mercredi 21 avril 2021

L'Épouse (Anton Tchékhov)

      Ce court récit parut en 1895 dans le premier recueil de la « Société des amateurs de littérature russe », L’Initiative. C’était une commande de ladite Société, qui dut ennuyer un peu Tchékhov, occupé à l’automne 1894 à écrire la nouvelle Trois années. L’auteur rapprochait son ton de celui de la nouvelle Ariane – mais il y a tout à la fin de ce dernier récit une exhortation qui renverse la perspective, alors qu’ici, la dernière ironie est comme une flèche ultime.   

     Tchékhov s’était inspiré, selon son frère cadet et biographe Mikhaïl Pavlovitch, des déboires conjugaux d’un certain A. A. Sabline, directeur des finances de Iaroslav. Ce petit texte plut beaucoup à Tolstoï, qui le mettait dans la « première catégorie » des récits et nouvelles de Tchékhov : ceux qu’il aimait. Le texte fit sensation, il fut apprécié mais aussi critiqué pour son « naturalisme » et son âpreté inhabituelle chez l’auteur.





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     « Je vous ai demandé de ne pas ranger mon bureau, disait Nikolaï Ievgrafytch1. Après vos rangements, pas moyen de retrouver quoi que ce soit. Où est le télégramme ? Où l’avez-vous flanqué ? Veuillez le chercher. Ça vient de Kazan et c’est daté d’hier. »


     Pâle, très mince, la mine indifférente, la femme de chambre trouva quelques télégrammes dans la corbeille sous le bureau et les tendit sans rien dire au docteur ; mais c’étaient des télégrammes de gens de la ville, de patients. On chercha ensuite au salon et dans la chambre d’Olga Dmitrievna2. 


     Il était minuit passé. Nikolaï Ievgrafytch savait que sa femme ne rentrerait que plus tard, pas avant cinq heures. Il ne lui faisait pas confiance et, lorsqu’elle était longue à rentrer, il ne dormait pas et souffrait en l’attendant, tout en ressentant pour elle un mépris qui s’étendait à son lit, sa glace, ses bonbonnières, ainsi qu’à ces muguets et à ces jacinthes qu’un quidam lui envoyait tous les jours et qui répandaient dans toute la maison une odeur doucereuse, comme chez la fleuriste. Lors de pareilles nuits, il devenait mesquin, capricieux, susceptible, et ce télégramme reçu de son frère la veille, à présent il croyait en avoir le plus grand besoin, bien qu’il sût que, dans ce télégramme, on lui souhaitait simplement bonne fête.


     Dans la chambre de sa femme, il découvrit sur la table, sous une boîte contenant du papier à lettres, un télégramme, et y jeta rapidement un coup d’œil. Il était adressé à sa belle-mère, pour qu’elle le transmît à Olga Dmitrievna, venait de Monte-Carlo et était signé : Michel3… Le docteur n’y comprit pas un traître mot car il était rédigé dans une langue étrangère, en anglais, apparemment.


     « Qui est ce Michel ? Pourquoi cela vient-il de Monte-Carlo ? Pourquoi est-ce envoyé à ma belle-mère ? »


     Ses sept années de vie conjugale l’avaient habitué à soupçonner, à deviner, à s’y retrouver dans les preuves, et l’idée lui avait à plusieurs reprises traversé la tête qu’il pourrait à présent, grâce à cette pratique domestique, faire un parfait limier. Ayant commencé, dans son cabinet, à réfléchir, il se revit aussitôt à Pétersbourg avec sa femme, un an et demi auparavant, en train de déjeuner chez Cubat4 avec un camarade de classe, ingénieur des voies de communication ; lequel ingénieur leur avait présenté un jeune homme de vingt-deux ou vingt-trois ans qui s’appelait Mikhaïl Ivanytch. Son nom de famille était court et un peu étrange : Riss. Deux mois plus tard, le docteur avait vu dans l’album de sa femme la photo du jeune homme avec cette dédicace en français : « En souvenir du présent et dans l’espoir du futur » ; puis il l’avait rencontré une ou deux fois chez sa belle-mère… C’était à l’époque, justement, où sa femme avait commencé à s’absenter fréquemment et à rentrer à quatre ou cinq heures du matin, ainsi qu’à lui réclamer sans cesse le passeport qu’il lui refusait5, et c’était la guerre chez eux durant des jours entiers, à tel point qu’il en avait honte à cause des domestiques.


     Six mois plus tôt, ses confrères étaient arrivés à la conclusion qu’il avait un début de phtisie et lui avaient conseillé de tout plaquer et de partir pour la Crimée. L’ayant appris, Olga Dmitrievna avait fait semblant d’être très effrayée ; elle s’était mise à cajoler son mari et à essayer de le convaincre que la Crimée était ennuyeuse et qu’il y faisait froid, il serait mieux à Nice, elle l’accompagnerait et serait aux petits soins pour lui, le choierait et veillerait à sa tranquillité…


     Il comprenait à présent pourquoi sa femme tenait tant à Nice : son Michel3 habitait à Monte-Carlo.


     Il prit un dictionnaire anglais-russe et, traduisant les mots et les interprétant, il en arriva peu à peu à la phrase suivante : « Bois à la santé de ma bien-aimée chérie, embrasse un millier de fois petit pied. Attends arrivée avec impatience. » Il vit le rôle pitoyable et ridicule qu’il aurait tenu en acceptant de partir à Nice avec sa femme, en fut blessé presque à en pleurer et se mit, en proie à une forte émotion, à arpenter toutes les pièces. Sa fierté s’indignait, et une répugnance plébéienne bouillonnait en lui. Serrant les poings et grimaçant de dégoût, il se demandait comment lui, fils d’un pope de village, boursier, homme direct et rude, chirurgien de profession, comment il avait pu se faire esclave et se soumettre aussi honteusement à cette créature faible, nulle, vénale et vile !


     « Petit pied ! marmonnait-il en chiffonnant le télégramme. Petit pied ! »


     De l’époque où, tombé amoureux, il avait fait sa demande, il gardait seulement le souvenir de cheveux longs et parfumés, d’une masse de dentelles douces et d’un petit pied, un pied effectivement très petit et mignon ; à présent, des étreintes anciennes il ne conservait, sur les mains et la figure, que la sensation de la soie et des dentelles – rien d’autre. Rien, en oubliant les crises de nerfs, les glapissements, les reproches, les menaces et les mensonges, les mensonges impudents et perfides… Il se souvint que chez son père, au village, il arrivait qu’un oiseau venu du dehors entrât par mégarde dans la maison en volant, pour se mettre à battre avec frénésie contre les carreaux et à renverser les affaires ; de même cette femme, venue d’un milieu complètement étranger au sien, était entrée en coup de vent dans sa vie pour y semer un véritable chaos. Les meilleures années de sa vie s’étaient écoulées comme en enfer, ses espoirs de bonheur étaient fracassés et éparpillés, il n’avait plus de santé, son logis était aménagé comme celui d’une vulgaire cocotte et, sur les dix mille roubles qu’il gagnait chaque année, il n’arrivait jamais à en envoyer ne fût-ce que dix à la veuve du pope, sa mère, et il était endetté pour une quinzaine de milliers de roubles en billets à ordre. Il avait l’impression que si une bande de brigands s’était installée chez lui,  sa vie n’eût pas été aussi irrémédiablement détruite, sans espoir, qu’avec cette femme. 


     Il se mit à tousser et à haleter. Il lui aurait fallu se mettre au lit et se réchauffer, mais il ne le pouvait pas, il continuait à aller et venir dans l’appartement, ou s’asseyait à son bureau et griffonnait nerveusement sur une feuille de papier, écrivant machinalement : « Essai de plume… Petit pied »…


     Vers cinq heures, il faiblit et commença à s’accuser lui-même d’être responsable de tout, il se disait à présent que, mariée à quelqu’un d’autre capable d’exercer sur elle une bonne influence, Olga Dmitrievna aurait peut-être pu – qui sait ? – devenir en fin de compte une femme bonne et honnête ; lui était un piètre psychologue ne connaissant pas l’âme féminine, de plus quelqu’un de peu d’intérêt, de grossier…


     « Il me reste peu de temps à vivre, pensait-il, je suis un cadavre et ne dois pas gêner les vivants. Au fond, à présent, il serait bizarre et stupide de chercher à faire valoir mes droits, on se demande lesquels. Je vais avoir une explication avec elle, qu’elle rejoigne qui elle veut… Je lui accorderai le divorce, et à mes torts… »


     Olga Dmitrievna arriva enfin et entra comme elle était, en mantelet, en chapeau et en caoutchoucs, dans le cabinet de son mari pour aller s’abattre dans un fauteuil. 


     — Ce gamin dégoûtant, ce gros moutard, dit-elle en haletant avant de se mettre à sangloter. C’est même malhonnête, c’est une saleté – elle tapa du pied. Je ne peux pas, je ne peux pas, je ne peux pas !    


     — De quoi s’agit-il ? s’enquit Nikolaï Ievgrafytch en s’approchant d’elle.


     — C’est l’étudiant Azarbiékov, il m’accompagnait et a perdu mon sac, et il y avait dedans quinze roubles. Je l’avais emprunté à maman.


     Elle pleurait pour de bon, comme une petite fille, ses larmes mouillaient même ses gants en plus de son mouchoir.


     — Qu’est-ce qu’on y peut ? soupira le docteur. Il l’a perdu, eh bien, il l’a perdu, c’est tout. Calme-toi, il faut que je te parle.


     — Je ne suis pas millionnaire, pour me fiche de l’argent comme ça. Il dit qu’il me les rendra, mais je n’y crois pas, il est pauvre…


     Son mari la pria de se calmer et de l’écouter, mais elle continuait à parler de l’étudiant et de ses quinze roubles perdus.


     — Ah, je t’en donnerai vingt-cinq demain, mais tais-toi, s’il te plaît ! dit-il avec irritation.


     — Il faut que je me change ! pleura-t-elle. Je ne peux tout de même pas avoir une discussion sérieuse en pelisse ! Que c’est étrange !


     Il lui enleva sa pelisse et lui retira ses caoutchoucs, en sentant l’odeur du vin blanc, ce vin qu’elle aimait boire en mangeant des huîtres (tout écervelée qu’elle fût, elle mangeait et buvait beaucoup). Elle alla chez elle et revint peu après, s’étant changée et poudrée, les yeux éplorés, s’assit et disparut entièrement dans sa légère robe de chambre tout en dentelles, et dans la masse de ces ondulations roses, son mari distinguait seulement ses cheveux qui flottaient, et son petit pied dans sa pantoufle.


     — De quoi veux-tu me parler ? demanda-t-elle en se balançant dans le fauteuil.


     — Voici ce que j’ai lu par inadvertance… dit le docteur en lui tendant le télégramme.


     Elle le parcourut et haussa les épaules.


     — Eh puis ? dit-elle en se balançant plus fort. Ce sont des vœux ordinaires de Nouvel An, rien de plus. Il n’y a rien de secret là-dedans.


     — Tu comptes sur mon ignorance de l’anglais. Seulement, j’ai un dictionnaire. Ce télégramme est de Riss, il boit à la santé de sa bien-aimée et t’embrasse un millier de fois. Mais laissons, laissons cela… se hâta de poursuivre le docteur. Je n’ai nullement l’intention de te faire des reproches ou une scène. Des scènes et des reproches, il y en a eu assez, il est temps d’y mettre fin… Voilà ce que je veux te dire : tu es libre et tu peux vivre comme tu l’entends.


     Ils se turent. Elle se mit à pleurer sans bruit.


     — Je t’affranchis de la nécessité de feindre et de mentir, reprit Nikolaï Ievgrafytch. Si tu aimes ce jeune homme, eh bien aime-le ; si tu veux aller le rejoindre à l’étranger, fais-le. Tu es jeune et en bonne santé tandis que moi je suis déjà un infirme, il me reste peu de temps à vivre. Bref… tu me comprends.


     L’émotion l’empêchait de continuer. Pleurant et parlant de cette voix que l’on prend pour s’apitoyer sur soi-même, Olga Dmitrievna reconnut qu’elle aimait Riss, qu’elle s’était promenée avec lui à la campagne et l’avait rejoint dans sa chambre d’hôtel, et qu’elle était en effet fort désireuse d’aller maintenant à l’étranger.


     — Tu vois, je ne cache rien, dit-elle en soupirant. Je t’ai ouvert mon cœur. Et je te supplie une nouvelle fois, sois généreux, donne-moi mon passeport !


     — Je te répète que tu es libre.


     Elle vint s’asseoir plus près de lui pour scruter l’expression sur son visage. Elle ne le croyait pas et voulait maintenant connaître ses pensées secrètes. Elle ne faisait jamais confiance à personne et soupçonnait toujours, derrière les intentions les plus nobles, des motifs bas et vils, des fins égoïstes. Et tandis qu’elle le dévisageait avec curiosité, il lui sembla voir une lueur verte s’allumer dans ses yeux, comme dans ceux d’une chatte. 


     — Quand aurai-je mon passeport ? demanda-t-elle doucement.


     Il eut brusquement envie de répondre « jamais », mais se retint et dit :


     — Quand tu veux.


     — Je partirai seulement pour un mois.


     — Tu vas rejoindre Riss pour toujours. Je t’accorderai le divorce en prenant les torts sur moi, Riss pourra t’épouser.


     — Mais je ne veux pas du tout divorcer, répliqua vivement Olga Dmitrievna, marquant de l’étonnement. Je ne te demande pas le divorce ! Donne-moi mon passeport, un point c’est tout.


     — Mais pourquoi ne veux-tu pas divorcer ? demanda le docteur, commençant à se fâcher. Tu es une femme étrange. Drôlement étrange ! Si tu es éprise pour de bon, et s’il t’aime aussi, alors, dans votre situation, il n’y a rien de mieux pour vous deux que le mariage. Se peut-il que tu en sois encore à hésiter entre le mariage et l’adultère ?


     — Je vois clair en vous, dit-elle en s’écartant de lui, et son visage prit une expression méchante et vindicative. Parfaitement clair. Vous en avez assez de moi et vous voulez simplement vous débarrasser de moi, m’imposer ce divorce. Merci bien, je ne suis pas aussi idiote que vous le pensez. Je n’accepterai pas de divorcer, et je ne vous quitterai pas, non, je ne vous quitterai pas, je ne vous quitterai pas ! Premièrement, je ne veux pas perdre ma condition, poursuivit-elle rapidement, comme si elle craignait qu’on la fît taire ; deuxièmement, j’ai vingt-sept ans et Riss vingt-trois : d’ici un an, il se lassera de moi et me larguera. Et troisièmement, je ne garantis pas que mon engouement actuel durera longtemps… Voilà pour vous ! Je ne vous quitterai pas.


     — Alors je te chasserai ! cria Nikolaï Ievgrafytch. Je te chasserai, femme vile, infâme créature !


     — C’est ce que nous verrons, monsieur6 !


     Il faisait jour depuis un bon moment, dehors, mais le docteur, toujours à son bureau, jouait de son porte-mine sur la feuille de papier, écrivant machinalement : 


     « Cher monsieur… Petit pied… »


     Ou alors il se remettait à déambuler et s’arrêtait, au salon, devant une photographie prise sept ans plus tôt, juste après leur mariage, et la contemplait longuement. C’était une photo de famille : son beau-père, sa belle-mère, son épouse Olga Dmitrievna, alors âgée de vingt ans, et lui-même, le jeune et heureux mari. Son beau-père, glabre, gonflé par l’hydropisie, conseiller secret7 rusé et cupide ; sa belle-mère, dame corpulente aux traits fins et carnassiers comme ceux d’un putois, aimant sa fille à la folie et lui venant en aide à tout propos ; la fille étranglerait-elle quelqu’un, sa mère se contenterait, sans rien lui dire, de la mettre à l’abri de sa robe. Olga Dmitrievna avait les mêmes traits fins et carnassiers, mais lui donnant une expression plus prononcée et plus hardie que celle de sa mère ; ce n’était plus un putois, mais une bête sauvage plus grosse ! Et lui, Nikolaï Ievgrafytch, sur cette photographie, il a tellement l’air d’un bon petit gars, d’un joyeux luron un peu niais ; un sourire débonnaire de séminariste s’est répandu sur sa figure, il croit naïvement que cette bande de carnassiers, au milieu de laquelle le destin l’a poussé, va lui procurer poésie et bonheur, et tout ce dont il rêvait lorsque, étudiant, il chantait : « Sans amour, une jeune vie trépasse8 »…


     Et il se redemandait avec perplexité comment lui, fils d’un pope de village, boursier, homme simple, direct et rude, chirurgien de profession, comment il avait bien pu avoir la faiblesse de s’abandonner aux mains de cette créature nulle et fausse, de cet être vil et mesquin, d’une nature si étrangère à la sienne.


     Alors qu’à onze heures il passait sa redingote pour aller à l’hôpital, la femme de chambre entra dans son cabinet.


     — Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.


     — Madame est levée, elle demande9 les vingt-cinq roubles que vous lui avez promis tantôt.









Notes


  1. Abréviation de Ievgrafovitch, fils de Ievgraf – prénom d’origine grecque. Plus loin, Ivanytch sera mis pour Ivanovitch, fils d’Ivan.
  2. Fille de Dmitri. Le patronyme est formé différemment pour les filles : avec un adjectif d’appartenance, ce qui raconte bien des choses…
  3. En français dans le texte. Transcrit en russe deux-trois lignes plus bas.
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Cubat
  5. Déjà rencontré à plusieurs reprises dans des textes de Tchékhov*… Le mari est bien le « chef de famille » à cette époque !
    * Voir par exemple :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/300917/ma-femme-anton-tchekhov
  6. Toujours le « monsieur » indiqué, ici ironiquement, par une simple initiale sifflée.
  7. Troisième rang du tchin, haut fonctionnaire.
  8. Chanson d’étudiant (« Notre vie est courte ») déjà mentionnée, deux ans plus tôt, dans la nouvelle Les Voisins :
     
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/241217/les-voisins-anton-tchekhov
  9. Dans la phrase en russe, les verbes sont mis au pluriel, par déférence.

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