samedi 10 octobre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 11

 Les « Herculéens »



     En dépit des efforts des dirigeants — souvent remplacés – pour faire disparaître l’atmosphère hôtelière qui régnait à « Hercule », aucun n’y parvenait. Les économes avaient beau faire recouvrir les anciennes inscriptions, elles reparaissaient un peu partout. Tantôt c’était le mot « Cabinets » qui surgissait au service commercial, tantôt le filigrane « Femme de chambre de service » qu’on voyait soudain sur la porte en verre des dactylos, ou des index dorés sur les murs, accompagnés du texte « Dames », en français. L’hôtel ressortait.


     Les employés subalternes travaillaient, au troisième étage, dans les chambres à un rouble occupées par les popes venus de la campagne pour un synode  de diocèse ou les petits commis voyageurs à fine moustache « varsovienne ». On y voyait encore des lavabos métalliques peints en rose, et une odeur d’aisselles y persistait. Les chefs de service, leurs assistants et les économes s’étaient installés dans les chambres un peu plus propres, naguère occupées par les rois du billard et les comédiens de province. Elles étaient déjà un peu mieux : on y voyait des armoires à glace et le sol y était recouvert d’un linoléum roux. La direction nichait dans les chambres luxueuses avec baignoires et alcôves. Les dossiers s’empilaient dans les baignoires blanches, et les murs des alcôves restant dans la pénombre se couvraient de diagrammes et de schémas représentant la structure d’ « Hercule » et aussi ses liens régionaux. Ces pièces contenaient encore bêtement de petits divans dorés, des tapis et des tables de chevet à dessus en marbre. On trouvait même dans certaines alcôves de grands lits à carapaces de nickel et à boules, sur lequel s’étalaient encore des dossiers, et toute la correspondance indispensable. C’était extrêmement commode, on avait toujours les papiers sous la main.


     En 1911, le célèbre écrivain Léonid Andreïev avait occupé l’une de ces chambres, celle portant le numéro 5. Tous les Herculéens le savaient, et, pour une raison obscure, le « 5 » avait mauvaise réputation dans l’établissement.


     Des ennuis arrivaient immanquablement à tout cadre s’y installant.  Le « 5 » n’avait pas encore eu le temps de se mettre au courant que déjà on l’enlevait de la place pour le balancer ailleurs. Si c’était sans blâme, il s’en tirait bien. Mais il arrivait que ce fût avec blâme, avec publication dans la presse, parfois même c’était pire, cette seule pensée n’a rien d’agréable.


     « Cette chambre est démoniaque, disaient unanimement les victimes Mais qui pouvait le savoir ?


     Et les accusations les plus effrayantes pleuvaient sur la tête de l’auteur de la terrible Histoire des sept pendus : c’était de sa faute si le cam. Lapchine avait fait entrer à « Hercule » ses six frères comme autant de preux ; de sa faute si le cam. Spravtchenko avait laissé « les choses se faire d’elle-même » pour les fournitures d’écorce, ce qui s’était soldé par un fiasco complet ; de sa faute si le cam. Indokitaïski avait perdu en jouant à la « Banque polonaise » 7384 roubles et 03 kopecks. Indokitaïski eut beau s’agiter et s’efforcer de convaincre les instances responsables qu’il avait dépensé les trois kopecks au service de l’État et qu’il pouvait produire les pièces justificatives, rien n’y fit. L’ombre de l’écrivain défunt était inflexible et, un soir d’automne, on l’emmena en prison. Ce « 5 » était réellement un mauvais endroit.


     Le directeur général d’ « Hercule », le cam. Polykhaïev, avait son bureau dans l’ancien jardin d’hiver, et sa secrétaire, Sierna Mikhaïlovna n’arrêtait pas d’aller et venir entre les palmiers et les sycomores restés intacts. On trouvait là une table longue comme un quai de gare et recouverte de drap framboise, où se tenaient de fréquentes réunions de direction qui s’éternisaient. Et depuis peu de temps, au N° 262, anciennement une buvette, siégeait la Commission d’épuration formée de huit camarades sans rien de remarquable et aux yeux gris. Ils arrivaient chaque jour avec ponctualité et passaient leur temps à lire des documents de travail.


     Alors qu’Ostap et Balaganov montaient l’escalier, une sonnerie d’alarme retentit et les employés jaillirent à l’instant de toutes les pièces. La rapidité de la manœuvre faisait penser à un branle-bas de combat sur un navire. Mais il ne s’agissait pas de branle-bas de combat, c’était la pause déjeuner du matin. Certains des employés se hâtèrent d’aller à la buvette pour mettre la main à temps sur des sandwiches au caviar rouge. D’autres déambulaient dans les couloirs en grignotant tout en marchant.


      Un employé de fort belle apparence sortit du département du Plan. Une barbe ronde et jeune était accrochée à son visage pâle et affable. Il tenait à la main une boulette de viande froide qu’il portait sans cesse à sa bouche après l’avoir à chaque fois examinée avec attention.


     Souhaitant savoir à quel étage se trouvait le service de la comptabilité, Balaganov faillit le déranger dans cette occupation.


     — Vous ne voyez donc pas, camarade, que je mange un morceau ? dit l’employé en se détournant avec indignation de Balaganov. 


     Et, sans plus accorder d’attention aux frères de lait, il se replongea dans la contemplation du dernier morceau de la boulette. L’ayant examiné  de tous les côtés avec une minutie extrême, et le reniflant même en guise d’adieu, l’employé se l’expédia dans la bouche, bomba le torse, fit tomber les miettes de son veston et se dirigea sans se presser vers un autre employé qui se tenait près de la porte de son service.


     — Alors, demanda-t-il après avoir jeté un coup d’œil à la ronde, comment allez-vous ?


     — Mieux vaut ne pas me poser la question, camarade Bomzé, répondit l’autre.  Regardant lui aussi autour de lui, il ajouta :


     — Est-ce que c’est une vie ? L’individu n’a plus aucun espace. Toujours le même refrain : réaliser le plan quinquennal en quatre ans, réaliser le plan en trois ans…


     — Je sais, chuchota Bomzé, c’est épouvantable ! Je suis entièrement d’accord avec vous. Aucune place pour l’individu, aucun stimulant, aucune perspective personnelle. Ma femme, voyez-vous, une ménagère, dit, elle aussi, qu’il n’y aucun stimulant, aucune perspective personnelle.


     Avec un soupir, Bomzé s’en alla voir un autre employé.


     — Alors, demanda-t-il en souriant tristement d’avance, comment allez-vous ?


     — Vous savez, dit son interlocuteur, je reviens juste d’un voyage d’affaires. J’ai pu visiter un sovkhoze. Grandiose ! Une usine à grains ! Vous ne pouvez pas imaginer, mon ami, ce que c’est que le Plan quinquennal, ce que c’est que la volonté collective !


     — Mais c’est mot pour mot ce que je viens de dire moi-même ! s’enflamma Bomzé. La volonté collective, tout à fait ! Le Plan quinquennal en quatre ans, et même en trois – voilà le stimulant qui… Tenez, prenez même ma femme. Une ménagère, eh bien elle aussi rend justice à l’industrialisation. Sapristi, une vie nouvelle croît à vue d’œil !


     Il s’écarta en hochant la tête de contentement. L’instant d’après, il tenait par la manche l’affable Borissokhliebski et lui disait :


     — Vous avez raison, je pense la même chose. À quoi bon construire ces Magnitogorsk, ces sovkhozes, ces machine agricoles de toutes sortes alors qu’il n’y a plus de vie personnelle, alors qu’on étrangle l’individualité ?


     Et de nouveau, la minute suivante, sa voix voilée glougloutait sur le palier :


     — Mais c’est précisément ce que je viens de dire au camarade Borissokhliebski. Pleurnicher à propos de l’individualité, de la vie personnelle, alors que poussent sous nos yeux les usines à grains, les Magnitogorsk, les moissonneuses-batteuses, les bétonnières, alors que la collectivité…


     Bomzé, qui aimait les échanges d’idées, trouva durant la pause le temps de tailler une bavette avec une dizaine d’employés. Le thème de chacune de ces conversations pouvait se déduire de l’expression de sa figure, sur laquelle  le radieux sourire d'un enthousiaste succédait vite à la tristesse provoquée par l’étouffement de l’individualité. Mais, quel que fussent les sentiments agitant Bomzé, une expression de noblesse innée ne quittait pas son visage. Et tout le monde, depuis les camarades peu expansifs de la section syndicale jusqu’à cet immature politique de Kukuschkind, tenaient Bomzé pour quelqu’un d’honnête et surtout, pour un homme à principes. C’était du reste ce qu’il pensait de lui-même.


     Une nouvelle sonnerie annonça la fin de la pause, et les employés revinrent dans leurs chambres-bureaux. Le travail reprit.


     À proprement parler, l’expression « le travail reprit » s’appliquait mal à l’activité réelle d’ « Hercule », qui consistait, d’après son statut, en diverses opérations commerciales touchant au bois d’abattage et de sciage. Depuis un an, délaissant les ennuyeux rondins et les tristes feuilles de contreplaqué, le bois de cèdre d’exportation et autres choses inintéressantes, les Herculéens se livraient à une occupation des plus passionnantes : le combat pour leurs locaux, pour leur hôtel bien-aimé.


     Tout avait commencé par une petite note qu’un coursier paresseux avait apportée dans un registre de livraison en grosse toile, en provenance des services du Comité de ville.


     «  Vous voudrez bien, sous une semaine à compter de la réception de la présente, libérer les locaux de l’ex-hôtel « Le Caire », et les transférer, avec tout l’équipement de l’ex-hôtel, sous la juridiction du Trust hôtelier. Il vous est accordé un relogement dans les locaux de l’ex-société par actions “Fer-blanc et bacon”. Référence : résolution du Comité de ville de décembre 1929. »


     Cette note s’était retrouvée le soir sur le bureau du camarade Polykhaïev, assis dans l’ombre électrique des palmiers et des sycomores.


     — Comment ? s’était écrié dans un accès nerveux le directeur d’ « Hercule ». On m’écrit « vous voudrez bien » ! Moi qui dépends directement du Centre ! Ils sont devenus fous, ou quoi ?


     — Ils auraient tout aussi bien pu mettre « on vous ordonne », dit Sierna Mikhaïlovna, jetant de l’huile sur le feu. Les péquenots !


     — C’est une blague, dit Polykhaïev avec un sourire lugubre.


     Il dicta immédiatement une réponse très décidée. Le patron d’ « Hercule » refusait catégoriquement de vider les lieux.


     — Une autre fois, ils sauront que je ne suis pas leur veilleur de nuit et qu’ils n’ont pas à m’écrire « Vous voudrez bien », marmonnait le camarade Polykhaïev en sortant de sa poche un timbre en caoutchouc portant un fac-similé, et l’émotion lui fit apposer sa signature à l’envers.


     Un coursier indolent, celui d’ « Hercule » cette fois, se traîna de nouveau par les rues ensoleillées, s’arrêtant aux buvettes à kvas, prenant part à toutes les disputes de rue rencontrées en chemin et agitant farouchement son registre de livraison.


     Les Herculéens discutèrent toute le semaine suivante de la situation ainsi créée. Les employés étaient d’accord pour penser que Polykhaïev ne tolèrerait aucune atteinte à son autorité.


     — Vous ne le connaissez pas, notre Polykhaïev, disaient les petits malins de la comptabilité. Il en a vu d’autres. Une simple résolution n’aura aucune prise sur lui.


     Peu de temps après, le camarade Bomzé sortit du cabinet du directeur avec une petite liste de collaborateurs choisis. Il passa de service en service en se penchant au-dessus de chacune des personnes de la liste pour lui chuchoter :


     — On donne une petite soirée. Trois roubles par personne. Pour dire au revoir à Polykhaïev.


     — Quoi ? s’alarmaient les collaborateurs choisis, Polykhaïev s’en va ? On nous l’enlève ?


     — Mais non. Il va une semaine au Centre pour arranger cette histoire de locaux. Bon, ne soyez pas en retard. À huit heures précises chez moi.


     La soirée d’adieu fut très gaie. Les collaborateurs regardaient d’un air dévoué Polykhaïev assis et tenant un verre, frappaient dans leurs mains en cadence et chantaient :


     « Cul sec, cul sec, cuuusec, cul sec, cul sec, cuuusec. »


     Ils chantèrent ainsi jusqu’à ce que le directeur eût descendu une quantité appréciable de petits verres et de flûtes, après quoi lui-même se mit à chanter d’une voix mal assurée :


Sur la vieille route de Kalouga,

À la borne quarante-neuf…


     Mais nul ne sut ce qui s’était passé à la borne quarante-neuf, car Polykhaïev entonna de façon inopinée une autre chanson :


Passait le tramway numéro neuf,

Quelqu’un mourut sur l’impériale,

On traîne, on traîne le corps,

Tra la la, tra la la…


     Après le départ de Polykhaïev, la productivité chuta quelque peu à « Hercule ». Il eût été ridicule de se donner à fond alors qu’on ignorait si l’on allait demeurer sur place ou s’il faudrait déménager en emmenant tout son matériel à « Fer-blanc et bacon ». Mais il eût été encore plus ridicule de se donner à fond après le retour de Polykhaïev. Celui-ci était revenu « sur son bouclier », suivant l’expression de Bomzé, « Hercule » gardait les locaux et les collaborateurs consacrèrent leurs heures de travail à se gausser du Comité de ville.


     L’administration vaincue demanda qu’on lui rendît au moins les lavabos et les lits cuirassés, mais Polykhaïev., excité par sa victoire, ne répondit même pas. L’épreuve de force reprit de plus belle. Les plaintes affluaient au Centre. Polykhaïev allait en personne les combattre On entendait de plus en plus souvent chez Bomzé les « cul sec » triomphants, et des couches de plus en plus larges de collaborateurs s’engouffraient dans la lutte pour les locaux. On oubliait peu à peu le bois d’abattage et de sciage. Lorsque Polykhaïev trouvait soudain sur son bureau une note concernant le cèdre d’exportation ou les feuilles de contreplaqué, cela l’étonnait au point qu’il restait un moment à se demander ce qu’on attendait de lui. Il était pour le moment entièrement absorbé par la réalisation d’une tâche de la plus haute importance - il cherchait à débaucher, en leur faisant miroiter des appointements supérieurs, deux membres particulièrement dangereux du Comité de ville.


     — Vous avez de la chance, dit Ostap à son compagnon. Vous assistez à quelque chose d’amusant : Ostap Bender suivant une piste toute chaude. Observez et apprenez ! Une petite frappe dans le genre de Panikovski aurait écrit à à Koreïko : « Mettez six cents roubles sous la poubelle dans la cour, autrement ça ira mal pour vous », en dessinant au bas de la lettre une croix, une tête de mort et un cierge. Sonia-la-Main-d’or, que je ne veux nullement dénigrer, aurait fini par recourir à l’entôlage habituel, ce qui lui aurait rapporté dans les quinze cents roubles. Travail de femme. Prenons enfin le cornette Savine. Un escroc de premier ordre. Connaissant tous les tours, un vieux de la vieille, comme on dit. Eh bien, qu’aurait-il fait ? Il serait allé voir Koreïko chez lui, déguisé en tsar de Bulgarie, il aurait fait du scandale chez le gérant de l’immeuble et aurait gâché toute l’affaire. Moi, comme vous voyez, je prends mon temps. Cela fait une semaine que nous sommes à Tchernomorsk, et je viens seulement aujourd’hui voir le client pour la première fois… Aha, voilà la salle de la comptabilité ! Eh bien, mécanicien de bord, montrez-moi le patient. C’est vous le spécialiste en matière de Koreïko, après tout.


     Ils entrèrent dans la salle bruyante et pleine de visiteurs, et Balaganov emmena Bender dans le coin où siégeaient, derrière une cloison jaune, Tchévajevskaïa, Koreïko, Kukuschkind et Dreyfus. Balaganov levait déjà la main pour désigner le millionnaire lorsqu'Ostap lui chuchota, énervé :


     — Vous devriez crier à pleins poumons : « Le voilà, le richard ! Attrapez-le ! » Du calme. Je vais deviner moi-même lequel des quatre est le bon.


     Ostap prit place sur le marbre frais du rebord de la fenêtre et, balançant les jambes comme un enfant, se mit à réfléchir :


     — La fille ne compte pas. Il en reste trois : le lèche-bottes rougeaud aux yeux blancs, le petit vieux aux lunettes métalliques qui ressemble à un porc castré et le gros cabot à l’air très sérieux. J’écarte avec indignation le petit vieux. Il ne possède rien, en dehors de l’ouate dont il garnit ses oreilles velues. Il n’en reste que deux : le cabot et le lèche-bottes aux yeux blancs. Lequel est Koreïko ? Il faut voir.


     Ostap tendit le cou et se mit à comparer les deux candidats.. Il tournait la tête avec rapidité, exactement comme s’il suivait un match de tennis en suivant chaque balle du regard.


     — Vous savez, mécanicien de bord, dit-il enfin, le rôle de millionnaire clandestin sied bien mieux au gros cabot qu’au lèche-bottes aux yeux blancs. Observez bien l’alarme brillant dans les yeux du cabot. Il ne tient pas en place, il brûle d’impatience, il a envie de filer chez lui au plus vite et de plonger ses pattes dans des liasses de billets. C’est évidemment lui le collectionneur de carats et de dollars. Ne voyez-vous pas que cette grosse trogne n’est que la combinaison démocratique des visages de Shylock, d’Harpagon et du Chevalier Avare ? Tandis que l’autre, celui aux yeux blancs, est juste un zéro, un souriceau soviétique. Oh, il a de l’avoir : douze roubles à la Caisse d’épargne. Ses rêves nocturnes se bornent à l’achat d’un manteau à longs poils avec un col en veau.  Ce n’est pas Koreïko. C’est une souris qui…


     À ce moment, le brillant discours du Grand Combinateur fut interrompu par une voix mâle criant du fond de la salle de la comptabilité, avec l’assurance de quelqu’un visiblement autorisé à le faire :


     — Camarade Koreïko ! Où sont donc les chiffres concernant ce que nous doit le Comité de ville ? Le camarade Polykhaïev les réclame d’urgence.


     Ostap poussa Balaganov du pied. Mais le cabot continua tranquillement à faire grincer sa plume. Le visage ayant les traits caractéristiques de Shylock, d’Harpagon et du Chevalier Avare resta impassible. Cependant, le blondin rougeaud aux yeux blancs, ce zéro, ce souriceau soviétique possédé par le rêve d’un manteau avec un col en veau s’anima de façon extraordinaire. Il s’affaira et fit claquer les tiroirs de son bureau, en retira un papier et courut à l’endroit d’où provenait l’appel.


     Le Grand Combinateur émit un petit cri et lança un regard scrutateur à Balaganov. Choura se mit à rire.


     — Oui, dit Ostap après être resté un moment silencieux. Celui-ci ne nous amènera pas l’argent sur une petite assiette. À moins que je ne l’en prie instamment. L’objectif mérite le respect. Sur ce, allons dehors au plus vite. Une combinaison amusante vient de naître dans mon cerveau. Ce soir, si Dieu le veut, nous tâterons pour la première fois le pis de monsieur Koreïko. C’est vous qui tâterez, Choura.   



     


     




Notice synthétique



     Cabinets : il ne s’agit pas de toilettes, mais de cabinets particuliers dans un restaurant.


     Adversaire des bolcheviks et mort en Finlande en 1919, Léonid Andreïev sombra  dans un long oubli après la révolution. De cet écrivain, j’ai traduit la nouvelle évoquée dans la suite du texte :


https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/221016/histoire-des-sept-pendus-leonid-andreiev


     Le festival des noms  continue : Lapchine = Lanouille ; Indokitaïski = Indochinois. On trouvera plus loin « Sierna », qui signifie : chamois.

     La « Banque polonaise » était un jeu de cartes.


     Je mets cam. comme abréviation de « camarade ». Le texte russe contient juste « t. », initiale de « tovarichtch », camarade. 


     L’incurie administrative, la tendance à « laisser les choses suivre leur cours naturel » avaient été dénoncées, ainsi que l’initiative individuelle anarchique, par Staline à la fin de 1929. Les auteurs se dédouanent peut-être un peu ici. Ils s’en prennent à Léonid Andreïev, écrivain symboliste, donc rangé parmi les décadents par les fiers-à-bras de l’art nouveau (à partir d’une note trouvée chez A. Préchac).


     À propos de la Commission d’épuration : il s’agit de huit agents de la Guépéou, qui devint plus tard le NKVD et ultérieurement le KGB. Traits caractéristiques : banalité apparente, yeux clairs et regards fuyants (note trouvée chez A. Préchac). Des auteurs comme Soljénitsyne ont maintes fois évoqué l’allure banale et le regard fuyant des agents des « Organes » ; Préchac signale, à propos des yeux clairs, qu’on ne prenait que des Slaves : cela n’empêche pas que de hauts responsables du NKVD et du Goulag furent parfois d’origine juive, comme Guenrikh Iagoda, Israël Leplevski et Matveï Berman, ou encore Naphtali Frenkel…

     

     Comme le fait remarquer A. Préchac, les portraits tracés des employés d’ »Hercule » peuvent faire penser à ceux peints par Gogol dans Les Àmes mortes. 

     

     À propos de Magnitogorsk :

 https://www.monde-diplomatique.fr/1997/08/SLICK/4883


     Que sa construction fût l’œuvre de bagnards ne dérangea pas, à l’époque, Aragon, lequel se fendit d’un recueil à sa gloire :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Hourra_l%27Oural


      Les sovkhozes (existant depuis 1917) présentaient quelque avantage pour leurs employés, qui étaient des fonctionnaires, par rapport aux kolkhozes proposés, puis imposés à la fin des années vingt, qui absorbèrent de fait la propriété des paysans qui n’avaient pas péri et n’avaient pas été dékoulakisés, c’est-à-dire expédiés au diable, souvent au Goulag (d’après une note d’A. Préchac).



     Le portait féroce (on peut penser à La Bruyère) de Bomzé est diversement commenté : I. Chtcheglov y voit un antisoviétique prudent. Préchac, au contraire, flaire en lui un mouchard faisant parler les gens, un « stoukatch » (celui qui vient frapper à votre porte pour bavarder), un confident (surnom donné à Prague ou à Varsovie), ou enfin un pivert, dernière trouvaille de la langue parlée. A. Préchac signale en outre l’utilisation ironique, dans le texte, d’expressions de l’époque. 


     À propos de la dérive des Herculéens : d’après A. Préchac, les auteurs avaient ici touché du doigt l’une des caractéristiques du système soviétique – la volonté de survie d’institutions de faible rentabilité, voire dont l’activité réelle se rapproche de zéro. Complément personnel : on connaît les blagues circulant à propos des chiffres économiques faramineux circulant à l’époque de Khrouchtchiov. Par exemple, les mauvaises langues disaient que, sur X millions de tonnes d’acier annoncées, il fallait tenir compte du tiers perdu en route pendant la livraison, du tiers n’existant que sur le papier et du tiers inutilisable vu sa médiocre qualité. La bureaucratie industrielle soviétique fut décrite dans un livre un peu long de V. Doudintsev, L’homme ne vit pas seulement de pain.


     À propos de l’étrange société “Fer-blanc et bacon” : A. Préchat fait l’hypothèse d’une coquille administrative, le vrai nom de l’ancienne société étant plus vraisemblablement : “Fer-blanc et béton”, les deux mots ne différant, en russe, que d’une lettre…


    A. Préchac présente la première chanson comme une chanson de bagnards (sous le tsarisme) :

https://www.russian-records.com/details.php?image_id=13144&l=russian


     Bomzé utilise à tort et à travers son expression savante. Polykhaïev était revenu sur son bouclier, ce qui, dans la littérature antique, veut dire : revenir mort ; revenir en vainqueur se disant : « Revenir avec son bouclier ».


     L’histoire de la poubelle peut faire penser, d’après A. Préchac, aux chantages de la pègre d’Odessa, racontés notamment par Isaac Babel, notamment dans le récit Le Roi, où Bénia Krik extorque non pas six cents, mais vingt mille roubles. 


     Sonia-la-Main-d’or » est un personnage historique, comme le rappelle I. Chtcheglov. Tchékhov lui rendit visite en 1890 au bagne de Sakhaline. Un peu plus à son sujet :

https://en.wikipedia.org/wiki/Sonya_Golden_Hand


     Quant à Nikolaï Savine, voici ce qu’écrit à son sujet I. Chtcheglov : « Nikolaï Savine (1858-1933 ?), aventurier et escroc célèbre, ne cessa de parcourir le monde sous les apparences les plus diverses. Affublé du titre de "comte de Toulouse-Lautrec", il fut effectivement choisi par le sultan turc pour être son représentant en Bulgarie en 1887, mais fut démasqué par un ancien coiffeur pétersbourgeois et renvoyé en Russie. »


https://fr.rbth.com/histoire/85496-gangsters-celebres-russie


    Nouvelles allusions littéraires : Shakespeare, Molière et Pouchkine. Le Chevalier Avare est une tragédie écrite par Alexandre Pouchkine en 1830. Deux lignes plus loin, on trouve une allusion au pauvre héros du Manteau de Gogol…

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