mercredi 14 octobre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 12

 Homère, Milton et Panikovski



     Les ordres étaient très simples :


     1. Rencontrer fortuitement le camarade Koreïko dans la rue.


     2. Ne le battre sous aucun prétexte et, en général, ne pas employer la force.


     3. Prendre tout ce qui sera trouvé dans les poches du susdit.


     4. Rendre compte de l’exécution de la tâche.


     Malgré la clarté et la simplicité extrêmes des instructions laissées par le Grand Combinateur, Balaganov et Panikovski entamèrent une discussion enflammée. Les fils du lieutenant Schmidt étaient assis sur un banc du jardin de ville, et leurs regards expressifs étaient dirigés vers l’entrée d’ « Hercule ». Tout à leur controverse, ils ne remarquaient même pas que le jet d’eau de la fontaine, tel celui d’une lance à incendie, était arqué par le vent, et que des gouttelettes pleuvaient sur eux comme d’un semoir. Ils se contentaient de secouer la tête, regardaient le ciel pur avec incompréhension et se remettaient à discuter. 


     Panikovski, qui avait, vu la chaleur, troqué sa grosse vareuse de sapeur pour une chemisette d’indienne au col rabattu, gardait un air hautain. Il était très fier de la mission dont on l’avait chargé.


     — Seulement le voler, disait-il.


     — Seulement le dévaliser, objectait Balaganov, également fier de jouir de la confiance du capitaine. 


     — Vous êtes pitoyable, un vrai zéro, déclara Panikovski en regardant d’un air dégoûté son interlocuteur.


     — Et vous un infirme, rétorqua Balaganov. À présent, le chef, c’est moi !


     — Qui est le chef ?


     — Moi. C’est à moi que la mission a été confiée.


     — À vous ?


     — À moi.


     — À toi ?


     — Et à qui d’autre ? À toi, peut-être ?


     La discussion prit un tour n’ayant plus aucun rapport avec les instructions reçues. Les deux faisans s’échauffèrent au point de commencer à se pousser légèrement l’un l’autre de la paume de la main en criant à qui mieux mieux : « Et tu te prends pour qui ? » De telles actions sont habituellement le prélude à une bagarre totale, au cours de laquelle les adversaires jettent leurs chapeaux par terre, invitent les passants à être leurs témoins et barbouillent de larmes enfantines leurs museaux embroussaillés.


     Mais il n’y eut pas de rixe. Au moment le plus propice à l’envoi de la première gifle, Panikovski écarta les mains  et accepta de reconnaître Balaganov comme son supérieur immédiat.


     Il s’était sans doute rappelé qu’il avait souvent été battu par des individus ou des groupes entiers, et que cela lui avait fait très mal. Ayant pris le pouvoir, Balaganov se radoucit aussitôt.


     — Pourquoi ne pas le dévaliser ? dit-il avec moins d’insistance. Est-ce donc si difficile ? Koreïko est dans la rue, le soir. Il fait sombre. Je me place à sa gauche, vous à sa droite. Je le pousse à gauche, vous à droite. Cet imbécile s’arrête et me dit : « Voyou ! » Je lui demande : « Qui est un voyou ? » Vous lui demandez la même chose, en le pressant à droite. Et là, je lui flanque un coup sur la gueu… Non, on n’a pas le droit de le battre !


     — C’est bien le problème, on n’a pas le droit de le battre, soupira hypocritement Panikovski. Bender l’interdit.


     — Je le sais fort bien. Disons que je lui attrape les bras et que vous enlevez le superflu de ses poches. Lui, comme de juste, se met à crier : « Milice ! » et alors, je lui… Ah, sapristi, on n’a pas le droit de le battre. Alors, on rentre à la maison. Eh bien, que dites-vous de mon plan ?


     Mais Panikovski ne répondit pas directement. Il prit des mains de Balaganov sa canne en bois sculpté – souvenir de station balnéaire –, avec une fronde en guise de pommeau, traça sur le sable une ligne droite et dit :


     — Regardez. D’abord, on attend le soir. Ensuite…


     Et Panikovski traça une ligne ondulée perpendiculairement à l’extrémité droite de sa ligne.


     — Ensuite, il peut ne pas sortir ce soir, tout simplement. Et même s’il sort, eh bien…


     Là, Panikovski réunit les deux lignes par une troisième, si bien que l’ensemble formait comme un triangle sur le sable, et conclut :


     — Qui sait ? Peut-être qu’il se promènera accompagné de plein de gens. Qu’en dites-vous ?


     Balaganov considéra le triangle avec respect. Les arguments de Panikovski ne lui semblaient pas particulièrement convaincants, mais il émanait du triangle une telle impression d’impasse que Balaganov fut pris de doutes. Panikovski le vit et poussa aussitôt son avantage.


     — Allez à Kiev, dit-il tout à coup. Et vous comprendrez alors que j’ai raison. Vous devez absolument aller à Kiev !


     — Qu’est-ce que Kiev vient faire ici ? marmonna Choura. Pourquoi Kiev ?


     — Allez à Kiev et demandez là-bas ce que Panikovski faisait avant la révolution. Vraiment, demandez-le !


     — Vous avez fini de me casser les pieds ? demanda Balaganov, renfrogné.


     — Demandez-leur ! exigea Panikovski. Allez-y et posez-leur la question ! On vous dira qu’avant la révolution, Panikovski était aveugle. Sans la révolution, vous croyez que je serais devenu l’un des fils du lieutenant Schmidt ? Figurez-vous que j’étais riche. J’avais une famille et un samovar nickelé. Et je vivais grâce à quoi ? Grâce à une canne et à des lunettes bleues. 


     Il sortit de sa poche un étui de carton recouvert d’un papier noir constellé de petites étoiles d’argent terni et exhiba les lunettes bleutées.


     — Les voilà, les lunettes avec lesquelles j’ai longtemps gagné ma vie. Je sortais sur le Krechtchatik avec ma canne et mes lunettes et demandais à quelque monsieur de belle apparence d’aider un pauvre aveugle à traverser la rue. Le monsieur me prenait le bras et me conduisait. Arrivé sur le trottoir d’en face, il n’avait plus de montre, s’il en portait une, ou de portefeuille. Certains avaient leur portefeuille sur eux.


     — Pourquoi avez-vous laissé tomber cette activité ? demanda Balaganov, son attention éveillée.


     — La révolution ! répondit le ci-devant aveugle. Auparavant, je donnais cinq roubles chaque mois au sergent de ville se tenant à l’angle du Krechtchatik et de la Proreznaïa, et personne ne s’en prenait à moi. L’agent veillait même à ma tranquillité. C’était un brave homme ! Il s’appelait Niébaba, Sémione Vassiliévitch. Je l’ai revu il n’y a pas longtemps. Il est critique musical, à présent. Et maintenant, vous croyez qu’on peut avoir des relations avec la milice ? Des gens pires qu’eux, je n’en ai jamais vu. Ils sont devenus des sortes d’idéologues, comme des propagateurs de culture. Et c’est ainsi, Balaganov, que, devenu vieux, il m’a fallu devenir un escroc. Mais, pour une affaire spéciale comme la nôtre, mes vieilles lunettes peuvent reprendre du service. C’est bien plus sûr que de sauter sur quelqu’un pour le dévaliser. 


     Cinq minutes plus tard un aveugle aux lunettes bleu foncé sortit d’un édicule de toilettes publiques entouré de plants de tabac et de menthe. Le menton levé vers le ciel et frappant légèrement par terre devant lui avec une canne souvenir de station balnéaire, il se dirigea vers la sortie du jardin. Balaganov le suivait. Panikovski était méconnaissable. Les épaules rejetées en arrière et posant précautionneusement les pieds sur le trottoir, il serrait de près les murs des maisons, tapotait de sa canne les mains courantes devant les vitrines, rentrait dans les passants et poursuivait son chemin sans les voir. Il y montrait tant d’application qu’il mit en déroute une grande queue de gens formée à partir d’un poteau indiquant un arrêt d’autobus. Balaganov observait avec ébahissement le fringant aveugle.


     Panikovski poursuivit ses méfaits jusqu’au moment où Koreïko sortit d’ « Hercule ». Balaganov s’agita. Il commença par accourir et se placer trop près du lieu de l’action, avant de s’en écarter précipitamment et de s’en retrouver trop loin. Il finit par trouver le point d’observation adéquat près d’un kiosque à fruits. Une saveur répugnante lui était étrangement venue à la bouche, tout à fait comme s’il avait sucé durant une demi-heure une poignée de porte en cuivre. Mais il se tranquillisa en regardant les évolutions de Panikovski.


     Il vit l’aveugle aborder de front le millionnaire, accrocher de sa canne l’une des jambes de l’autre et le heurter de l’épaule. Ensuite, ils parurent échanger quelques mots. Koreïko eut alors un sourire, il prit l’aveugle par le bras et l’aida à descendre sur la chaussée. Pour plus de vraisemblance, Panikovski tapait de toutes ses forces sur les pavés avec sa canne et levait la tête tout à fait comme si on le menait par la bride. Les derniers mouvements de l’aveugle se distinguèrent par leur finesse et leur pureté, au point que Balaganov en éprouva même de la jalousie. Panikovski passa son bras autour de la taille de son accompagnateur. Sa main glissa le long du côté gauche de Koreïko et resta une fraction de seconde au-dessus de la poche de toile de l’employé millionnaire.


     — C’est bon, chuchotait Balaganov. Allez, le vieux, allez !


     Mais à cet instant, le verre étincela, une poire d’alarme mugit, la terre trembla et un gros autobus blanc, tenant à peine sur ses roues, s’arrêta brusquement au milieu de la chaussée. Et deux cris fusèrent simultanément :


     — Crétin ! Il ne voit pas l’autobus ! glapissait Panikovski en se dégageant d’un bond devant les roues et en menaçant son accompagnateur des lunettes enlevées de son nez.


     — Il n’est pas aveugle ! s’écriait avec étonnement Koreïko. Au voleur !


     Un voile de fumée bleue recouvrit tout, l’autobus se remit à rouler et, lorsque se déchira le rideau de vapeurs d’essence, Balaganov put voir une petite foule de citoyens cerner Panikovski. Une bruyante agitation éclata autour de l’aveugle imaginaire. Balaganov se dépêcha de se rapprocher. Un sourire hideux errait sur le visage de Panikovski. De façon étrange, ce qui se passait ne paraissait pas le concerner, bien qu’une de ses oreilles fût rouge comme un rubis, à tel point qu’elle aurait suffisamment brillé dans l’obscurité pour permettre le développement de plaques photographiques.


     Écartant les gens accourus de partout, Balaganov se rua à l’hôtel « Karlsbad ».


     Assis à une table de bambou, le Grand Combinateur était en train d’écrire.


     — Panikovski se fait battre ! cria Balaganov, se montrant de façon pittoresque sur le seuil  de la porte.


     — Déjà ? demanda Bender, tout à son travail. C’est bien rapide.


     — Panikovski se fait battre ! répéta avec désespoir le roux Balaganov. Devant l’entrée d’ « Hercule ».


     — Qu’avez-vous à brailler comme un ours blanc quand il fait chaud ? demanda sévèrement Ostap. On le bat depuis longtemps ?


     — Cinq minutes.


     — Il fallait le dire tout de suite. Le vieil imbécile ! Bon, allons admirer le spectacle. Vous me raconterez en chemin.


     Lorsque le Grand Combinateur arriva sur les lieux, Koreïko n’était plus là mais une grande foule s’agitait autour de Panikovski et barrait la rue. Abutées dans la masse humaine, les automobiles criaillaient avec impatience. Des infirmières en blouse blanche regardaient la scène depuis les fenêtres d’un dispensaire. Des chiens couraient à droite et à gauche, la queue recourbée comme un sabre. La fontaine cessa de couler dans le jardin de ville. Avec un soupir décidé, Bender fendit la foule.


     Pardon, disait-il, encore pardon ! Excusez-moi, madame, ce n’est pas vous qui avez perdu au coin de la rue un ticket pour de la marmelade ? Dépêchez-vous, il y est encore. Laissez passer les experts, messieurs. Laisse passer, qu’on te dit, le sans-droits !

 

     Appliquant ainsi la politique de la carotte et du bâton, Ostap atteignit le point central où Panikovski subissait le martyre. On pouvait alors également se livrer à divers travaux de photographie à la lueur de l’autre oreille du violateur de la convention. À la vue du capitaine, Panikovski baissa la tête d’un air pitoyable.


     — C’est lui ? demanda Sèchement Ostap en poussant Panikovski dans le dos. 


     — Oui, c’est bien lui, se firent une joie de confirmer de nombreux amis de la vérité. Nous l’avons vu de nos yeux. 


     Ostap appela les citoyens au calme, sortit un carnet de sa poche et, ayant jeté un coup d’œil à Panikovski, déclara d’un ton impérieux :


     — Je vais demander aux témoins de me donner leurs noms et leurs adresses. Faites-vous enregistrer, les témoins !


     On aurait pu penser que des citoyens ayant déployé une telle activité pour mettre la main sur Panikovski ne tergiverseraient pas pour accabler de leurs dépositions le délinquant. En réalité, au mot de « témoins », tous les amis de la vérité commencèrent à ressentir un certain ennui, se mirent à s’agiter bêtement et à reculer. Des ravines et des trouées apparurent dans la foule, qui se disloquait à vue d’œil. 


     — Où sont donc les témoins ? répéta Ostap.


     Ce fut le début de la panique. Jouant des coudes, les témoins fichaient le camp, et la rue reprit bien vite son aspect habituel. Les automobiles se ruèrent en avant, les fenêtres du dispensaire  claquèrent, les chiens examinèrent soigneusement le bas des bornes sur les trottoirs et, au jardin de ville, le jet d’eau de la fontaine jaillit de nouveau, en pétillant comme l’eau gazeuse Narzan.


     S’étant convaincu que la rue était dégagée et qu’aucun danger ne menaçait plus Panikovski, le Grand Combinateur grommela à l’adresse de ce dernier :


     — Vieil incapable ! Fou dépourvu de talent ! On a découvert une nouvelle célébrité aveugle : Panikovski ! Homère, Milton et Panikovski ! Voilà une joyeuse bande ! Quant à Balaganov… un matelot venant d’un navire en perdition, lui aussi. Panikovski se fait battre, Panikovski se fait battre ! Et lui… Allons au jardin public. Je vais vous jouer la scène de la fontaine.


     À la fontaine, Balaganov s’empressa de rejeter entièrement la faute sur Panikovski. L’aveugle couvert de honte mit en avant ses nerfs délabrés par les années d’épreuves et déclara en passant que tout était entièrement la faute de Balaganov – individu pitoyable, un vrai zéro, tout le monde le savait. Les deux frères se mirent à se pousser légèrement l’un l’autre de la paume de la main. Retentissaient déjà les exclamations répétitives : « Et tu te prends pour qui ? », déjà les yeux de Panikovski laissaient échapper la grosse larme annonçant la grosse bagarre lorsque le Grand Combinateur, annonçant « Break ! » sépara les deux adversaires comme le fait un arbitre sur un ring.


     — Vous boxerez les jours fériés, déclara-t-il. Vous formez une paire magnifique : Balaganov poids coq et Panikovski poids poule ! Seulement, messieurs les champions, vous montrez dans votre activité l’efficacité d’un tamis fait de queues de chien. Cela va mal finir. Je vais vous congédier, d’autant plus que, socialement parlant, vous ne valez rien.


      Oubliant leur querelle, Panikovski l et Balaganov se mirent à assurer et à jurer leurs grands dieux qu’ils fouilleraient les poches de Koreïko coûte que coûte, le soir même. Bender se contenta de sourire d’un air narquois.


     — Vous verrez, crâna Balaganov. Agression en pleine rue. Sous le couvert de l’obscurité. Pas vrai, Mikhaïl Samuelévitch ?


     — Parole d’honneur, de gentilhomme, lui fit écho Panikovski. Choura et moi… Ne vous faites pas de bile ! Vous avez affaire à Panikovski.


     — C’est bien ce qui m’ennuie, dit Bender. Encore que, attendez… Comment dites-vous ? Sous le couvert de l’obscurité ? Organisez-vous sous le couvert. L’idée est un peu faible, bien sûr. Et sa réalisation sera sans doute misérable, elle aussi. 


     Après quelques heures de garde passées dans la rue, toutes les données nécessaires furent enfin disponibles : le couvert de l’obscurité nocturne et le patient lui-même, sorti en compagnie d’une jeune fille de chez le vieux faiseur de rébus. La jeune fille ne rentrait pas dans le plan. Il fallut pour le moment suivre le couple en promenade, qui se dirigea du côté de la mer.


     Un brûlant fragment de lune pendait bas au-dessus du bord de mer perdant sa chaleur. Enlacés pour l’éternité, des couples de basalte noir siégeaient sur les escarpements du rivage. La mer chuchotait à propos d’amour durant jusqu’à la mort, de bonheur sans retour, de peines de cœur et d’autres semblables bagatelles dépassées. S’allumant puis s’éteignant, une étoile discutait en morse avec une autre étoile. Le tunnel lumineux d’un projecteur réunissait les deux rives du golfe. Lorsqu’il disparut, une colonne noire se maintint un long moment à sa place.


     — Je suis fatigué, larmoyait Panikovski en se traînant d’un escarpement à l’autre à la suite d’Alexandre Ivanovitch et de sa dame. Je suis vieux. C’est dur, pour moi.


     Les terriers des spermophiles le faisaient trébucher et il tombait, se raccrochant aux crêpes formées par les bouses de vache séchées. Il avait envie de retourner à l’auberge, d’y rejoindre l’accueillant Kozlewicz avec lequel il était si agréable de boire du thé en bavardant à propos de tout et de n’importe quoi.


     Au moment où Panikovski avait pris la ferme décision de dire à Balaganov de finir le travail tout seul et, quant à lui, de rentrer, ils entendirent, devant eux :


     — Qu’il fait doux ! Vous ne vous baignez pas, la nuit, Alexandre Ivanovitch ? Eh bien, attendez-moi ici. Je pique une tête et je reviens.


     Il y eut un bruit de cailloux dévalant la pente, la robe blanche disparut et Koreïko resta seul.


     — Vite ! chuchota Balaganov en tirant Panikovski par le bras. Bon, j’arrive par la gauche, vous par la droite. Mais fissa !


     — Moi, par la gauche, dit peureusement le violateur de la convention.


     — Bon, bon. Vous par la gauche. Je le pousse du côté gauche, non, du côté droit, et vous le pressez à gauche.


     — Pourquoi à gauche ?


     — Allons bon ! Non, à droite. Il dit: « Voyou ! », et vous répondez : « C’est qui le voyou ? »


     — Non, répondez le premier.


     — Très bien. Je raconterai tout à Bender. Allez, allez ! Donc, vous par la gauche…


     Et les vaillants fils du lieutenant Schmidt, morts de peur, s’approchèrent d’Alexandre Ivanovitch.


     D’emblée, le plan ne fut pas respecté. Au lieu d’arriver par la droite, ce que prévoyait le dispositif, et de frapper le millionnaire au côté droit, Balaganov piétina sur place et dit brusquement :


     — Vous avez du feu ?


     — Je ne fume pas, répondit avec froideur Koreïko.


     — Ah, dit bêtement Choura, cherchant à apercevoir Panikovski. Et vous avez l’heure ?


     — Minuit, à peu près.


     — Minuit, répéta Balaganov. Hum… Je ne m’en doutais pas.


     — Une soirée tiède, dit Panikovski d’une voix obséquieuse.


     Le silence qui suivit fut frénétiquement rempli par les grillons. La lune pâlit et sa lueur permit de bien voir les épaules vigoureuses d’Alexandre Ivanovitch. Ne pouvant supporter la tension, Panikovski se plaça derrière Koreïko et glapit :


     — Haut les mains !


     — Hein ? fit Koreïko, surpris.


     — Haut les mains, répéta d’une voix faible Panikovski.


     Il reçut à ce moment un coup sec et très douloureux à l’épaule et tomba par terre. Quand il se releva, Koreïko était déjà aux prises avec Balaganov. Ils soufflaient tous les deux lourdement, comme s’ils étaient en train de déplacer un piano à queue. Un clapotis et un rire de sirène s’entendaient, en contrebas.


     — Pourquoi me tapez-vous dessus ? haletait Balaganov. Je vous ai juste demandé l’heure !


     — Je vais te montrer quelle heure il est, sifflait Koreïko en plaçant dans ses coups la haine éternelle du richard pour celui qui s’en prend à ses biens.


     À quatre pattes, Panikovski se rapprocha du lieu de la bagarre et, par derrière, plongea ses deux mains dans les poches de l’Herculéen. Koreïko lui envoya bien une ruade, mais trop tard. L’étui à  cigarettes Caucase en fer était passé de sa poche gauche aux mains de Panikovski. De l’autre poche étaient tombés par terre des bouts de papier et diverses cartes de membre.


     — Décampons ! cria Panikovski quelque part dans les ténèbres.


     Balaganov prit dans le dos le dernier coup.


     Quelques minutes plus tard, Alexandre Ivanovitch, tout chiffonné et bouleversé, vit loin au-dessus de lui deux silhouettes bleues sous la lueur de la lune. Elles couraient sur la crête, en direction de la ville.


     Toute fraîche et sentant l’iode, Zossia trouva Alexandre Ivanovitch se livrant à une étrange occupation. À genoux, il frottait des allumettes de ses doigts mal assurés et rassemblait des papiers épars dans l’herbe. Mais Zossia n’eut pas le temps de lui demander ce qui se passait qu’il avait déjà retrouvé le récépissé de la petite valise reposant à la consigne des petits bagages, entre un panier d’osier rempli de cerises et un sac fourre-tout en tissu.


     — Je l’avais fait tomber par mégarde, dit-il avec un sourire crispé en serrant soigneusement le récépissé.


     Ce n’est qu’en revenant en ville qu’il se souvint de l’étui à cigarettes Caucase avec les dix mille roubles qu’il n’avait pas eu le temps de transférer dans la valise.


     Tandis qu’avait lieu le combat des titans sur le rivage, Ostap Bender décidait que son séjour à l’hôtel au vu et au su de toute la ville sortait du cadre de leur entreprise et donnait à sa présence une allure trop officielle. Ayant lu dans la feuille du soir l’annonce suivante : « ÀL. mag. ch. av. com. v.s.m. h.s. cel. b. él. », et la déchiffrant aussitôt comme : « À louer magnifique chambre toutes commodités et vue sur mer à homme seul célibataire bien élevé », Ostap se dit : « Apparemment, je suis célibataire, à présent. L’état-civil m’a récemment informé que mon mariage avec la citoyenne Gritsatsouïeva avait été dissous à sa demande et que me revient le nom d’O. Bender, antérieur à mon mariage. Il me faut donc mener ma vie d’avant mariage. Je suis un homme seul, célibataire et bien élevé. La chambre me sera incontestablement attribuée. »


     Ayant passé un un pantalon blanc tout neuf, le Grand Combinateur se rendit à l’adresse indiquée dans l’annonce.










Notice synthétique



     Ivan Chtcheglov voit dans l’histoire du faux aveugle un possible emprunt au chapitre 15 du Capitaine Fracasse de Théophile Gautier.


     Le Krechtchatik (pas de y…) est la grand-rue de Kiev :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Krechtchatyk


     Suite du festival des noms : Niébaba = « N’est-pas-une-femme ».


     Le flic devenu critique musical : le nouveau régime ayant chassé d’une façon ou d’une autre les anciens talents, les promotions se faisaient au mérite idéologique (d’après une note trouvée chez A. Préchac).


     Les miliciens « propagateurs de culture » : le terme russe fait allusion à la ruse – dénoncée comme impérialisme – des colonisateurs apportant prétendument les lumières de la civilisation aux peuples colonisés.


     En ce qui concerne les toilettes publiques, j’ai  renoncé au « chalet de nécessité », terme amusant mais bien vieillot.


     « Pardon » est transcrit du français : on a déjà vu Ostap s’exprimer de cette façon un peu précieuse. Plus loin, Break est transcrit de l’anglais.


     Le « sans-droits » : c’est-à-dire celui qui a été privé de ses droits. Voir la notice du chapitre 9, au sujet de « l’épuration des cadres ».


     La politique de la carotte et du bâton se dit en russe : la politique du knout et du pain d’épices…


     Panikovski « violateur de la convention » : voir ou revoir les chapitres 1 et 2.

     

     Dans le « Où sont donc les témoins ? », I. Chtcheglov voit la possible poursuite du parallèle biblique déjà signalé, cette fois avec la scène de la femme adultère (Jean, 10-8).

 

     La scène de la fontaine : une scène de Boris Godounov (note trouvée chez A. Préchac).


     À propos des « cartes de membre » : employé modèle, Koreïko souscrit aux emprunts, est membre du Syndicat, probablement du Parti, et aussi de diverses associations gouvernementales (note trouvée chez A. Préchac).


     Rappel : la petite valise contient des millions. Voir le chapitre 4.

    

     À propos du divorce d’Ostap : la « citoyenne Gritsatsouïeva » fut son épouse dans Les Douze Chaises. Le divorce pouvait, dans les années vingt, être prononcé sur requête d’une seule des deux parties. En se mariant, l’homme pouvait prendre le nom de son épouse, d’où le « retour » possible de Bender à son nom d’origine (d’après une note trouvée chez A. Préchac).

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