lundi 5 octobre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 10

 

Deuxième partie


Les deux combinateurs






Chapitre 10 


Un télégramme des frères Karamazov



     Depuis quelque temps, le millionnaire clandestin sentait peser sur lui une attention vigilante.  Au début, il n’y avait rien de bien défini. Juste l’habituel et rassurant sentiment de solitude qui avait disparu. Puis commencèrent à apparaître des signes d’une nature plus inquiétante.


     Un jour que Koreïko, de son habituel pas mesuré, se rendait à son travail, un mendiant avec une dent en or l’arrêta effrontément devant l’entrée d’ »Hercule ». Marchant sur les lacets de son caleçon, qui traînaient derrière lui, le mendiant attrapa Alexandre Ivanovitch par le bras et bredouilla rapidement :


     « File-moi un million, un million, file-moi un million ! »


     Après quoi le mendiant exhiba une grosse langue sale et débita des choses absolument incompréhensibles. Ce n’était qu’un mendiant ordinaire à moitié idiot,  comme on en voit souvent dans les villes du Midi. Néanmoins, ce fut un Koreïko troublé qui monta à la comptabilité retrouver son bureau.


     Avec cette rencontre débuta la diablerie.


     Alexandre Ivanovitch fut réveillé à trois heures du matin par un télégramme qu’on lui apportait. Claquant des dents en raison de la fraîcheur matinale, le millionnaire déchira la bande et lut :


     « COMTESSE VISAGE DÉFAIT COURT VERS ÉTANG. »


     « Quelle comtesse ? » chuchota Koreïko abasourdi, restant pieds nus dans le couloir.


     Mais personne ne lui répondit. Le facteur était parti. Dans la petite cour-jardin, le roucoulement passionné des pigeons faisait comme un mugissement. Les locataires dormaient. Alexandre Ivanovitch fit tourner dans ses mains le formulaire gris. L’adresse était correcte. Le nom aussi. 


     « ALEXANDRE KOREÏKO 16 PETITE TANGENTE COMTESSE VISAGE DÉFAIT COURT VERS ÉTANG. »


     Sans qu’il y comprît rien, Alexandre Ivanovitch s’alarma au point de brûler le télégramme à la flamme d’une bougie.


     Le même jour, à dix-sept heures trente-cinq, arriva une autre dépêche :


     « SÉANCE CONTINUE VIRG MILLION BAISERS »


     Alexandre Ivanovitch blêmit de rage et déchira le télégramme en petits morceaux. Mais, dans la nuit, il reçut encore deux télégrammes urgents.


     Sur le premier :


     « CHARGEZ ORANGES TONNEAUX FRÈRES KARAMAZOV »


     Et sur le second :


     «  GLACE MISE EN MARCHE STOP COMMANDERAI PARADE MOI-MÊME »


     Ensuite, un incident étrange et vexant pour Alexandre Ivanovitch se produisit au bureau. Multipliant de tête, à la demande de Tchévajevskaïa, neuf cent quatre-vingt-cinq par treize, il fit une erreur et donna un résultat faux, ce qui ne lui était jamais arrivé. Mais à présent, il n’avait pas la tête aux multiplications. Il n’arrivait pas à s’enlever de la tête les télégrammes insensés.


     « Des tonneaux, chuchotait-il, les yeux braqués sur le vieux Kukuschkind. Les frères Karamazov. Drôle de saleté. »


     Il essayait de se tranquilliser en se disant qu’il s’agissait d’innocentes blagues faites par des amis, mais il il lui fallut très vite abandonner cette idée. Il n’avait pas d’amis. Quant à ses collègues, c’étaient des gens sérieux, plaisantant seulement une fois par an, le premier avril. Et même en ce jour de joyeux amusements et de gaies mystifications, ils s’en tenaient à une blague unique, toujours la même : ils tapaient à la machine un faux ordre de licenciement de Kukuschkind, qu’ils déposaient sur le bureau de ce dernier. À chaque fois, sept années de suite, le vieillard avait porté la main à son cœur, au grand amusement de tous. En outre, ils n’étaient pas assez riches pour dépenser leur argent en dépêches.


     Après le télégramme où un citoyen inconnu l’informait que c’était lui, et personne d’autre, qui commanderait la parade, les choses se calmèrent. Pendant trois jours, personne n’inquiéta Alexandre Ivanovitch. Il commençait même à se faire à l’idée que tout ce qui était arrivé ne le concernait en rien, lorsqu’arriva un gros paquet recommandé. À l’intérieur se trouvait un livre intitulé Les requins capitalistes, avec comme sous-titre Biographies de millionnaires américains.


     En d’autres temps, Koreïko aurait pu lui-même acheter ce genre de petit livre distrayant, mais là, l’effroi le fit même grimacer. Entourée au crayon bleu, la première phrase du livre disait :


     « Toutes les grosses fortunes contemporaines ont été amassées par des moyens malhonnêtes. »


     À tout hasard, Alexandre Ivanovitch décida de ne pas aller pendant quelque temps à la gare retrouver sa valise secrète. Il était extrêmement inquiet.



     « L’essentiel, disait Ostap en marchant de long en large dans la chambre spacieuse de l’hôtel « Carlsbad », c’est de semer le trouble chez l’adversaire.  L’ennemi doit perdre son équilibre moral. Ce n’est pas si difficile. En définitive, c’est l’inexplicable qui fait peur aux gens, plus que tout le reste. Il m’est arrivé autrefois de vivre en mystique solitaire, et j’en étais arrivé à un point où un simple couteau pointu me faisait peur. Eh oui. Accroître l’inexplicable. Je suis persuadé que mon dernier télégramme « AVEC VOUS PAR LA PENSÉE » a eu un effet foudroyant sur notre contractant. Tout cela est du superphosphate, de l’engrais.  Laissons-le se faire de la bile. Il faut habituer le client à se dire qu’il devra céder son argent. Il faut le désarmer moralement, faire disparaître en lui les réactionnaires instincts de propriété. 


     Son discours terminé, Bender jeta un coup d’œil sévère à ses subordonnés. Balaganov, Panikovski et Kozlewicz étaient cérémonieusement assis dans des fauteuils de peluche rouge ornés de franges et de glands. Ils éprouvaient de la gêne. Ils étaient troublés par le grand train de vie du capitaine, par les lambrequins dorés, les tapis brillant de leurs vives teintes chimiques et la gravure L’apparition du Christ au peuple. Eux logeaient dans une auberge dont la cour abritait l’ »Antilope », et ils ne venaient à l’hôtel que pour y recevoir leurs instructions.


     — Panikovski, dit Ostap, vous étiez chargé de rencontrer aujourd’hui notre client et de lui redemander un million, en accompagnant cette requête d’un rire idiot ?


     — Il a changé de trottoir dès qu’il m’a aperçu, répondit Panikovski, content de lui.


     — Bien. Tout marche correctement. Le client commence à devenir nerveux. Il est en train de passer de la perplexité obtuse à la crainte sans motif. Je suis sûr qu’il sursaute au milieu de la nuit et balbutie dans son lit : « Maman, maman ». Encore un petit effort, trois fois rien, un dernier coup de pinceau, et il sera bien mûr. Il ira en pleurnichant retirer du buffet une petite assiette à liseré bleu…


     Ostap fit un clin d’œil à Balaganov. Celui-ci fit un clin d’œil à Panikovski. Lequel fit un clin d’œil à Kozlewicz. Ce dernier, n’y comprenant rigoureusement rien, n’en cligna pas moins des deux yeux.


     Et les clins d’œil amicaux se poursuivirent un bon moment dans la chambre de l’hôtel « Carlsbad », accompagnés de petits rires, de claquements de langue et même de bonds au-dessus des fauteuils de peluche rouge.


     — Assez de gaieté, dit Ostap. Pour l’instant, c’est Koreïko qui a entre les mains la petite assiette avec l’argent, si tant est qu’elle existe réellement, cette petite assiette magique.


     Là-dessus, Bender renvoya Panikovski et Kozlewicz à l’auberge, en leur enjoignant de tenir prête l’« Antilope ».


     — Bon, Choura, dit-il une fois seul avec Balaganov, les télégrammes, ça suffit. On peut estimer terminé le travail préparatoire. La lutte active commence. Allons maintenant voir comment notre précieux petit veau s’acquitte de son travail.


     Restant dans l’ombre transparente des acacias, les frères de lait traversèrent le jardin de ville où l’épais jet de la fontaine coulait comme un cierge, passèrent devant les vitrines réfléchissantes de quelques brasseries et s’arrêtèrent à l’angle de la rue Mehring. Des fleuristes aux faces rouges de marins faisaient tremper leur fragile marchandise dans des cuves émaillées. L’asphalte chauffé par le soleil grésillait sous les pieds. Des citoyens sortaient d’une crèmerie aux carreaux de faïence bleue en essuyant leurs lèvres barbouillées de kéfir.


     Tels des macaronis, les grosses lettres de bois doré composant le mot « Hercule » brillaient d’un air aguichant. Le soleil folâtrait sur les panneaux de verre, hauts d’une sagène, de la porte tambour. Ostap et Balaganov pénétrèrent dans le hall et se mêlèrent à la foule des gens venus là pour affaires.   


     








Notice synthétique



     On rappelle qu’ « Hercule » est le nom de l’entreprise d’État – ou de l’administration – qui emploie Koreïko, officiellement comptable de seconde classe gagnant quarante-six roubles par mois.


     D’après Ivan Chtcheglov, il y a, dans le passage concernant le premier télégramme, une allusion d’un comique macabre à la réaction de la comtesse Sophie Tolstoï, voulant se noyer après la mort de son mari.


     Dans le deuxième télégramme, je mets VIRG pour VIRGULE. Le texte russe abrégeait ZAPIATAÏA (virgule) en ZPT… J’ai mis après STOP à la place de l’abréviation de POINT en russe.


     Pour la valise au trésor, se reporter au chapitre 4.


     L’apparition du Christ au peuple : célèbre tableau du peintre Alexandre Ivanov, qui fut l’ami de Gogol. Cette amitié ayant peut-être inspiréla nouvelle Le portrait.

https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Apparition_du_Christ_au_peuple


     La « petite assiette à liseré bleu » renvoie à la fin du chapitre 2.


     Rappel : Choura est le diminutif d’Alexandre, prénom de Balaganov (de Koreïko également, mais c’est une autre histoire).


     À propos de Franz Mehring : https://fr.wikipedia.org/wiki/Franz_Mehring


     Sur le kéfir, voisin du koumis dont Léon Tolstoï faisait des cures : 

https://fr.wikipedia.org/wiki/K%C3%A9fir


     La sagène mesurait 2,13 m.

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