jeudi 26 août 2021

Le Régisseur (Ivan Tourguéniev)

      Ce texte est le dixième des Récits* d’un chasseur,  premier recueil publié en 1847, suivi d’autres formant un cycle publié en 1852 et complété ultérieurement par les Nouveaux Récits d’un chasseur, l'édition définitive voyant le jour en 1874. On retrouve ici une violente charge contre le servage, institution que l’auteur haïssait. Et, une fois encore, on chasse assez peu dans cette histoire…

* Le véritable titre du recueil étant Mémoires d'un chasseur. Le terme de récits est celui sous lequel Tourguéniev, après une désolante et mutilante première traduction, fut connu et apprécié en France.




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     À une quinzaine de verstes1 de ma propriété habite l’une de mes connaissances, Arkadi Pavlytch2 Piénotchkine, officier de la Garde à la retraite. Son domaine est fort giboyeux, sa maison construite selon les plans d’un architecte français, les domestiques y sont vêtus à l’anglaise, il donne d’excellents dîners, se montre caressant avec ses invités, et pourtant, on ne va pas volontiers chez lui. C’est un homme positif et réfléchi, il est, comme on dit, parfaitement bien élevé, il a servi, il s’est frotté à la haute société et s’occupe à présent de sa propriété avec un grand bonheur. Arkadi Pavlytch est, pour employer ses propres termes, sévère mais juste, il se préoccupe du bien-être de ses sujets3 et, lorsqu’il les punit, c’est pour leur bien. « Il faut les traiter comme les enfants, dit-il à cette occasion – l’ignorance, mon cher4 ; il faut prendre cela en considération. » Lui-même, en cas de triste nécessité (ou prétendue telle), évite les mouvements brusques et n’aime pas élever la voix, il montre plus volontiers de la main le coupable en prononçant tranquillement sa sentence : « Je te l’avais pourtant demandé, mon cher », ou « Que t’arrive-t-il, reprends-toi » – le tout en se contentant de serrer un peu les dents et de tordre légèrement la bouche. Il est de petite taille, élégamment bâti, très bien de sa personne, il entretient soigneusement ses mains et ses ongles ; il respire la santé, comme en atteste le vermeil de ses lèvres et de ses joues. Il a le rire sonore et insouciant, et le clignement de ses yeux marron clair est affable. Il s’habille avec un goût très sûr ; il feuillette des livres, regarde des illustrations et s’abonne à des journaux, mais la lecture n’est pas son fort : il a eu du mal à venir à bout du Juif errant5. Il joue aux cartes à la perfection. Dans l’ensemble, Arkadi Pavlytch passe pour un gentilhomme des plus instruits et l’un des partis les plus enviables de notre province ; les dames sont folles de lui et vantent particulièrement ses manières. Il se tient extrêmement bien, il est prudent comme un chat, il ne s’est jamais retrouvé mêlé à quelque histoire, bien qu’il aime, à l’occasion, se mettre en avant et clouer le bec à quelque timide déconcerté. Il dédaigne résolument la mauvaise société, par peur de se compromettre ; cependant, dans ses moments de gaieté, il se proclame disciple d’Épicure, bien qu’il dise en général du mal de la philosophie, nommée par lui « nourriture brumeuse des âmes allemandes », voire parfois tout bonnement « tissu d’absurdités ». Il aime également la musique ; quand il joue aux cartes, il fredonne à travers ses dents, mais en y mettant du sentiment ; il se souvient de passages de Lucia et de La Somnambule6, mais il attaque un peu trop haut. L’hiver, il part à Saint-Pétersbourg. Sa maison est extrêmement bien tenue ; soumis à son influence, les cochers eux-mêmes, non seulement essuient le collier des chevaux et nettoient leurs capotes tous les jours, mais  se débarbouillent quotidiennement. Les domestiques d’ Arkadi Pavlytch regardent, il est vrai, un peu par en-dessous – mais chez nous, en Russie, on ne saurait distinguer le morose de l’ensommeillé. Arkadi Pavlytch parle posément, d’une voix douce et agréable, laissant comme à plaisir les mots filtrer à travers sa belle moustache parfumée ; il emploie de nombreuses expressions françaises telles que : « Mais c’est impayable ! », « Mais comment donc ! » etc. Avec tout cela, je ne suis pour le moins pas trop désireux d’aller le voir et, sans les coqs de bruyère et les perdrix, j’aurais sans doute cessé toutes relations avec lui. Une sorte d’inquiétude étrange s’empare de vous chez lui ; le confort même qu’on y trouve ne vous remplit pas de joie, et à chaque fois que, le soir, le valet de chambre aux cheveux frisés se montre à vous dans sa livrée bleue aux boutons armoriés et commence avec obséquiosité à vous retirer vos bottes, vous sentez que si, au lieu de cette figure blême et décharnée, se présentaient soudain à vous les pommettes étonnamment larges et le nez incroyablement aplati d’un jeune et vigoureux gaillard tout juste tiré de la charrue par son maître mais ayant déjà eu le temps de faire craquer en dix endroits la couture de son caftan de nankin récemment offert, vous vous réjouiriez indiciblement et vous prendriez volontiers le risque de perdre, avec votre botte, toute votre jambe…

     En dépit de mon antipathie pour Arkadi Pavlytch, je dus une fois passer la nuit chez lui. Le lendemain, je donnai tôt l’ordre d’atteler ma voiture, mais il ne voulut pas me laisser partir avant d’avoir pris un petit-déjeuner à l’anglaise, et me fit entrer dans son cabinet. Avec le thé, on nous servit des côtelettes, des œufs à la coque, du beurre, du miel, du fromage, etc. Deux valets de chambre, en gants blancs très propres, prévenaient silencieusement nos moindres désirs. Nous étions assis sur un sofa persan. Arkadi Pavlytch portait de larges pantalons de soie, une veste de velours noir, un joli fez orné d’un gland bleu foncé et des mules chinoises. Il prenait du thé, riait, examinait ses ongles, fumait, se mettait des coussins sous le côté et se montrait d’excellente humeur. Après avoir solidement déjeuné, et y ayant pris un plaisir visible, Arkadi Pavlytch se versa un petit verre de vin rouge qu’il porta à ses lèvres, et fronça soudain les sourcils.

     — Comment se fait-il que le vin n’ait pas été réchauffé ? demanda-t-il d’une voix plutôt coupante à l’un des valets.

     Le valet se troubla et s’arrêta comme cloué sur place, tout pâle.

     — Eh bien mon cher, je t’ai posé une question, reprit tranquillement Arkadi Pavlytch sans le quitter des yeux.

     Le malheureux valet de chambre se dandina sur place en tordant la serviette qu’il avait à la main, sans dire un mot. Arkadi Pavlytch baissa la tête et regarda pensivement le valet par en-dessous.

     Pardon, mon cher, articula-t-il avec un sourire aimable en m’effleurant amicalement le genou d’une main, avant de fixer de nouveau son regard sur le valet de chambre :

     — Allons, va, lui dit-il après un petite pause ; il releva les sourcils et sonna.

     Entra un homme corpulent au teint basané, aux cheveux noirs, au front bas et aux yeux bouffis de graisse.

     — À propos de Fiodor… Prends les dispositions, dit à mi-voix Arkadi Pavlytch, très maître de lui.

     — À vos ordres, répondit le gros homme, et il sortit.

     Voilà, mon cher, les désagréments de la campagne, observa gaiement Arkadi Pavlytch. Mais où allez-vous ? Restez encore un peu.

     — Non, répondis-je, je dois m’en aller.

     — Toujours à la chasse ! Ah ces chasseurs ! Et de quel côté allez-vous ?

     — À quarante verstes d’ici, à Riabovo.

     — À Riabovo ? Ah, mon Dieu, dans ce cas, je vous accompagne. Riabovo n’est qu’à cinq verstes de mon village de Chipilovka, et il y a bien longtemps que je n’y suis pas allé : je ne trouve jamais le temps. Cela tombe très bien : vous chasserez aujourd’hui à Riabovo, et vous viendrez chez moi le soir. Ce sera charmant. Nous souperons ensemble – nous allons emmener le cuisinier – et vous passerez la nuit chez moi. À la bonne heure ! C’est parfait ! ajouta-t-il sans attendre ma réponse. C’est arrangé. Holà, quelqu’un ! Dépêchez-vous de faire atteler la calèche ! Vous n’êtes pas encore allé à Chipilovka ? J’ai presque honte de  vous proposer de passer la nuit dans l’izba de mon régisseur, mais je sais que vous n’êtes pas difficile, d’ailleurs, à Riabovo vous auriez dormi dans le foin d’une grange… Allons, partons !

     Et Arkadi Pavlytch se mit à fredonner une romance française.

     — Vous ne le savez peut-être pas, reprit-il en se balançant sur ses jambes, là-bas, les moujiks me payent redevance. C’est la Constitution7 – qu’y faire ? Ils payent ponctuellement leur redevance. J’avoue que je les aurais mis depuis longtemps à la corvée, mais il y a peu de terrain ! Cela m’étonne beaucoup de voir qu’ils arrivent à joindre les deux bouts. Du reste, c’est leur affaire. Mon régisseur est un sacré gaillard, une forte tête, un homme d’État ! Vous verrez… Vrai, comme tout s’arrange bien !

     Il n’y avait rien à faire. Nous ne partîmes qu’à deux heures de l’après-midi, au lieu de neuf heures du matin. Les chasseurs comprendront mon impatience. Arkadi Pavlytch aimait, selon son expression, se gâter un peu à l’occasion, et il prit avec lui une telle quantité de linge, de provisions, d’habits, de parfums, de coussins et de nécessaires de toilette de toutes sortes qu’un Allemand économe et maître de lui en aurait eu pour une année entière de félicité. À chaque côte descendue, Arkadi Pavlytch tenait au cocher un discours bref mais énergique, et j’en tirai la conclusion que mon homme était un vrai poltron. Du reste, le voyage s’effectua fort heureusement, si ce n’est que, sur un pont  récemment remis en état, la charrette transportant le cuisinier se renversa et qu’une roue arrière lui écrasa l’estomac.

     En voyant la chute de son Carême8 particulier, Arkadi Pavlytch fut épouvanté et fit aussitôt demander si les mains du cuisinier étaient intactes. Ayant reçu une réponse affirmative, il retrouva sur-le-champ son calme. Avec tout cela, notre trajet fut assez long ; assis avec Arkadi Pavlytch dans sa calèche, je me mis à éprouver, vers la fin du voyage, un ennui mortel, d’autant que mon interlocuteur, en l’espace de quelques heures, sa verve totalement épuisée, commençait à poser au libéral. Nous arrivâmes enfin, mais pas à Riabovo, directement à Chipilovka ; cela se trouva ainsi. Ce jour-là, je ne pouvais de toute façon plus chasser, aussi me résignai-je à contrecœur. 

     Le cuisinier nous avait devancés de quelques minutes et avait semblait-il déjà eu le temps de prendre ses dispositions et de prévenir celui qu’il fallait, car le staroste9 (le fils du régisseur) vint nous accueillir à la barrière même marquant l’entrée du village ; c’était un moujik costaud, haut de près d’une sagène10, venu à cheval et tête nue, portant un paletot neuf et déboutonné. « Et où est donc Sofron ? » lui demanda Arkadi Pavlytch. Le staroste commença par sauter lestement de son cheval, s’incliner devant le maître et déclarer : « Le bonjour à vous, notre petit père Arkadi Pavlytch », après quoi il releva la tête, se secoua et fit savoir que Sofron était parti à Pérov, mais qu’on était allé le prévenir. « Eh bien, suis-nous », dit Arkadi Pavlytch. Par déférence, le staroste mit son cheval sur le côté puis remonta dessus et suivit la calèche au trop, son chapeau à la main. Nous traversâmes le village. Nous croisâmes quelques moujiks allant dans des charrettes vides ; ils revenaient de la grange et chantaient, en sautillant de tout leur corps et en agitant leurs jambes en l’air ; mais en voyant la calèche et le staroste, ils se turent d’un coup et enlevèrent leurs bonnets d’hiver (nous étions en été) et se soulevèrent, ayant l’air d’attendre les ordres. Arkadi Pavlytch leur adressa un salut bienveillant. Une inquiétude se propageait visiblement dans le village. Des paysannes en jupes à carreaux lançaient des copeaux de bois aux chiens obtus ou trop zélés ; un vieillard boiteux, dont la barbe naissait juste sous les yeux, arracha du puits un cheval sans lui laisser le temps de finir de boire et lui envoya pour une raison inconnue un coup dans le flanc, avant de s’incliner. Des bambins en longue chemise rentraient en hurlant dans les izbas, s’étendaient sur le ventre sur le seuil surelevé, laissant pendre leur tête et mettant les pieds en l’air, se roulant ainsi derrière la porte avec dextérité, restant sans se montrer dans l’ombre de l’entrée. Les poules elles-mêmes se hâtaient d’un trot précipité vers les bas de porte ; seul un coq intrépide, à la poitrine noire comme un gilet de satin et à la queue rouge retroussée jusqu’à la crête, parut vouloir rester sur la route et se préparer à pousser son cri, mais il se troubla brusquement et s’enfuit lui aussi. L’izba du régisseur se tenait à l’écart des autres, au milieu d’une épaisse et verte chènevière. Nous nous arrêtâmes devant le portail. M. Piénotchkine se leva, rejeta d’un mouvement pittoresque son manteau et descendit de la calèche en promenant des regards affables autour de lui. La femme du régisseur vint nous accueillir en s’inclinant très bas et en approchant ses lèvres de la main seigneuriale. Arkadi Pavlytch la laissa lui baiser la main tout son content et monta sur le perron. Dans un coin sombre de l’entrée se tenait la femme du staroste, qui s’inclina elle aussi très bas mais n’osa pas s’approcher de la main du maître. Dans ce qu’on appelle l’izba froide – à droite de l’entrée –, deux autres paysannes s’affairaient déjà ; elles en sortaient tout un bric-à-brac, des cruches vides, des touloupes11 raides, des pots à beurre, un berceau avec dedans un marmot bariolé de chiffons, et balayaient les saletés à l’aide de balais de branchages12. Arkadi Pavlytch les renvoya et s’installa sur un banc sous les icônes. Les cochers commencèrent à apporter les coffres, les écrins et les autres commodités, en s’efforçant d’étouffer le bruit de leurs lourdes bottes.

     Pendant ce temps, Arkadi Pavlytch interrogeait le staroste à propos de la moisson, des semailles et d’autres points d’économie rurale. Les réponses du staroste étaient satisfaisantes, mais il les donnait avec mollesse et gaucherie, on eût dit qu’il boutonnait son caftan avec des doigts gelés. Il se tenait près de la porte et ne faisait que regarder et s’écarter pour laisser le passage à l’agile valet de chambre. Derrière ses épaules puissantes, je pus voir dans le vestibule la femme du régisseur rosser en cachette une paysanne. On entendit soudain le bruit d’une charrette qui s’arrêta devant le perron : le régisseur fit son entrée. 

     Cet homme d’État, selon les paroles d’Arkadi Pavlytch, était petit, large d’épaules, grisonnant et trapu, il avait le nez rouge, de petits yeux bleus et une barbe en éventail. Notons à ce propos que, depuis que la Russie existe, on n’y connaît pas d’exemple d’homme ayant engraissé et s’étant enrichi sans que lui pousse une barbe en éventail13 ; l’un a porté toute sa vie une barbe en pointe et peu fournie — et soudain, le voilà ceint d’une véritable auréole : d’où sort tout ce poil ? Le régisseur semblait avoir bu un coup à Pérov : il avait le visage bien gonflé et sentait le vin. 

     — Ah, notre père, notre bienfaiteur14 dit-il d’une voix chantante et le visage montrant un tel attendrissement qu’on pouvait s’attendre à voir des larmes en jaillir, vous avez daigné faire l’effort de venir nous voir !… Votre main, petit père, votre main, ajouta-t-il en tendant d’avance ses lèvres.

     Arkadi Pavlytch accéda à son désir.

     — Eh bien, mon ami Sofron15, comment vont les affaires ? demanda-t-il d’une voix caressante.

     — Ah, notre père, s’exclama Sofron, comment pourraient-elles aller mal, les affaires ? En daignant venir nous voir, notre père, notre bienfaiteur, vous avez apporté la lumière à notre petit village, vous avez fait notre bonheur jusqu’à notre dernier jour. Dieu merci, Arkadi Pavlytch, Dieu merci, tout va bien grâce à votre bienveillance !

     Ici, Sofron se tut, jeta un regard au maître et, comme emporté par un nouvel élan affectueux (où l’ivresse avait sa part), il redemanda au barine sa main et reprit d’une voix encore plus chantante :

     — Ah, notre père, notre bienfaiteur… Eh quoi ! Ma parole, je suis fou de joie… Ma parole, je n’en crois pas mes yeux… ah, notre père !

     Arkadi Pavlytch me jeta un regard, eut un sourire malicieux et me demanda : « N’est-ce pas que c’est touchant ? »

     — Oui, petit père, Arkadi Pavlytch, reprit l’inlassable régisseur, mais comment cela se fait-il ? Vous me faites bien de la peine, petit père ; vous n’avez pas daigné me prévenir de votre venue. Où passerez-vous donc la nuit ? C’est que ce n’est guère propre, ici, avec ces balayures…

     — Ça ne fait rien, Sofron, ça ne fait rien, répondit en souriant Arkadi Pavlytch, c’est bien, ici.

     — Tout de même, notre père, bien pour qui ? Pour nous autres moujiks, c’est bien ; mais pour vous… ah, vous, mon père, mon bienfaiteur !… Pardonnez-moi, je suis idiot, je perds la boule, ma parole, je suis complètement abruti.

     Sur ces entrefaîtes, on servit à souper ; Arkadi Pavlytch se mit à manger. Le vieux fit sortir son fils au motif qu’il rendait l’air plus lourd.

     — Alors mon vieux, as-tu délimité les terres ? demanda M. Piénotchkine, qui voulait clairement imiter la façon de parler des moujiks, et il me fit un clin d’œil.

     — On a délimité, petit père, toujours grâce à toi. Les papiers ont été signés avant-hier. Ceux de Khlynovo ont commencé par faire des manières… des manières, petit père, tout à fait ça. Ils exigeaient… exigeaient… Dieu sait quoi. ; un tas d’imbéciles, petit père, des gens stupides. Nous, petit père, par ta grâce, nous avons exprimé notre reconnaissance et nous avons complu à l’intermédiaire Mikolaï Mikolaitch ; tout a été fait selon tes ordres, petit père ; ce que tu avais daigné ordonner, nous l’avons exécuté, avec l’accord de Iégor Dmitritch.

     — Iégor m’a fait son rapport, dit, grand seigneur, Arkadi Pavlytch.

     — Bien sûr, petit père, Iégor Dmitritch, bien sûr.

     — Ainsi, vous voilà contents, à présent ?

     Sofron n’attendait que cela.

     — Ah, notre père, notre bienfaiteur ! entonna-t-il de nouveau… De grâce… nous prions le Seigneur pour vous jour et nuit… C’est vrai qu’il y a peu de terre ici…

     Piénotchkine l’interrompit :

     — Bon, bon, Sofron, je sais que tu m’es dévoué… Alors, comment marche le battage ?

     Sofron soupira.

     — Eh bien, notre père , le battage ne marche pas bien du tout. . Et puis, petit père Arkadi Pavlytch, permettez-moi de vous informer d’une petite affaire. (Là, il s’approcha de M. Piénotchkine en écartant les bras, se pencha et cligna d’un œil.) Un cadavre a été trouvé sur nos terres.

     — Comment ?

     — Je ne sais trop qu’en penser moi-même, petit père, notre père : il est clair que c’est l'œuvre du Malin. Heureusement, c’était à la lisière d’un champ qui n’est pas à nous, mais il faut bien avouer qu’il était sur nos terres. Je l’ai fait aussitôt traîner, tant que c’était possible, sur le lopin étranger, et j’ai posé une sentinelle en ordonnant le silence à tout le monde. À tout hasard, j’ai expliqué au commissaire16 comme-ci comme ça, je lui ai donné un petit quelque chose, pour la reconnaissance… Vous pensez que j’ai bien fait, petit père ? Alors, c’est resté sur le dos des autres ; un cadavre, vous savez, ça coûte deux cent roubles, on n’y coupe pas.

     Le subterfuge de son régisseur fit beaucoup rire M. Piénotchkine, qui me dit à plusieurs reprises en me l’indiquant de la tête : « Quel gaillard, hein ! » 

     Cependant, la nuit était tombée ; Arkadi Pavlytch fit débarrasser la table et apporter du foin. Le valet de chambre nous mit des draps et des coussins ; nous nous couchâmes. Sofron partit chez lui en ayant reçu des instructions pour le lendemain. En s’endormant, Arkadi Pavlytch fit encore quelques observations sur les éminentes qualités du moujik russe, en me signalant que, depuis que Sofron était son régisseur, les gens de Chipilovka avaient toujours payé leurs redevances sans le moindre retard… Le veilleur de nuit se mit à frapper sa planchette17 ; un enfant, visiblement pas encore pénétré du sentiment d’abnégation nécessaire, commença à piailler dans un coin de l’izba… Nous nous endormîmes.

     Le lendemain, nous nous levâmes assez tôt. Je m’apprêtai à gagner Riabovo, mais Arkadi Pavlytch souhaitait me montrer sa propriété et insista pour que je reste. Moi-même, je ne demandais pas mieux que de me convaincre sur place des qualités de Sofron, cet homme d’État. Le régisseur parut. Il portait une capote bleue fermée d’une ceinture rouge. Il était beaucoup moins loquace que la veille, fixait son maître d’un œil perspicace et répondait posément et avec pertinence. Nous nous rendîmes ensemble à l’aire de battage. Le fils de Sofron, le staroste haut de trois archines18, homme donnant tous les signes de la bêtise complète, nous accompagna aussi, et  se joignit encore à nous le territorial Fédossiéitch, ancien soldat aux immenses moustaches et à la physionomie extrêmement étrange : on eût dit que quelque chose l’avait extraordinairement étonné par le passé, et qu’il n’avait jamais pu s’en remettre. Nous inspectâmes l’aire, la grange, les hangars, le moulin à vent, l’enclos pour le bétail, les jeunes pousses, les chènevières ; tout était en effet admirablement bien tenu, seules les figures tristes des moujiks me causaient une certaine perplexité. Outre l’utile, Sofron s’occupait aussi de l’agréable : tous les fossés étaient bordés de saules, de petites allées sablées circulaient entre les meules, sur l’aire, une girouette à silhouette d’ours, la gueule ouverte et montrant une langue rouge avait été ajoutée au moulin à vent, l’enclos de briques portait une sorte de fronton grec en-dessous duquel il avait fait écrire à la céruse : « Cet enclo a été construi au vilage de Chipilovka en mille huit sans carante ». Très attendri, Arkadi Pavlytch se mit à m’exposer en français les avantages du système de la redevance, tout en observant que celui de la corvée est plus profitable au propriétaire – que n’entend-on pas !… Il entreprit de donner des conseils au régisseur sur la façon de planter les pommes de terre, de préparer le fourrage pour le bétail, etc. Sofron écoutait attentivement le maître discourir, en élevant parfois une objection, mais il n’appelait déjà plus Arkadi Pavlytch son père et son bienfaiteur, et il insistait sans cesse sur le fait que la terre n’était pas en suffisance, et que ce ne serait pas une mauvaise idée d’en acheter. « Bon, achetez-en tous ensemble à mon nom, dit Arkadi Pavlytch, je ne suis pas contre. »Sofron ne répondit rien et se contenta de caresser sa barbe. « Mais à présent, ce serait une bonne idée d’aller faire un tour au bois », observa M. Piénotchkine. On nous amena aussitôt des chevaux de selle ; nous entrâmes dans le bois ou, comme on dit chez nous, dans le « taillis protégé19 ». Nous y trouvâmes d’épais fourrés et un gibier abondant, Arkadi Pavlytch fit pour cela l’éloge de Sofron et lui donna des tapes sur l’épaule. M. Piénotchkine s’en tenait, en matière de sylviculture, aux conceptions russes, et il me raconta même l’histoire, selon lui fort amusante, d’un propriétaire farceur qui, pour faire entendre raison à son garde forestier, lui avait arraché la moitié de la barbe afin de lui prouver que les coupes ne font pas repousser la forêt plus drue… Du reste, dans d’autres domaines, ni Sofron ni Arkadi Pavlytch ne fuyaient les innovations. En revenant au village, le régisseur nous emmena voir le tarare qu’il avait récemment fait venir de Moscou. Cette vanneuse fonctionnait certes bien, mais si Sofron avait su le désagrément qui les attendait, lui et son maître, lors de cette dernière visite, il serait certainement resté chez lui avec nous.

     Voici ce qui arriva. En sortant du hangar, nous aperçûmes le spectacle suivant : à quelques pas de la porte, près d’une mare boueuse où trois canards  barbotaient avec insouciance, deux moujiks étaient agenouillés ; l’un était un vieillard d’environ soixante-dix ans, et l’autre un gars de vingt ans. Tous les deux en chemise de toile rapiécée, les pieds nus et une corde en guise de ceinture. Le territorial Fédossiéitch s’agitait avec zèle autour d’eux, et il aurait sans doute eu le temps de les convaincre de s’éloigner si nous nous étions attardés dans le hangar, mais, en nous apercevant, il se mit au garde-à-vous, figé sur place. Bouche bée, les poings crispés de perplexité, le staroste se tenait à côté de lui. Arkadi Pavlytch fronça les sourcils, se mordit la lèvre et s’avança en direction des solliciteurs. Ceux-ci, sans rien dire, s’inclinèrent devant lui jusqu’à terre.

     — Que vous faut-il ? Que demandez-vous ? demanda-t-il d’une voix sévère et quelque peu nasillarde. (Les moujiks se regardèrent, muets ; ils se contentèrent de cligner des yeux, comme aveuglés par le soleil, et leur respiration s’accéléra.)

     — Eh bien, qu’est-ce que c’est ? reprit Arkadi Pavlytch, qui demanda aussitôt à Sofron : — Ils sont de quelle famille ?

     — Ce sont des Toboleïev, répondit lentement le régisseur.

     — Eh bien, que voulez-vous ? dit de nouveau M. Piénotchkine. Vous n’avez pas de langue, ou quoi ? Parle, toi, que te faut-il ? ajouta-t-il en faisant un signe de tête au vieil homme. Mais n’aie pas peur, imbécile !

     Le vieillard étira son cou d’un hâle sombre et tout ridé, écarta ses lèvres bleuies et déclara d’une voix sifflante : « prends notre défense, seigneur ! » et son front retomba à terre. Le jeune moujik l’imita. Arkadi Pavlytch regarda dignement leurs nuques, rejeta la tête en arrière et écarta un peu les jambes. 

     — De quoi s’agit-il ? De qui te plains-tu ?

     — De grâce, seigneur ! Laisse-nous souffler… On nous tourmente sans répit. (Le vieillard avait du mal à parler.)

     — Et qui te tourmente ?

     — Mais Sofron Iakovlitch, petit père.

     Arkadi Pavlytch resta un moment silencieux.

     — Comment t‘appelles-tu ?

     — Antipe, petit père.

     — Et lui, qui est-ce ?

     — C’est mon fils, petit père.

     Arkadi Pavlytch garda de nouveau le silence, sa moustache frétillant.

     — Allons, en quoi t’a-t-il martyrisé ? dit-il, regardant le vieux à travers sa moustache.

     — Il nous a complètement ruinés, petit père. Il a fait recruter20 deux de mes fils alors que ce n’était pas leur tour, et il est train de m’enlever le troisième. Il a pris hier ma dernière vache et sa clémence (Il montrait le staroste) a battu la patronne.

     — Hum ! fit Arkadi Pavlytch.

     — Ne nous laisse pas ruiner complètement, père nourricier !

     M. Piénotchkine fronça les sourcils.

     — Tout de même, qu’est-ce que tout cela veut dire ? demanda-t-il à mi-voix au régisseur, l’air mécontent.

     — Un ivrogne, monsieur, répondit le régisseur en usant pour la première fois de ce terme21, un fainéant. Il a des arriérés, pour la cinquième année, monsieur.

     — Sofron Iakovliévitch22 a versé pour moi la redevance, petit père, reprit le vieillard. Cela fera cinq ans, et depuis il m’a mis sous son joug, voilà tout, et…

     — Et pourquoi avais-tu des arriérés ? demanda d’un ton menaçant M. Piénotchkine. (Le vieux baissa la tête.) Peut-être que tu aimes t’enivrer, chanceler dans les cabarets ? (Le vieux commença à ouvrir la bouche.) Je vous connais, s’emporta Arkadi Pavlytch, votre occupation, c’est de boire et de dormir sur le poêle, et ça retombe sur le bon moujik.

     — Il est également grossier, glissa le régisseur.

     — Bah, cela va de soi. C’est toujours la même chose ; ce n’est pas la première fois que je le remarque. On fait la noce toute l’année, on se montre grossier, et là, on vient se jeter aux pieds du maître.

     — Petit père, Arkadi Pavlytch, dit le vieillard au désespoir, de grâce, intercède ! Grossier, moi ? Je le dis comme devant Dieu le Seigneur, je n’en peux plus ! Sofron Iakovlitch m’a pris en grippe, je ne sais pourquoi. Que le Seigneur soit son juge ! Il me ruine complètement, petit père… Mon dernier fils que voilà… et lui… (Une petite larme brilla dans les yeux jaunes et entourés de rides du vieillard.) Aie pitié, seigneur, prends notre défense…

     — Et nous ne sommes pas les seuls, commença à dire le jeune moujik.

     Arkadi Pavlytch éclata soudain :

     — On t’a demandé quelque chose ? Tais-toi, puisqu’on ne te pose pas de question… Qu’est-ce que c’est que ça ? Tais-toi, on te dit ! Silence !… Ah mon Dieu, mais c’est tout bonnement de la révolte ! Ah, mon ami, je ne te conseille pas de te révolter… chez moi… (Arkadi Pavlytch fit un pas en avant puis, se souvenant sans doute de ma présence, se détourna et mit ses mains dans ses poches.) Je vous demande bien pardon, mon cher, dit-il avec un sourire forcé et en baissant nettement la voix ; c’est le mauvais côté de la médaille… Bon, très bien, reprit-il sans regarder les moujiks, je donnerai des ordres… c’est bien, allez. (Les moujiks ne se levaient pas.) Allons, puisque je vous dis… c’est bon. Partez, je donnerai des ordres, on vous dit.

     Arkadi Pavlytch leur tourna le dos. « Ces éternels désagréments », murmura-t-il à travers ses dents, et il revint à grands pas à l’izba, suivi par Sofron. Le territorial ouvrait de grands yeux, comme s’il s’apprêtait à bondir très loin. Le staroste chassa les canards de la mare en leur faisant peur. Les solliciteurs restèrent sur place encore un petit moment, échangèrent un regard et regagnèrent leurs pénates sans tourner la tête.

     Deux heures plus tard, j’étais à Riabovo et me préparais, en compagnie d’Anpadiste, un moujik de ma connaissance, à aller chasser. Jusqu’à mon départ, Piénotchkine bouda Sofron. Je parlai à Anpadiste des paysans de Chipilovka, de M. Piénotchkine, et je lui demandai s’il connaissait le régisseur de là-bas.

     — Sofron Iakovlitch ?… Plutôt, oui !
     — Et quel homme est-ce ?

     — Ce n’est pas un homme, c’est un chien : un chien comme on n’en trouverait pas d’ici à Koursk.

     — Et pourquoi ?

     — Mais Chipiilovka n’est que de nom la propriété de ce… comment s’appelle-t-il, déjà, de ce Pennekine ; en fait, c’est Sofron, c’est lui le vrai propriétaire.

     — Est-ce possible ?

     — Il possède le village comme son propre bien. Tous les paysans sont endettés vis-à-vis de lui ; ils travaillent pour lui comme des valets de ferme : il envoie l’un à l’armée, l’autre où bon lui semble… il les harcèle complètement.

     — Ils n’ont pas beaucoup de terres, je crois ?

     — Pas beaucoup ? Il loue quatre-vingt déciatines23 à ceux de Khlynovo et cent-vingt aux gens de notre coin ; et voilà cent cinquante déciatines24. Et il ne donne pas seulement dans la terre : il fait commerce de chevaux, de bétail, de goudron, de beurre, de chanvre et du reste… Il est malin, très malin, et riche, l’animal ! Mais ce qui est moche, c’est qu’il cogne. Ce n’est pas un homme, c’est un fauve ; je vous le dis, c’est un chien, un chien tout ce qu’il y a de plus chien.

     — Mais pourquoi les moujiks ne se plaignent-ils pas de lui ?

     — Pfff ! Peu lui importe, au seigneur ! Il touche ses redevances sans retard, alors qu’est-ce que ça peut lui faire ? Mais essaye voir, ajouta-t-il après une petite pause. Je t’en prie. Non, il vous… Essaye voir… Non, il va vous…

     Je repensai à Antipe et lui racontai ce que j’avais vu.

     — Eh bien, à présent, dit Anpadiste, il va le manger complètement, il va manger le bonhomme. Le staroste l’abattra. Le pauvre malheureux ! Et tout ça pour quoi… À la réunion du village, il a manqué de patience, il s’est querellé avec le régisseur, il a fallu que ça arrive, évidemment… Belle affaire ! L’autre s’est mis à calomnier l’Antipe. Maintenant, il va aller jusqu’au bout. C’est un tel chien, pardonne-moi, Seigneur ! Un chien qui sait sur qui tomber. Les vieux un peu plus riches et mieux pourvus en famille, il ne leur fait rien, le démon chauve, mais là, il peut s’en donner à cœur joie ! C’est qu’il a fait prendre pour l’armée les fils de l’Antipe alors que ce n’était pas leur tour, cet escroc effronté, pardonne-moi, Seigneur !

     Nous partîmes chasser.



Salzbourg, Silésie25

Juillet 1847  



     

     







Notes


  1. La verste faisait un peu plus d’un kilomètre.
  2. Pour Pavlovitch, fils de Pavel.
  3. Il s’agit de ses serfs. Nous sommes avant 1861…
  4. En français dans le texte, de même que les mots suivants. Par la suite, les passages en français seront signalés par des italiques.
  5. Roman d’Eugène Sue publié peu d’années auparavant.
  6. Opéras : le premier, Lucia di Lammermoor, de Donizetti et le second La Somnambule de Bellini, créés tous deux dans les années trente du dix-neuvième siècle.
  7. Pour une étude savante (voir notamment la page 120) :
     https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1966_num_21_1_421355
  8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Antoine_Car%C3%AAme
  9. Responsable du village devant le barine, le seigneur, le maître.
  10. Plus de deux mètres…
  11. Vestes ou manteaux en peau de mouton.
  12. Les balais dont on se fouette à l’étuve.
  13. On sent dans le style de toutes ces descriptions l’influence de Gogol.
  14. Avec une tournure au pluriel marquant la déférence. Ce pluriel peu traduisible se prolonge dans les propos du régisseur.
  15. Se prononce Sofronne : on ne nasalise jamais en russe.
  16. Commissaire de police rural.
  17. Il indique les heures… et que tout va bien. Très fréquent ausssi chez Tchékhov.
  18. C’est-à-dire d’une sagène : voir la note 10.
  19. La coupe de bois y était interdite.
  20. https://fr.rbth.com/lifestyle/85936-conscription-service-militaire-empire-russe
  21. En fait, une simple lettre sifflée à la fin du dernier mot, initiale de « monsieur ».
  22. Raccourci plus haut en « Iakovlitch ».
  23. La déciatine faisait un peu plus d’un hectare.
  24. Compte étrange, ou alors une précision manque.
  25. https://boowiki.info/art/silesian/silesie-autrichienne.html

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