vendredi 5 juillet 2024

La chasse aux champignons (Arkadi Boukhov)

 Je renvoie, pour la présentation d’Arkadi Boukhov, à celle qu’en fit sur son blog Michel Delarche : https://blogs.mediapart.fr/michel-delarche/blog/230624/un-poeme-satirique-darkadi-boukhov



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La chasse aux champignons1


(Arkadi Boukhov)





     La première fois qu’on me proposa d’aller aux champignons, je fus frappé par l’épreuve que doit subir quiconque accepte cette proposition d’apparence modeste.

     — Ce soir, couchez-vous à neuf heures…

     Me montrant en général sceptique vis-à-vis de tous les projets visant à modifier ma façon de vivre, présentant assez peu d’attraits pour autrui, je m’étonnai grandement de ce conseil.

     — Pourquoi à neuf heures ? Quel rapport avec les champignons ?

     — Non, c’est juste que… Plus on y va tôt, mieux c’est.

     — Peut-être alors que ça ne vaut pas la peine de dîner ?… Il est deux heures et demie, je vais jusqu’à quatre heures, et ensuite je prends un livre avant d’aller me coucher…

     — Ne riez pas… il faut se lever à six heures…

     — Peut-être vaut-il mieux ne pas manger la veille ?

     — Vous tournez tout en blague…

     Je m’efforçai de convaincre mes interlocuteurs qu’étant donné ces exigences, je voyais la promenade du lendemain comme quelque chose n’ayant rien de drôle, mais présentant au contraire un aspect systématiquement tragique, seulement, la nécessité d’aller me coucher à l’heure où pour moi la soirée commence, et de me lever alors que je suis en plein sommeil éveillait en moi une protestation insurmontable. 

     — Mais pourquoi précisément à six heures ?

     — C’est mieux… Tout le monde y va dès le matin…

     — Je comprendrais – dis-je en m’efforçant de donner une base logique à mes objections –, s’il s’agissait de pêche : le poisson mord mieux le matin, mais là, nous parlons de champignons… Certaines espèces, peut-être, il faut les appâter pendant deux heures, après quoi elles sortent de terre avec le lever du soleil ?…

     — Ça n’existe pas, me répondit-on sèchement.

     — Les champignons ont peut-être des heures de garde, pendant lesquelles on peut les cueillir ?

     — Ce que vous pouvez dire comme bêtises…

     — Mais si ce sont des bêtises, alors le champignon sorti à six heures sera encore à la même place à midi… Il aura même pu pousser un peu…

     — Bref, vous ne voulez pas venir ? 

     C’était là tirer de mes propos une conclusion trop hâtive et un peu de mauvaise foi ; je la démentis et proposai aux gens comptant sur leurs forces de tenter de me réveiller.

     À neuf heures du soir, je donnai l’ordre de préparer mon lit. J’ignore quel effet eut cette directive sur ma femme de chambre, peu habituée à de telles fantaisies de ma part, mais, en tout cas, lorsque je rentrai chez moi à une heure passée, mon lit m’attendait.


* * *


     En dépit du caractère désespéré, semblait-il, de l’entreprise, on se mit à me réveiller, au matin. Je n’opposai pas une résistance bien longue, d’autant que les procédés mis en œuvre à cette fin étaient aussi convaincants que primitifs. Bien sûr, retirer ma couverture et la jeter par terre ne put d’emblée couper court au plaisir de dormir, mais le poids du plus obèse des cueilleurs de champignons, qui s’était assis sur mes jambes, anéantit tout espoir de retrouver le confort de ma tiède literie ; l’eau froide déversée sur mon cou contribua aussi beaucoup à ce que, dix minutes plus tard, vexé et renfrogné, je fusse entièrement habillé et préparé à tous les effrois de la chasse aux champignons. 

     Les coins à champignons se trouvent d’ordinaire à deux heures de marche d’une datcha2. Si quelqu’un s’avisait de faire bâtir celle-ci à proximité immédiate des champignons, tous ses amis lui assureraient immanquablement que les champignons décamperaient aussitôt pour aller s’installer quelque part dans une autre forêt, à coup sûr à deux heures de marche. Si les champignons sont tout près, il faut tout de même, en s’y rendant, prendre en compte le fait que l’on s’égarera au milieu des datchas, qu’on tombera sur une petite gare et qu’on s’embourbera quatre fois dans un marais avant de se mettre à leur recherche.  Pourquoi est-ce ainsi, je l’ignore, mais aucune personne éprouvée n’ira contester l’existence de cet usage. 

     Ce qui différencie nettement la chasse aux champignons de la cueillette des baies s’exprime aussitôt sur place, lorsque les ramasseurs boueux et fatigués s’arrêtent brusquement, allez savoir pourquoi, auprès d’un arbre noueux, et se mettent, avec un cri de joie sauvage, à ramper par terre. Une baie, on peut tout bonnement la cueillir et la porter à sa bouche. Ayant répété suffisamment l’opération, un débrouillard commence à prendre du retard sur ses camarades, trouve le chemin de sa datcha et s’en va tranquillement boire du café en lisant le journal du matin. Si le cueilleur de baies est suffisamment à l’aise pour ne pas se précipiter à la gare afin de vendre les baies à quelque passager distrait, il peut se contenter d’une demi-livre3 de fraises mûres. Un ramasseur de champignons, au contraire, s’efforce d’en récolter une si grande quantité qu’il se met, avec son lourd panier, à ressembler au cheval qui, à la fin de la saison, ramène en ville tous ses ustensiles. Les baies, on les mange, tout simplement ; seuls quelques imprudents mangent ainsi les champignons, aussi faut-il les faire mariner, frire, sécher, broyer et autres choses peu accessibles à un esprit privé du sens de la cuisine. Il est très possible que des gens expérimentés en fassent des confitures ou de la crème aigre. C’est pourquoi tout cueilleur de champignons tâche de ramener assez de cochonneries pour que la maîtresse de maison lève les bras au ciel et s’assoie par terre en pleurant à l’idée qu’elle ne pourra jamais s’en sortir avec tous ces champignons.


* * *


     Contre toute attente, lorsque je cueillis le premier champignon me tombant sous les pieds, pour le montrer d’un air triomphal à mes compagnons, ceux-ci se mirent à rire comme un seul homme, avec le plus grand cynisme.

     — Pas celui-là…

     — Pourquoi donc ? C’est mon premier…

     — Il est toxique.

     — Qu’est-ce que ça veut dire ? Tous les champignons sont toxiques. Je n’ai pas l’habitude de les considérer comme un remède contre les rhumatismes ou la goutte, et si j’ai trouvé celui-ci, tout de même…

     — Vous l’avez trouvé, et vous pouvez le jeter… Il est vénéneux.

     — Ce qui est naturel n’est pas vénéneux.

     — Eh bien, ça, c’est vénéneux !…

     — Évidemment, sous un éclairage partial… Dans dix minutes, vous allez peut-être me déclarer vénéneux. Du reste, si je vous dérange, je peux bien sûr…

     — Pourquoi vous vexer ? Tenez, regardez, je viens de trouver un cèpe, cela a du prix, c’est très bon…

     — Oui, mais il ressemble de façon bien suspecte au mien : le chapeau, le pied… Ah, en voici un autre…

     — Montrez un peu…

     — Je vous en prie… Qu’il est beau ! Tout rouge, avec de petits points blancs… Ceux-là, j’imagine, on les fait mariner.

     — Une amanite tue-mouches.

     — Qu’est-ce qui est une amanite tue-mouches ?

     — Votre champignon.

     — Ce champignon ? C’est quoi, une variété de grande valeur ?

     — Elles ne sont pas comestibles.

     — Alors, on les noie dans le ciment, ou on les attache avec un ruban, c’est ça ?

     — On les jette tout bonnement…

     — Vous savez, observai-je de façon sèchement évasive, si chacun des champignons que je trouve soulève des remarques aussi peu flatteuses, alors…

     — Ne ramassez pas le premier champignon venu…

     Cette issue me plut de façon définitive. Je me mis à marcher avec plaisir en compagnie de tout le monde, et quand je voyais un champignon, je l’écrasais : certes, vu le tour que prenait l’affaire, mon panier accueillait juste des pommes de pins à l’aspect original, ainsi qu’un lacet de bottine qui entravait ma marche, au moins ne risquais-je plus de me voir blâmé.

     Il s’avéra pourtant que ce risque existait encore, car au bout d’une demi-heure, la réprobation devint bruyante et générale à mon encontre.

     — Mais enfin, c’est révoltant !… Vous venez d’écraser deux cèpes…

     — Est-il possible que les victimes aient crié au point d’attirer votre attention? demandai-je avec une curiosité morose.

     — Mais arrêtez donc de plaisanter… Nous marchons et nous rampons à leur recherche, et vous, vous les écrasez…

     — Si mon procédé vous déplaît, proposai-je dans un esprit de conciliation, je peux simplement m’asseoir dessus : le résultat sera le même…

     — Nous ne vous prendrons plus avec nous…

     — Si vous aviez pris cette décision hier soir, cela m’aurait convenu bien davantage…

     — À nous aussi… Il vient  et ne fait que gêner…

     Je ne contestai point, car c’était là définir avec exactitude ce que je faisais alors.


* * *


     Le même jour, à la cuisine où les cueilleurs déversent avec un soupir de soulagement  tout ce qu’ils ont récolté en forêt, a lieu une discussion brève mais caractéristique.

     — Ils en ont ramené, les bougres. Une vraie folie.

     — Faut les faire frire…

     — Frire… Si on sert ça, les convives vont faire une drôle de tête : c’est comme de la crème tournée ou du beurre rance…

     — Madame a donné l’ordre d’en préparer pour le dîner…

     — On les fera frire pour le dîner. Tu es allée au magasin ? Tu as acheté du beurre ? Et des champignons ? Eh bien, fais-les frire.

     — Les faire frire ? Et ceux-là ?

     — Tu m’en diras tant. Ceux-là… Fais frire ceux que tu as achetés. Ceux-là… Tu causes, tu causes… Et lorsque les gens crèveront à cause des champignons vénéneux et des amanites tue-mouches, tu causeras encore ?

     Au dîner, les heureux et à moitié assoupis cueilleurs se jettent en dissimulant mal leur dégoût sur les champignons achetés à la boutique voisine, et disent, tout attendris :

     — On les a ramassés nous-mêmes… Quatre heures de marche…

     — Ah, quelle splendeur ! … Vous-mêmes, vraiment ? s’étonne avec un stoïcisme froid l’hôte de passage. Eh bien, dites, des champignons comme ça, et c’est vous-mêmes…

     Une bonne demi-heure encore ça discute de champignons, cela prend fin seulement lorsque l’un des plus endormis des ramasseurs de champignons enfonce, en prenant son élan, sa fourchette dans une boulette de viande carbonisée et présente le plat à l’invité :

     — Allez-y, mangez… M’gez s’vouplaît… On les a ramassés nous-mêmes…

     Ces jours-là, je ne viens pas dîner.


     1916




Notes


  1. Pour essayer de rendre le titre russe, parlant de sport…
  2. Maison de campagne, villa dans les bois.
  3. Livre russe : environ 440 g.

lundi 1 juillet 2024

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