dimanche 25 octobre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 13

 Vassisouali Lokhankine et son rôle dans la révolution russe



     Vassisouali Lokhankine se déclara en grève de la faim exactement à seize heures quarante.


     Il était étendu sur un canapé recouvert de toile cirée, tournant le dos au monde entier, le visage faisant face au dos bombé du canapé. Il portait ses bretelles et des chaussettes vertes, du genre de celles qu’on appelle à Tchernomorsk des « carpettes ».


     Ayant observé la grève de la faim dans cette position une vingtaine de minutes, Lokhankine fit entendre un gémissement, se tourna de l’autre côté et regarda sa femme. Ce qui fit parcourir en l’air un petit arc de cercle aux carpettes vertes. Sa femme jetait dans un sac de voyage teint ses possessions : des flacons façonnés, un rouleau de massage en caoutchouc, deux robes à traîne et une vieille sans, un shako en feutre avec de petits croissants de lune en verre, des cartouches de rouge à lèvres en cuivre et des culottes tricotées.


     — Varvara ! dit Lokhankine en parlant du nez.


     Sa femme, respirant lourdement, garda le silence.


     — Varvara ! répéta-t-il. Tu me quittes vraiment pour Ptibourdoukov ?


     — Oui, répondit-elle. Je m’en vais. il le faut.


     — Mais pourquoi, pourquoi donc ? dit Lokhankine avec une passion bovine.


     Le chagrin gonflait ses narines déjà fortes. Sa barbiche de pharaon fut agitée d’un tremblement.


     — Parce que je l’aime.


     — Et moi, qu’est-ce que je deviens ?


     — Vassisouali ! Je t’en ai informé hier, déjà. Je ne t’aime plus. 


     — Mais moi ! Moi je t’aime, Varvara !


     — Cela te regarde, Vassisouali. Je te quitte pour Ptibourdoukov. Il le faut.


     — Non ! s’écria Lokhankine. Il ne le faut pas ! Une personne ne peut pas s’en aller lorsqu’une autre personne l’aime !


     — Mais si, dit Varvara irritée en se regardant dans un miroir de poche. Arrête un peu tes bêtises, Vassisouali.


     — Eh bien, dans ce cas, je continue à faire la grève de la faim ! cria le mari malheureux. Je resterai sans manger jusqu’à ce que tu reviennes. Une journée. Une semaine. Un an !


     Lokhankine. se retourna de nouveau et enfonça son gros nez dans la toile cirée froide et glissante.


     — Je resterai allongé comme ça avec mes bretelles, entendit-on en provenance du canapé, jusqu’à ce que je meure. Et vous en serez responsables, toi et l’ingénieur Ptibourdoukov. 


     Son épouse réfléchit, remit sur son épaule blanche comme un beignet mal cuit une bretelle affaissée et cria tout à coup :


     — Je t’interdis de parler ainsi de Ptibourdoukov ! Il vaut plus que toi !


     C’en était trop pour Lokhankine. Il eut un spasme comme si un courant électrique l’avait entièrement traversé, des bretelles aux carpettes vertes.


     — Tu es une femelle, Varvara, pleurnicha-t-il d’une voix traînante. Une fille publique !


     — Tu es idiot, Vassisouali ! répondit calmement sa femme.


     — Tu es une louve en chaleur, continua Lokhankine du même ton traînant. Je te méprise. Tu me quittes pour ton amant. Pour Ptibourdoukov. Misérable, tu me quittes maintenant pour ce rien du tout de Ptibourdoukov. Voilà pour qui tu me quittes ! Tu veux te livrer avec lui à la luxure. Tu n’es qu’une vieille et infâme louve !


     S’enivrant de son chagrin, Lokhankine ne remarquait même pas qu’il s’exprimait en pentamètres iambiques, bien qu’il ne composât jamais de vers, pas plus qu’il n’aimât en lire.


     — Vassisouali ! Arrête de faire le pitre, dit la louve en bouclant son sac. Regarde de quoi tu as l’air. Tu devrais te laver. Je m’en vais. Adieu, Vassisouali ! Je laisse ton ticket de pain sur la table.


     Là-dessus, Varvara attrapa son sac et alla vers la porte. Voyant que ses incantations n’avaient aucun résultat, Lokhankine sauta vivement en bas du canapé, courut à la table et déchira le ticket en criant : « Au secours ! » Varvara prit peur. Elle eut la vision de son mari desséché par la faim, le pouls de plus en plus faible et les extrémités déjà froides.


     — Qu’as-tu fait ? dit-elle. Je te défends de faire la grève de la faim !

     — Je la ferai ! s’obstina Lokhankine.


     — C’est idiot, Vassisouali. C’est un accès d’individualisme.


     — J’en suis fier, répondit Lokhankine d’un iambe incertain. Tu n’accordes pas assez d’importance à l’individualité, ni aux intellectuels en général.


     — Mais les masses te condamneront.


     — Qu’elles me condamnent, dit Lokhankine d’un ton résolu en retombant sur le canapé.


     Sans rien dire, Varvara jeta son sac par terre, se hâta d’enlever sa capeline de paille et, marmonnant : « mâle enragé », « tyran » et « propriétaire », prépara en vitesse un sandwich au caviar d’aubergines.


     — Mange ! dit-elle en approchant la nourriture des lèvres ponceau de son mari. Tu m’entends, Lokhankine ? Mange tout de suite. Eh bien ?


     — Laisse-moi, dit-il en écartant le bras de sa femme.


     Profitant de ce que la bouche du gréviste de la faim s’était ouverte un instant, Varvara fourra adroitement le sandwich dans l’ouverture formée entre la barbiche de pharaon et la moustache à demi-rasée à la moscovite. Mais le gréviste repoussa le sandwich d’un grand coup de langue. 


     — Mange, vaurien ! cria Varvara, au désespoir, en renfonçant le sandwich. Intellectuel !


     Mais Lokhankine détournait la tête en mugissant en signe de refus. Quelques minutes plus tard, à la fois rouge d’excitation et couverte de purée verte, Varvara renonça. Elle s’assit sur son sac et se mit à verser des larmes glacées. 


     Lokhankine fit tomber les miettes incrustées dans sa barbe, jeta en biais un regard prudent à sa femme et se calma, toujours sur son canapé. Il n’avait pas du tout envie que Varvara et lui se séparassent. À côté de nombreux défauts, Varvara avait deux points à son actif : une grosse poitrine blanche et un emploi. Lui, Vassisouali, n’avait jamais été employé nulle part. Travailler l’eût empêché de méditer sur le rôle de  l’intelligentsia russe, couche sociale dont il se sentait lui-même membre. Les longues ruminations de Lokhankine aboutissaient ainsi à un thème agréable et le touchant de près : « Vassisouali Lokhankine et son rôle », « Lokhankine et la tragédie du libéralisme russe », « Lokhankine et son rôle dans la révolution russe ». Il était commode et facile de penser à tout cela à déambulant dans la pièce, chaussé de bottines de feutre – achetées avec l’argent de Varvara – en lorgnant sur sa bibliothèque bien-aimée où scintillaient les dos à la dorure d’église des tomes de l’Encyclopédie Brockhaus et Efron.  Vassisouali restait des heures entières devant la bibliothèque, son regard passant du dos d’un tome à l’autre. D’admirables exemples de l’art de la reliure étaient ici rangés par ordre de taille : la Grande Encyclopédie médicale, la Vie des animaux, le volume, pesant un poud, L’Homme et la Femme, et aussi L’Homme et la Terre d’Élisée Reclus.  


     « Vivre à proximité d’un tel trésor de la pensée vous purifie, on grandit spirituellement, en quelque sorte », pensait posément Vassisouali.


     Parvenu à une telle conclusion, il poussait un joyeux soupir, sortait de dessous la bibliothèque La Patrie de 1899, dans une reliure ayant la couleur d’une vague de la mer, avec des jaillissements d’écume ; il examinait des images de la guerre des Boers, l’annonce d’une inconnue intitulée : « Comment j’ai agrandi mon buste de six pouces » et d’autres choses agréables et variées. 


     Le départ de Varvara aurait signifié la fin de la base matérielle sur laquelle reposait le bien-être du plus digne représentant de l’humanité pensante.


     Le soir, arriva Ptibourdoukov. Il hésita longtemps à entrer dans les pièces des Lokhankine  et resta à traîner dans la cuisine au milieu des réchauds à pétrole à longue combustion et des fils tendus en croix, auxquels était suspendu du linge sec et raide comme du gypse avec des traînées  bleues de lessive. L’appartement s’anima. Des portes claquaient, des ombres passaient en coup de vent, les yeux des locataires brillaient et l’on entendit quelque part un soupir passionné : un homme était arrivé. 


     Ptibourdoukov enleva sa casquette, tira sur sa moustache d’ingénieur et finit par se décider. 


     — Varia, implora-t-il en entrant dans la pièce, nous étions pourtant convenus…


     — Admire un peu, Sachouk ! cria Varvara en le prenant par la main et en l’amenant devant le canapé. Le voilà ! Couché ! Le mâle ! Le vil propriétaire ! Figure-toi que cet esclavagiste fait la grève de la faim parce que je veux le quitter.


     À la vue de Ptibourdoukov, le gréviste remit en marche le pentamètre iambique. 


     — Ptibourdoukov, je te méprise, pleurnicha-t-il. Je te défends de toucher à ma femme. Tu es un goujat, Ptibourdoukov, un misérable ! Pourquoi me voler ma femme ?


     — Camarade Lokhankine, dit avec effarement Ptibourdoukov en se raccrochant à sa moustache.


     — Va-t’en, va-t’en, je te hais, reprit  Vassisouali en se balançant comme un vieux Juif en prière ; tu es un triste fumier et une abominable canaille. Tu n’es pas un ingénieur, tu es un mufle, un misérable, un salopard, une vermine rampante et, en plus, un maquereau !


     — Vous devriez avoir honte, Vassisouali Andréitch, dit Ptibourdoukov que tout cela commençait à ennuyer ; c’est purement stupide. Enfin, réfléchissez à ce que vous faites ! En cette deuxième année du Plan quinquennal…


     — Il ose me dire que c’est stupide ! Lui, lui qui me vole ma femme ! Va-t-en, Ptibourdoukov, autrement je te casse la gueule !


     — Un malade, dit Ptibourdoukov en s’efforçant de rester dans les limites de la décence.


     Mais ces limites pesaient trop à Varvara. Elle ramassa sur la table le sandwich vert déjà desséché et s’approcha du gréviste de la faim. Lokhankine se défendit avec le même désespoir que si l’on eût l’intention de le châtrer. Ptibourdoukov se détourna et regarda par la fenêtre le marronnier en fleurs avec ses bougies blanches. Il entendait derrière lui les mugissements répugnants de Lokhankine et les cris de Varvara : « Mange, sale type ! Mange, esclavagiste ! »


     Le lendemain, affligée par ce contretemps imprévu, Varvara ne se rendit pas à son travail. Le gréviste de la faim s’en trouva plus mal.


     — J’ai déjà de vives douleurs à l’estomac, annonça-t-il avec satisfaction. Ensuite viendra le scorbut dû à la sous-alimentation, je perdrai mes cheveux et mes dents.


     Ptibourdoukov fit venir son frère, médecin militaire. Le second Ptibourdoukov appliqua longuement son oreille sur le torse de Lokhankine et écouta le fonctionnement de ses organes, aussi attentif qu’un chat tendant l’oreille aux mouvements d’une souris qui s’est faufilée dans un sucrier. Durant tout l’examen, les yeux pleins de larmes, Vassisouali fixa sa poitrine velue comme un manteau de demi-saison. Il avait très pitié de lui-même. Le second Ptibourdoukov regarda le premier et fit savoir que le malade ne devait pas suivre de régime. Il pouvait manger de tout. De la soupe, des boulettes de viande, des fruits macérés, par exemple. Le pain, les légumes et les fruits frais étaient également autorisés. Le poisson n’était pas exclu. Le malade pouvait fumer, modérément, bien entendu. L’alcool était déconseillé, mais un bon petit verre de porto pouvait ouvrir l’appétit. Dans l’ensemble, le docteur n’avait pas compris le drame moral des Lokhankine. Plein de son importance, soufflant comme un phoque et frappant le plancher de ses bottes, il s’en alla en déclarant en guise d’adieu qu’il n’était pas interdit au malade de prendre des bains de mer ni de rouler à bicyclette.


     Mais le malade ne songeait nullement à ingérer des fruits macérés, pas plus que du poisson, des boulettes de viande ou d’autres petits plats fins. Il n’alla pas prendre des bains de mer et resta couché sur son canapé, arrosant l’entourage de pentamètres acariâtres. Varvara se mit à ressentir de la pitié. « C’est à cause de moi qu’il refuse de manger, se disait-elle fièrement. Tout de même, quelle passion ! Sachouk est-il capable d’un sentiment aussi fort ? » Et elle jetait des regards inquiets sur son Sachouk rassasié, dont la mine montrait que les épreuves de l'amour ne l’empêchaient pas de prendre régulièrement ses repas. Et même, une fois, alors que Ptibourdoukov était sorti de la pièce, elle donna du « pauvret » à Vassisouali. Sur ce, un nouveau sandwich se montra dans la bouche du gréviste et fut expulsé derechef. « Tenir encore un peu, se disait Lokhankine, et Ptibourdoukov ne reverra plus ma Varvara. »


     Il écoutait avec plaisir les voix provenant de la pièce voisine. 


     — Sans moi, il mourra, disait Varvara ; nous devons attendre. Tu vois bien qu’à l’heure actuelle, je ne peux pas m’en aller.


     La nuit même, Varvara fit un rêve effrayant. Amené à consomption par la force de son sentiment, Vassisouali rongeait les éperons blancs du médecin militaire. C’était épouvantable. Le visage du docteur avait l’expression résignée d’une vache traite par un voleur. Les éperons cliquetaient, les dents claquaient.  Dans son effroi, Varvara se réveilla. 


     Un soleil jaune comme un Japonais tombait droit dans la pièce, dépensant toute son énergie à éclairer des choses aussi mesquines que le bouchon à facettes d’un flacon d’eau de Cologne « Turandot ». Le canapé recouvert de toile cirée était vide. Promenant ses yeux dans la pièce, Varvara vit Vassisouali. Il se tenait devant le buffet ouvert, tournant le dos au lit, et mâchait bruyamment. Dans son avidité impatiente, il se penchait, battant la mesure de son pied à la chaussette verte, et produisait avec son nez des sifflements et des bruits de ventouse. Ayant vidé une grande boîte de conserve, il souleva prudemment le couvercle d’une casserole et, plongeant les doigts dans le borchtch froid, en retira un morceau de viande. Même aux temps heureux de leur vie conjugale, si Varvara avait surpris son mari occupé de la sorte, il y aurait eu du grabuge. À présent, son sort était scellé.


     — Lokhankine ! dit-elle d’une voix terrible.


     D’effroi, le gréviste lâcha le bout de viande qui retomba dans la casserole en faisant jaillir un petit geyser de morceaux de chou et d’étoiles de carottes. Vassisouali se jeta sur le canapé avec un gémissement plaintif. Sans rien dire, Varvara s’habilla rapidement.


     — Varvara ! dit-il en parlant du nez. Tu vas vraiment me quitter pour  Ptibourdoukov ?


     Pas de réponse.


     — Tu es une louve en chaleur, déclara sans conviction Lokhankine. Je te méprise, tu me quittes pour  Ptibourdoukov…


     Mais il était trop tard. Vassisouali pleurnichait en parlant d’amour et de mort par inanition, mais en vain. Varvara était partie pour toujours, traînant avec elle son sac de voyage avec ses culottes à petites fleurs, son chapeau de feutre, ses flacons de verre taillé et d’autres objets d’usage courant chez les dames.


     Survint alors dans la vie de Vassisouali Andreïevitch une période de pensées torturantes et de souffrances morales. Il y a des gens qui ne savent pas souffrir. Chez eux, cela ne donne rien. Et s’ils souffrent quand même, ils tâchent que cela dure le moins de temps possible et que cela reste invisible à leur entourage. Lokhankine, lui, souffrait ouvertement, majestueusement, il fouettait son chagrin à coups de tasses de thé, il s’en enivrait. Ce grand chagrin lui donnait la possibilité, une fois encore, de méditer sur le rôle de l’intelligentsia russe, ainsi que sur la tragédie du libéralisme russe.


     « C’est peut-être nécessaire, se disait-il, c’est peut-être l’expiation dont je sortirai purifié ? N’est-ce pas le destin de toutes les personnes de constitution délicate se tenant au-dessus de la foule ? Galilée, Milioukov, A. F. Koni. Oui, oui, Varvara a raison, il le faut ! »


     Son état dépressif ne l’empêcha cependant pas de mettre une annonce dans le journal pour louer la deuxième pièce.


     « Cela m’aidera sur le plan matériel dans un premier temps », décida Vassisouali. Et il se replongea dans des considérations nébuleuses sur les souffrances de la chair et l’importance de l’âme comme source du beau. 


     Rien ne pouvait l’en distraire, pas même l’insistance avec laquelle ses voisins lui rappelaient la nécessité d’éteindre la lumière en quittant les cabinets. Ce que, dans son désordre émotionnel, il oubliait régulièrement de faire, à la grande indignation des locataires économes. 


     Or les gens qui habitaient le vaste appartement communautaire numéro trois, celui où logeait Lokhankine, avaient la réputation de gens fantasques, ils étaient célèbres dans tout l’immeuble pour leurs scandales à répétition et leurs pénibles chamailleries. L’appartement numéro trois avait même reçu l’appellation de « Faubourg aux corbeaux ». Une longue cohabitation avait endurci ces gens, qui ignoraient la peur. L’équilibre à l’intérieur de l’appartement reposait sur des coalitions entre les locataires. Il arrivait aux occupants du « Faubourg aux corbeaux » de faire bloc tous ensemble contre l’un d’entre eux, et cela allait mal pour ce dernier. La force centripète de l’esprit de chicane s’emparait de lui, l’entraînait dans des cabinets d’avocat-conseil, l’emportait comme un tourbillon à travers les couloirs enfumés des tribunaux  et le poussait dans la salle d’un tribunal de première instance ou d’arrondissement. Et l’insoumis errerait encore longtemps à la recherche de la vérité, allant jusqu’au bureau du doyen de l’Union, le camarade Kalinine en personne. Et jusqu’à sa mort, le locataire utiliserait des expressions juridiques glanées dans divers lieux publics, il ne dirait plus « puni » mais « punissable », remplacerait « fait » par « perpétré ». Il ne parlerait plus de lui comme étant « le camarade Joukov », nom qu’il portait depuis sa naissance, il dirait « la partie lésée ». Mais ce qu’il prononcerait le plus souvent, et avec une délectation particulière, c’était l’expression « intenter une action en justice ». Et sa vie, qui n’avait pas été jusque-là un pays où coulaient le lait et le miel, deviendrait parfaitement misérable.


     Bien avant le drame familial des Lokhankine, l’aviateur Sévriougov, qui avait l’infortune d’habiter l’appartement numéro trois, avait décollé pour une mission urgente au-delà du cercle polaire organisée par l’Ossoaviakhim. Le monde entier suivait avec anxiété le vol de Sévriougov. Une expédition étrangère vers le Pôle Nord avait disparu, et Sériougov devait la retrouver.  Les espoirs du monde entier reposaient sur la réussite de Sévriougov. Les stations de radio de tous les continents échangeaient, les météorologues mettaient en garde l’intrépide Sévriougov contre les orages magnétiques, les radioamateurs sur ondes courtes remplissaient l’éther de sifflements et le journal polonais Kurier Poranny, proche du ministère des Affaires étrangères, en était déjà à réclamer pour la Pologne le rétablissement des frontières de 1772. Sévriougov, survola pendant un mois le désert de glace, et le grondement de ses moteurs était entendu dans le monde entier.


     À la fin, Sévriougov fit quelque chose qui déconcerta le journal proche du ministère des Affaires étrangères. Il retrouva l’expédition perdue dans la banquise, réussit à communiquer sa position exacte, puis disparut soudain à son tour. Le globe terrestre retentit de clameurs à cette nouvelle. Le nom de Sévriougov fut prononcé en trois cent vingt langues et dialectes, y compris la langue des Indiens Noirs, les portraits de Sévriougov en peaux de bêtes s’affichèrent sur le moindre bout de papier disponible. Dans un entretien avec les représentants de la presse, Gabriele D’Annunzio déclara qu’il venait de finir son nouveau roman  et qu’il allait immédiatement partir en avion à la recherche du vaillant Russe. Il y eut le charleston « Je n’ai pas froid au Pôle avec ma mignonne ». Les vieux cabotins moscovites Oussychkine-Werther, Léonide Trépétovski et Boris Lammoniaque, qui pratiquaient de longue date le dumping littéraire en jetant à vil prix leur production sur le marché, rédigeaient déjà la trame d’une nouvelle revue intitulée Vous n’avez pas froid ? Bref, notre planète éprouvait de fortes sensations.


     Mais cette nouvelle fit une impression encore plus forte à l’appartement numéro trois de l’immeuble numéro huit du passage des Citronniers, davantage connu sous le nom de « Faubourg aux corbeaux ».


     «  Notre locataire a disparu, disait joyeusement le concierge à la retraite Nikita Priakhine en faisant sécher une botte de feutre au-dessus d’un réchaud. Il a disparu, le mignon. Il ne fallait pas voler ! L’homme doit marcher et non pas voler. Marcher, seulement marcher. »


     Et il retournait la botte au-dessus du feu qui gémissait.


     « Voilà ce qu’il a gagné à voler, l’œil jaune », marmonnait une grand-mère dont personne ne savait comment elle s’appelait. Elle vivait dans une soupente au-dessus de la cuisine et, bien que l’appartement eût l’éclairage électrique, la vieille utilisait une lampe à pétrole à réflecteur, dans sa soupente. Elle ne faisait pas confiance à l’électricité. 


     « Ça libère une pièce, de la surface habitable ! »


     La grand-mère prononça la première le mot qui pesait depuis un moment sur le cœur des occupants du « Faubourg aux corbeaux ». Tout le monde se mit à parler de la chambre de l’aviateur disparu : et le citoyen Hygiènichvili, ancien prince montagnard désormais travailleur de l’Est, et Dounia, qui sous-louait une couchette chez la tante Pacha, et la tante Pacha elle-même, marchande et sac à vin, et Alexandre Dmitriévitch Soukhovieïko, ex-chambellan de sa Majesté Impériale que dans l’appartement on appelait simplement Mitritch, et le menu fretin de l’appartement, avec à leur tête la locataire responsable, Lucia Frantsevna Pferd.


     — Eh bien, dit Mitritch en rajustant ses lunettes à monture d’or alors que la cuisine s’était remplie des locataires, puisque le camarade a disparu, il faut procéder au partage. Ainsi, moi, j’ai depuis longtemps droit à des mètres supplémentaires.


     — Pourquoi l’attribuer à un homme ? objecta la sous-locataire Dounia.  Il faut le donner à une femme. Moi, je ne verrai peut-être plus ça, qu’un homme disparaisse.


     Elle s’adressa longtemps aux locataires rassemblés en alignant des arguments variés en sa faveur et en prononçant souvent le mot « homme ».


      Les locataires tombaient au moins d’accord sur une chose : il fallait s’approprier la chambre immédiatement.


     Le même jour, une nouvelle fit encore frémir le monde. Le hardi Sévriougov avait été retrouvé, Nijni-Novgorod, Québec et Reykjavik avaient entendu les indicatifs de Sévriougov. Il se trouvait sur le quatre-vingt-quatrième parallèle, le train d’atterrissage endommagé. L’éther vibrait de communiqués : « Le vaillant Russe se sent parfaitement bien. », « Sévriougov envoie un rapport à la présidence de l’Ossoaviakhim ! », « Charles Lindbergh voit en Sévriougov le meilleur aviateur au monde », « Sept brise-glaces sont en route pour venir au secours de Sévriougov et de l’expédition qu’il a retrouvée ». Entre deux communiqués, les journaux imprimaient seulement des photos de lisières et de rivages de glace. On entendait sans fin les mots : « Sévriougov, cap Nord, parallèle, Sévriougov, Terre de François-Joseph, Spitzberg, King’s Bay, bottes en cuir de renne, carburant, Sévriougov ».


     L’abattement qui s’était emparé, à l’annonce de cette nouvelle, du « Faubourg aux corbeaux » céda bientôt la place à une tranquille assurance. Les brise-glaces progressaient lentement, brisant avec difficulté la banquise. 


     « On prend la pièce, un point c’est tout, disait Nikita Priakhine. Il est très bien, là-bas, sur la glace, tandis qu’ici, Dounia, par exemple, a tous les droits. D’autant plus que, d’après la loi, un locataire n’a pas le droit de s’absenter plus de deux mois. »


     « Vous devriez avoir honte, citoyen Priakhine ! » rétorqua Varvara, encore madame Lokhankine à l’époque, en brandissant les Izvestia. « C’est un héros, quand même. Il est tout de même sur le quatre-vingt-quatrième parallèle, à l’heure actuelle ! »


     « En voilà un parallèle ! » répliqua vaguement Mitritch. « Si ça se trouve, il n’existe pas, ce parallèle. Nous n’en savons rien. Nous n’avons pas été au lycée. »


     Mitritch disait la stricte vérité. Il n’avait pas été au lycée. Il avait fait ses études au Corps des Pages. 


     « Tenez ! » s’échauffa Varvara en mettant sous le nez du chambellan la page du journal. « Voici l’article. Vous le voyez ? “Au milieu de la banquise et des icebergs” »


     « Des icebergs ! » ironisa Mitritch. « Ça, nous pouvons le comprendre. Dix ans, déjà, qu’on n’a plus de vie. Tous ces Iceberg, ces Weisberg, Einsenberg, tous ces Rabinovitch. Priakhine a raison. On la prend, un point c’est tout. D’autant que Lucia Frantsevna confirme, à propos de la loi. »


     «  Et jeter ses affaires dans l’escalier, au diable ! » s’écria d’une voix profonde le citoyen Hygiènichvili, l’ex-prince désormais travailleur de l’Est. 


     Vite devenue la cible de toutes les attaques, Varvara s’enfuit se plaindre à son mari.


     « Peut-être le faut-il ainsi » répondit le mari en soulevant sa barbe de pharaon. « Peut-être la Vérité haute et en robe de bure parle-t-elle par la bouche du simple moujik Mitritch. Réfléchis juste au rôle de l’intelligentsia russe, à sa signification. »


     Le jour glorieux où les brise-glaces atteignirent enfin le campement de Sévriougov, le citoyen Hygiènichvili brisa le cadenas à la porte de Sévriougov et jeta dans le couloir toutes les affaires du héros, y compris une hélice rouge accrochée au mur. Dounia s’installa dans la chambre et prit aussitôt, contre loyer, six sous-locataires. Le territoire conquis fut le théâtre d’un festin qui dura toute la nuit. Nikita Priakhine joua de l’accordéon et le chambellan Mitritch dansa à la russe avec la tante Pacha complètement ivre.


     Avec une gloire un tout petit peu moins grande que la célébrité mondiale acquise grâce à ses extraordinaires survols de l’Arctique, Sévriougov n’aurait jamais revu sa chambre, la force centripète de l’esprit de chicane l’aurait aspiré et, jusqu’à sa mort, il serait devenu à ses propres yeux non « l’intrépide Sévriougov », non « le héros de la glace », mais « la partie lésée ». Mais là, le « Faubourg aux corbeaux » fut complètement écrasé. La chambre fut rendue (Sévriougov déménagea peu après) et le hardi Hygiènichvili, pour avoir agi de da  propre autorité, passa quatre mois en prison, dont il sortit méchant comme une teigne.


     Ce fut lui qui fit observer le premier à un Lokhankine devenu orphelin la nécessité d’éteindre régulièrement la lumière derrière lui en quittant les cabinets. Le diable était dans ses yeux quand il disait cela. Distrait, Lokhankine sous-estima l’importance de la démarche entreprise par le citoyen Hygiènichvili et laissa ainsi s’ouvrir un conflit qui aboutit bientôt à un événement horrible et même sans précédent dans l’histoire des relations entre locataires.


     Voici le tour que cela prit. Vassisouali Andreïevitch continuait à oublier d’éteindre la lumière dans ce local utilisé par tous. D’ailleurs, pouvait-il se souvenir de choses aussi triviales alors que sa femme l’avait quitté, qu’il restait sans un kopeck et que la question du rôle multiple de l’intelligentsia russe n’avait pas été bien élucidée ? Pouvait-il penser que cette ampoule de huit bougies dans son pitoyable étui de bronze allait soulever une telle tempête chez ses voisins ? On commença par le mettre en garde plusieurs fois par jour. Puis on lui envoya une lettre rédigée par Mitritch et signée par tous les locataires. Et pour finir, on le lui adressa plus ni mises en garde ni lettres. Lokhankine ne comprenait pas encore la gravité de ce qui se passait, mais sentait vaguement qu’une sorte d’anneau était prêt à se refermer sur lui.


     Un mardi, le soir, une gamine de chez la tante Pacha accourut lui dire d’une traite :


     « On vous dit pour la dernière fois d’éteindre la lumière. »


     Mais il se trouva que Vassisouali Andreïevitch oublia une fois encore de le faire, et l’ampoule continua de façon répréhensible à briller à travers la saleté et les toiles d’araignées.  L’appartement poussa un soupir. Une minute après, le citoyen Hygiènichvili se présenta à la porte de Lokhankine. Il portait des bottes en toile bleue et un chapeau plat en astrakan.


     « Allons-y » dit-il en faisant signe du doigt à Vassisouali.


     Il lui attrapa le bras d’une poigne solide et le mena dans le couloir sombre où Vassisouali commença à ressentir de l’anxiété et se mit même à regimber ; une poussée dans le dos le projeta au milieu de la cuisine. Se raccrochant aux cordes à linge, Lokhankine garda son équilibre et jeta autour de lui des regards épouvantés. Tout l’appartement était présent. Lucia Frantsevna Pferd  se tenait là, silencieuse ; des rides d’un violet chimique s’étalaient sur le visage autoritaire de la locataire responsable de l’appartement. À côté d’elle, ivre et attristée, la tante Pacha était assise sur la cuisinière éteinte. Pieds nus, Nikita Priakhine regardait avec un sourire narquois un Lokhankine tout intimidé. La grand-mère inconnue passait la tête depuis sa soupente. Dounia faisait des signes à Mitritch. L’ancien chambellan souriait en cachant quelque chose derrière son dos.


     — Eh bien ? On tient une assemblée générale ? demanda Vassisouali Andreïevitch d’une voix grêle. 


     — On la tient, on la tient, dit Nikita Priakhine en s’approchant de Lokhankine. Et tu auras droit à tout. Du café, du cacao ! Couche-toi ! cria-t-il soudain en soufflant sur  Vassisouali des vapeurs à mi-chemin entre la vodka et la térébenthine.


     — Couche-toi, que voulez-vous dire ? demanda Vassisouali Andreïevitch en commençant à trembler.


     — À quoi bon discuter avec ce sale individu ? dit le citoyen Hygiènichvili. Et, s’accroupissant, il se mit à palper la taille de Lokhankine pour déboutonner ses bretelles.


     — Au secours ! chuchota Vassisouali en fixant Lucia Frantsevna d’un œil affolé.


     — Il fallait éteindre la lumière, répondit d’un ton sévère la citoyenne Pferd.


     — Nous ne sommes pas des bourgeois, on ne doit pas gaspiller l’électricité, ajouta le chambellan Mitritch en plongeant quelque chose dans un seau rempli d’eau.


     — Ce n’est pas ma faute ! piailla Lokhankine en tentant de se sortir des mains de l’ex-prince désormais travailleur de l’Est.


     — Ce n’est la faute de personne ! grommela Nikita Priakhine en maîtrisant le locataire tremblant.


     — Je n’ai rien fait de tel.


     — Personne n’a rien fait de tel.


     — Je suis dépressif.


     — Tout le monde est dépressif.


     — Ne me touchez pas. Je suis anémique.


     — Nous sommes tous anémiques.


     — Ma femme m’a quitté ! dit dans un dernier souffle Vassisouali.


     — Nos femmes nous ont tous quittés, répondit Nikita Priakhine.


     — Allez, allez, Nikitouchko ! pressa le chambellan Mitritch en faisant apparaître des verges humides et brillantes. On ne va pas passer la nuit en parlottes.


     Vassisouali Andreïevitch fut allongé sur le ventre. Ses jambes brillèrent comme du lait. Hygiènichvili leva bien haut ses verges qui s’abattirent avec un léger sifflement.


     — Petite maman ! cria Vassisouali.


     — Tout le monde a une petite maman ! dit Nikita d’un ton sentencieux en maintenant de son genou Lokhankine.


     À ce moment, Vassisouali se tut brusquement.


     « C’est peut-être nécessaire, se disait-il en se tordant sous les coups et en contemplant les ongles de pieds noirs et cuirassés de Nikita. Peut-être est-ce précisément dans cette expiation, dans cette purification, ce grand sacrifice… »


     Et tandis qu’on le fouettait, tandis que Dounia riait d’un air gêné et que la grand-mère criait depuis sa soupente : « Faites-lui bien sentir, à ce petit chéri ! », Vassisouali Andreïevitch pensait avec concentration à l’importance de l’intelligentsia russe et aux souffrances que Galilée avait dû aussi endurer au nom de la vérité.


     Mitritch fut le dernier à saisir les verges. 


     — Essayons voir, dit-il en levant la main. Je vais taper dans le filet.


     Mais Lokhankine n’eut pas à éprouver l’osier du chambellan. On frappa à la porte de l’escalier de service. Dounia courut ouvrir. (La grande entrée du « Faubourg aux corbeaux » avait été condamnée depuis longtemps parce que ses occupants n’arrivaient pas à décider lequel d’entre eux devrait le premier laver l’escalier. La salle de bains était barricadée pour la même raison.)


     — Vassisouali Andreïevitch, un inconnu vous demande, annonça Dounia comme si de rien n’était. 


     Comme tout le monde put le voir, un inconnu en pantalon blanc de gentleman se tenait en effet sur le seuil. Vassisouali Andreïevitch se remit d’un bond sur ses pieds, se rajusta et adressa un sourire inutile à Bender qui venait d’entrer.


     — Je ne vous dérange pas ? s’enquit poliment le Grand Combinateur.


     — Eh bien, balbutia Lokhankine en traînant la jambe, j’étais à l’instant, comment dire, un peu occupé… Mais on dirait que je suis libre à présent ?


     Et il regarda de tous côtés d’un air interrogateur. Mais n’y avait plus dans la cuisine que la tante Pacha, qui s’était endormie sur la cuisinière durant l’exécution. Des brins d’osier traînaient sur le plancher, ainsi qu’un bouton de toile blanche percé de deux petits trous.


     — Venez, je vous prie, invita Vassisouali.


     — Vous étiez peut-être occupé, tout de même ? demanda Ostap une fois dans la première pièce. Non ? Très bien. Donc, c’est bien vous qui louez « ÀL. mag. ch. av. com. v.s.m. h.s. cel. b. él. » ? Elle est vraiment « mag » et « av. com. » ?


     C’est absolument exact, s’anima Vassisouali. Une chambre magnifique avec toutes commodités. Et je ne prends pas cher. Cinquante roubles par mois.


     — Je ne veux pas marchander, dit courtoisement Ostap. Mais vos voisins… Comment sont-ils ?


     — Des gens très bien, répondit Vassisouali. Et toutes les commodités. Bon marché, en plus.


     — Mais il m’a tout de même semblé qu’on pratiquait ici les châtiments corporels ? 


     — Ah, dit Lokhankine d’un air pénétré, qui peut dire ce qu’il en est, en définitive ? Peut-être est-ce nécessaire. Peut-être que c’est précisément là que réside la Vérité haute et en robe de bure.


     — En robe de bure ? répéta pensivement Bender. En grosse toile de lin teillé, peigné et tissé à la maison ? Je vois. Dites-moi, en quelle classe votre manque de réussite vous a-t-il valu de vous faire virer du lycée ? En sixième ?


     — En cinquième, répondit Lokhankine. 


     — Classe prestigieuse. Ainsi, vous n’êtes pas allé jusqu’au manuel de physique de Kraïevitch ? Et depuis ce temps, vous avez mené une vie d’intellectuel, exclusivement ? Du reste, ça m’est égal. Vivez comme vous l’entendez. Je m’installerai chez vous demain.


     — Et l’acompte ? demanda l’ex-lycéen.


     — Vous n’êtes pas dans une église, personne ne vous dupera, répondit avec autorité le Grand Combinateur. Vous aurez votre acompte. Avec le temps.    

 


     







Notice synthétique



     Toujours les noms comiques : Lokhankine, c’est à peu près : Dubaquet, Delabassine…


     Les carpettes : russification d’un terme polonais ayant transité par l’ukrainien (à partir d’une note d’A. Préchac).


     On a mentionné au chapitre précédent que le divorce était chose fréquente dans les années vingt. Ajoutons ceci, trouvé dans Les Chuchoteurs d’Orlando Figes : « De luxe pour les riches, le code [de 1918] fit du divorce une démarche facile et à la portée de tous. Il en résulta une forte augmentation des mariages à la va-vite et le plus fort taux de mariages au monde – trois fois plus élevé qu’en France et en Allemagne et vingt-six fois plus qu’en Angleterre –, tandis que l’effondrement de l’ordre patriarcal chrétien et le chaos des années révolutionnaires se soldèrent par un relâchement des mœurs mais aussi des liens familiaux et communautaires. » (op. cit. I, page 74).


     Ivan Chtcheglov rappelle à juste titre que la barbiche était typique des intellectuels de l’époque (Trotski, Lénine, Kalinine…) ; elle prend un tour ironique chez le piètre Lokhankine, lequel se présente, dans son canapé, comme une réincarnation d’Oblomov ! I. Chtcheglov signale que Nadiejda Mandelstam a reproché aux auteurs d’avoir caricaturé les intellectuels, déjà en butte aux persécutions. Mais c’est Lokhankine qui est une caricature d’intellectuel…


       Sur les personnages s’exprimant brusquement en vers : I. Chtcheglov donne l’exemple de Shakespeare, mais aussi celui de Jules Romains : Les copains, traduit en russe en 1922 et que Ilf et Petrov avaient peut-être lu. A. Préchac s’était amusé à mettre en alexandrins (non détachés du texte) les dernières phrases. Je ne l’ai pas imité.


     « Lokhankine et la tragédie du libéralisme russe » et les deux autres sont des titres de conférences imaginaires bien dans le style de l’époque. Le mythomane Lokhankine fait rejaillir sur sa personne la gloire de l’époque (note trouvée chez A. Préchac).


     À propos de la première encyclopédie mentionnée :

 https://fr.wikipedia.org/wiki/Encyclop%C3%A9die_Brockhaus_et_Efron


     À propos de l’ouvrage d’É. Reclus :

https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Homme_et_la_Terre


     Toutes les œuvres mentionnées sont des ouvrages savants, remontant à la fin du dix-neuvième siècle ou en cours de parution. Les vrais intellectuels s’en servaient abondamment, là où Lokhankine se contente d’en admirer les dos. L’Homme et la Femme comportait de nombreuses planches de nus et avait les faveurs du vaurien, comme on le verra plus loin (note trouvée chez A. Préchac). Rappel : le poud faisait un peu plus de seize kilos…Quant à ce que lit vraiment Lokhankine :

     « Voici ce que Lokhankine lit, ou plutôt “feuillette” : de vieux numéros de La Patrie, sorte de “news magazine” dispensant de lire d’autres ouvrages, et pas le meilleur d’entre eux (Niva lui était très supérieur). C’est aussi un moyen d’ignorer l’époque présente, que les véritables intellectuels affrontent tout en se référant aux valeurs du passé : Ilf et Petrov sont des photographes de leur époque, mais aussi de grands lecteurs de Dickens, de Rabelais, de Tolstoï, de Cervantès… Lokhankine est leur exact opposé (note due à Ivan Chtcheglov, qui souligne aussi la régression infantile présente dans les rapports entre Lokhankine et Varvara).


     Il faut comprendre que l’appartement décrit est un appartement communautaire. La cuisine-buanderie est commune. Les Lokhankine disposent de deux pièces. Les loyers sont faibles. L’électricité est payée collectivement, d’où le mécontentement des voisins à propos de la lumière dans les toilettes. Ces appartements étaient en fait ceux des anciennes classes dirigeantes, partagés entre une masse de gens venus souvent des campagnes. Le manque de logements se fit sentir longtemps, et la norme de 9 m2 par personne était rarement atteinte : surpopulation et gêne réciproque. On se disputera plus loin les mètres carrés supplémentaires libérés par l’aviateur… Le « faubourg aux corbeaux » qui apparaît un peu plus loin évoque assez fidèlement, d’après V. Ardov, l’appartement de Petrov rue Kropotkine.

     Ces entassements de gens les uns sur les autres étaient propices aux scènes les plus grotesques. Ivan Chtcheglov signale ainsi comme typique « l’immortel récit de 1924 de Zochtchenko intitulé Des personnes nerveuses. Je tâcherai de le traduire bientôt en intermède…


    Varia est le diminutif de Varvara, qui correspond à notre Barbara. Sachouk est un diminutif affectueux pour Sacha (Alexandre). On rencontre plus souvent Choura, ou Chourik.


     À propos des « éperons blancs du médecin militaire », voici ce qu’écrit Ivan Chtcheglov : « Encore une “private joke” : le frère de Ptibourdoukov est soudain doté d’éperons, comme un médecin militaire que Petrov avait connu dans son enfance (son frère Kataïev fait allusion à lui dans Une vie brisée, ouvrage autobiographique, ainsi que dans une nouvelle). »


     Sa culture se limitant à la lecture rapide de revues médiocres, le pauvre Lokhankine met sur le même pied Galilée, le politique modéré Milioukov et le juriste Anatoli Koni, qui avait présidé la cour d’assises ayant acquitté Véra Zassoulitch* en 1878. Les attentats des populistes russes redoublèrent, jusqu’à celui qui tua le tsar Alexandre II. Les bolcheviks firent ultérieurement de Koni un héros (d’après une note trouvée chez A. Préchac).


     À propos de la potiche Kalinine :

 https://fr.wikipedia.org/wiki/Mikha%C3%AFl_Kalinine



     L’Ossoaviakhim était la « Société d’assistance à la Défense et aux industrie aéronautique et chimique ».     

     

     L’aviateur Sévriougov est imaginaire, mais il est fait ici allusion à l’expédition au Pôle Nord en 1928 d’Umberto Nobile, qui tomba de son dirigeable. Des secours internationaux furent organisés pour le chercher, l’explorateur Amundsen y perdit la vie et Nobile fut secouru par un aviateur suédois et un brise-glace soviétique. Des avions soviétiques avaient dû participer aux recherches…

https://fr.wikipedia.org/wiki/Umberto_Nobile

   

     Les frontières de 1772 : le partage de cette année-là entre la Russie, l’Autriche et la Prusse fit perdre à la Pologne 30 % de son territoire et 40 % de ses habitants :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Partages_de_la_Pologne#:~:text=Le%205%20ao%C3%BBt%201772%20%2C%20le,initial%20de%2011%20400%20000.


     Les Indiens Noirs : A. Préchac a traduit par « Les Indiens Pieds-Noirs », je ne crois pas que ce soit la bonne interprétation, car le russe dispose d’un autre terme pour ces derniers, et qu’il est question ici d’« Indiens à la peau noire ».  Il s’agit plutôt de métissages qui se sont opérés au dix-neuvième siècle…


https://fr.wikipedia.org/wiki/Conf%C3%A9d%C3%A9ration_des_Pieds-Noirs#Origines


https://www.20minutes.fr/voyage/2504943-20190426-lousiane-black-indians-memoire-vivante-solidarite-entre-afro-americains-amerindiens

https://en.wikipedia.org/wiki/Free_people_of_color



     Gabriele D’Annunzio s’était bien engagé dans l’aviation pendant la Grande Guerre. Son parcours politique est très sinueux…

https://fr.wikipedia.org/wiki/Gabriele_D%27Annunzio


     À propos du Corps des Pages :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Corps_des_Pages

    

     La bougie est l’ancienne unité de mesure de l’intensité lumineuse :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bougie_(unit%C3%A9)



Toute la scène de l’appartement communautaire a été rajoutée dans l’édition en volume (note due à A. Préchac).


     L’enseignement en Russie : le niveau primaire va de la première à la cinquième classe. Le lycée commence à la sixième, où l’on se met à étudier la physique. Ostap est allé plus loin que Lokhankine, qui a seulement connu l’école primaire (note trouvée chez A. Préchac, lequel se demande comment Nadiejda Mandelstam, qui avait une dent contre Ilf et Petrov, a pu voir en Lokhankine un véritable intellectuel. Je n’ai pas à ma disposition ce passage de N. Mandelstam).


     « Vous n’êtes pas dans une église, personne ne vous dupera » : ce passage reproduit sans doute, avec l’ironie sous-jacente des auteurs, un slogan de propagande antireligieuse (d’après une note due à I. Chtcheglov).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire