mardi 1 mars 2022

Les Œufs funestes, chapitre VI (Mikhaïl Boulgakov)

 MOSCOU EN JUIN 1928




     La ville brillait1, ses feux dansaient, s’éteignant et se rallumant. Sur la place des Théâtres2 tournoyaient les phares blancs des autobus et les feux verts des tramways ; au-dessus de la bâtisse de l’ex-magasin Muir et Mirrielees3, au-dessus du neuvième4 étage qui y avait été surajouté, une femme électrique sautait en jetant une à une les lettres des mots Crédit ouvrier, eux aussi en couleurs. Une foule bourdonnante se pressait dans le square faisant face au Bolchoï, où, la nuit, jaillissait un jet d’eau polychrome. Et, au-dessus du Bolchoï, un gigantesque haut-parleur vociférait :

     « Les vaccins antipoules de l’Institut vétérinaire de Lefortovo5 ont donné de brillants résultats. La quantité… de poules mortes a diminué de moitié aujourd’hui… »

     Puis le timbre du haut-parleur changea, on y entendit quelque chose rugir, un filet de lumière verte commença à s’allumer et à s’éteindre au-dessus du théâtre, tandis que le haut-parleur se lamentait d’une voix de basse :

     « Une commission extraordinaire de lutte contre la peste des poules6 a été formée, composée du Commissaire du peuple à la Santé publique, du Commissaire du peuple à l’Agriculture, du directeur de l’Élevage, le camarade Ptakha-Porossiouk7, des professeurs Persikov et Portougalov… et du camarade Rabinovitch !… Nouvelles tentatives de l’Intervention8 !… en relation avec la peste des poules ! »,  riait et pleurait, tel un chacal, le haut-parleur.

     Des raies blanches et violettes enflammaient la rue des Théâtres, la Neglinnaïa et la Loubianka, dans le jaillissement des rayons de lumière, le hurlement des signaux sonores et les tourbillons de poussière. Des foules se pressaient contre les murs où de grandes affiches, éclairées par la lumière rouge vif des réflecteurs, annonçaient :


     Il est interdit à la population, sous peine des poursuites les plus sévères, de consommer de la viande ou des œufs de volaille. Les négociants privés qui tenteraient d’écouler ces produits sur les marchés sont passibles de poursuites criminelles, avec confiscation de tous leurs biens. Tous les citoyens en possession d’œufs doivent les remettre immédiatement aux détachements locaux de la milice.


     Sur l’écran disposé sur le toit du Journal ouvrier, des amas de poules montaient jusqu’au ciel, et des pompiers verdâtres, se morcelant dans une pluie d’étincelles, les arrosaient d’essence avec leurs lances. Puis des vagues rouges passaient sur l’écran, une fumée irréelle grossissait pour se fragmenter en volutes et en filets, et une inscription enflammée bondissait  :


      Incinération de cadavres de poules sur la Khodynka


     Sous les enseignes « Commerce d’œufs. Qualité garantie », les fenêtres condamnées faisaient comme des ouvertures aveugles au beau milieu des vitrines brillantes des magasins ouverts jusqu’à trois heures du matin, avec une pause pour le déjeuner et le dîner. Très souvent, faisant hurler leurs sirènes et passant près des agents de la circulation, des voitures sur les flancs desquelles se lisait l’inscription Ambulance des Services sanitaires de Moscou doublaient en chuintant les lourds autobus.

     « Encore un qui a bâfré des œufs pourris », bruissait la foule.

     Rue des Lignes-de-le-Pétrovka10, le restaurant L’Empire, célèbre dans le monde entier, brillait de ses lanternes vertes et orange ; à l’intérieur, sur les guéridons, à côtés des téléphones portatifs, gisaient des cartons couverts de taches de liqueurs où se lisait :


Par ordre du Soviet de Moscou, pas d’omelettes. Nous avons des huîtres fraîches.


     À L’Ermitage12, où des lanternes chinoises faisaient briler leurs verroteries au sein d’une verdure étouffée et sans vie, sur l’estrade éclairée à vous crever les yeux, les chansonniers Schrams et Karmantchikov chantaient des couplets composés par les poètes Ardo et Argouïev13 :


Ah, maman, que vais-je faire,

Sans œufs ?


et ils faisaient grand bruit en dansant les claquettes.


     Le théâtre du regretté Vsevolod Meyerhold, mort comme on sait en 192714 lors de la mise en scène du Boris Godounov de Pouchkine, quand les trapèzes s’effondrèrent sous le poids des boyards dénudés, lança une enseigne électrique mouvante et multicolore annonçant la pièce de l’écrivain Ehrendorg La Crève des poules dans une mise en scène de Koukhterman, élève de Meyerhold et metteur en scène émérite de la République. A côté, le théâtre de L’Aquarium, chatoyant de publicités flamboyantes et où brillait le corps d’une femme à moitié nue, dans la verdure de l’estrade, se déroulait, sous un tonnerre d’applaudissements, la revue de l’écrivain Lenivtsev, Enfants de poules15. Et dans la rue Tverskaïa, de petits ânes de cirque allaient à la queue leu leu, des lampions accrochés de chaque côté de leur museau, portant des pancartes brillantes où se lisait : « Reprise du Chanteclerc de Rostand au théâtre Korch16 ».


     Les petits vendeurs de journaux hurlaient et rugissaient entre les roues des véhicules à moteur :

     « Trouvaille cauchemardesque dans un souterrain ! La Pologne se prépare à une guerre cauchemardesque !!! Les expériences cauchemardesques du professeur Persikov !!! »

     Au cirque ex-Nikitine17, sur la piste brune et grasse d’où montait une agréable odeur de fumier, le clown Bom, d’une lividité cadavérique, disait à Bim, tout gonflé dans son costume à carreaux d’hydropique :

     — Je sais pourquoi tu es si triste !

     — Et pirquoi ? piaillait Bim.
     — Tu as enterré des œufs, et la milice du quinzième commissariat les a trouvés.

     — Ha-ha-ha-ha, le cirque partait d’un rire qui glaçait le sang dans les veines, de joie et de tristesse, et agitait les trapèzes et  la toile d’araignée18 sous l’antique chapiteau.

     — Allez hop ! criaient les clowns d’une voix perçante, et un cheval blanc bien nourri apparaissait, portant debout sur son dos une merveilleuse beauté aux jambes sveltes, vêtue d’un maillot framboise.


     

     Sans regarder personne, sans faire attention à quiconque, sans répondre aux coups de coude des prostituées, pas plus qu’à leurs invites pressantes et murmurées, seul et inspiré, auréolé de sa gloire soudaine, Persikov se frayait un chemin rue Mokhovaïa, en direction de l'horloge flamboyante du Manège19. Là, ne regardant rien, plongé dans ses pensées, il se heurta à un homme étrange, vêtu à l’ancienne mode, et se fit très mal en enfonçant ses doigts dans l’étui à revolver en bois que l’homme portait, accroché à la ceinture.

     — Ah zut ! piailla Persikov. Excusez-moi.

     — C’est moi qui m’excuse, répondit le passant d’une voix désagréable, et ils arrivèrent tant bien bien que mal à se dégager l’un de l’autre, dans la cohue. En prenant la direction de la Pretchistenka, le professeur oublia aussitôt la collision.






Notes


  1. Ce début rappelle un peu le souffle de Boris Pilniak dans Le Conte de la lune non éteinte ( https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/210418/le-conte-de-la-lune-non-eteinte-boris-pilniak). Cette évocation de Moscou en 1928 est une anticipation, puisque le texte est écrit à la fin de l’année 1924. Par ailleurs, cette histoire de peste aviaire a désormais de quoi nous parler au plus haut point…
  2. On y trouve le Bolchoï, le Petit Théâtre et d’autres encore.
  3. Firme commerciale créée à Saint-Pétersbourg par ces deux négociants écossais. Elle fit construire ce grand magasin à Moscou – bâti sur le modèle étatsunien, béton et armatures métalliques, ce qui était nouveau en Russie –, qui ouvrit ses portes à la fin 1891. La compagnie fut nationalisée en 1918, et le magasin prit le nom de TSOUM, acronyme de Magasin Central Universel en russe.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Tsoum
  4. Dixième dans le texte, car on compte le rez-de-chaussée comme premier étage.
  5. District municipal de Moscou. Accent sur la deuxième syllabe, se prononce Lifortovo.
  6. Le nom de cette commission est calqué sur celui, développé, de la Tchéka – voir la note 19 du chapitre V.
  7. L’auteur s’amuse : ptakha, c’est l’oisillon, et porossiok le porcelet…
  8. Renvoie à l’IIntervention allée pendant la guerre civile, les Alliés étant soupçonnés de tout faire pour saper le régime.
  9. Prairie au nord-ouest de Moscou, marquée par une tragédie à la fin du dix-neuvième siècle : https://fr.wikipedia.org/wiki/Trag%C3%A9die_de_Khodynka
  10. Rue reliant les rues Neglinnaïa et Petrovka, en plein centre de Moscou.
  11. Restaurant qui s’appela d’abord La Russie, puis L’Empire, ensuite L’Élite puis L’Aurore après octobre 1917, et devenir en 1958 l’hôtel-restaurant Budapest, sans doute une façon pour le pouvoir soviétique d’affirmer que la parenthèse de Budapest (1956) était close…
  12. Jardin fondé au centre de Moscou par le mécène Iakov Chtchoukine (appartenant à une grande famille de marchands, dont le collectionneur d’art Sergueï Chtchoukine) à la fin du dix-neuvième siècle. Théâtre et musique, cinéma en plain air ensuite. Le MKhAT (Théâtre d’Art de Moscou) y fut ouvert, on y joua La Mouette et La Cerisaie
  13. Pour Argo et Adouïev (Abram Argo et Nikolaï Adouïev), couple de poètes-chansonniers célèbre à l’époque. Boulgakov leur met dans la bouche une parodie d’Alexandre Vertinski*, compositeur et interprète fort populaire à l’époque (d’après une note trouvée dans le Folio bilingue).
    * https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Vertinski
  14. L’auteur règle, sur un mode comique, quelques comptes, il le fera à plus vaste échelle dans son texte à clés Le Roman théâtral. Meyerhold, avec lequel il ne s’entendait pas, ne mourut qu’en 1940, victime des purges staliniennes, et ce texte, écrit en 1924, évoque par avance  Moscou en juin 1928 ! Il pensa un temps monter Boris Godounov, mais le projet n’aboutit pas. Le nom « Ehrendorg » est une allusion à Ilya Ehrenbourg, dont Meyerhold venait de créer une pièce, avec le concours de B. Kellerman. L’Aquarium est un autre jardin de Moscou. « Lenivtsev » renvoie à un chansonnier de l’époque, Nikolaï Agnivtsev. On peut consulter à ce sujet : https://fr.growthlittleones.com/8827335-around-bulgakov-curiy-dokh-and-theatrical-reminiscences .
    (recherches faites à partir d’une note due à Françoise Flamant)
  15. Ce qui signifie « enfants de salauds », de même que je traduis habituellement le classique « fils de chienne » par notre « fils de pute »…
  16. https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9%C3%A2tre_Korch
  17. Grande famille de gens du cirque. Ouvert en 1886, nationalisé en 1919. Boulgakov aimait le cirque, on retrouve cela dans Cœur de chien :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/120220/coeur-de-chien-mikhail-boulgakov
  18. Les traductrices du Folio bilingue interprètent le texte et proposent : « les trapèzes et les cordes »…
  19. https://fr.wikipedia.org/wiki/Man%C3%A8ge_de_Moscou



À suivre…

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