissante, d’une force capable de dissoudre les liens de la mort, lui demeurait voilé, à jamais impénétrable. Un cadavre qui se promenait ! Il y avait en lui une association absurde entre son incrédulité envers le Christ et le Dieu vivant, et sa foi en la sorcellerie !


     On se mit à sortir de l’église. Le maître d’école de village Matchiguine, jeune homme un peu niais, était collé à un groupe de jeunes filles, souriant et bavardant avec vivacité. Peredonov songea que se conduire aussi librement devant un futur inspecteur manquait de décence. Matchiguine portait un chapeau de paille. Mais Peredonov se souvint de l’avoir vu un jour d’été, en dehors de la ville, en casquette d’uniforme à cocarde2. Peredonov décida d’aller se plaindre. Fort opportunément, l’inspecteur Bogdanov3 se trouvait là, lui aussi. Peredonov s’approcha de lui et dit :


     — Dites, votre Matchiguine porte la cocarde. Il joue les grands seigneurs. 


     Effrayé, Bogdanov tressaillit, sa barbiche4 grise tremblota.


     — Il n’a pas le droit, il n’a pas du tout le droit, dit-il, soucieux, clignant de ses petits yeux rouges.


     — Il n’a pas le droit, mais il la porte, se plaignit Peredonov. Il faut leur serrer la vis, je vous l’ai dit depuis longtemps. Autrement, n’importe quel rustaud de moujik va se mettre à porter la cocarde, qu’est-ce que ce sera !


     Bogdanov, que Peredonov avait déjà effrayé par le passé, se fit un sang d’encre.


     — Mais comment peut-il oser ? larmoya-t-il. Je vais le convoquer et le lui interdire rigoureusement.


     Il prit congé de Peredonov et s’enfuit chez lui.


     Marchant à côté de Predonov, Volodine disait sur un ton de reproche :


     — Il porte la cocarde. Je vous demande un peu ! Aurait-il les grades le permettant ? Comment est-ce possible ?!


     — Toi non plus, tu n’as pas le droit de porter de cocarde, dit Peredonov.


     — Pas le droit, et pas le besoin, répliqua Volodine. Mais il m’arrive de porter la cocarde, seulement je sais où et quand. En dehors de la ville. Cela me fait plaisir, et personne ne va me l’interdire. Si je rencontre un moujik, il me montrera tout de même davantage de respect.


     — Pavlouchka, la cocarde ne sied point à ta trogne, fit Peredonov. Et garde tes distances : tu m’envoies de la poussière avec tes sabots. 


     Volodine se tut, l’air offensé, mais resta à la hauteur de Predonov. Celui-ci déclara, soucieux :


     — Il faudrait aussi dénoncer les demoiselles Routilov. Elles ne viennent à l’église que pour rire et bavarder. Elles s’attifent, elles se pomponnent et les voilà. Elles dérobent de l’encens et en font des parfums – c’est toujours une puanteur, autour d’elles.


     — Je vous demande un peu ! faisait Volodine en hochant la tête et en écarquillant les yeux.


     L’ombre d’un nuage glissa rapidement sur le sol, et effraya Peredonov. Dans les volutes de poussières soulevées par le vent se montrait fugacement la créature grise. L’herbe oscillait-elle au gré du vent, Peredonov croyait y voir courir la créature grise, la broutant, s’en rassasiant.


     « Que vient faire de l’herbe en ville ? songeait-il. C’est du désordre ! Il faut la sarcler. »


     Une petite branche se balança sur un arbre, se recroquevilla, noircit, croassa et s’envola plus loin. Peredonov sursauta, poussa un cri et détala, rentrant chez lui en courant. Volodine se hâta à sa suite, préoccupé, une expression de perplexité dans ses yeux écarquillés, maintenant de la main son melon sur sa tête et brandissant sa petite canne.


     Bogdanov fit venir Matchiguine le jour même. Avant d’entrer chez l’inspecteur, Matchiguine se tint dehors, le dos au soleil, enleva son chapeau et, face à l’ombre, se recoiffa avec ses doigts.


     — Comment cela se fait-il, jeune homme, hein ? Qu’avez-vous imaginé ? lança d’emblée Bogdanov à l’adresse de Matchiguine.


     — De quoi s’agit-il ? demanda avec désinvolture ce dernier en jouant avec son chapeau de paille et en faisant aller sa jambe gauche.


     Bogdanov, qui avait l’intention de le tancer, ne l’invita pas à s’asseoir.


     — Comment se fait-il, jeune homme, que vous portiez la cocarde ? Vous avez donc décidé de porter atteinte aux règlements, hein ? demanda-t-il en affectant la sévérité et en agitant sa barbiche grise.


     Matchiguine rougit, mais répondit vivement :


     — Qu’y a-t-il donc, n’en ai-je pas le droit ?


     — Seriez-vous fonctionnaire, hein ? Fonctionnaire ? demanda Bogdanov avec agitation. Vous êtes quel fonctionnaire ? Vous êtes enregistreur de l’ABC, non ?


     — C’est un insigne pédagogique, dit toujours avec vivacité Matchiguine, qui sourit soudain avec douceur en pensant à l’importance de ses fonctions de pédagogue.


     — Ayez alors une canne dans les mains, une canne, c’est l’insigne de votre état de pédagogue, lui recommanda Bogdanov en hochant la tête.


     — De grâce, Serguéï Potapytch, dit Matchiguine, d’une voix se ressentant de l’offense, une canne, allons ! Tout le monde peut porter une canne, tandis que la cocarde, c’est pour le prestige.


     — Pour quel prestige, hein ? Pour quel prestige ? Quel prestige vous faut-il ? Vous êtes un chef, peut-être ? Bogdanov accablait le jeune homme.


     — De grâce, Serguéï Potapytch, argumentait raisonnablement Matchiguine, chez les paysans, gens peu cultivés, cela éveille tout de suite le respect. Cette année, ils s’inclinent bien plus bas pour me saluer.


     Matchiguine caressa avec fatuité sa petite moustache rousse.


     — Mais vous n’avez pas le droit, jeune homme, absolument pas le droit, dit Bogdanov en hochant la tête d’un air affligé.


     — Voyons, Serguéï Potapytch, un maître d’école sans cocarde, c’est le lion britannique privé de sa queue, assurait Matchiguine : rien qu’une caricature.


     — Que vient faire ici cette histoire de queue ? De quelle queue s’agit-il, hein ? dit Bogdanov, tout ému. Qu’avez-vous à vous mêler de politique, hein ? C’est à vous de délibérer à propos de politique, peut-être ? Non, non, jeune homme, enlevez-moi cette cocarde, faites-moi la grâce de l’enlever. Vous n’avez pas le droit, est-ce possible, ça pourrait se savoir, Dieu nous en préserve !


     Matchiguine haussa les épaules, voulut encore répliquer, mais Bogdanov l’interrompit – une idée brillante (pensait-il) lui était venue à l’esprit.


     — D’ailleurs, vous êtes venu me voir sans cocarde, n’est-ce pas ? Vous estimez vous-même que vous n’avez pas le droit de la porter.


     Matchiguine faillit se troubler, mais, cette fois, il trouva de quoi répliquer :


     — Nous, les maîtres d’école de village, nous avons besoin d’un privilège local, tandis qu’en ville nous sommes des intellectuels de deuxième ordre.


     — Non, attention, jeune homme, dit sévèrement Bogdanov, sachez que cela vous est interdit, et si j’apprends encore que vous outrepassez, vous serez renvoyé.




    Grouchina5 organisait de temps en temps des soirées pour des jeunes gens parmi lesquels elle avait l’espoir de se pêcher un mari. Pour donner le change, elle y invitait aussi des gens mariés de sa connaissance.


     C’était lors d’une telle soirée. Les invités étaient arrivés tôt.


     Chez Grouchina, au salon, les tableaux, aux murs étaient recouverts d’une mousseline compacte. Du reste, il n’y avait rien d’inconvenant dans ces tableaux. Lorsque Grouchina soulevait avec un sourire malicieux et d’une indiscrétion railleuse, le petit rideau de mousseline, les invités pouvaient admirer des femmes nues, mal peintes.


     — Pourquoi donc cette bonne femme est-elle tordue ? demanda Peredonov d’un ton morose.


     — Elle n’est nullement tordue, dit Grouchina, prenant avec chaleur la défense du tableau – elle est juste courbée.


     — Tordue, répéta Peredonov. Et elle a les yeux vairons, comme vous. 


     — Eh bien, on peut dire que vous vous y connaissez ! dit Grouchina, vexée. Ces tableaux sont excellents, et très chers. Les peintres ne peuvent se passer de ce genre de tableaux. 


     Peredonov s’esclaffa tout à coup : il s’était souvenu du conseil qu’il avait un jour donné à Vladia6. 


     — Qu’avez-vous à hennir comme ça ? demanda Grouchina.


     — Nartanovitch, le lycéen, va mettre le feu à la robe de sa sœur Marta, expliqua-t-il, je lui ai conseillé de le faire.


     — Il n’y mettra pas le feu, pas si bête !


     — Bien sûr, qu’il le fera, dit Peredonov avec conviction. Les frères et les  sœurs se chamaillent toujours. Quand j’étais petit, je faisais tout pour nuire à mes sœurs : je battais les petites et je salissais les vêtements des grandes.


     — La querelle entre frères et sœurs n’est pas générale, dit Routilov. Moi, par exemple, je ne me dispute pas avec mes sœurs.


     — Alors, vous vous embrassez, elles et toi ?


     — Ardalion Borissytch, tu es un porc et une canaille, et je vais te flanquer une gifle, déclara calmement Routilov.


     — Oh, je n’aime pas ce genre de blagues, répondit Peredonov en s’écartant de Routilov.


     « Il pourrait bien m’en mettre une, se disait-il, son visage est sinistre. »


     — Elle n’a qu’une robe, poursuivit-il en parlant de Marta, une noire.


     — Verchina lui en fera faire une autre, dit Varvara avec une fureur envieuse. Elle lui fera faire tout son trousseau pour le mariage. Une beauté qui fait peur même aux chevaux, grommela-t-elle tout bas, et elle regarda Mourine7 avec une joie mauvaise.


     — Il est temps pour vous de vous marier, dit Prepolovienskaïa. Qu’attendez-vous, Ardalion Borissytch ?


    Prepolovienskaïa. et son mari8 s’étaient rendu compte qu’après la deuxième lettre, Peredonov avait fermement décidé d’épouser Varvara9. Ils croyaient eux aussi à la lettre. Ils se mirent alors à dire qu’ils avaient toujours été en faveur de Varvara. Cela ne valait pas la peine de se brouiller avec Peredonov : il était plus avantageux pour eux de gagner en jouant aux cartes avec lui. Quant à Ievguénia, rien à faire, elle devrait attendre, il faudrait lui chercher un autre fiancé.


     Le mari de Prepolovienskaïa déclara :


     — Bien sûr, qu’il faut vous marier : d’une part vous ferez une bonne affaire, et d’autre part vous complairez à la princesse ; il sera agréable à la princesse de vous voir vous marier, de sorte que vous lui complairez, et vous ferez une bonne affaire, excellente  chose, et pas autrement, une bonne affaire qui sera agréable à la comtesse.


     — C’est bien ce que je dis, affirma Prepolovienskaïa.


     Mais son mari ne pouvait pas s’arrêter, et, voyant tout le monde se détourner de lui, il s’assit à côté d’un jeune fonctionnaire à qui il entreprit de réexpliquer la même chose.


     — J’ai décidé de me marier, dit Peredonov, seulement, Varvara et moi, nous ne savons pas comment procéder. Il faut faire quelque chose, mais je ne sais pas quoi.


     — Ce n’est pas sorcier, dit Prepolovienskaïa. Si vous voulez, mon mari et moi nous nous occuperons de tout, vous n’aurez à penser à rien.


     — Bon, fit Peredonov, c’est d’accord. Mais que tout soit bien comme il faut. Je ne regretterai pas mon argent.


     — Tout sera très bien, ne vous inquiétez pas, assura Prepolovienskaïa.


     Peredonov continua à poser ses conditions :


     — Par avarice, certains achètent de minces alliances, en argent doré, je ne veux pas de ça, je veux de véritables alliances en or. Et même, à la place d’alliances, je veux commander des bracelets nuptiaux : c’est plus cher et plus marquant.


     Tout le monde se mit à rire.


     — Des bracelets, impossible, dit Prepolovienskaïa avec un sourire un peu ironique, il faut des alliances.


     — Pourquoi impossible ? demanda Peredonov avec dépit.


     — Mais c’est comme ça, on n’en fait pas.


     — Peut-être que cela peut se faire, dit Peredonov, peu convaincu. Je demanderai au pope. Il sait mieux ces choses-là.


     Avec un petit rire, Routilov lui conseilla :


     — Tu ferais mieux de commander des ceintures nuptiales, Ardalion Borissytch.


     — Je n’aurais pas assez d’argent pour cela, répondit Peredonov sans voir la raillerie : je ne suis pas banquier. Mais j’ai rêvé l’autre jour que je me mariais, je portais un habit de satin, et nous avions, Varvara et moi, des bracelets en or. Et deux directeurs se tenaient derrière nous, tenant des couronnes de mariés au-dessus de nos têtes et chantant l’alléluia.


     — J’ai fait aussi un rêve intéressant, aujourd’hui, annonça Volodine, mais je ne sais pas ce qu’il veut dire. Je siège, dirait-on, sur un trône, je porte une couronne  d’or, et il y a un pré devant moi, et sur l’herbe des moutons, des moutons et encore des moutons, bêêê-bêêê-bêêê. Les moutons vont et viennent comme ça, ils font avec la tête comme ça, et toujours bêêê-bêêê-bêêê. 


     Volodine arpentait les pièces en inclinant le front et en bêlant. Les invités riaient. Volodine revint s’asseoir à sa place, regardant tout le monde d’un air bienheureux,  clignant des yeux de plaisir, et lui aussi riait, de son rire bêlant de mouton.


     — Et puis ? demanda Grouchina avec un clin d’œil en direction des invités.


     — Eh bien, des moutons, rien que des moutons, et là, je me suis réveillé, conclut Volodine.


     — Un mouton a des rêves de mouton, grogna Peredonov. En voilà un génie ! Le roi des moutons…


     — Moi, j’ai fait un rêve qui ne peut pas se raconter devant les hommes, dit Varvara avec un sourire effronté : je vous le dirai à vous toute seule, à l’oreille.


     — Ah, ma petite mère Varvara Dmitrievna, moi aussi, c’est tout pareil, répondit Grouchina avec un petit rire et en clignant de l’œil en direction de tout le monde.


     — Racontez donc, nous sommes des hommes discrets, de vraies dames, dit Routilov.


     Et les autres messieurs prièrent Varvara et Grouchina de raconter leurs rêves. Mais elles échangeaient des coups d’œil et riaient de façon salace, sans rien raconter.


     On se mit à jouer aux cartes. Routilov assurait que Peredonov jouait à la perfection. Peredonov le croyait. Mais, ce jour-là comme les autres, il perdait. Routilov était gagnant. Ce qui lui faisait très plaisir, il parlait avec plus d’animation que d’habitude.


     La créature grise10 asticotait Peredonov. Elle était cachée quelque part, pas bien loin, et se montrait parfois, sortant de dessous la table ou apparaissant derrière le dos de quelqu’un, pour se cacher de nouveau. Elle semblait attendre quelque chose. C’était effrayant. La vue même des cartes épouvantait Peredonov. Deux dames à la fois.


     « Et où est donc la troisième ? » songeait-il.  


     Il fixait d’un air stupide la dame de pique, qu’il retourna : la troisième s’était peut-être cachée derrière sa chemise.


     Routilov dit :


     — Ardalion Borissytch examine sa dame derrière la chemise.


     Tout le monde s’esclaffa.


     Pendant ce temps, deux jeunes fonctionnaires de police s’étaient assis à l’écart pour jouer au dourak11. Leurs parties étaient fort animées. Le gagnant gloussait de joie et faisait des pieds de nez au perdant, qui se fâchait.


     Une odeur de nourriture se répandit. Grouchina pria ses invités de passer  dans la salle à manger. Ils y allèrent tous en faisant des manières et en se bousculant. On s’assit en désordre.


     — Mangez, mesdames et messieurs, les invita Grouchina. Mangez, mes amis, remplissez-vous la bedaine jusqu’aux oreilles. 


     — Manger une tourte, c’est faire plaisir à la patronne12 ! cria gaiement Mourine.


     La vue de la vodka, et la pensée qu’il gagnait aux cartes le rendaient joyeux.


     Volodine et les deux jeunes fonctionnaires mettaient le plus d’ardeur à se régaler : ils choisissaient les morceaux les plus savoureux et les plus chers et bâfraient goulûment le caviar. Grouchina dit, en riant jaune :


     — Notre Pavel Vassiliévitch est ivre, mais il distingue bien le pâté et le pain.


     Comme si elle avait acheté le caviar pour lui ! Et, sous prétexte de servir les dames, elle éloigna de lui les meilleurs morceaux. Mais Volodine, sans se décourager, se contenta de ce qui restait : il avait eu le temps de manger plein de bonnes choses au début, et maintenant tout lui était égal13.


     Peredonov regardait les convives occupés à mastiquer, et il avait l’impression que tout le monde se moquait de lui. Pourquoi ? À quel sujet ? Avec acharnement, il mangeait tout ce qui lui tombait sous la main, s’empiffrant salement.


     Après le souper, on se remit à jouer aux cartes. Mais Peredonov en eut vite assez. Il jeta ses cartes et dit :


     — Allez au diable ! Quelle déveine ! J’en ai assez ! Rentrons, Varvara.


     Les autres invités se levèrent à sa suite. 


     Dans le vestibule, Volodine s’aperçut que Peredonov avait une nouvelle canne. Avec un grand sourire, il la fit tourner devant lui et demanda :


     — Ardacha, comment se fait-il que les poignées de canne soient repliées en chien de fusil ? Qu’est-ce que ça veut dire ?


     Peredonov lui reprit avec irritation la canne des mains, mit le pommeau d’ébène en forme de figue14 sous le nez de Volodine et dit :


     — Mange-toi cette figue avec du beurre !


     Volodine prit un air offensé.


     — Permettez, Ardalion Borissytch, dit-il, je veux bien manger du pain avec du beurre, mais je ne veux pas d’une figue au beurre.


     Sans l’écouter, Peredonov s’entourait précautionneusement le cou de son écharpe et boutonnait entièrement son pardessus. Routilov déclara en riant :


     — Qu’as-tu à t’emmitoufler, Ardalion Borissytch ? Il fait bon.


     — La santé est le bien le plus précieux, répondit Peredonov.


     Dehors, c’était calme – la rue s’étendait dans les ténèbres, ronflant tout bas. On sentait de l’humidité dans cette triste obscurité. De lourds nuages vagabondaient dans le ciel. Peredonov grogna :


     — Pourquoi ces ténèbres ?


     À présent, il n’avait pas peur : il était avec Varvara, et non seul.


     La pluie survint bientôt, fine, pressée, prolongée. Tout devint silencieux, il n’y avait que la pluie qui bavardait avec rapidité et insistance, tenant des propos incompréhensibles, mélancoliques et ennuyeux, et comme entrecoupés de sanglots15.


     Peredonov sentait dans la nature, derrière le masque de son hostilité à son égard, le reflet de sa propre angoisse, de sa propre peur ; il ne sentait pas la vie intérieure de la nature, celle qui reste inaccessible aux définitions extérieures et forme les liens véritables, profonds et indiscutables, entre l’homme et la nature. Aussi celle-ci lui semblait entièrement infiltrée par les mesquins sentiments humains. Aveuglé par les illusions de l’existence individuelle, personnelle, il ne comprenait pas les élans dionysiaques élémentaires dont la nature s’enivre avec jubilation. Il était aveugle et pitoyable, comme beaucoup d’entre nous.    



   

Notes


  1. Apparue au chapitre XII et revue au chapitre XVIII, élément fantasmatique et fantastique. Elle est théoriquement sous la commode, dans le nouvel appartement de Peredonov…
  2. Voir chapitre IX, note 9.
  3. Fonctionnaire borné rencontré au chapitre VII.
  4. Appelée « son hérétique » dans le texte russe. C’était au chapitre VII un « petit serpent blanc »…
  5. Rappel : cette jeune veuve, amie de Varvara, cherche à se remarier. Elle est apparue au chapitre III. C’est elle qui a rédigé les fausses lettres de la princesse promettant le poste d’inspecteur à Peredonov.
  6. Rappel : c’est le jeune frère de Marta. 
  7. Rappel : c’est le nouveau prétendant de Marta.
  8. Ayant gardé la déclinaison — au lieu d’écrire dès le chapitre II : « Madame Prepolovienski » –, je suis obligé de recourir à cette périphrase ; mais ce n’est pas grave, d’autant moins que l’épouse est ici, visiblement, l’élément dominant du couple.
  9. Rappel : Prepolovienskaïa avait caressé l’idée de marier sa sœur (dont nous apprenons le prénom ici : Ievguénia) à Peredonov : voir le chapitre II.
  10. Voir ici la note 1.
  11. L’imbécile, jeu populaire  en Russie : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dourak
  12. Il n’est pas facile de rendre les rimes trouvées dans le texte russe.
  13. Ce passage rappelle une fois de plus Gogol – ici, le passage des Âmes mortes où Sobakiévitch mange, sans se faire remarquer, tout un dos d’esturgeon…
  14. Pas le fruit, mais la figure insultante du doigt dépassant du poing replié.
  15. Cette image sera reprise par Vassili Choukchine à la fin de la nouvelle Pluie matinale :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/060615/pluie-matinale-v-choukchine






XXIII


     Prepolovienskaïa et son mari avaient pris sur eux les préparatifs du mariage. Il fut décidé de faire le mariage dans un village, à six verstes1 environ de la ville. Il était malaisé pour Varvara de célébrer son mariage en ville, après y avoir vécu une éternité avec Peredonov en se faisant passer pour sa parente. Le jour fixé pour le mariage fut tenu secret : Prepolovienskaïa et son mari répandirent le bruit que le mariage aurait lieu le vendredi, alors qu’en réalité il aurait eu lieu le mercredi. C’était pouur éviter l’afflux de curieux venus de la ville. Varvara avait répété tant et plus à Peredonov :


     — Et toi, Ardalion Borissytch, ne pas dire le jour du mariage, autrement, on nous mettra encore des bâtons dans les roues.


     Peredonov sortait à contrecœur l’argent pour les dépenses liées au mariage, en offensant Varvara de ses railleries. Il prenait parfois sa canne à pommeau en forme de figue2 et disait à Varvara :


     — Si tu veux que je donne de l’argent, baise ma figue.


     Varvara baisait la figue.


     — Bah, cela ne me donnera pas de gerçures aux lèvres, disait-elle.


     On cacha jusqu’au dernier moment la date du mariage, même aux garçons d’honneur, afin d’éviter les bavardages. On avait d’abord proposé à Routilov et à Volodine d’être garçons d’honneur, et les deux s’étaient empressés d’accepter : Routilov s’attendait à quelque anecdote savoureuse, et Volodine était flatté de jouer un rôle aussi important dans un événement aussi considérable de la vie d’un personnage aussi respectable. Puis Peredonov se mit dans la tête qu’un seul garçon d’honneur ne lui suffisait pas. Il déclara :


     — Toi, Varvara, un garçon d’honneur te suffit, mais à moi il en faut deux, un seul serait trop peu : tenir la couronne au-dessus de ma tête est fatiguant, car je suis grand.


     Et Peredonov invita Falastov3 à être son deuxième garçon d’honneur. Varvara ronchonnait :


     — Pourquoi celui-là, au diable ! Il y en a déjà deux, que veux-tu encore ?


     — Il a des lunettes à monture d’or, ce sera plus imposant avec lui, dit Peredonov.


     Le matin du mariage, Peredonov se lava comme toujours à l’eau chaude, pour ne pas se refroidir, après quoi il exigea du fard, en donnant comme explication :


     — Je dois maintenant me mettre tous les jours un peu de rouge, autrement on me trouverait trop décrépit pour me nommer inspecteur.


     Varvara était avare de son fard, mais elle dut céder, et Peredonov se rougit les joues. Il marmonnait :


    «  Vériga4 en met lui-même pour se rajeunir. Je ne peux tout de même pas me marier en ayant les joues blafardes. »


     Puis, s’étant enfermé dans la chambre à coucher, il décida de se faire des marques pour que Volodine ne puisse se substituer à lui5. Sur sa poitrine, son ventre, aux coudes et à d’autres endroits encore, il traça à l’encre la lettre « P ».


     « Il faudrait également mettre des marques à Volodine, mais comment faire ? Il s’en apercevrait et les effacerait », songeait tristement Peredonov.


     L’idée lui vint ensuite à l’esprit que ce ne serait pas mal de mettre un corset, faute de quoi on risquait de le prendre pour un vieillard si, par mégarde, il se penchait. Il réclama un corset à Varvara. Mais les corsets de Varvara s’avérèrent trop étroits : pas un seul ne lui allait.


     — Il aurait fallu en acheter plus tôt, grommela-t-il – on ne pense décidément à rien.


     — Depuis quand les hommes portent-ils un corset ? répliqua Varvara. Aucun homme n’en porte.


     — Vériga en porte un, dit Peredonov.


     — Parce que Vériga est un vieillard, tandis que toi, Ardalion Borissytch, Dieu merci, tu es un homme dans la force de l’âge.


     Peredonov sourit avec fatuité, se regarda dans le miroir et dit :


     — Certes, je vivrai encore cent cinquante ans.


     Le chat éternua sous le lit. Varvara remarqua, railleuse :


     — Voilà le chat qui éternue : ça doit donc être vrai.


     Mais Peredonov se renfrogna soudain. Le chat lui faisait peur, son éternuement lui parut une méchante ruse.


     « Éternuement diabolique », se dit-il en rampant sous le lit et en tentant d’en chasser le chat. Le matou miaula sauvagement, se serra contre le mur et brusquement, en poussant un miaulement sonore et strident, se glissa entre les mains de Peredonov et sortit en courant de la chambre. 


     — Diable hollandais ! l’invectiva avec dépit Peredonov.


     — Un vrai diable, lui fit écho Varvara : ce chat est devenu complètement sauvage, il ne se laisse pas caresser, c’est comme si le diable y avait élu domicile.


     Dès l’aube, Prepolovienskaïa et son mari envoyèrent chercher les garçons d’honneur. Vers dix heures, tout le monde se trouvait chez Peredonov. Grouchina arriva, ainsi que Sophia8, avec son mari. On servit de la vodka et des zakouski. Peredonov mangeait peu et songeait avec angoisse au moyen de se différencier encore davantage de Volodine.


     « Il est frisé comme un agneau », se disait-il avec haine ; il pensa soudain qu’il pouvait, lui aussi, se coiffer de façon particulière. Il se leva de table et dit :


     — Vous, ici, mangez et buvez, je ne regrette pas ces frais, mais moi, je vais chez le coiffeur, je vais me faire coiffer à l’espagnole.


     — Comment est-ce donc, à l’espagnole ? demanda Routilov.


     — Tu verras.


     Quand Peredonov partit se faire couper les cheveux, Varvara dit :


     — Ce qu’il ne va pas imaginer… Il voit des diables. Il ferait mieux de s’enfiler moins de vodka, ce sacré pochard !


     Prepolovienskaïa dit avec un sourire matois :


     — Vous allez vous marier, Ardalion Borissytch aura son poste, il se calmera.


     Grouchina ricanait. Le mystère9 entourant ce mariage l’égayait, et l’envie la chatouillait d’y déclencher quelque infamie, à condition toutefois de ne pas s’y retrouver mêlée. Elle avait discrètement indiqué la veille au soir à quelques-uns de ses amis l’heure et l’endroit de la cérémonie. Le jour même, aux aurores, elle avait fait venir chez elle le plus jeune des fils du serrurier10, lui avait donné cinq kopecks pour l’inciter à se poster le soir aux confins de la ville et y attendre le passage des nouveaux mariés pour lancer dans leur voiture des ordures et des bouts de papier. Le fils du serrurier avec accepté avec joie et avait fait serment de ne pas la donner. Grouchina lui avait rappelé :


     — Vous avez livré le nom de Tchérépine, quand on vous a fouettés.


     — Nous avons été stupides, répondit le fils du serrurier – à présent, on peut me pendre, je ne dirai rien.


     Et, pour confirmer son serment, il avala une petite poignée de terre. Pour cela, Grouchina lui donna trois kopecks de plus.


     Au salon de coiffure, Peredonov réclama le patron. Ce dernier, un jeune homme ayant récemment achevé ses études dans un établissement de la ville et ayant mis son nez dans quelques livres de la bibliothèque du zemstvo11, finissait de couper les cheveux d’un propriétaire inconnu de Peredonov. Il termina rapidement et s’approcha de Peredonov.


     — Permets d’abord à celui-là de partir, dit Peredonov, mécontent.


     Le propriétaire paya et s’en alla. Peredonov s’assit devant la glace.


     — Il faut me couper les cheveux et me faire une coiffure spéciale, dit-il. J’ai une affaire importante aujourd’hui, quelque chose de très particulier, alors coiffe-moi à l’espagnole.


     Debout près de la porte, un apprenti pouffa de rire. Le patron le regarda d’un air sévère. Il ne lui était jamais arrivé de coiffer quelqu’un à l’espagnole, il ne savait pas ce qu’était cette coiffure, ni même si cela existait. Mais puisque le monsieur l’exigeait, on devait supposer qu’il savait ce qu’il voulait. Le jeune coiffeur ne désirait pas étaler son ignorance. Il dit respectueusement :


     — C’est absolument impossible avec vos cheveux, monsieur.


     — Et pourquoi donc ? demanda Peredonov d’un air offensé.


     — Vos cheveux ont une mauvaise alimentation, expliqua le coiffeur.


     — Il faut quoi, que je leur verse de la bière ? grogna Peredonov.


     — De grâce, pourquoi de la bière ?! répondit le coiffeur avec un sourire aimable.  Observez seulement que si j’en coupe un peu, comme vous avez un début de calvitie, il n’en restera pas assez pour une coiffure à l’espagnole.


     Peredonov fut atterré de ne pas pouvoir se faire coiffer à l’espagnole. Il dit tristement :


     — Eh bien, fais comme tu veux.


     On avait sans doute incité ce coiffeur à ne pas le coiffer à la perfection, songeait-il. Il n’aurait pas dû en parler à la maison. Il était clair que, pendant que Peredonov se rendait d’un pas digne et mesuré au salon de coiffure, Volodine, ayant pris la forme d’un mouton12, avait cavalé en passant par les arrière-cours, pour s’entendre avec le coiffeur.


     — Désirez-vous de l’eau de Cologne ? demanda le coiffeur, qui avait fini.


     — Asperge-moi de réséda, généreusement, exigea Peredonov. Tout au moins, de quelque chose contenant du réséda.


     — Pardon, nous n’avons pas de réséda en réserve, dit le coiffeur, gêné : voulez-vous de l’opoponax ?


     — Tu ne peux rien faire comme il faut, dit Pérédonov, chagriné. Bon, asperge-moi avec ce que tu as.


     Il rentra chez lui contrarié. La journée était venteuse. À cause du vent, les portes claquaient, bâillaient et riaient. Peredonov les regardait avec angoisse. Comment partir, à présent ? Mais tout se faisait déjà de soi-même.


     Trois tarantass13 se trouvaient devant chez lui – il fallait s’y installer et partir, autrement les voitures allaient attirer l’attention : les curieux s’attrouperaient, arriveraient à pied ou en voiture pour voir la noce. On prit place et l’on partit, Peredonov avec Varvara, Prepolovienskaïa et son mari avec Routilov, Grouchina avec le reste des garçons d’honneur.


     De la poussière montait de la place. Peredonov croyait entendre des haches s’abattre. À peine visible à travers la poussière se levait et grandissait un mur en bois. On coupait des arbres pour bâtir une forteresse. Des moujiks à chemises rouges se montraient et s’éclipsaient, féroces et silencieux.


     Les tarantass avancèrent vivement : l’effrayante vision s’effaça et disparut. Peredonov regarda derrière lui, épouvanté, mais on ne voyait plus rien, et il n’osa parler à personne de sa vision.


     Peredonov fut accablé de tristesse tout le long du chemin. Tout le regardait avec hostilité, des menaces flottaient de toutes parts. Le ciel s’était renfrogné. Le vent lui arrivait de face, soupirant à propos de quelque chose. Les arbres lui refusaient leur ombre, la gardant toute pour eux. En revanche, la poussière s’élevait, formant un grand serpent d’un gris à moitié transparent. Le soleil se cachait derrière les nuages : était-il en train d’observer ?


     La route passait par des collines : derrière de petites buttes surgissaient de façon inattendue des buissons, des bosquets, des clairières, des ruisseaux sous de sonores ponts de bois.


     — L’œil-oiseau vient de passer, dit Peredonov d’un air sombre en regardant le ciel au loin, blanchâtre et brumeux : un œil et deux ailes, et puis plus rien.


     Varvara souriait d’un air railleur. Elle se disait que Peredonov était déjà ivre, dès le matin. Mais elle ne le contredisait pas : il était capable de se fâcher et d’annuler le mariage.


     À l’église, se cachant derrière un pilier, se tenaient déjà les quatre14 sœurs Routilov. Peredonov ne les vit pas tout de suite mais plus tard, lors de la cérémonie, quand elles sortirent de leur cachette et s’avancèrent : c’est alors qu’il les aperçut avec effroi. Du reste, elles ne firent rien de mal, elles n’exigèrent pas – ce que redoutait Peredonov – qu’il chassât Varvara pour épouser l’une d’elles, elles se contentèrent de rire tout le temps. Et leur rire, au début très doux, se fit sans cesse plus sonore et plus méchant, retentissant à ses oreilles comme le rire d’indomptables Furies.


     À part eux, il n’y avait presque personne dans l’église : juste deux-trois vieilles, venues on ne sait d’où. Et c’était une bonne chose, car Peredonov se conduisait d’une façon bizarrement stupide. Il bâillait, marmonnait, poussait Varvara, se plaignait que ça puait l’encens, la cire et le moujik.


     — Tes sœurs n’arrêtent pas de rire, bredouillait-il, tourné vers Routilov – à force, elles vont se percer le foie. 


     Il était de plus préoccupé par la créature grise15. Elle était sale et couverte de poussière, et passait son temps à se cacher sous la chasuble du prêtre.


     À Varvara aussi bien qu’à Grouchina, le rituel religieux semblait ridicule. Elles n’arrêtaient pas de glousser. Entendre que l’épouse devait s’attacher à son mari suscita en elles une gaieté singulière. Routilov ricanait lui aussi : il estimait de son devoir d’amuser les dames en tous temps et en tous lieux. Volodine, quant à lui, se tenait fort posément, se signant et gardant un air pénétré. Il n’avait, avec les rites religieux, pas d’autre lien que la considération selon laquelle, puisque ces rites étaient institués, il convenait de les exécuter, et cette exécution menait à un certain confort moral : il se rendait à l’église, y priait – et c’était vrai, il avait péché, il se repentait — et là encore c’était juste. C’était bon et commode : d’autant plus commode qu’une fois sorti de l’église, on pouvait oublier tout ce qui y avait trait, et se conformer à des règles de vie d’une tout autre nature.


     La cérémonie venait de s’achever, ils n’avaient pas eu le temps de sortir de l’église qu’un événement inattendu se produisit soudain. Une compagnie ivre fit irruption dans l’église : c’était Mourine et ses amis.


     Mourine, gris et ébouriffé comme toujours, serra Peredonov entre ses pattes d’ours en s’écriant :


     — Te voilà débusqué, tu ne peux pas te cacher, vieux frère ! Des amis inséparables comme nous le sommes, et lui, ce rusé compère, il se cache !


     Des exclamations retentirent :


     — Le scélérat, il ne nous a rien dit !


     — Eh bien, nous voilà !


     — Eh oui, nous l’avons su !


     Les arrivants étreignirent et embrassèrent encore Peredonov. Mourine déclara :


     — Pour cause d’ivresse, nous nous sommes un peu perdus, autrement nous serions arrivés pile au début.


     Peredonov restait morose et ne répondait pas aux félicitations. La rage et la peur l’accablaient.


     « On me suit partout », songeait-il avec angoisse.


     — Vous devriez faire un signe de croix, dit-il hargneusement, autrement, c’est peut-être que vous avez de mauvaises intentions.


     Les visiteurs se signèrent, s’esclaffèrent et blasphémèrent. Les jeunes fonctionnaires16 se signalaient particulièrement. Réprobateur, le diacre les fit taire.


     Parmi les nouveaux venus se trouvait un jeune homme à la moustache rousse que Peredonov ne connaissait même pas. Il ressemblait de façon extraordinaire à son chat. Le matou ne se serait-il pas changé en homme ? Ce n’était pas pour rien que le jeune homme reniflait sans arrêt : il n’avait pas oublié ses manières de chat.


     — Qui vous a informés ? leur demanda avec colère Varvara.


     — De braves gens, jeune mariée, répondit Mourine. Qui au juste, ça nous l’avons oublié.


     Grouchina, ne tenant pas en place, clignait de l’œil. Les nouveaux venus riaient doucement, mais ne le trahissaient pas. Mourine déclara :


     — C’est comme tu veux, Ardalion Borissytch, mais nous allons tous chez toi, offre-nous le champagne, ne sois pas radin. Est-ce possible, des inséparables comme nous, et toi, tu vas te marier en cachette…


     Alors que le couple Peredonov revenait de la cérémonie, le soleil se couchait, le ciel était d’or et de feu. Mais ça ne plaisait pas à Peredonov. Il marmonnait :


     — On a jeté pêle-mêle plein de morceaux d’or, il y en a qui se détachent. Où a-t-on vu de telles dépenses ?!


     Les fils du serrurier les accueillirent à l’entrée de la ville avec une foule de gamins des rues, courant et vociférant. Peredonov tremblait de peur. Varvara invectivait les moutards, leur crachait dessus, leur faisait la nique. Les invités et les garçons d’honneur riaient très fort.


     On arriva. Toute la compagnie fit irruption chez les Peredonov avec force boucan, tapage et sifflements. On but du champagne, puis de la vodka et l’on se mit à jouer aux cartes. On se soûla toute la nuit. Ivre, Varvara dansait et jubilait. Peredonov jubilait aussi : on n’avait pas réussi à se substituer à lui17. Comme toujours, les hôtes se comportaient avec cynisme et sans aucun respect vis-à-vis de Varvara ; cela lui semblait dans l’ordre des choses.




     Après le mariage, le train-train quotidien changea peu, chez les Peredonov. Varvara traitait seulement son mari avec plus d’assurance et d’indépendance. On aurait dit qu’elle courait moins au-devant des désirs de son mari, même si elle continuait, par une habitude bien ancrée, à le craindre. Également par habitude, Peredonov lui criait dessus comme auparavant, la frappant même parfois. Mais lui-même sentait qu’elle avait pris, dans sa nouvelle situation, de l’assurance. Et cela l’angoissait. Il avait l’impression que, si elle le redoutait moins qu’auparavant, c’était parce qu’elle s’était affermie dans son dessein criminel consistant à se débarrasser de lui pour le remplacer par Volodine.


     « Il faut que je sois sur mes gardes », songeait-il.


     Cependant, Varvara triomphait. Elle rendait visite, accompagnée de son époux,  à des dames de  la ville, même peu connues d’elle. Elle montrait en outre une fierté ridicule et un manque d’expérience comique. On la recevait partout, même si c’était souvent avec étonnement. Pour faire ses visites, Varvara commença par commander un chapeau à la meilleure modiste de la ville. Les grosses fleurs aux couleurs criardes empilées sur le chapeau la ravissaient. 


     Les Peredonov débutèrent leurs visites en se rendant chez la femme du directeur du lycée. Puis chez la femme du maréchal de la noblesse.


     Le jour des premières visites des Peredonov, les sœurs Routilov – qui en connaissaient bien sûr à l’avance la date – se rendirent chez Varvara Nikolaïevna Khripatch18, la curiosité les poussant à aller voir comment s’y comporterait Varvara. Les Peredonov arrivèrent peu après. Varvara fit une révérence à la femme du directeur et dit, d’une voix qui tremblait bien plus que d’habitude :


     — Nous voici. Je demande votre amour et votre bienveillance19.


     — Très heureuse, répondit avec contrainte la femme du directeur, en faisant asseoir Varvara sur un canapé. 


     Avec un plaisir visible, Varvara s’installa à la place indiquée, étalant largement sa robe verte froufroutante, et se mit à parler, s’efforçant de cacher son trouble sous sa désinvolture.


     — J’étais toujours mademoiselle, me voici devenue madame. Nous sommes homonymes, vous et moi : je suis Varvara, et vous aussi - mais nous ne nous recevions pas. Du temps où j’étais mademoiselle, je restais la plupart du temps à la maison – mais à quoi bon demeurer tout le temps près de son poêle ?! À présent, Ardalion Borissytch et moi allons vivre à visage découvert. Vous êtes les bienvenus, nous viendrons chez vous, vous viendrez chez nous, monsieur ira voir monsieur, et madame ira chez madame.


     — Mais il me semble que vous n’allez pas rester longtemps ici, dit la femme du directeur : j’ai entendu dire que votre mari serait transféré.


     — Oui, sa nomination arrivera bientôt et nous partirons, répondit Varvara. Mais en attendant ce document, il nous faut vivre ici, et y faire bonne figure.


     Varvara elle-même comptait sur le poste d’inspecteur. Après la noce, elle avait écrit à la princesse. N’ayant pas reçu de réponse, elle décida de lui écrire encore à l’occasion du Nouvel an.


     Lioudmila déclara :


     — Mais nous pensions, Ardalion Borissytch, que vous alliez épouser mademoiselle Pylnikov20.


     — C’est cela, comme si j’avais besoin d’épouser la première venue, dit avec dépit Peredonov. J’ai besoin d’une protection.


     — Tout de même, comment cela s’est-il terminé, entre vous et Melle Pylnikov ? le taquina Lioudmila. Vous lui faisiez bien la cour ? Elle vous a éconduit ?


     — Je n’ai pas encore éclairci cette affaire, grommela d’un air morose Peredonov.


     — C’est l’idée fixe21 d’Ardalion Borissytch, dit le directeur avec un rire sec.




Notes


  1. Rappel : la verste faisait un peu moins de 1,1 km.
  2. Voir la note 14 du chapitre précédent.
  3. Voir la fin du chapitre XXI.
  4. C’est le maréchal de la noblesse, évoqué par Volodine au chapitre II, et à qui Peredonov a rendu visite au chapitre X.
  5. Ce terrible soupçon – que Varvara l’empoisonne et que Volodine se fasse nommer inspecteur en se faisant passer pour Peredonov – a été exposé dès le chapitre II…
  6. Ce qui confirme la note 7 du chapitre X. Pourquoi hollandais ? Par ressemblance de couleur avec les poêles hollandais que l’on trouvait dans les appartements ?
  7. Quand on pense au traitement infligé à la bête depuis le chapitre II, ce n’est guère étonnant. L’auteur est sans pitié pour ses personnages.
  8. Il s’agit de Prepolovienskaïa.
  9. Rappel : c’est elle qui a écrit les fausses lettres, la deuxième ayant décidé du mariage.
  10. Chenapans apparaissant de façon épisodique. Ils ont barbouillé de goudron la porte de Marta chez Verchina, ont été pour cela fouettés au poste et ont, pour se venger, cassé un carreau chez Peredonov. Le plus jeune fils a aussi ramené le chat à Varvara.
  11. Rappel : administration locale ou régionale, instituée après la grande réforme de 1861 émancipant les moujiks.
  12. La ressemblance est devenue peu à peu une obsession fantasmatique chez Peredonov.
  13. Rappel : voiture hippomobile à quatre roues.
  14. Les trois que leur frère a proposées en mariage à Peredonov, plus l’aînée, Larissa, qui est déjà mariée (cf chapitre I).
  15. Coucou, la revoilà. On en reparlé de cette hallucination au chapitre précédent.
  16. De police… On les a rencontrés chez Grouchina, au chapitre précédent.
  17. Voir la note 5.
  18. Rappel : c’est le directeur du lycée.
  19. La formule est celle qu’utilise un tiers présentant quelqu’un à une autre personne, souvent en position dominante.
  20. La pique est très rude : Peredonov, intoxiqué par Varvara, avait fait courir le bruit que Sacha Pylnikov était une fille habillée en garçon. Et Lioudmila est bien placée pour savoir qu’il n’en est rien…
  21. En français dans le texte.






XXIV



     Chez Peredonov, le chat devenait sauvage, reniflait, ne venait pas quand on l’appelait – il ne voulait plus obéir. Peredonov commençait à en avoir peur. Il lui arrivait de dire des formules1 pour se protéger du chat. 


     « Mais est-ce que cela est utile ? se demandait-il. Le chat a plein d’électricité dans ses poils, c’est ça le malheur. »


     Un jour, il se dit qu’il fallait tondre le chat. Aussitôt pensé, aussitôt fait. Varvara n’était pas à la maison – elle était partie chez Grouchina avec dans sa poche une petite bouteille de kirsch –, personne ne le dérangerait. Peredonov attacha le chat avec une corde, en lui faisant un collier avec un mouchoir, et mena la bête chez le coiffeur. Le matou miaulait férocement et se démenait avec entêtement. Par moments, de désespoir, il se jetait sur Peredonov, mais celui-ci l’écartait d’un coup de canne. Une foule de gamins couraient derrière lui en riant et en criant. Les passants s’arrêtaient. On regardait, depuis les fenêtres, la cause de ce boucan. Morose, Peredonov tirait le chat par la corde sans être aucunement troublé.


     Une fois sur place, il dit au coiffeur :


     — Patron, rase-moi ce chat, et de près.


     Les gamins étaient attroupés à la porte du salon de coiffure, faisant des grimaces et riant aux éclats. Le coiffeur rougit, offensé. Il dit d’une voix qui tremblait légèrement :


     — Excusez-moi, monsieur, nous ne faisons pas ce genre de choses. Et nous n’avons même jamais vu de chats rasés. C’est sans doute la dernière mode, mais elle n’est pas encore arrivée jusqu’à nous.


     Peredonov l’écoutait avec une perplexité obtuse. Il cria :


     — Dis plutôt que tu ne sais pas le faire, charlatan.


     Et il s’en alla, traînant le chat qui miaulait avec fureur. En chemin, il se dit tristement que, toujours et partout, tout le monde ne faisait que se moquer de lui, personne ne voulait l’aider. L’angoisse lui serrait le cœur.




    Peredonov, Volodine et Routilov arrivèrent au jardin pour jouer au billard. Gêné, le marqueur leur annonça :


     — Impossible de jouer aujourd’hui, messieurs.


     — Et pourquoi donc ? demanda vivement Peredionov. Vous nous refusez de jouer ?


     — Excusez, c’est juste qu’il n’y a pas de boules, dit le marqueur. 


     — Le corbeau les a laissé échapper2, fit, derrière la cloison, la voix féroce du tenancier du buffet.


     Le marqueur tressaillit, remua - exactement comme un lièvre – ses oreilles devenues soudain rouges et chuchota :


     — On les a volées, messieurs3.


     Peredonov s’écria avec effroi :


     — Hein ? Qui les a volées ?


     — On l’ignore, monsieur, rapporta le marqueur. On n’avait vu personne, et brusquement… plus de boules, monsieur.


     Routilov ricana et s’exclama :


     — En voilà une histoire !


     Volodine avait l’air offensé et tançait le marqueur :


     — Si l’on s’est permis de voler vos boules, tandis que vous daigniez4 être ailleurs à ce moment-là, en abandonnant les boules, alors vous auriez dû acquérir à l’avance d’autres boules, afin que nous ayons de quoi jouer. Nous sommes venus dans l’intention de jouer, mais s’il n’y a pas de boules, comment pouvons-nous jouer ?


     — Ne pleurniche pas, Pavlouchka, dit Peredonov, c’est déjà assez écœurant sans que tu t’y mettes. Marqueur, va chercher des boules, nous devons absolument jouer. En attendant, amène-nous de la bière.


     Ils se mirent à boire la bière. Mais c’était embêtant. On ne trouvait pas de boules. Ils se disputaient et invectivaient le marqueur. Se sentant coupable, celui-ci gardait le silence.


     Peredonov perçut dans ce vol un nouveau mauvais tour que lui jouaient ses ennemis.


     « Dans quel but ? » se demandait-il, angoissé, sans comprendre.


     Il se promena dans le jardin, s’assit sur un banc devant l’étang – il ne l’avait jamais fait jusque-là –, et fixa d’un œil vide l’eau stagnante et verdie. Volodine s’assit à côté de lui, partageant sa tristesse et regardant lui aussi l’étang, de ses yeux de mouton.


     — Pourquoi y a-t-il ici un miroir sale, Pavlouchhka ? demanda Peredonov en pointant sa canne en direction de l’étang. 


     Volodine eut un large sourire et répondit :


     — Ce n’est pas un miroir, Ardacha, c’est un étang. Et comme il n’y a pas de vent pour l’instant, les arbres s’y reflètent, il les montre comme le ferait un miroir.


     Peredonov leva les yeux. Au-delà de l’étang, une palissade séparait le jardin de la rue. Il demanda :


     — Et pourquoi le chat sur la palissade ?


     Volodine regarda dans la même direction et dit avec un petit rire :


     — Il y était, mais il n’y est plus.


     Le chat n’était pas là, Peredonov avait cru le voir – ce chat aux grands yeux verts, son rusé et inlassable ennemi. 


     Peredonov se remit à penser aux boules. Qui en avait besoin ? Était-ce la créature grise5 qui les avait dévorées ? On ne la voyait pas, aujourd’hui, songeait Peredonov. Repue, elle était allée dormir quelque part, probablement.


     Peredonov revint tristement chez lui.


     Le couchant s’éteignait. Un petit nuage errait dans le ciel, s’égarait, se rapprochait furtivement – les nuages ont de doux chaussons –, espionnait. Un reflet sombre souriait d’un air énigmatique à ses confins assombris. Au-dessus de la petite rivière coulant entre le jardin et la ville, l’ombre des maisons et des buissons oscillait et murmurait, comme à la recherche de quelque chose. 


     Et sur la terre, dans cette ville sombre et toujours ennemie, tous les gens rencontrés étaient méchants et railleurs. Tout se mêlait, formant une malveillance générale envers Peredonov, les chiens riaient de lui très fort, les hommes lui aboyaient dessus.




         Les dames de la ville commencèrent à rendre visite à Varvara. Certaines d’entre elles s’étaient, avec une curiosité enjouée, précipitées dès le lendemain ou le surlendemain pour voir cette Varvara chez elle.  Les autres firent traîner les choses une semaine, voire davantage. Certaines ne vinrent pas du tout – Verchina, par exemple6. 


     Les Peredonov attendaient chaque jour ces visites en retour avec une impatience fébrile ; ils comptaient ceux qui n’étaient pas encore venus. Ils attendaient avec une impatience particulière la visite du directeur et de sa femme. Ils l’attendaient en se tourmentant excessivement : et si les Khripatch ne venaient pas ?


     Une semaine s’écoula. Pas trace des Khripatch jusqu’à présent. Varvara commençait à se fâcher et à jurer. Quant à Peredonov, cette attente le plongea dans un accablement entretenu à plaisir. Son regard était complètement vide, ses yeux semblaient éteints, à croire, parfois, que c’étaient les yeux d’un mort. Des frayeurs absurdes le tourmentaient. Sans aucune raison apparente, il se mettait à avoir peur de tel ou tel objet. Il se mettait d’un coup en tête qu’on allait l’égorger, cette idée le torturait quelques jours ; il craignait tout ce qui était pointu, et cachait les couteaux et les fourchettes.


     « Ils sont peut-être ensorcelés, dotés de pouvoirs magiques. Avec un couteau, on a vite fait de se couper soi-même. »


     — À quoi bon des couteaux ? disait-il à Varvara. Les Chinois utilisent bien des baguettes.


     Du coup, de toute la semaine, on ne fit pas rôtir de viande, on se contenta de soupe aux choux et de kacha7.


     Se vengeant des peurs qu’elle avait éprouvées avant leur mariage, Varvara faisait parfois écho aux craintes de Peredonov, le confirmant dans sa conviction que ses lubies n’étaient pas vaines. Elle lui disait qu’il avait beaucoup d’ennemis, et qu’il y avait mille raisons d’être jaloux de lui. Elle taquinait Peredonov en lui répétant qu’on l’avait sûrement dénoncé, qu’on l’avait certainement calomnié auprès des autorités, et aussi auprès de la princesse. Et de le voir prendre peur lui causait de la joie.


     Pour Peredonov, il était clair que la princesse était mécontente de lui. N’aurait-elle pas pu lui faire envoyer, pour le mariage, une icône ou un kalatch8 ? Il se demandait comment mériter ses faveurs : par le mensonge ? Calomnier quelqu’un, le dénoncer, répandre des potins. Toutes les dames aiment les commérages : tiens, inventer quelque chose de drôle et d’impudique à propos de Varvara, et l’écrire à la princesse. Cela la ferait rire, elle lui donnerait son poste.


     Mais Peredonov n’osa pas envoyer une telle lettre, et cela lui fit peur : écrire directement à la comtesse… Par la suite, il oublia même ce projet.


     À ses hôtes habituels, Peredonov offrait de la vodka et le porto le plus ordinaire. Mais pour le directeur, il avait acheté du madère à trois roubles. Ce vin qu’il trouvait extrêmement cher, Peredonov le gardait dans la chambre à coucher, il se contentait de le montrer à ses visiteurs en disant :


     — C’est pour le directeur.


     Un jour que Routilov et Volodine étaient chez lui, Peredonov leur montra le madère.


     — À le voir juste, ça n’a pas de goût ! ricana Routilov. Régale-nous un peu avec ton coûteux madère.


     — Tu plaisantes ! répondit Peredonov, mécontent. Et qu’est-ce que je servirai au directeur ?


     — Le directeur boira un petit verre de vodka, dit Routilov.


     — La vodka n’est pas pour le directeur, c’est du madère qu’il lui faut, dit judicieusement Volodine.


     — Et s’il aime la vodka ? insista Routilov.


     — Allons donc, un général9 n’aime pas la vodka, dit avec conviction Peredonov.


     — En attendant, offre-nous à boire, réclama encore Routilov.


     Mais Peredonov se hâta d’emporter la bouteille, on entendit résonner la serrure de la petite armoire où il cachait son vin. De retour auprès de ses hôtes, il détourna la conversation en évoquant a princesse. Il dit d’un air morose :


     — La princesse ! Elle a dû séduire le prince en vendant au marché des pommes pourries.


     Routilov s’esclaffa et s’écria :


     — Les princes font-ils les marchés ?


     — Oh, elle aura su l’y attirer, dit Peredonov.


     — Tu affabules, Ardalion Borissytch, contesta Routilov. La princesse est une dame illustre.


     Peredonov le regarda haineusement en songeant : « Il prend son parti, ils sont donc de mèche. Même de loin, la princesse l’a ensorcelé. »


     Et la créature grise se démenait tout autour, riait silencieusement, son rire la secouait tout entière. Elle rappelait à Peredonov divers événements effrayants. Il jeta peureusement un coup d’œil à la ronde et chuchota :


     — Il y a dans chaque ville un sous-officier de gendarmerie caché. Il est en civil, employé ou marchand, ou encore autre chose, mais la nuit, lorsque tout le monde dort, il revêt son uniforme bleu et file chez l’officier de gendarmerie.


     — Et pourquoi l’uniforme ? s’enquit, pratique, Volodine.


     — Il ne peut aller voir un supérieur sans uniforme, il serait fouetté, expliqua Peredonov.


     Volodine émit un petit rire. Peredonov se pencha vers lui et lui chuchota :


     — Il arrive même qu’il se change en loup-garou. Tu crois voir un simple chat, penses-tu ! c’est le gendarme qui court. Personne ne se méfie d’un chat, il tend l’oreille  et écoute tout ce qui se dit.




    Au bout d’une semaine et demie environ, la femme du directeur rendit enfin visite à Varvara. Elle vint avec son mari, en semaine, à quatre heures  de l’après-midi, élégante, aimable, doucement parfumée à la violette – et de façon totalement imprévue pour les Peredonov : allez savoir pourquoi, ceux-ci attendaient les Khripatch un dimanche et de bonne heure. Ce fut l’alarme. Varvara était dans la cuisine, seulement à moitié habillée, sale. Elle fonça s’habiller tandis que Peredonov accueillait ses visiteurs - lui-même avait l’air de venir de se réveiller.


     — Varvara sera là tout de suite, balbutiait-il, elle s’habille. Elle faisait la cuisine. Nous avons une nouvelle domestique, elle ne sait pas faire grand chose, elle est bête comme ses pieds.


     Varvara apparut bientôt, rouge, l’air effrayé, habillée à la va-vite. Elle tendit à ses hôtes une main sale et suante, et dit d’une voix que l’émotion faisait trembler :


     — Excusez-moi de vous avoir fait attendre - nous ne savions pas que vous viendriez nous voir en semaine.


     — Je sors rarement le dimanche10, dit madame Khripatch : il y a alors trop d’ivrognes dans les rues. On peut laisser ce jour de libre aux domestiques. 


     La conversation s’engagea tant bien que mal, l’affabilité de la femme du directeur encourageant Varvara. Madame Khripatch traitait Varvara avec une gentillesse teintée d’un peu de mépris – s’adressant à elle comme à une pécheresse repentie qu’on doit flatter tout en sachant que son contact est encore salissant. Elle fit, comme en passant, quelques recommandations à Varvara, concernant l’habillement et l’ameublement.


     Varvara s’efforçait de complaire à l’épouse du directeur, et ses mains rouges continuaient à trembler de peur, ainsi que ses lèvres gercées. Cela mettait la femme du directeur mal à l’aise. Elle tentait d’être encore plus aimable, mais une répugnance involontaire s’emparait d’elle. Toute son attitude tendait à faire comprendre à Varvara qu’elles ne deviendraient pas proches amies. Mais comme elle le faisait avec beaucoup d’aménité, Varvara ne le comprit pas, et s’imagina qu’elle et la femme du directeur deviendraient de grandes amies.


     Khripatch avait l’air d’un homme ne se trouvant pas du tout à sa place, mais le cachant habilement et vaillamment. Il refusa le madère, n’ayant pas l’habitude de boire du vin à cette heure-là. Il évoquait les nouvelles de la ville, des changements à venir dans la composition du tribunal d’arrondissement. Mais il était trop visible que Peredonov et lui évoluaient dans des milieux sociaux différents.


     Ils ne restèrent pas longtemps. Varvara fut contente de les voir partir : arrivés tôt, repartis tôt. Elle dit gaiement, en se redéshabillant :


     — Les voilà partis, Dieu merci. Vraiment, je ne savais pas de quoi parler avec eux. C’est toujours comme ça, avec des gens qu’on connaît peu : on ne sait pas par quel côté les prendre.


     Elle se rappela soudain que les Khripatch, en prenant congé, ne les pas invités chez eux. Cela l’embarrassa au début, puis elle crut comprendre :


     — Ils enverront une carte avec leur jour de réception. Ces messieurs-dames ont  un temps pour chaque chose. Tiens, là, ça m’aurait servi de connaître le français, seulement je ne parle pas un mot de français.




     En rentrant chez eux, la femme du directeur dit à son mari :


     — Elle est pitoyable et irrémédiablement vile ; il est impossible d’être sur un pied d’égalité avec elle. Elle ne correspond en rien à sa situation.


     Khripatch répondit :


     — Elle correspond tout à fait à son mari. J’attends avec impatience d’être débarrassé de lui.




     Après son mariage, Varvara se mit joyeusement à lever le coude – très souvent en compagnie de Grouchina. Un jour, éméchée, Varvara se laissa aller à parler de la lettre en présence de Prepolovienskaïa. Elle ne raconta pas tout, mais son allusion était assez claire. C’en était assez pour la maligne Sophia11 : ce fut comme un éclair lui traversant l’esprit. Comment n’avait-elle pas compris tout de suite ?! Elle se le reprochait intérieurement. Elle raconta en secret l’histoire de la  lettre contrefaite à Verchina, et, partant de celle-ci, la nouvelle s’ébruita dans toute la ville.


     En rencontrant Peredonov, Prepolovienskaïa ne pouvait se retenir de rire devant sa crédulité. Elle disait :


     — Vous êtes un homme très simple, Ardalion Borissytch.


     — Nullement, répondait-il, je suis diplômé de l’Université.


     — Un diplômé que l’on roule si on le désire.


     — C’est moi qui roule les autres, rétorquait Peredonov.


     Prepolovienskaïa souriait d’un air matois et s’en allait. Peredonov se demandait stupidement ce qu’elle avait. C’était la méchanceté ! songeait-il – ils étaient tous ses ennemis.


     Et il la suivait du regard en lui faisant la nique.


     « On ne m’aura pas », se disait-il pour se rassurer. Mais la peur le tourmentait.


     Prepolovienskaïa ne se satisfaisait pas de ces allusions. Elle ne voulait cependant pas lui dire clairement toute la vérité.  À quoi bon se fâcher avec Varvara ? Elle se mit à envoyer de temps en temps à Peredonov des lettres anonymes contenant des allusions de plus en plus transparentes. Mais Peredonov les comprenait de travers. 


     Sophia lui écrivit un jour :


     « Cette princesse qui vous a écrit, cherchez donc si elle n’habite pas ici. »


     Peredonov se dit que la princesse était sans doute venue sur place pour l’observer. « Elle s’est visiblement amourachée de moi, songeait-il, elle veut m’enlever à Varvara. »


     Ces lettres effrayaient Peredonov et le fâchaient. Il harcelait Varvara :


     — Où est la princesse ? On dit qu’elle est ici.


     Se vengeant du passé, Varvara le torturait par ses réticences, ses moqueries, ses ruses peureuses et méchantes. Avec un sourire ironique et effronté, elle disait d’une voix fausse, celle que l’on a lorsqu’on ment notoirement, sans espoir d’être cru :


     — Qu’est-ce que j’en sais, moi, où vit maintenant la princesse ?


     — Tu mens, tu mens ! disait avec effroi Peredonov.


     Il ne comprenait pas ce qu’il devait croire – le sens de ses paroles, ou le son de sa voix révélant qu’elle mentait –, et cela l’épouvantait, comme tout ce qui lui demeurait incompréhensible. Varvara répliquait :


     — Voilà autre chose ! Elle a pu quitter Piter12, elle ne me demande pas mon avis.


     — Alors elle a pu effectivement arriver ici ? demandait timidement Peredonov.


     — Elle a pu arriver ici, disait Varvara d’une voix moqueuse, pour le taquiner. Elle s’est amourachée de toi, elle est venue t’admirer.


     Peredonov s’exclamait :


     — Tu mens ! Elle se serait amourachée de moi, est-ce possible ?


     Varvara riait avec une joie mauvaise.


     Dès lors, Peredonov se mit à regarder attentivement pour voir s’il n’apercevait pas la princesse. Il lui semblait parfois qu’elle jetait un coup d’œil par la fenêtre, qu’elle se tenait sur le pas de la porte, à écouter, qu’elle chuchotait avec Varvara.




     Le temps passait, et la nomination attendue jour après jour n’arrivait toujours pas. Et aucune information sur le poste ne venait de sources privées. Peredonov n’osait pas s’informer directement auprès de la princesse – Varvara lui faisait constamment peur en lui disant que c’était une personnalité. Et il avait l’impression que, s’il s’avisait de lui écrire, de grands désagréments s’ensuivraient. Il ne savait pas au juste ce qu’on pouvait lui faire si la princesse portait plainte, mais cette perspective était particulièrement effrayante. Varvara lui disait :


     — Tu ne connais donc pas les aristocrates ? Attends, laisse-les faire ce qui convient. Si tu les importunes, ils s’offenseront, ce sera pire. Ils ont tant de morgue ! Ils sont fiers et aiment qu’on leur fasse confiance.


     Peredonov y croyait encore. Mais il enrageait contre la comtesse. Il lui arrivait même d’imaginer que la princesse le dénonçait pour échapper à ses promesses. Ou parce qu’elle était furieuse : il avait épousé Varvara alors que la princesse elle-même était amoureuse de lui. C’était pour cela, songeait-il, qu’elle l’avait fait entourer d’espions le suivant partout et le cernant de si près qu’il manquait d’air et de lumière. Ce n’était pas en vain que c’était une personnalité : elle pouvait faire tout ce qu’elle voulait.


     La rage lui faisait débiter des absurdités au sujet de la princesse. Il racontait à Routilov et à Volodine qu’il avait été naguère son amant, et qu’elle l’avait payé grassement.


     — Seulement, cet argent, je l’ai bu. Au diable l’argent, qu’en aurais-je fait ? Elle m’avait aussi promis de me verser une pension jusqu’à ma mort, mais elle m’a roulé.


     — Et tu l’aurais acceptée ? demanda Routilov avec un petit rire.


     Ne comprenant pas la question, Peredonov garda le silence, mais Volodine répondit pour lui, posément et judicieusement :


     — Pourquoi ne pas accepter, puisqu’elle est riche ? Elle a daigné prendre du plaisir, elle doit payer pour cela.


     — Si encore c’était une beauté ! disait mélancoliquement Peredonov – mais elle est grêlée, elle a le nez court.  C’était seulement parce qu’elle payait bien, autrement je lui aurais craché dessus, à cette diablesse, je n’en aurais pas voulu. Elle doit satisfaire ma demande.


     — Tu racontes des bobards, Ardalion Borissytch, dit Rouilov.


     — Des histoires, c’est ça. Alors, elle m’a payé pour rien ? Elle est jalouse de Varvara, c’est pour cela qu’elle met tant de temps à me donner le poste.


     Peredonov n’avait pas honte de prétendre que la princesse l’avait payé. Volodine était un auditeur crédule, il ne remarquait pas les absurdités et les contradictions dans ses propos. Routilov faisait des objections, mais se disait qu’il n’y a pas de fumée sans feu : il y avait eu quelque chose entre Peredonov et la princesse, songeait-il.


     — Elle est vieille comme Mathusalem13, disait avec assurance Peredonov, comme si cela avait du sens. Seulement, attention, n’en parlez à personne : on le lui rapporterait, et ça irait mal. Elle se maquille, et s’injecte dans les veines du sang de porcelet. Du coup, on ne voit pas qu’elle est vieille. Mais elle a bien cent ans.


     Volodine hochait la tête sans rien dire. Il avalait tout.


     Le hasard voulut que, le lendemain d’une conversation de ce genre, Peredonov eût à lire en classe la fable de Krylov Le Menteur14. Après quoi, plusieurs jours de suite, il craignit de franchir le pont15 – il traversait la rivière en barque – de peur que celui-ci ne s’écroulât. Il expliqua à Volodine :


     — Au sujet de la princesse, j’ai dit la vérité, mais le pont pourrait ne pas le croire et s’effondrer, qu’il aille au diable. 




Notes


  1. Formules de protection et de désenvoûtement, rencontrées dès le chapitre IV. J’avais alors parlé de signifiants intraduisibles, ce qui était un peu exagéré : la base en est l’interjection Tchour, qui veut dire « Halte «! » et s’adresse aux puissances malignes.
  2. Cf « Le corbeau et le renard », en passant par le fabuliste russe ultérieur Krylov.
  3. Comme d’habitude seulement indiqué par l’enclitique sifflante « S ». Pareil dans les lignes qui suivent.
  4. Caractéristique du style oral de Volodine, qui place le verbe « daigner » dans chacune de ses phrases, sorte de politesse exagérée, ou ironie lourdingue. Je l’ai un peu escamoté dans la traduction, craignant d’alourdir le texte en français.
  5. L’une des hallucinations de Peredonov, voir le chapitre XXII.
  6. Sans surprise, puisqu’elle avait longtemps espéré marier Peredonov à Marta.
  7. Bouillie de céréales.
  8. Anneau de pain blanc percé au centre, comme un bretzel.
  9. À partir du quatrième rang du Tchin (la Table des rangs de Pierre le Grand), un fonctionnaire civil est l’équivalent d’un général :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Table_des_rangs
  10. Le terme russe désigne les jours de fête, ceux-ci incluant le dimanche.
  11. Rappel : c’est le prénom de la Prepolovienskaïa.
  12. Familièrement, Saint-Pétersbourg.
  13. Je ne sais trop comment rendre l’expression russe : « Elle est plus vieille que la chienne du pope »…
  14. Treizième fable du deuxième livre, juste après La libellule et la fourmi, inspirée bien sûr de La cigale et la fourmi. Ivan Krylov (1769-1844) commença sur le tard à rédiger ses Fables, à partir de 1809 seulement. Le succès fut immense. Pouchkine le place plus haut que  La Fontaine, tout en déclarant qu’aucun Français n’aurait l’audace de le reconnaître…
  15. il est question, dans la fable, d’un pont magique qui s’écroule si un menteur prétend le traverser.






(à suivre)

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