vendredi 9 avril 2021

Gambrinus (Alexandre Kouprine)

     Le récit qui suit parut en février 1907. L’action se situe à Odessa, peu avant, pendant et peu après la guerre russo-japonaise et la Révolution de 1905 en Russie. En novembre 1905, l’auteur avait assisté à Sébastopol à l’écrasement de la mutinerie du croiseur Otchakov, dont le héros fut le lieutenant Schmidt, condamné à mort et exécuté l’année suivante. Lieutenant Schmidt utilisé par Ilf et Petrov tout au long du roman Le veau d’or. On rattache ces deux auteurs à l’« École d’Odessa », datant précisément de Gambrinus, et reproduisant le parler de la ville, cette « Marseille » russe. 


     Né en 1870, tôt placé à Moscou dans un orphelinat, Alexandre Kouprine sera pendant des années (toujours à Moscou) élève d’un lycée militaire transformé en Corps des Cadets, puis à l’École des Junkers, c’est-à-dire des élèves officiers, pour se retrouver sous-lieutenant en 1890 et quitter l’armée en 1894. Plusieurs récits, dont certains, tels Le Duel, feront grincer des dents, seront tirés de ces années passées en école militaire, puis en garnison.


     Il devient alors journaliste et part en reportage à sa façon, travaillant comme comptable dans une usine du Donbass, ce qui aboutira au livre Moloch. Il fait ensuite tous les métiers : intendant, planteur de tabac, géomètre, choriste dans une église, arpenteur, répétiteur, débardeur de pastèques… Ce dernier boulot se passant à Ialta, où il a rencontré Bounine, Tchékhov et Gorki, nous sommes en 1900.


     Il s’installe ensuite à Saint-Pétersbourg et se consacre à la littérature. Il est secrétaire de rédaction de la Revue pour tous. En 1905, il publie Le Duel dans la revue dirigée par Gorki, Le Savoir. Outre Kouprine, Gorki a pour collaborateurs Bounine, Andreïev et d’autres. Ils seront tous opposés aux bolcheviques et quitteront la Russie, plusieurs pour y revenir ensuite : Kouprine, malade, en 1937, pour y mourir, en 1938 ; Gorki pour se rallier à Staline, à la fin des années vingt.


     Il accueille favorablement la révolution de février. Il est proche des socialistes-révolutionnaires. Beaucoup plus sceptique devant le bolchevisme, il projette néanmoins, avec Gorki, un quotidien pour les paysans et rencontre Lénine en décembre 1918. L’entreprise capotera.


     Après quelques péripéties – il se retrouve en 1919 à collaborer (en s’opposant aux violences contre les Juifs) au journal du QG du général Ioudénitch, chef d’une armée blanche –, le voilà en 1920 à Paris avec son épouse et sa fille. Il écrit des articles à la fois antibolcheviques et antimonarchistes. il boit, ce qui n’est pas nouveau chez lui. La Russie lui manque, la langue russe lui manque. Son dernier texte important, Jeannette, raconte l’amitié entre une fillette parisienne et un vieil émigré russe…


     Le héros de Gambrinus est un musicien juif. À plusieurs reprises, Kouprine a dénoncé l’antisémitisme, poison qui, pour lui, abaisse le peuple russe. Peuple qu’il aime, ainsi que sa langue, sans limites : « Se peut-il qu’un peuple qui a forgé une langue aussi étonnante ne soit qu’esclave, gredin et miséreux ? »





     Outre le Wikipedia en russe, j’ai utilisé pour cette présentation celle que fit Michel Niqueux au recueil de textes de Kouprine qu’il traduisit pour la Librairie du Globe (La Noce et autres récits, 1996), ainsi que le chapitre rédigé par Ruth Zernova, traduit par Anne de Pouvourville pour le tome « La Révolution et les années vingt » de l’Histoire de la littérature russe, ouvrage composé sous la direction de E. Etkind, G. Nivat, I. Serman et V. Strada, éditions Fayard, 1988.






     I


     C’était le nom d’une brasserie dans une bouillonnante ville portuaire1 de la Russie méridionale. Bien que située dans l’une des rues les plus passantes, elle était assez difficile à trouver, car elle était au sous-sol. Il arrivait souvent au visiteur, même s’il connaissait bien les lieux et y était bien accueilli, de trouver moyen de rater l’entrée de cet extraordinaire établissement, et de revenir sur ses pas après être passé devant deux ou trois boutiques voisines. Il n’y avait aucune enseigne. Depuis le trottoir, on passait directement une porte toujours ouverte qui donnait sur un escalier étroit de vingt marches de pierre infléchies et défoncées par des millions et des millions de lourdes bottes. Le trumeau au-dessus des dernières marches s’ornait d’un bas-relief peint représentant le protecteur des amateurs de bière, le roi Gambrinus2, de la taille de deux hommes à peu près. Cette sculpture était sans doute la première œuvre d’un artiste débutant et paraissait grossièrement façonnée avec des morceaux d’éponge pétrifiés, mais le pourpoint rouge, le manteau d’hermine, la couronne dorée et la chope levée haut d’où coulait une mousse blanche ne laissaient aucun doute : devant le visiteur se tenait le patron des brasseurs en personne.


     La brasserie se composait de deux salles très longues mais aux voûtes extrêmement basses. L’humidité souterraine coulait en permanence en filets vivaces sur les murs et brillait à la lumière des becs de gaz qui brûlaient jour et nuit en raison de l’absence de fenêtres. On distinguait cependant encore assez bien sur les voûtes les traces d’amusantes peintures murales. Sur un tableau festoyait une grande compagnie de gaillards allemands en vestes de chasse vertes et en chapeaux à plumes de coq de bruyère, le fusil en bandoulière. Tournant leurs visages vers la salle, ils saluaient tous le public en brandissant leurs chopes, et deux d’entre eux tenaient par la taille deux filles replètes, des serveuses d’un estaminet de village, peut-être les filles de quelque brave fermier. Sur l’autre mur était représenté une partie de pique-nique du grand monde, durant la première moitié du dix-huitième siècle ; des comtesses et des vicomtes en perruques poudrées folâtraient en minaudant sur un pré vert avec de petits moutons, et tout à côté, sous de larges saules, on voyait un étang avec cygnes auxquels des dames et leurs cavaliers, assis dans une sorte de coque dorée, donnaient à manger avec des gestes pleins de grâce. Le tableau suivant montrait, à l’intérieur d’une habitation de paysan, une famille d’heureux Ukrainiens en train de danser le hopak3 avec des bouteilles dans les mains. Un grand tonneau se voyait plus loin, et, juchés dessus, deux Amours horriblement gros, aux faces rubicondes, aux lèvres épaisses et aux yeux polissons, couronnés de grappes de raisin et de feuilles de houblon, entrechoquaient leurs coupes. Dans la seconde salle, séparée de la première par une arche en demi-cercle, on voyait des scènes de la vie des grenouilles : des grenouilles buvant de la bière dans un marais vert, des grenouilles chassant les libellules au sein d’une forêt de roseaux, jouant dans un quatuor à cordes, se battant au fleuret, etc. C’était visiblement un maître étranger qui avait peint les murs. 


     En guise de tables, de lourds tonneaux de chêne étaient disposés sur le sol recouvert d’une épaisse couche de sciure ; des tonnelets tenaient lieu de chaises. À droite de l’entrée s’élevait une petite estrade avec un piano droit dessus. Ici chaque soir, depuis de nombreuses années, le musicien Sachka jouait du violon pour distraire et réjouir les visiteurs ; Sachka était un Juif affable et gai, régulièrement ivre, un chauve ayant l’aspect d’un singe pelé, d’un âge indéfinissable. Les années passaient, les valets aux manches de cuir se succédaient, de même que les convoyeurs et les livreurs de bière, les patrons de la brasserie eux-mêmes changeaient, mais tous les soirs, à six heures, Sachka était invariablement assis sur son estrade, son violon dans les mains et une petite chienne blanche sur les genoux ; en compagnie de cette même petite chienne Biélotchka, il quittait Gambrinus vers une heure du matin, tenant à peine sur ses jambes à cause de la bière qu’il avait ingurgitée. 


     Outre Sachka, il y avait à Gambrinus un second personnage inamovible : madame Ivanova, la tenancière du buffet, une vieille femme obèse au teint blafard qui, du fait de sa présence perpétuelle dans cette brasserie souterraine et humide, ressemblait aux poissons livides et paresseux habitant dans les profondeurs des grottes sous-marines. Comme un capitaine depuis le rouf de son navire, elle commandait silencieusement, de la hauteur de son comptoir de buffet, aux serveurs, fumant sans cesse, la cigarette vissée au coin droit de sa bouche, son œil droit clignant à cause de la fumée. On entendait rarement le son de sa voix, et un sourire inexpressif était toujours sa seule réponse aux saluts qu’on lui adressait.


     


II


     L’énorme rade d’un des plus gros ports de commerce du monde était en permanence bondée de navires. De gigantesques cuirassés couleur de rouille sombre y abordaient. S’y amassaient, en route vers l’Extrême-Orient les vapeurs jaunes à grosses cheminées de la Dobroflot4, qui avalaient quotidiennement de longs trains de marchandises ou des milliers de prisonniers. Au printemps et à l’automne, on voyait flotter là des centaines de drapeaux venus de tous les coins du monde, et l’on y entendait du matin au soir des ordres et des jurons proférés dans toutes les langues imaginables. Le long de passerelles vacillantes, les débardeurs faisaient la navette entre les bateaux et les innombrables entrepôts : des Russes pieds nus, déguenillés, à demi-nus, aux visages enflés d’ivrognes, des Turcs basanés en turbans sales et portant des pantalons bouffant jusqu’aux genoux mais resserrés sur leurs jambes, des Perses trapus et musclés aux cheveux et aux ongles teints de henné au flamboiement de carottes. On voyait souvent entrer dans le port de charmantes goélettes italiennes à deux ou trois mâts, venues de loin, avec leurs voiles régulièrement étagées – nettes, blanches et élastiques comme des poitrines de jeunes femmes ; en se montrant en doublant le phare, ces élégants navires formaient, notamment par les claires matinées printanières, de merveilleuses apparitions blanches, voguant non sur l’eau mais dans les airs, au-dessus de l’horizon. Pendant des mois se balançaient sur l’eau vert sale du port, au milieu des détritus, des coquilles d’œuf, des écorces de pastèque et des bandes de mouettes blanches, des kotchermes5 d’Anatolie à hauts bords et des felouques de Trébizonde, bateaux étrangement peints et gravés, aux ornements fantasques. Arrivaient aussi parfois d’étonnants bateaux étroits aux voiles noires enduites de goudron, arborant un chiffon sale en guise de drapeau ; ayant contourné la jetée en évitant de peu d’en marquer le bord, toujours penchant d’un côté, ce genre de bateau se précipitait sans ralentir l’allure vers le premier débarcadère venu et y accostait dans un concert polyglotte de jurons, de malédictions et de menaces, et ses matelots — petits, complètement nus et bronzés — serraient les voiles à une vitesse inconcevable avec des expressions gutturales, et la nef malpropre et mystérieuse devenait en un instant comme morte. Et, de façon tout aussi énigmatique, elle disparaissait par nuit noire, quittant sans bruit le port. La nuit, le golfe tout entier bouillonnait de légères embarcations de contrebandiers. Les pêcheurs des environs et ceux venus de plus loin amenaient le poisson en ville : les petits harengs au printemps, remplissant par millions les chaloupes, les laides barbues l’été, les maquereaux, les mulets gras et les huitres à l’automne, et l’hiver, les grands esturgeons pesant des dix et des vingt pouds6, pêche présentant souvent, au large, de grands dangers.


     Tous ces gens – matelots de diverses nations, pêcheurs, chauffeurs de navires, joyeux mousses, voleurs portuaires, machinistes, ouvriers, bateliers, chargeurs, contrebandiers – étaient jeunes, vigoureux et imprégnés des fortes senteurs de la mer et du poisson, ils connaissaient le fardeau du travail, ils aimaient le charme et l’effroi du risque quotidien, ils appréciaient plus que tout la force, la bravoure, l’entrain et le coup de fouet d’un juron, et, à terre, se livraient avec une jouissance sauvage à la débauche, à l’ivrognerie et à la bagarre. Le soir, les lumières de la grande ville, montant vite et haut, les attiraient comme la lueur d’yeux enchantés leur promettant toujours quelque nouveau plaisir inconnu jusque là, et les décevant toujours.


     La ville rejoignait le port le long de rues étroites, escarpées et coudées, que les gens honnêtes évitaient la nuit. À chaque pas, c’était un asile de nuit aux fenêtres sales et défendues par des grilles, à l’intérieur à peine éclairé par la lueur sinistre d’une lampe solitaire. Encore plus nombreux étaient les comptoirs où l’on pouvait revendre tout son habillement, en ne gardant sur le corps qu’un maillot de marin, et se rhabiller autrement, toujours en marin. Il y avait là beaucoup de brasseries, de tavernes, de petits restaurants et de cabarets aux enseignes expressives dans diverses langues, et pas mal de maisons closes, affichées ou cachées, sur le seuil desquelles, la nuit, des femmes grossièrement maquillées hélaient les matelots d’une voix rauque. Il y avait des cafés grecs où l’on jouait aux dominos et au soixante-six7, et des cafés turcs avec le nécessaire pour fumer le narguilé, et où l’on pouvait dormir pour cinq kopecks la nuit ; il y avait des gargotes à l’occidentale où l’on vendait des escargots, des crevettes8, des moules, de grandes seiches verruqueuses à sépia et autres horreurs marines. Ici ou là, dans des greniers et des caves, derrière des volets tirés, nichaient des tripots où pharaon et baccara finissaient souvent en ventres ouverts ou en crânes enfoncés, et, tout à côté, au coin de la rue, parfois dans la chambrette voisine, on pouvait écouler n’importe quelle affaire volée, du bracelet de diamants à la croix en argent et du ballot de velours de Lyon à la capote de matelot de la Flotte.


     Ces rues étroites et escarpées, noircies de poussière de charbon, devenaient toujours poisseuses et fétides la nuit, comme si un cauchemar nocturne les mettait en sueur. Et elles ressemblaient à des égouts ou à des boyaux sales par lesquels la grande cité internationale rejetait dans la mer tous ses déchets, toute sa pourriture, sa turpitude et son vice, contaminant par là les corps solides et musclés et les âmes simples.


     Les tumultueux habitants du coin montaient rarement dans la belle ville toujours en fête, avec ses glaces, ses fiers monuments, ses brillantes lumières électriques, ses trottoirs asphaltés, ses allées d’acacias blancs, ses policiers majestueux, toute sa propreté de façade et tout son confort. Mais chacun d’eux, avant de jeter aux quatre vents ses roubles graisseux et déchirés, acquis à la sueur de son front, venait sans faute rendre visite à Gambrinus. C’était une habitude ancrée et consacrée, bien qu’il fallût pour cela, à la faveur de l’obscurité nocturne, se faufiler au centre même de la ville.


     Nombreux, à vrai dire, étaient ceux qui ignoraient le nom savant du glorieux roi de la bière. Quelqu’un proposait simplement :


     — On va voir Sachka ?


     Et d’autres répondaient :


     — Allez ! On met le cap sur lui.


     Et tout le monde disait déjà :


     — En hauteur !


     Il n’y avait rien d’étonnant à voir Sachka jouir, parmi les marins et les dockers, d’un plus grand respect et d’une plus grande célébrité que, par exemple, l’évêque ou le gouverneur de la ville. Et, incontestablement, on se souvenait de temps en temps, sinon de son nom, du moins de sa figure de singe et de son violon à Sydney et à Plymouth tout comme à New-York, à Vladivostok, à Constantinople et à Ceylan, sans compter tous les golfes et toutes les baies de la mer Noire, où l’on trouvait de nombreux admirateurs de son talent chez les intrépides marins.



III


     Sachka arrivait habituellement à Gambrinus aux heures où il ne s’y trouvait personne encore, à part un ou deux visiteurs occasionnels. Il régnait alors dans les salles une forte odeur aigre due à la bière de la veille, et il y faisait assez sombre car, dans la journée, on économisait le gaz. Par les chaudes journées de juillet, lorsque la ville de pierre était accablée de soleil et assourdie par sa propre agitation, le silence et la fraîcheur régnant là avaient bien de l’agrément. 


     Sachka s’approchait du comptoir, saluait madame Ivanova et buvait sa première chope de bière. La buffetière lui demandait parfois :


     — Sacha, jouez-nous quelque chose !


     — Que désirez-vous que je joue, madame Ivanova ? s’informait aimablement Sachka, qui se montrait toujours d’une politesse raffinée avec elle.


     — Quelque chose de votre répertoire…


     Il s’asseyait à sa place habituelle, à gauche du piano et jouait de longs morceaux étranges et tristes. Un demi-sommeil paisible gagnait le sous-sol, troublé seulement par le grondement assourdi de la ville provenant de la rue, et par de rares tintements de vaisselle venant de la cuisine où les valets s’affairaient précautionneusement, derrière la cloison. Une vieille douleur juive, aussi ancienne que le monde, sortait des cordes du violon de Sachka, douleur piquée des fleurs tristes de mélodies des nations, enroulées autour d’elle. Avec son menton tendu et son front baissé, ses yeux regardant sévèrement vers le haut, sous ses sourcils alourdis, le visage de Sachka ne ressemblait pas du tout, en cette heure crépusculaire, à celui que connaissaient les hôtes de Gambrinus, tout en rictus et en clins d’œil. La petite chienne Biélotchka était assise sur ses genoux. Elle s’était depuis longtemps habituée à ne pas hurler en entendant la musique, mais les sons pleins d’une tristesse passionnée, de sanglots et de malédictions lui causaient une irritation involontaire : bâillant convulsivement, elle ouvrait largement sa gueule, roulant en arrière sa petite langue rose et tremblait de tout son corps menu et de son petit museau aux tendres yeux noirs.


     Mais voici que le public affluait peu à peu, qu’arrivait l’accompagnateur qui en avait terminé d’un travail annexe qu’il effectuait dans la journée chez un tailleur ou un horloger, que les saucisses plongées dans l’eau bouillante étaient exposées sur le comptoir du buffet, avec les sandwiches au fromage, et qu’enfin s’allumaient tous les becs de gaz restés éteints. Sachka buvait sa deuxième chope et commandait à son collègue : « Parade de mai, ein, zweï, dreï ! » et entamait une marche impétueuse. À partir de cet instant, il arrivait à peine à saluer tous les arrivants revenus le voir et dont chacun, s’estimant l’ami intime de Sachka, jetait  un coup d’œil fier à la ronde après le salut du violoniste. En même temps, Sachka clignait d’un œil, puis de l’autre, rassemblait vers le haut les longues rides sur son crâne chauve et incliné en arrière, remuait comiquement les lèvres et souriait de tous côtés.


     Vers dix-onze heures, Gambrinus, comptant dans ses salles jusqu’à deux cents personnes et plus, était pleine à craquer. Plein de gens, presque la moitié, étaient accompagnés de leur femme, un foulard sur la tête, personne ne se vexait d’être à l’étroit, de se faire marcher sur le pied, de voir son chapeau froissé ou son pantalon aspergé de bière ; l’ivresse seule éveillait l’offense et la querelle. L’humidité souterraine, brillant faiblement, ruisselait plus abondamment sur les murs couverts de peinture à l’huile et les vapeurs montées de la foule retombaient du plafond en une lourde pluie tiède et clairsemée. À Gambrinus, on buvait pour de bon. Selon les mœurs de l’établissement, il était particulièrement chic, assis à deux ou trois, de garnir sa table de bouteilles vides au point de ne plus voir son interlocuteur, comme derrière l’écran vert d’une forêt de verre. 


     Dans le chaos de la soirée, les hôtes de la brasserie devenaient rouges, avaient la voix enrouée et le visage humecté de sueur. La fumée de tabac faisait mal aux yeux. Dans le brouhaha général, il fallait crier et se pencher au-dessus de la table pour se faire entendre. Seul l’infatigable violon de Sachka, assis sur son estrade, triomphait de la touffeur, de la chaleur, des odeurs de tabac, de gaz et de bière, et des braillements sans-gêne du public.


     Mais les visiteurs s’enivraient vite du fait de la bière, de la proximité des femmes et de l’air brûlant. Chacun réclamait ses airs préférés. Il y avait toujours deux ou trois hommes aux yeux hébétés et aux mouvements mal assurés pour s’avancer vers Sachka, pour l’attraper par la manche et l’empêcher de jouer. 


     — Sachch… fais éclo.. éclore – le quémandeur hoquetait - la souff… souffrance9 !


     — Tout de suite, tout de suite, répétait Sachka en opinant en vitesse et en faisant descendre, sans bruit et avec une adresse de médecin, la monnaie d’argent dans sa poche de côté. Tout de suite, tout de suite.


     — Sachka, c’est une vilenie, tout de même. J’ai donné de l’argent et voilà vingt fois que je demande : « Je suis arrivée à Odessa par la mer ».


     — Tout de suite, tout de suite…


     — Sachka, « Le Rossignol » !


     — Sachka, « Maroussia ! »


     — « Le p’tit lièvre », Sachka, « Le p’tit lièvre » !


     — Tout de suite, tout de suite…


     — « Le-Ber-ger ! » hurla de l’autre bout de la salle une voix qui semblait davantage être celle d’un étalon qu’une voix humaine.


     Et, sous une tempête de rires, Sachka lui cria à la manière d’un coq :


     — Tout de sui-i-i-te…


     Sans prendre le temps de se reposer, il joua tous les morceaux demandés. Visiblement, il n’en existait pas qu’il ne sût pas par cœur. Venant de tous les côtés, les pièces d’argent tombaient dans sa poche et, de tous les côtés, on lui envoyait des chopes de bière. Lorsqu’il descendait de son estrade pour s’approcher du buffet, on le mettait en pièces.


     — Sachenka… Mon mignon… Une petite chope.


     — Sacha, à votre santé. Viens ici, espèce de diable, rates et foies, puisqu’on te parle.


     — Sachka-a, va boire de la biè-ère ! vociférait l’étalon.


     Les femmes, enclines comme toujours à s’extasier sur les gens présents sur une estrade, à jouer les coquettes, à chercher à attirer leur attention et à faire des courbettes devant eux, l’appelaient en roucoulant, avec des rires enjoués et capricieux :


     — Sachetchka, vous devez absolument me laisser vous payer à boire… Si, si si, je vous le demande. Et après, jouez « Le chant du coucou9 ».


     Sachka souriait, faisait des grimaces et saluait en s’inclinant à gauche et à droite, mettait la main sur son cœur, envoyait des baisers en l’air, buvait de la bière de tous les côtés et, revenant vers le piano où l’attendait une nouvelle chope, se mettait à jouer un air du genre « La séparation ». Parfois, pour amuser ses auditeurs, il contraignait son violon à imiter un geignement de chiot, un grognement de porc ou à produire des râles déchirants de basse. et le public accueillait ces blagues en exprimant une approbation bon enfant :


     — Ho-ho-ho-ho-o-o !


     Il faisait de plus en plus chaud. L’humidité dégoulinait du plafond, certains visiteurs pleuraient déjà en se frappant la poitrine, d’autres, les yeux injectés de sang, se disputaient à cause des femmes et en souvenir d’offenses passées, et commençaient à se tomber dessus, retenus par leurs voisins moins ivres, le plus souvent des pique-assiette. Avec une adresse prodigieuse, les valets se frayaient un chemin entre les barriques, les tonnelets, les jambes et les torses, levant haut au-dessus des têtes des gens assis leurs mains hérissées de chopes de bière. Madame Ivanova, encore plus exsangue, impassible et silencieuse que d’habitude, dirigeait de derrière son comptoir l’activité des serviteurs, tel un capitaine au milieu de la tempête.


     L’envie de chanter gagnait tous les présents. Tout amolli par la bière, par sa bonté naturelle et par le grossier plaisir que sa musique procurait aux autres, Sachka était prêt à jouer ce qu’on voudrait. Et, au son de son violon, les voix boiteuses, enrouées et inexpressives criaient sur le même ton, les gens se regardant dans les yeux  avec un sérieux absurde :



Pourquoi devoir se séparer,

Ah pourquoi vivre séparés ?

Ne vaut-il pas mieux se marier,

Et l’amour savoir apprécier ?



     Et à côté, l’autre compagnie, s’efforçant de crier plus fort que la première, visiblement hostile, hurlait dans le plus grand désordre :



Je le vois marcher,

Et son pantalon chatoyer,

Ses cheveux sont châtains à peu près

Et j’entends ses bottes craquer9.



     Gambrinus recevait souvent la visite de Grecs10 d’Asie Mineure venus pêcher dans les ports russes. Ils réclamaient aussi à Sachka leurs airs orientaux, formés d’un gémissement nasillard et monotone sur deux ou trois notes, qu’ils étaient capables de chanter des heures entières, les visages sombres et les yeux ardents. Sachka jouait également des couplets populaires italiens et des ballades ukrainiennes, et des airs de danses pour mariages juifs, et bien d’autres encore. On vit une fois entrer à Gambrinus un groupe de matelots noirs qui, se réglant sur les autres, eut aussi très envie de chanter. Sachka attrapa vite à l’oreille la bondissante mélodie nègre, lui arrangea aussitôt un accompagnement au piano et, au grand amusement enthousiaste des habitués de Gambrinus, la brasserie résonna bientôt des sons étranges, capricieux et gutturaux d’une chanson africaine.


     Un reporter d’un journal local, qui connaissait Sachka, réussit allez savoir comment à persuader un professeur d’une école de musique de venir à Gambrinus écouter le remarquable violoniste qui s’y produisait. Mais Sachka s’en douta et fit exprès miauler, bêler et rugir son violon plus que d’ordinaire. Les hôtes de Gambrinus se tordaient de rire, mais le professeur déclara d’un ton méprisant :


     — C’est clownesque.


     Et il s’en alla sans finir sa bière.



IV


     Il n’était pas rare que les délicates marquises et les chasseurs germaniques en train de festoyer, les Amours obèses et les grenouilles sur les murs fussent témoins d’une débauche d’une ampleur telle qu’on en voyait peu en dehors de Gambrinus.


     Une bande de voleurs venait par exemple faire la noce après un bon coup, chacun avec sa julie, chacun en casquette crânement cassée de côté et en bottes vernies, arborant un air dédaigneux et des manières de cabaret raffinées.  Sachka jouait pour eux des airs particuliers, des chansons de voleurs : « C’en est fini de moi, le gamin », « Ne pleure pas, Maroussia », « Le printemps est passé » et d’autres encore. Danser, ils estimaient que cela ne convenait pas à leur dignité, mais leurs amies, plutôt pas mal de leur personne et certaines très jeunes, dansaient « Le berger » en poussant des cris aigus et en faisant claquer leurs talons. Les femmes comme les hommes buvaient énormément – le seul truc moche, c’était que les bamboches des voleurs finissaient toujours par des malentendus monétaires, et qu’ils aimaient filer sans payer. 


     Des pêcheurs arrivaient venant à une trentaine de la même coopérative, après une pêche heureuse. De telles bonnes semaines se présentaient vers la fin de l’automne, lorsque chaque fabrique de conserves voyait chaque jour lui tomber dessus dans les quarante mille maquereaux ou mulets. À cette époque, le moindre membre d’une coopérative gagnait plus de deux cents roubles. Mais c’était la pêche au bélouga, l’hiver, qui, avec de la chance, enrichissait encore davantage les pêcheurs, seulement, elle ne se faisait pas sans de grandes difficultés. Elle demandait un dur travail à trente ou quarante verstes11 du rivage, en pleine nuit, parfois par mauvais temps, lorsque l’eau inondait la chaloupe et gelait tout de suite sur les vêtements et sur les rames, et ce mauvais temps les retenait en mer deux ou trois jours, lorsqu’il ne les jetait pas deux cents verstes plus loin, du côté d’Anapa ou de Trébizonde12. Chaque hiver, une dizaine d’embarcations disparaissaient sans laisser de traces, et ce n’était qu’au printemps que les flots ramenaient, dispersés sur des rivages étrangers, les corps des intrépides pêcheurs.


     Mais lorsqu’ils revenaient sains et saufs d’une pêche fructueuse, une effrénée soif de vivre s’emparait d’eux une fois à terre. En deux-trois jours, ils claquaient quelques milliers de roubles dans les bamboches les plus grossières, les plus tapageuses et les plus alcoolisées. Les pêcheurs se rassemblaient dans un cabaret ou dans quelque autre endroit plaisant ; ils jetaient dehors tous les autres clients, fermaient soigneusement portes et volets et passaient des jours et des jours à boire, à se livrer à l’amour, à brailler des chansons, à casser les miroirs, la vaisselle, à frapper les femmes et souvent à se battre entre eux, jusqu’à ce que le sommeil les prît dans n’importe quelle posture — sur les tables, par terre, en travers des lits, au milieu des crachats, des mégots, des bouts de verre, du vin répandu et des taches de sang. Ainsi les pêcheurs faisaient-ils la noce plusieurs jours d’affilée, changeant parfois d’endroit, restant parfois sur place. Ayant dépensé tout leur argent jusqu’au dernier sou, ils repartaient, la tête bourdonnante,  des marques de bataille sur le visage, secoués par la gueule de bois, taciturnes, pénitents et abattus, ils revenaient sur le rivages, retrouvaient leurs barques pour se reprendre leur métier, ce métier à la fois cher et maudit, dur et attirant.


     Ils n’oubliaient jamais d’aller rendre visite à Gambrinus. Ils y faisaient irruption, énormes, tout enroués, le visage rouge et brûlé par le féroce vent hivernal du nord-est, en blousons imperméables, en pantalons de cuir et en bottes de cuir montant jusqu’en haut des cuisses — ces bottes qui faisaient couler comme des pierres leurs camarades en mer, par les nuits de tempête.


     Par respect pour Sachka, ils ne chassaient pas les autres clients, bien qu’ils se sentissent chez eux à la brasserie, cognant par terre leurs lourdes chopes ; Sachka  leur jouait les airs de pêcheurs qu’ils aimaient, traînants, simples et menaçants comme le fracas de la mer, et ils chantaient tous d’une seule voix, dans un effort suprême de leurs poitrines robustes et de leurs gosiers endurcis. Sachka agissait sur eux comme Orphée apaisant les flots, et il arrivait à un ataman13 de chaloupe quadragénaire et barbu, au visage tout hâlé par le vent, un gaillard aux allures de fauve, de fondre en larmes en prononçant d’une voix grêle les paroles plaintives de la chanson :



Ah, je suis un pauvre petit gars,

Moi qui suis né pêcheur…



     Et ils dansaient parfois, piétinant sur place, le visage de pierre, dans le tonnerre de leurs bottes d’un poud6, répandant à travers toute la brasserie l’âcre odeur salée de poisson qui imprégnait entièrement leurs corps et leurs habits. Ils se montraient très généreux avec Sachka et le retenaient des heures à leurs tables.  Il connaissait bien la dureté et la témérité de leur façon de vivre. Souvent, quand il jouait pour eux, il sentait dans son cœur une tristesse mêlée de respect.


     Mais il aimait tout spécialement jouer pour des matelots anglais descendus des cargos. Ils arrivaient en bande, bras dessus, bras dessous – plus beaux que les autres, larges d’épaules, les dents blanches et une bonne rougeur sur les joues, leurs yeux bleus pleins de gaieté et de hardiesse. Leurs muscles solides gonflaient leurs vareuses et leurs cous vigoureux s’élançaient bien droit de leurs cols largement échancrés. Certains d’entre eux connaissaient déjà Sachka depuis une précédente escale. Le reconnaissant, ils le saluaient en russe en découvrant leurs dents blanches :


     — B’jour, b’jour.


     Sans qu’on eût besoin de l’en prier, Sachka leur jouait « Rule Britannia14 ». La conscience de se trouver dans un pays accablé par un esclavage éternel donnait sans doute, pour ces marins, une tonalité particulière de fierté à cet hymne à la gloire de la liberté anglaise. Et lorsqu’ils chantaient, debout, tête nue, les splendides dernières paroles :



Jamais, jamais, jamais

L’Anglais ne sera esclave !



leurs voisins les plus turbulents se décoiffaient involontairement.


     Voici qu’un bosco râblé, portant une boucle à l’oreille et avec une barbe telle une végétation lui poussant sur le cou, s’approchait de Sachka avec deux chopes de bière, lui faisait un grand sourire, lui tapait amicalement dans le dos et lui demandait de jouer un air de gigue. Aux premiers sons de cette danse crâne de marins, les Anglais se levaient d’un bond et faisaient de la place en poussant les tonnelets contre les murs. Ils en demandaient la permission aux voisins par gestes et avec de grands sourires, mais si quelqu’un lambinait, ils lui retiraient sans cérémonie le siège de sous les fesses par un bon coup de pied. Ils y recouraient rarement, du reste, parce que tout le monde appréciait les danses, à Gambrinus, et notamment la gigue anglaise. Sachka lui-même demeurait sur sa chaise tout en jouant, pour mieux voir.


     Les matelots faisaient un cercle et tapaient dans leurs mains en mesure, rapidement, cependant que d’entre eux se plaçaient au milieu. La danse représentait la vie du matelot en mer. Le navire est prêt à lever l’ancre, le temps est magnifique, tout va bien. Les danseurs ont les bras croisés sur la poitrine, ils rejettent la tête en arrière, leur torse reste immobile tandis que leurs pieds frappent le sol avec frénésie. Mais voici qu’un petit vent se lève, ça commence à tanguer un peu. Le marin ne fait que s’en réjouir, les figures de la danse se font seulement plus compliqués, plus difficiles. Le vent a fraîchi et souffle – déambuler sur le pont n’est plus si commode –, les danseurs titubent, oscillent d’un côté puis de l’autre. Pour finir, c’est vraiment la tempête - les matelots sont projetés d’un bord à l’autre, les choses deviennent sérieuses. « Tout le monde en haut, serrez les voiles ! » Les mouvements des danseurs font comiquement comprendre qu’ils grimpent aux haubans en s’aidant des pieds et des mains, qu’ils tirent les voiles et renforcent les écoutes, cependant que la tempête secoue le bateau de plus en plus fort. « Stop ! Un homme à la mer ! » On descend une chaloupe. Baissant la tête, leurs cous puissants et dénudés tendus sous l’effort, les danseurs rament avec des mouvements rapides, courbant puis redressant le dos. Mais la tempête faiblit, le tangage diminue peu à peu, le ciel s’éclaircit, le bateau reprend sa route, poussé par un vent propice, et les danseurs, le torse de nouveau immobile, les bras croisés sur la poitrine, reprennent avec leurs pieds la joyeuse et alerte gigue.


     Sachka devait parfois jouer une lezguienne pour des Géorgiens s’occupant de viticulture aux environs de la ville. Il n’existait pas de danse qui lui fût inconnue. Lorsqu’un danseur en manteau caucasien et en bonnet de fourrure tourbillonnait avec légèreté entre les barriques en jetant derrière sa tête une main puis l’autre tandis que ses camarades frappaient en cadence dans leurs mains en criant, Sachka n’y pouvait tenir, lui non plus, et se mettait à crier comme eux avec animation : « Khas ! khas ! khas ! » Il lui arrivait aussi de jouer le jok moldave, la tarentelle italienne et des valses, ces dernières pour des matelots allemands.


     Il y avait parfois des bagarres assez sévères, à Gambrinus. Les vieux habitués aimaient raconter la rixe légendaire ayant opposé des matelots de la flotte de guerre russe, réservistes d’un croiseur, à des marins anglais. On s’était battu à coups de poings, avec des coups-de-poing américains, à coups de chopes de bière et même en s’envoyant les tonnelets servant de sièges. Il faut dire, et cela n’est pas à leur honneur, que les militaires russes avaient déclenché l’esclandre, qu’ils avaient les premiers sorti les couteaux, et qu’il leur avait fallu, alors qu’ils étaient trois fois plus nombreux que les Anglais, une bonne demi-heure pour déloger ceux-ci de la brasserie. 


     Sachka intervenait très souvent pour arrêter une dispute à un cheveu de tourner à la rixe sanglante. Il s’approchait, plaisantait, souriait, faisait des grimaces, et aussitôt on lui tendait des verres de tous les côtés :


     — Une petite chope, Sachka ! Sachka, à moi… La foi, la loi, les petits pâtés et le cercueil…


     Peut-être était-ce le rayonnement de cette bonté douce et comique brillant joyeusement dans ses yeux dissimulés par le crâne partant en arrière qui influait sur les mœurs frustes et sauvages ? Peut-être était-ce le respect d’un type particulier pour son talent, ainsi qu’une sorte de reconnaissance ? Peut-être aussi jouait cette circonstance faisant que la majorité des habitués de Gambrinus étaient perpétuellement débiteurs de Sachka. Aux pénibles moments de dèche15, ainsi que l’argot maritime et portuaire appelle le manque total d’argent, on pouvait s’adresser à coup sûr à lui pour de petits sommes d’argent, ou pour un petit crédit au buffet. 


     Bien sûr, on ne le remboursait pas – ce n’était pas sciemment, par méchanceté, c’était juste par distraction –, mais ces mêmes débiteurs, aux moments de débauche, payaient dix fois leurs dettes en écoutant Sachka jouer.


     La buffetière lui disait parfois :


     — Cela m’étonne, Sacha, de vous voir si prodigue, comment est-ce possible ?


     Il répliquait avec conviction :


     — Mais oui, madame Ivanova. Mon argent, je ne l’emmènerai pas dans la tombe avec moi. Nous avons assez, Biélotchka et moi. Biélinka, ma petite chienne, viens ici !



V


     Des chansons à la mode, des airs de saison faisaient aussi leur apparition à Gambrinus. 


     Au moment où les Anglais étaient en guerre avec les Boers, s’épanouit la « Marche des Boers » (c’est semble-t-il à ce moment-là qu’eut lieu la célèbre bagarre entre les marins russes et anglais). Au moins vingt fois chaque soir, on faisait jouer à Sachka cet air héroïque, et on agitait invariablement les casquettes à la fin, on criait « hourra », en jetant aux gens restés indifférents un coup d’œil malveillant, ce qui, à Gambrinus, n’augurait parfois rien de bon. 


     Ensuite arrivèrent les solennités franco-russes16. En faisant la grimace17, le gouverneur de la ville permit qu’on jouât la Marseillaise. Elle fut aussi réclamée tous les soirs, moins souvent, tout de même, que la Marche des Boers, et l’on criait « hourra » plus rarement, et sans agiter du tout les chapkas. Cela venait d’une part de ce qu’il n’y avait pas là de quoi éveiller la chaleur des cœurs, d’autre part de la compréhension insuffisante qu’avaient les visiteurs de Gambrinus de l’importance politique de l’alliance, et enfin parce qu’on voyait bien que c’étaient toujours les mêmes qui réclamaient chaque soir la Marseillaise et criaient « hourra ».


     Le thème du cake-walk18 fut brièvement à la mode et un jeune marchand commença même une fois à faire du tapage en se mettant, sans enlever sa pelisse de raton, ses grands caoutchoucs et sa toque de renard, à le danser entre les tonneaux. Mais cette danse nègre fut bientôt oubliée.


     Mais voilà qu’arriva la grande guerre avec le Japon19. Les clients de Gambrinus commencèrent une nouvelle vie, sur un rythme accéléré. Des journaux apparurent sur les barils, on discutait de la guerre le soir. Les gens les plus simples et les plus tranquilles se muèrent en politiciens et en stratèges, mais chacun d’eux tremblait au fond de son cœur, si ce n’était pour lui-même, pour un frère, ou encore plus sûrement pour un proche camarade : s’exprima dans ces journées le lien invisible et fort soudant ceux qui ont longtemps partagé un travail dangereux et la proximité quotidienne de la mort.


     Au début, personne ne douta de notre victoire. Sachka se procura une « Marche de Kouropatkine20 » et la joua avec un certain succès une vingtaine de soirs d’affilée. Mais la « Marche de Kouropatkine » se retrouva un soir évincée définitivement par une chanson qu’apportaient avec eux les pêcheurs de Balaklava21, les « Grecs salés » ou les « gens du Pinde », comme on les appelaient ici :



Ah, pourquoi faire de nous des soldats,

Et nous envoyer en Extrême-Orient ?

Est-ce donc notre faute, si nous sommes

Hauts comme trois pommes22 ?



     À partir de ce moment-là, on ne voulut plus rien écouter d’autre à Gambrinus. Des soirées entières, on entendait seulement les gens réclamer :


     — Sacha, la complainte ! La chanson de Balaklava ! La chanson des réservistes !


     On chantait, on pleurait, et puis on buvait deux fois plus que d’ordinaire, comme le faisait du reste à cette époque la Russie tout entière. Chaque soir quelqu’un venait faire ses adieux, jouait les braves, prenait des poses de coq, jetait sa chapka par terre, menaçait de battre à lui tout seul tous les Japonais, et pour finir chantait la complainte en pleurant.


     Un jour, Sachka se montra à la brasserie plus tôt que d’habitude. La buffetière lui versa sa première chope et dit comme à l’accoutumée :


     — Sacha, jouez-nous quelque chose de votre répertoire…


     Les lèvres de Sachka se tordirent soudain, et la chope bougea dans sa main.


     — Vous savez quoi, madame Ivanova ? dit-il avec une sorte d’embarras. On m’incorpore, voyez-vous. Pour aller à la guerre.


     Madame Ivanova leva les bras au ciel :


     — Ce n’est pas possible, Sacha ! Vous plaisantez ?


     — Non, je ne plaisante pas, dit Sachka en hochant la tête, triste et résigné.


     — Mais enfin, vous n’avez plus l’âge, Sacha ? Quel âge avez-vous ?


     Étrangement, jusqu’alors, personne ne s’était intéressé à la question. Tout le monde pensait que Sachka avait le même âge que les murs de la brasserie, que les marquises, les Ukrainiens et les grenouilles, et que le roi Gambrinus lui-même, qui montait la garde à l’entrée.


     — Quarante-six ans. Sacha réfléchit. Ou peut-être quarante-neuf. Je suis orphelin, ajouta-t-il tristement.


     — Alors vous n’irez pas, dites-le à qui de droit.


     — Je suis déjà allé le dire, madame Ivanova.


     — Et… Eh bien ?


     — Eh bien on m’a répondu ceci : juif pouilleux, gueule de youpin, un mot de plus et tu vas rejoindre les punaises… Et on m’a frappé.


     Le soir, la nouvelle était connue de tout Gambrinus et, par compassion, on versa à boire à Sachka jusqu’à ce qu’il fût ivre-mort. Il tentait de minauder, de faire des grimaces et des clins d’œil, mais c’était de la tristesse et de l’épouvante qu’exprimaient ses yeux tendrement comiques. Un ouvrier robuste, chaudronnier de son état, offrit de partir à la guerre à la place de Sachka. Tout le monde voyait bien la stupidité d’une telle proposition, mais Sachka, ému aux larmes, étreignit le chaudronnier et lui fit immédiatement cadeau de son violon. Et il laissa Biélotchka à la buffetière…


     — Madame Ivanova, occupez-vous bien de la petite chienne. Je ne reviendrai peut-être pas, alors vous aurez un souvenir de Sachka. Biélinka, ma petite chienne ! Voyez, elle se lèche les babines. Ah, ma pauvrette… Je vous demanderai encore une chose, madame Ivanova. J’ai de l’argent chez le patron, prenez-le et envoyez-le… Je vous écrirai l’adresse. J’ai un cousin à Gomel, il a une famille, et il y a encore la veuve de mon neveu, à Jmerinka. Je leur envoie tous les mois… Nous sommes comme ça, nous les Juifs… nous aimons nos parents. Moi, je suis orphelin, je suis seul. Allons, adieu, madame Ivanova.


     — Adieu, Sacha ! Embrassons-nous, au moins, pour nous dire adire adieu. Ça fait combien d’années… Et ne vous fâchez pas, je vous bénis par ce signe de croix, pour votre voyage.


     Une profonde tristesse se lisait dans les yeux de Sachka, mais il ne put s’empêcher de faire le pitre une dernière fois :


     — Eh quoi, madame Ivanova, la croix russe, ça ne va pas me faire crever ?



VI


     Privé de Sachka et de son violon, Gambrinus devint désert et tomba dans l’oubli. Le patron essaya bien d’appâter les clients avec un quatuor de joueurs de mandoline des rues dont l’un, portant des favoris roux et un nez de clown, vêtu comme un Anglais d’opérette avec son pantalon à carreau et son col montant plus haut que ses oreilles, chantait sur l’estrade des couplets comiques en se trémoussant sans vergogne. Mais le quatuor n’eut absolument aucun succès : au contraire, les mandolinistes se faisaient siffler, on leur jetait des bouts de saucisses et des pêcheurs de la baie de Tendra rossèrent un jour le comique en chef pour avoir évoqué Sachka de façon irrespectueuse.


     De vieux souvenirs ramenaient tout de même à Gambrinus ceux, parmi les gaillards du port et les matelots, que la guerre n’avait pas précipités dans les souffrances et la mort. Au début, on repensait tous les soirs à Sachka :


     — Ah, si Sachka était là ! On est mal à l’aise, sans lui…


     — Oui… Où es-tu, à présent, mon ami, gentil Sachenka ?


     Quelqu’un entonnait le nouvel air de saison :



Loin dans les plaines de Mandchou-ourie…



puis se taisait, gêné, tandis qu’un autre disait sans crier gare :


     — Il y a les plaies traversantes, les plaies pénétrantes et les plaies tranchantes. Et aussi les plaies lacérées…



Victoire, de quoi se féliciter,

Avec ton bras arraché…



     — Attends, ne pleurniche pas… Madame Ivanova, vous n’avez pas de nouvelles de Sachka ? Des lettres ou des cartes postales ?


     Madame Ivanova passait maintenant des soirées entières à lire le journal, le tenant à bout de bras en rejetant la tête en arrière et en remuant les lèvres. Biélotchka était sur ses genoux, ronflant légèrement et paisiblement. La buffetière était loin, à présent, d’avoir l’air d’un vaillant capitaine se tenant à son poste, et son équipage errait dans la brasserie, avachi et ensommeillé.


     Elle hochait lentement la tête pour répondre à la question concernant la destinée de Sachka :


     — Je ne sais rien… Je n’ai pas de lettres, et les journaux ne racontent rien.


     Puis elle enlevait lentement ses lunettes, les posait avec le journal à côté de Biélotchka, devenue toute tiède, et, détournant la tête, sanglotait sans faire de bruit. 


     Parfois, elle se penchait vers la chienne et disait d’une petite voix plaintive, touchante :


     — Alors, Biélinka ? Alors, petite chienne ? Il est où, notre Sacha ? Il est où, notre maître ?


     Biélotchka levait son petit museau délicat, clignait de ses yeux noirs et humides et, du même ton que la buffetière, se mettait à hurler tout doucement :


     — A-ou-ou-ou… Aou-fff… A-ou-ou…


     Mais le temps rabote et emporte tout. Les joueurs de mandoline furent remplacés par des joueurs de balalaïka, à ces derniers succéda un chœur russo-ukrainien avec des jeunes filles, et pour finir, ce fut le célèbre Liochka-l’accordéoniste, voleur de profession ayant décidé, après son mariage, de suivre le droit chemin, qui s’installa à Gambrinus plus durablement que les autres. On le connaissait de longue date, car il avait fait divers cabarets, aussi le supportait-on ici : il le fallait bien, du reste, car à Gambrinus les affaires allaient très mal. 


     Les mois passaient, une année s’écoula. Personne ne se souvenait plus de Sachka, à présent, à part madame Ivanova, et même elle ne pleurait plus en pensant à lui. Une autre année s’écoula. Même la petite chienne blanche devait avoir oublié Sachka. 


     Mais, malgré les doutes de Sachka, non seulement la croix russe ne l’avait pas fait crever, mais même il n’avait jamais été blessé, bien qu’il eût pris part à trois grandes batailles et se fût retrouvé, lors d’une attaque, en tête de son bataillon en tant que membre du groupe musical, dans lequel on l’avait enrôlé pour jouer de la flûte. Il avait été fait prisonnier à Wafangou23 et, à la fin de la guerre, un vapeur allemand le ramena en ce même port où ses amis travaillaient et chahutaient.


    La nouvelle de son arrivée courut comme un courant électrique le long de tous les quais, tous les môles, tous les embarcadères et tous les ateliers… Au soir, il y avait tant de monde à Gambrinus que la majorité des gens devaient rester debout, les chopes de bière passaient de main en main par-dessus les têtes, et bien qu’un grand nombre d’entre eux fussent partis sans payer, les affaires de la brasserie reprirent comme jamais. Le chaudronnier apporta à Sachka le violon soigneusement enveloppé dans un  foulard de sa femme, foulard qui lui servit sur-le-champ à payer ses bières. On dénicha Dieu sait où le dernier accompagnateur de Sachka. Liochka-l’accordéoniste, homme plein d’amour propre et infatué de lui-même, voulut monter sur ses grands chevaux. « Je suis payé à la journée et j’ai un contrat ! » répétait-il obstinément. Mais on le flanqua carrément dehors, et on lui aurait sûrement caressé les côtes sans l’intercession de Sachka.


     Aucun des héros de la patrie du temps de la guerre avec le Japon ne connut sans doute d’accueil aussi chaleureux et aussi enthousiaste que celui que l’on fit à Sachka ! Des mains puissantes et noueuses s’emparèrent de lui, le soulevèrent et le jetèrent en l’air avec une telle force qu’il fut bien près d’être blessé en heurtant le plafond. Et les gens poussaient des cris si assourdissants que les becs de gaz s’éteignirent, tandis qu’un sergent de ville venait à plusieurs reprises dans la brasserie pour demander de « faire un peu moins de boucan, à cause du bruit très fort que cela donne dans la rue ». 


     Ce soir-là, Sachka rejoua toutes les chansons et tous les airs de danse qu’on aimait à Gambrinus. Il joua aussi de petits airs japonais qu’il avait appris en captivité, mais les auditeurs ne les apprécièrent pas. Madame Ivanova, comme revenue à la vie, se tenait à nouveau fièrement au-dessus de sa passerelle de commandement, et Bielka était de nouveau sur les genoux de Sachka, poussant de petits cris de joie. Il arrivait, lorsque Sachka s’arrêtait de jouer, qu’un pêcheur ingénu, comprenant seulement à ce moment le miracle qu’était le retour de Sachka, s’écriât avec un étonnement naïf et joyeux :


     — Les amis, mais c’est Sachka !


     Un profond hennissement et de joyeuses obscénités remplissaient alors les deux salles de Gambrinus, et de nouveau on l’attrapait et on l’envoyait au plafond, on hurlait, on buvait, on trinquait et on renversait de la bière sur les voisins.


     Sachka ne paraissait pas du tout avoir changé, et son absence ne l’avait pas fait vieillir : le temps et les malheurs avaient eu aussi peu d’effet sur son apparence que sur le Gambrinus représenté, le gardien et protecteur de la brasserie. Mais madame Ivanova avait remarqué, avec la finesse d’une femme de cœur, que l’expression d’angoisse et d’effroi qu’elle avait vue dans les yeux de Sachka quand il lui avait fait ses adieux, non seulement n’avait pas disparu mais s’était creusée et accentuée. Sachka bouffonnait comme auparavant, clignait de l’œil et accumulait les rides sur son front, mais madame Ivanova sentait qu’il faisait semblant.



VII


     Les choses suivaient leur cours, comme comme si ni la guerre ni la captivité de Sachka à Nagasaki n’avaient eu lieu. Les pêcheurs aux bottes géantes fêtaient de la même façon la réussite de la pêche au belouga et au mulet, les bonnes amies des voleurs dansaient toujours pareil et Sachka jouait comme par le passé des airs de marins ramenés de tous les ports du monde.


     Mais une période instable, mêlée et agitée approchait. Un soir, la ville entière se mit à s’agiter et à bruire comme si l’on avait sonné le tocsin, et les rues furent noires de monde à une heure tout à fait inhabituelle. De petites feuilles blanches passaient de main en main, en même temps que circulait le mot magique de « liberté », que répéta avec confiance un nombre incalculable de fois, ce soir-là, un immense pays.


     Ce furent des jours pleins de lumière, de fête et d’allégresse, dont l’éclat illuminait même le sous-sol abritant Gambrinus. Des étudiants et des ouvriers venaient, ainsi que de belles jeunes filles. Des gens aux yeux enflammés se mirent debout sur les tonneaux qui en avaient vu d’autres. Tout n’était pas clair, dans ce qu’ils disaient, mais l’espoir enflammé et l’amour élevé qui sonnaient dans leurs paroles faisaient palpiter les cœurs, et les ouvraient à eux.


     — Sachka, la Marseillaise ! Et qu’ça chauffe ! La Marseillaise !


     Non, ce n’était pas du tout la Marseillaise qu’avait, à contrecœur, permis de jouer le gouverneur de la ville pendant la semaine des solennités franco-russes. Dans les rues avançaient d’interminables cortèges, avec chants et drapeaux rouges. De petits rubans rouges et des fleurs écarlates rougeoyaient sur les femmes. De parfaits inconnus se rencontraient et se serraient soudain les mains…

 

     Mais toute cette gaieté s’évanouit en un instant, comme effacée, emportée comme des traces de pieds d’enfants sur le rivage. L’adjoint du commissaire de police entra un jour en courant à Gambrinus : petit, gros, tout essoufflé, les yeux écarquillés, le teint rouge sombre, ressemblant à une tomate archi-mûre. 


     — Hein ? Qui est le patron, ici ? dit-il d’une voix enrouée. Le patron, vite !


     Il vit Sachka, qui se tenait avec son violon.


     — C’est toi le patron ? Silence ! Alors ? On joue des hymnes ? Plus aucun hymne !


     — Il n’y aura plus aucun hymne, Votre Excellence, répondit tranquillement Sachka.


     Le policier bleuit, approcha son index levé du nez de Sachka et le balança à gauche et à droite d’un air menaçant.


     — Au-cun !


     — À vos ordres, Votre Excellence, aucun.


     — Je vous en ficherai, de la révolution, je vous en fi-icherai !


     Le commissaire adjoint sortit comme une bombe de la brasserie, et la tristesse étreignit tous les cœurs.


     Et les ténèbres tombèrent sur la ville.  Des rumeurs circulaient, sombres, inquiétantes, abominables. On surveillait ses paroles, on craignait de se trahir par un regard, on avait peur de son ombre, on redoutait ses propres pensées. Pour la première fois, la ville pensait avec effroi au cloaque qui se trouvait sous ses pieds, en contrebas, au bord de la mer, dans lequel elle rejetait depuis tant d’années ses excréments empoisonnés. La ville blindait les vitrines de ses superbes magasins, faisait surveiller par des patrouilles ses fiers monuments et disposait, à tout hasard, de l’artillerie dans les cours de ses magnifiques demeures. Et en banlieue, dans les chambrettes puantes et les greniers percés de trous, tremblait, priait et pleurait d’effroi le peuple élu, depuis longtemps abandonné par le Dieu courroucé de la Bible mais croyant jusqu’à ce jour qu’il n’en avait pas encore fini, par ses douloureuses épreuves, avec sa peine.


     En bas, près de la mer, dans les rues semblables à des boyaux poisseux, s’effectuait un travail secret. Les portes des cabarets, des salons de thé et des asiles de nuit restèrent grandes ouvertes toute la nuit.


     Le pogrom24 commença au matin. Les gens qui naguère, dans l’émotion d’une belle joie générale, attendris par la perspective lumineuse d’une fraternité prochaine, marchaient dans les rues en chantant sous les symboles de la liberté conquise, ces mêmes gens marchaient pour aller tuer, et non parce qu’on le leur avait ordonné, non parce qu’ils nourrissaient de la haine pour les Juifs, avec lesquels ils avaient souvent noué des liens d’amitié étroite, ni même dans l’espoir douteux d’en retirer quelque profit, mais parce que le sale diable rusé qui vit en chaque homme leur chuchotait à l’oreille : « Allez. Tout restera impuni : la curiosité satisfaite à propos de cet objet d’interdiction, le meurtre, la jouissance procurée par la violence, le pouvoir pris sur la vie d’autrui. » 


     Pendant les journées du pogrom, Sachka se promena librement en ville avec son air comique de singe, sa physionomie clairement juive. On ne lui faisait pas de mal. Il y avait en lui cette extraordinaire hardiesse morale, cette intrépidité due à la peur qui protège même le faible mieux qu’un browning. Mais une fois, alors que, se serrant contre un mur, il s’écartait de la foule répandue comme un ouragan et occupant toute la largeur de la rue, un maçon en chemise rouge et tablier blanc brandit son ciseau au-dessus de lui en rugissant :


     — You-pin ! Tue le youpin ! Du sang !


     Mais quelqu’un lui attrapa le bras par-derrière :


     — Arrête, sapristi, c’est Sachka. Bougre de cornichon, ta mère, dans le cœur, dans le foie25


     Le maçon en resta là. En cet instant de griserie, de folie, de délire, il était prêt à tuer qui l’on voulait, son père, sa sœur, un prêtre, même le Dieu des orthodoxes, mais il était tout aussi prêt, tel un enfant, à obéir aux ordres provenant d’une volonté forte.


     Il sourit largement, comme un idiot, cracha et s’essuya le nez avec sa main. Mais ses yeux tombèrent sur la petite chienne blanche qui, nerveuse, se serrait contre Sachka. Se penchant avec rapidité, il l’attrapa par les pattes de derrière, la leva en hauteur, lui frappa la tête contre une dalle du trottoir et s’enfuit. Sachka le regardait en silence. Il courait, penché en avant, les bras tendus, sans bonnet, la bouche ouverte, les yeux fous, ronds et tout blancs.


     La cervelle de Biélotchkina gicla sur les bottes de Sachka, qui essuya la tache avec son mouchoir.



VIII


     Survint alors un temps étrange, semblable au songe d’un homme paralysé. Le soir, dans toute la ville, aucune lumière ne se voyait aux fenêtres, mais les enseignes enflammées des cafés-concerts et les fenêtres des cabarets brillaient fortement. Encore insuffisamment rassasiés de leur impunité, les vainqueurs vérifiaient leur pouvoir. Des gens déchaînés portant des papakhas26 de Mandchourie et des rubans géorgiens aux parements de leur vareuse faisaient le tour des restaurants et, sans se gêner exigeaient avec insistance que l’on chantât l’hymne national, en veillant à ce que tout le monde se levât. Ils faisaient également irruption dans les appartements, furetaient dans les lits et les commodes, réclamaient de la vodka, exigeaient de l’argent et l’hymne, et remplissaient l’air d’éructations d’ivrogne. 


     Ils arrivèrent une fois à dix à Gambrinus, et occupèrent deux tables. Ils se comportaient de façon ouvertement provocante, s’adressant aux serveurs sur un ton de commandement, lançant des crachats au-dessus de leurs voisins, posant leurs pieds sur d’autres sièges, répandant à terre leur bière en prétendant qu’elle n’était pas fraîche. Personne ne s’en prenait à eux. Tout le monde savait que c’étaient des flics, et on les regardait avec la secrète épouvante et la curiosité dégoûtée qu’éprouvent les simples gens en regardant des bourreaux. L’un d’entre eux était visiblement le chef. C’était un certain Motka Goundossy, un rouquin au nez cassé et à la voix nasillarde, d’une grande force physique, ancien voleur devenu videur dans un maison close puis souteneur et flic, un Juif baptisé.


     Sachka jouait « La Tempête ». Goundossy s’approcha soudain de lui, lui prit solidement la main droite et, se retournant vers les spectateurs, cria :


     — L’hymne ! L’hymne national ! Les amis, en l’honneur de notre souverain adoré… L’hymne !


     — L’hymne ! L’hymne ! hurlèrent les gredins en papakha. 


     — L’hymne ! cria sans conviction une voix solitaire venue du fond  de la salle.


     Mais Sachka dégagea sa main et dit tranquillement :


     — Aucun hymne. 


     — Quoi ? rugit Goundossy. Tu ne veux pas obéir ! Ah, youpin puant !


     Sachka fit une courbette, s’inclinant tout près de Goundossy et, le front tout plissé, tenant son violon abaissé par le manche, demanda :


     — Et toi ?


     — Comment ça, et moi ?


     — Je suis un youpin puant. Très bien. Et toi ?


     — Je suis orthodoxe27. 


     — Orthodoxe ? Depuis combien de temps ?


     Tout Gambrinus se pâma de rire, tandis que Goundossy, blême de rage, se tournait vers ses compagnons.


     — Les amis ! dit-il d’une voix tremblante et pleurarde, avec des mots appris, les mots d’autres gens, les amis, allons-nous tolérer que des youpins profanent l’autel et la sainte église ?


     Mais Sachka, levé sur son estrade, le força de nouveau à se tourner vers lui par le seul son de sa voix, et personne, parmi les habitués de Gambrinus, n’aurait cru que Sachka le comique, Sachka le grimacier pût s’exprimer avec autant d’autorité et d’empire.


     — Toi ! cria Sachka. Fils de chienne ! Montre-moi ton visage, assassin… Regarde-moi ! Tiens !


     Tout se déroula en un clin d’œil. Le violon de Sachka s’éleva, redescendit à toute vitesse et patatras ! l’homme de haute taille en papakha chancela sous le coup sonore reçu à la tempe. Le violon vola en morceaux. Seul le manche resta dans les mains de Sachka, qui le brandit victorieusement au-dessus de la foule.


     — À l’aide, les amis ! hurla Goundossy.


     Mais il était trop tard pour cela. Une forte muraille entourait Sachka et le protégeait. La même muraille flanqua dehors les porteurs de papakha. 


     Mais une heure plus tard, alors que Sachka, son travail fini, quittait la brasserie, sur le trottoir plusieurs hommes se jetèrent sur lui. L’un d’eux frappa Sachka aux yeux, siffla et dit au sergent de ville accouru :


     — Au commissariat du boulevard. C’est un politique. Voilà mon insigne.



IX


     On tenait pour la deuxième fois, et définitivement, Sachka pour mort et enterré. Quelqu’un avait vu toute la scène sur le trottoir devant la brasserie, et l’avait rapportée aux autres. Et il se trouvait à Gambrinus des gens d’expérience, connaissant le genre d’établissement qu’était le commissariat du boulevard et sachant le genre de plaisanterie que pouvait être une vengeance de flics. 


     Mais à présent, on s’inquiétait beaucoup moins du sort de Sachka que la première fois, et on l’oublia beaucoup plus vite. Au bout de deux mois, un nouveau violoniste était assis à sa place, un violoniste déniché par l’accompagnateur et, soit dit en passant, élève de Sachka.


     Et voici qu’un jour, environ trois mois plus tard, par une soirée paisible d’automne, alors que les musiciens jouaient la valse « L’Attente », une petite voix effrayée s’écria :


     — Hé les gars, Sachka !


     Tout le monde se retourna, les gens se levèrent des tonnelets. Oui, c’était bien lui, Sachka deux fois ressuscité, mais cette fois couvert de barbe, pâle et tout amaigri. On se précipita vers lui, on l’entoura, on le serra, on le pressa, on lui fourra dans les mains des chopes de bière. Mais une voix cria tout à coup :


     — Les amis, son bras !…


     Tous se turent soudain. Le bras gauche de Sachka, tordu et comme écrasé, avait le coude appuyé sur son côté. Visiblement, le bras ne pouvait plus ni se plier ni se déplier, et les doigts de cette main pointaient pour toujours vers son menton.


     — Qu’as-tu, camarade ? demanda finalement le bosco à grande barbe du « Monde russe ».


     — Hé ! Des bêtises… je ne sais quel tendon… répondit Sachka avec insouciance. 


     — Hmm-hmm…


     Tous se turent de nouveau.


     — Donc, « Le Berger », c’est fini, à présent ? demanda le bosco avec intérêt.


       « Le Berger » ? répéta Sachka, et ses yeux scintillèrent. Eh, toi !  lança-t-il avec sa conviction habituelle à l’accompagnateur.  « Le Berger » ! Ein, zweï, dreï !…


     Le pianiste se lança dans une joyeuse danse en jetant des coups d’œil incrédules en arrière. Mais Sachka, de sa main valide, sortit de sa poche un petit instrument noir et oblong, gros comme la paume de la main et muni d’un appendice qu’il plaça dans sa bouche et, tout plié vers la gauche, autant que le lui permettait son bras raide et estropié, se mit à siffler un « Berger28 » joyeusement assourdissant.


     — Ho-ho-ho ! firent les spectateurs, éclatant d’un rire sonore et gai.


     — Sapristi ! s’écria le bosco qui, de manière tout à fait inattendue, même pour lui-même, eut un mouvement gracieux et se mit à faire des pas de danse. Entraînés par son élan, les gens se mirent à danser, et les femmes et les hommes. Jusqu’aux valets qui, tout en s’efforçant de conserver leur dignité, se dandinaient sur place en souriant. Madame Ivanova elle-même, oubliant les devoirs de l’officier de quart, oscillait de la tête en cadence en suivant la danse enflammée, et faisait légèrement claquer ses doigts. Et peut-être même que le vieux Gambrinus, criblé de trous et rongé par le temps, remuait les sourcils en regardant joyeusement dehors, et on aurait dit que dans les mains de Sachka, tordu et estropié, un pipeau naïf et pitoyable chantait dans une langue hélas encore incompréhensible pour les amis de Gambrinus comme pour Sachka lui-même :


     — Ce n’est rien ! On peut estropier un homme, mais l’art supporte tout et triomphe de tout.








Notes



     1. Il s’agit d’Odessa.


     2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gambrinus


     3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gopak


     4. https://en.wikipedia.org/wiki/Dobroflot  (traduction éventuelle laissée à Google…)


     5. Ancien bateau turc à un mât, d’une quinzaine de mètres de long au plus, servant au cabotage (source : dictionnaire Dahl).


     6. Le poud faisait plus de seize kilos.


     7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Soixante-six_(jeu_de_cartes)


     8. Entre les deux, un terme introuvable…


     9. Donné sans garantie…


     10. Suivi d’un surnom entre guillemets sur lequel je n’ai rien trouvé.


     11. La verste faisait un peu plus d’un kilomètre.


     12. https://fr.wikipedia.org/wiki/Tr%C3%A9bizonde    

           https://fr.wikipedia.org/wiki/Anapa


     13. Chef.


     14. Tel quel dans le texte.


     15. Je ne vois pas de terme spécifique à la marine, en français…


     16. Sur la guerre des Boers : https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_des_Boers

           Sur l’Alliance franco-russe : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alliance_franco-russe


     17. Chanson interdite en Russie tout au long du dix-neuvième siècle.


     18. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cake-walk


     19. https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_russo-japonaise
           L’auteur a évoqué cette guerre dans d’autres nouvelles,
Le capitaine Rybnikov et Le Duel.


     20. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexe%C3%AF_Kouropatkine


     21. https://fr.wikipedia.org/wiki/Balaklava


     22. Les deux derniers vers sont une adaptation gardant le sens du texte russe.


     23. https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Te-li-Ssu


     24. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pogrom_de_Moldavanka  Ce pogrom intervient à peine quelques mois après l’effervescence politique à Odessa, en juin 1905, faisant suite à la mutinerie à bord du cuirassé Potiomkine (Potemkine). Kouprine l’évoque

en quelques lignes et symbolise la répression – qui fut violente – par son personnage de commissaire-adjoint, ce qui est tout simplement dû à la censure, le récit paraissant en février 1907…

           https://fr.wikipedia.org/wiki/Mutinerie_du_cuirass%C3%A9_Potemkine


     25. Très approximatif. Je ne suis pas spécialiste de l’argot obscène russe, d’une grande richesse. Et ce peut être un odessisme.


     26. Bonnets de fourrure plus grands que la chapka.


     27. C’est-à-dire chrétien orthodoxe.


     28. https://youtu.be/CFY-7ElnUnw


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