mercredi 19 février 2025

Jour de fête (Anton Tchékhov)

     Cette nouvelle parut fin octobre 1888 dans le Messager du Nord, revue mensuelle éditée à Saint-Pétersbourg de 1885 à 1898. Elle fut ensuite reprise, avec de nombreuses modifications, dont pas mal de coupes, par L’Intermédiaire, maison d’édition créée en 1884 à l’initiative de Tolstoï et qui dura jusqu’en 1917. Puis intégrée à l’édition d’Adolphe Marx.
     Le texte peut laisser le lecteur sur sa faim. Tchékhov lui-même était conscient qu’il aurait fallu le reprendre et y passer beaucoup plus de temps, mais il avait des soucis d’argent. C’était une commande du Messager du Nord, qui ne lui envoyait pas d’avances. Dans une lettre à Souvorine, il reconnaît que ses débuts promettent souvent plus qu’il ne peut tenir ensuite. « Le début et la fin sont intéressants, mais, au milieu, c’est de la filasse mâchouillée. » 
     Je passe sur les innombrables démêlés de l’auteur avec les éditeurs : ceux-ci tergiversent, suggèrent des modifications (parfois même sans demander l’avis de l’auteur !), les coquilles sont innombrables, Tchékhov ne reçoit pas à temps les épreuves… Il est parfois très fâché.
     Dans une lettre à l’écrivain et critique Alexeï Plechtcheïev, l’un des collaborateurs du Messager du Nord, Tchékhov proteste contre ceux qui voudraient lui attribuer une orientation politique précise : il n’est ni libéral ni conservateur, il se veut artiste libre. Plechtcheïev ne voyait pas le sens de son récit, Tchékhov lui répond qu’il dénonce le mensonge. Soit. Mais l’auteur sait bien que son texte, qui « commence comme un vrai roman » est un peu sec. Dans la lettre déjà mentionnée à Souvorine, il écrivait qu’il passerait bien six mois sur ses personnages, malheureusement, c’était impossible…
     Sur les conseils de Plechtcheïev, Tchékhov supprima certaines scènes, comme celle où Piotr Dmitritch prenait congé du docteur. Il retira aussi une allusion aux « ukrainophiles », gens qu’il estimait peu parce que, selon lui, pour se donner de l’importance, ils reprochaient à Gogol d’avoir écrit en russe – même s’il y a de nombreux ukrainismes dans Les Soirées du hameau comme dans Taras Boulba : cette polémique ne peut plus s’entendre de la même façon de nos jours.
     Même si l’on reprocha parfois au récit de se perdre dans les détails, la critique reconnut  la finesse psychologique de l’auteur. Tchékhov lui-même confia à des amis que son récit « plaisait surtout aux dames »…



(Cette présentation a été faite à partir de la notice historique trouvée dans l’édition intégrale des œuvres de Tchékhov par l’Académie des sciences de l’URSS, voici une cinquantaine d’années.)


Ceci est une traduction « à la française », parfois un peu libre, mais s’efforçant de respecter entièrement l’esprit du texte russe.




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I



     Après le repas de fête, avec ses huit plats et ses conversations interminables, Olga Mikhaïlovna, la femme de celui dont c’était la fête1, alla au jardin. L’obligation de sourire et de parler sans arrêt, la balourdise des domestiques, les longues pauses pendant le repas et le corset qu’elle portait pour cacher aux invités sa grossesse l’avaient épuisée.  Elle avait envie de s’éloigner de la maison, de s’assoir à l’ombre et de se reposer en songeant à l’enfant qui devait naître d’ici deux mois. Ces pensées lui venaient, elle y était habituée, lorsqu’elle prenait à gauche de la grande allée pour s’engager sur un étroit sentier ; là, à l’ombre épaisse des pruniers et des cerisiers, les branches sèches égratignaient ses épaules et son cou, une toile d’araignée se posait sur sa figure, et dans ses pensées grandissait l’image d’un petit être au sexe indéterminé, avec des traits flous, et elle commençait à croire que ce n’était pas une toile d’araignée qui lui chatouillait gentiment le visage et le cou, mais bien cet être ; lorsque, au bout du sentier, se montrait la palissade à claire-voie, et que derrière elle apparaissaient les ruches ventrues aux petites toits de tuiles, lorsque dans l’air figé, stagnant, elle commençait à sentir une odeur de foin et de miel et qu’elle entendait le doux bourdonnement des abeilles, le petit être s’emparait entièrement d’Olga Mikhaïlovna. Elle s’asseyait sur un petit banc près d’une hutte d’osier tressé, et se mettait à penser.

     Cette fois encore, elle atteignit le petit banc, s’y assit et se mit à penser ; mais au lieu du petit être, son imagination lui montrait les grandes personnes qu’elle venait de quitter. Cela l’affectait beaucoup d’avoir, elle, la maîtresse de maison, abandonné ses hôtes ; et elle se rappela la façon dont, au cours du repas, son mari, Piotr Dmitritch2, et son oncle, Nikolaï Nikolaïtch avaient discuté des jurys de cours d’assises, de la presse et de l’instruction féminine ; comme d’habitude, son mari cherchait, dans cette discussion, à étaler son conservatisme devant les invités et surtout à ne pas tomber d’accord avec l’oncle de sa femme, qu’il n’aimait pas ; quant à l’oncle, il le contredisait et le chicanait à propos de chaque mot afin de montrer aux convives que lui, l’oncle, en dépit de ses cinquante-neuf ans, avait gardé la fraîcheur d’esprit et la liberté de pensée d’un jeune homme. Vers la fin du repas, Olga Mikhaïlovna n’y tint plus et se mit à défendre maladroitement les cours supérieurs3 pour jeunes filles – non qu’ils eussent besoin d’être défendus, c’était seulement par envie de faire bisquer son mari, qu’elle trouvait injuste. La discussion épuisait les invités, mais ils jugèrent tous nécessaire de s’en mêler, et parlèrent d’abondance, bien qu’aucun d’entre eux n’éprouvât le moindre intérêt pour les jurys de cours d’assises, pas plus que pour l’instruction féminine…

     Olga Mikhaïlovna était assise de ce côté-ci de la palissade, près de la hutte. Le soleil se cachait derrière les nuages, les arbres et l’air se renfrognaient comme avant la pluie, il faisait cependant chaud et lourd. Le foin fauché sous les arbres la veille de la Saint-Pierre gisait tristement, non rentré, émaillé de fleurs fanées et exhalant une forte odeur douceâtre. Le calme régnait. Derrière la claire-voie, les abeilles bourdonnaient…

     Soudain se firent entendre des pas et des voix. Quelqu’un suivait le sentier et venait vers les ruchers.

     « Il fait lourd ! dit une voix de femme. Vous pensez qu’il va pleuvoir ?

     — Il pleuvra, ma charmante, mais seulement cette nuit, répondit langoureusement une voix d’homme qu’Olga connaissait très bien. Une bonne pluie. »

     Olga Mikhaïlovna calcula qu’en se hâtant de se cacher dans la hutte, elle ne serait pas vue, on passerait à côté d’elle sans qu’elle ait besoin de parler et de se forcer à sourire.  Elle releva le bas de sa robe, se courba et entra dans la cabane. Une bouffée d’air brûlant, étouffant comme de la vapeur, lui enveloppa aussitôt le visage, le cou et les mains. Sans la touffeur de l’air et l’odeur confinée de pain de seigle qui lui coupait le souffle, il y aurait eu là, au crépuscule, sous le toit de chaume, un refuge pour se cacher des invités et penser au petit être. C’était paisible et douillet.

     « Quel joli coin ! fit la voix féminine. Asseyons-nous ici, Piotr Dmitritch. »

     Olga Mikhaïlovna se mit à regarder par une fente entre deux branches sèches. Elle aperçut son mari, Piotr Dmitritch et une invitée, Lioubotchka4 Schœller, jeune fille de dix-sept ans venant de sortir de son institution5. Le chapeau sur la nuque, indolent et nonchalant d’avoir beaucoup bu pendant le repas, Piotr Dmitritch marchait en se dandinant près de la palissade et poussait le foin du pied, formant un tas ; rose de chaleur et jolie comme toujours, Lioubotchka était debout, les mains derrière le dos, suivant du regard les mouvements indolents de Piotr, de son grand et beau corps.

     Olga Mikhaïlovna savait que son mari plaisait aux femmes, et n’aimait pas le voir en leur compagnie. Il n’y avait rien d’extraordinaire dans le fait que Piotr Dmitritch  rassemblât paresseusement le foin en tas pour s’assoir dessus avec Lioubotchka et causer de choses sans importance ; rien d’extraordinaire non plus à ce que l’avenante Lioubotchka le regardât avec douceur, néanmoins, Olga Mikhaïlovna ressentit du dépit à l’égard de son mari, en même temps qu’elle éprouvait à la fois de la peur et du plaisir à pouvoir écouter.

     « Asseyez-vous, beauté, dit Piotr Dmitritch en se laissant tomber sur le foin et en s’étirant. Voilà. Bon, eh bien, racontez-moi quelque chose.

     — C’est ça ! Je vais raconter, et vous vous endormirez.

     — M’endormir ? Allah kerim6 ! Puis-je m’endormir lorsque de tels yeux me regardent ? »

     Là encore, il n’y avait rien d’extraordinaire dans les paroles de son mari, pas plus dans le fait qu’il se  vautrât, le chapeau sur la nuque, en présence d’une invitée. Les femmes avaient un faible pour lui, il savait qu’il leur plaisait et, dans son comportement avec elles, il avait fait sien un ton particulier qui, de l’avis général, lui allait à merveille. Il se tenait avec Lioubotchka comme avec toutes les femmes. Olga Mikhaïlovna éprouvait tout de même de la jalousie.

     « Dites-moi, je vous prie, dit Lioubotchka après un silence, est-ce vrai ce qu’on dit, que vous avez eu des démêlés avec la justice ?

     — Moi ? Oui, c’est vrai… Je suis classé comme malfaiteur, beauté.

     — Mais pour quel motif ?

     — Oh, comme ça… surtout à cause de la politique, dit en bâillant Piotr Dmitritch. La bagarre entre la gauche et la droite. En tant que conservateur obscurantiste, j’ai osé utiliser dans un document officiel des expressions blessantes pour des Gladstone7 aussi infaillibles que notre juge de paix Kouzma Grigoriévitch Vostriakov et que Vladimir Pavlovitch Vladimirov. »

     Piotr Dmitritch bâilla une nouvelle fois et reprit :

     « C’est la règle, chez nous, vous pouvez dire du mal du soleil, de la lune ou de ce que vous voulez, mais que Dieu vous garde de vous en prendre aux libéraux ! Que Dieu vous en garde ! Le libéral, c’est le champignon le plus vénéneux, celui qui, sec, vous arrosera d’un nuage de poussière si vous l’effleurez par mégarde. 

     — Que vous est-il arrivé ?

     — Rien de particulier. Une simple bagatelle a mis le feu aux poudres. Un maître d’école, un gringalet issu de la prêtraille, porte plainte auprès de Vostriakov contre un cabaretier qu’il accuse de l’avoir injurié et molesté dans un endroit public. Il est évident que les deux, l’instituteur et le cabaretier, étaient saouls comme des savetiers, et qu’ils se sont tous les deux également mal conduits. S’il y a eu injures, elles furent en tout cas réciproques. Vostriakov aurait dû leur infliger une amende à tous deux pour trouble à l’ordre public et les renvoyer, point final. Mais chez nous, comment cela se passe-t-il ? Chez nous, ce qui compte, ce n’est jamais l’individu ni les faits qui comptent, mais la raison sociale et l’étiquette. Un maître d’école, tout gredin qu’il soit, a toujours raison, parce qu’il est maître d’école ; le cabaretier, lui, est toujours coupable, parce qu’il tient un cabaret et qu’il cherche à s’enrichir. Vostriakov a fait arrêter le cabaretier, lequel en a appelé au tribunal du district8 – qui a solennellement confirmé la sentence de Vostriakov. Moi, je m’en suis tenu à mon opinion personnelle… Je me suis un peu échauffé… Voilà tout. »

     Piotr Dmitritch le disait tranquillement, avec une désinvolture ironique. En réalité, le procès à venir l’inquiétait fortement. Olga Mikhaïlovna se rappelait qu’en rentrant de la malencontreuse séance au district, il avait essayé, de toutes ses forces, de cacher à ses proches qu’il trouvait cela pénible et qu’il était mécontent de lui. En homme intelligent, il ne pouvait pas ne pas sentir qu’en maintenant son opinion personnelle, il était allé trop loin, et il lui en avait fallu, des mensonges, pour se cacher cela et pour le dissimuler aux autres ! Combien de conversations inutiles, combien de bougonnements et de rires feints, au sujet de ce qui n’était nullement drôle ! À l’annonce qu’on le traînait en justice, il s’était soudain senti abattu, avait perdu le moral et s’était mis à mal dormir, il se tenait plus souvent que d’habitude devant la fenêtre, tambourinant aux carreaux. Il avait honte d’avouer à sa femme que cela lui était pénible, et elle en concevait du dépit…

     « À ce qu’on dit, vous êtes allé dans la province de Poltava9 ? demanda Liobotchka.

     — C’est exact, répondit Piotr Dmitritch ; j’en suis revenu avant-hier.

     — On est sûrement bien, là-bas ?

     — Oui, très bien, même. Je dois vous dire que j’y suis arrivé au moment de la fenaison, et qu’en Ukraine, c’est l’époque la plus poétique. Chez nous, ici, la maison est grande, le jardin aussi, il y a beaucoup de gens et d’allées et venues, du coup, vous ne voyez pas qu’on est en train de faire les foins, tout passe inaperçu ; au contraire, sur ma ferme, là-bas, j’ai une quinzaine de déciatines10 de prés plats comme la paume de la main : de chaque fenêtre, on voit les faucheurs. On fauche dans les prés, dans le jardin, il n’y a pas d’invités ni d’agitation, si bien que vous ne pouvez faire autrement que de voir, d’entendre et de sentir uniquement la fenaison. Au dehors comme à l’intérieur, cela sent le foin, le tintement des faux s’entend de l’aube au crépuscule. De façon générale, la Khokhlandia11 est un charmant pays. Le croirez-vous, lorsque je buvais de l’eau aux puits à balancier12, ou de la vodka frelatée dans les auberges juives13, lorsque, durant les soirées paisibles, me parvenaient les sons du violon et du tambourin des khokhly, une idée séduisante me charmait : celle de me retrancher dans cette ferme et d’y vivre le restant de mes jours loin des assemblées, des conversations savantes, des femmes philosophant, des longs repas… »

     Piotr Dmitritch ne mentait pas. Il trouvait tout cela pénible, et avait en effet envie de souffler. Et il se rendait dans la province de Poltava dans le seul but de ne plus voir son bureau, ses domestiques, ses connaissances et tout ce qui pouvait lui rappeler sa blessure d’amour-propre et ses erreurs.

     Lioubotchka se leva soudain d’un bond et agita les mains avec effroi.

     « Une abeille, une abeille ! glapit-elle, elle va me piquer !

     — Elle ne va pas vous piquer, arrêtez ! dit Piotr Dmitritch. En voilà une froussarde !

     — Je vous dis que si ! » cria Lioubotchka qui revint vite sur ses pas en regardant par-dessus son épaule pour voir l’abeille.

     Piotr Dmitritch la suivit en la regardant s’éloigner, d’un air triste et attendri. Sans doute, en la regardant, pensait-il à sa ferme, à sa solitude et – qui sait ? – peut-être même songeait-il quelle existence tiède et douillette il pourrait mener dans cette ferme, s’il avait pour femme cette jeune fille, pure et fraîche, non déformée par l’enseignement supérieur et non enceinte…

     Lorsque le bruit des voix et des pas mourut, Olga Mikhaïlovna sortit de la hutte et se dirigea vers la maison. Elle avait envie de pleurer. Elle ressentait maintenant une jalousie violente à l’égard de son mari. Elle comprenait que Piotr Dmitritch était las, mécontent de lui et qu’il avait honte, et lorsqu’on a honte, on évite avant tout ses proches et l’on ouvre son cœur à des étrangers ; elle comprenait également que Lioubotchka n’était pas dangereuse, pas plus que toutes les femmes en train de boire du café, à présent, à la maison. Mais l’ensemble était incompréhensible, faisait peur à Olga Mikhaïlovna, il lui semblait que Piotr Dmitritch, pour moitié, ne lui appartenait déjà plus…

     « Il n’a pas le droit ! marmonnait-elle en tâchant de comprendre sa jalousie et son ressentiment à l’égard de son mari. Il n’a absolument pas le droit. Je vais tout de suite le lui dire ! »

     Elle décida d’aller sur-le-champ trouver son mari et de tout lui dire : c’est vil, extrêmement vil de sa part de plaire aux autres femmes et de l’accepter comme une manne céleste ; c’est injuste et malhonnête de sa part de donner à d’autres ce qui de droit revient à sa femme, de lui cacher son âme et sa conscience pour les ouvrir au premier joli minois rencontré. Quel mal sa femme lui a-t-elle fait ? Quelle faute a-t-elle commise ? Enfin, cela fait longtemps que ses mensonges l’ennuient : il passe son temps à prendre des airs, à poser, à dire autre chose que ce qu’il pense, et à s’efforcer de paraître différent de ce qu’il est, et doit être. À quoi bon tous ces mensonges ? Cela convient-il à un honnête homme ? En mentant, il fait injure aussi bien à lui-même qu’à ceux à qui il ment, et ne montre aucun respect pour l’objet de ses mensonges. Comment ne comprend-il pas qu’en posant et en minaudant à son bureau de magistrat ou, à table, en discutant des prérogatives du pouvoir dans le seul but d’embêter son oncle, il ne fait nul cas du tribunal, pas plus que de lui-même ou de tous ceux qui le voient et l’écoutent ?

     En revenant dans la grande allée, Olga Mikhaïlovna se donna l’air d’être sortie à cause de ses devoirs de maîtresse de maison. Sur la terrasse, les hommes buvaient des liqueurs en savourant des baies ; l’un d’eux, juge d’instruction, gros homme d’un certain âge, plaisantin et faiseur de bons mots, devait sûrement raconter une histoire scabreuse, car, en apercevant son hôtesse, il empoigna ses lèvres grasses, ouvrit de grands yeux et se rassit. Olga Mikhaïlovna n’aimait pas les fonctionnaires du district. Lui déplaisaient aussi bien leurs femmes à la gaucherie cérémonieuse que leurs cancans, leurs fréquentes visites et leur façon de flatter son mari, que tous détestaient. À présent, alors qu’ils buvaient, bien repus, sans songer à partir, leur présence lui était pénible jusqu’à l’angoisser, mais, pour ne pas paraître manquer d’amabilité, elle fit un sourire au juge d’instruction et le menaça du doigt. Elle traversa la salle14 de réception et le petit salon en souriant et comme si elle allait donner des ordres et prendre des dispositions. « Plaise à Dieu que personne ne me retienne ! » se disait-elle, mais elle se contraignit elle-même à s’arrêter dans le petit salon, pour écouter par décence un jeune homme qui y jouait du piano ; étant demeuré là quelques instants, elle cria : « Bravo, bravo, monsieur15 Georges ! » et, ayant frappé deux fois dans ses mains, elle poursuivit son chemin. 

     Elle trouva son mari dans son cabinet. Assis à son bureau, il pensait à quelque chose. Son visage était sévère et songeur, il avait un air coupable. Ce n’était plus le Piotr Dmitritch qui discutait à table, celui que connaissaient les invités, mais un autre – épuisé, coupable et mécontent de lui –, que connaissait seulement sa femme. Il était venu dans son cabinet, apparemment, pour prendre ses cigarettes. Son étui était ouvert sur le bureau, bourré de cigarettes, et il avait une main plongée dans un tiroir. Il s’était figé dans cette position, en train de prendre des cigarettes.

     Il fit pitié à Olga Mikhaïlovna. Il était clair comme le jour que cet homme souffrait, était comme une âme en peine et, peut-être, se battait avec lui-même. En silence, Olga Mikhaïlovna s’approcha du bureau ; souhaitant montrer qu’elle avait oublié la controverse à table et n’était plus fâchée, elle referma l’étui à cigarettes et le mit dans la poche de côté de son mari.

     « Que lui dire ? songeait-elle. Je vais lui dire que le mensonge est comme une forêt : plus on s'y enfonce, plus il est difficile d’en ressortir. Je vais lui dire : “Tu t’es laissé entraîner par ton rôle de composition et tu es allé trop loin ; tu as offensé des gens qui t’étaient attachés et qui ne t’avaient fait aucun mal. Va donc leur présenter tes excuses et ironise sur ton propre compte, tu te sentiras mieux. et si tu as envie de calme et de solitude, partons d’ici ensemble.” »

     Ses yeux ayant rencontré ceux de sa femme, Piotr Dmitritch reprit brusquement l’expression d’indifférence un peu railleuse qu’il avait affichée à table et dans le jardin, il bâilla et se leva.

     « Il est plus de cinq heures, dit-il après un coup d’œil à sa montre. Si nos invités ont pitié de nous et nous font la grâce de s’en aller à onze heures, il nous faut encore attendre six heures. C’est gai, il n’y a pas à dire ! »

     Et, en sifflotant, il sortit lentement du cabinet de son habituelle démarche imposante. On l’entendit traverser de son pas imposant la salle de réception, puis le petit salon, rire de quelque chose avec assurance et dire au jeune homme jouant du piano : « Bra-o ! Bra-o ! » Le bruit  de ses pas cessa bientôt : il avait dû aller au jardin. Et ce ne fut plus la jalousie ni le dépit, mais une véritable haine contre ces pas, ce rire faux  et cette voix qui s’empara d’Olga Mikhaïlovna. Elle s’approcha de la fenêtre et jeta un coup d’œil dans le jardin. Piotr Dmitritch était déjà dans l’allée. Ayant mis une main dans sa poche et claquant des doigts de l’autre, la tête un peu rejetée en arrière, il marchait posément, en se dandinant, l’air très content de lui, de son repas et de sa digestion, ainsi que de la nature…

     Dans l’allée apparurent deux petits lycéens, les enfants d’une propriétaire terrienne, madame Tchijevski16, qui venaient d’arriver avec leur précepteur, un étudiant en tunique blanche et pantalon très étroit. Parvenus à la hauteur de Piotr Dmitritch, les enfants et l’étudiant s’arrêtèrent et lui souhaitèrent sans doute une bonne fête17. Avec un joli mouvement d’épaules, il tapota la joue des enfants et, sans le regarder, tendit négligemment la main à l’étudiant. L’étudiant loua sans doute le temps qu’on avait, et le compara à celui de Pétersbourg, car Piotr Dmitritch dit d’une voix forte, et d’un ton faisant penser qu’il s’adressait, non à un hôte mais à un huissier de justice ou à un témoin :

     « Comment, Monsieur18, il fait froid chez vous, à Pétersbourg ? Mais chez nous, ici, mon ami, l’air est pur et doux, et les fruits de la terre abondent19. Hein ? Quoi donc ? »

     Et, remettant une main dans sa poche et claquant des doigts de l’autre, il poursuivit son chemin. Jusqu’à ce qu’il eût disparu derrière les taillis de noisetiers, Olga Mikhaïlovna regarda sa nuque avec perplexité. Où cet homme de trente-quatre ans prenait-il cette grave démarche de général ? D’où lui venait cette belle et majestueuse allure ? D’où sortaient cette vibration de chef, dans sa voix, et ces « quoi donc, Monsieur », « mais oui, Monsieur » et autres « mon ami » ?

     Olga Mikhaïlovna se souvint que les premiers mois de son mariage, pour éviter de s’ennuyer en restant toute seule à la maison, elle se rendait en ville pour les sessions du tribunal, que Piotr Dmitritch présidait parfois, à la place de son parrain à elle, le comte Alexeï Pétrovitch. Assis dans le fauteuil de président, vêtu de son uniforme, une chaîne à la poitrine, il n’était plus du tout le même. Les gestes majestueux, la voix tonitruante, les « quoi donc, Monsieur », « mais oui, Monsieur », le ton nonchalant… Tout le côté ordinairement humain qui était le sien, celui auquel était habituée Olga Mikhaïlovna, tout cela disparaissait dans la majesté présente, et ce n’était pas Piotr Dmitritch qui siégeait dans le fauteuil, mais quelqu’un d’autre, que tout le monde appellait « Monsieur le président ». La conscience d’être le pouvoir l’empêchait de rester tranquillement assis, il cherchait l’occasion de lancer un coup de sonnette, d’envoyer un regard sévère au public, de crier… D’où venaient sa myopie et sa surdité, lorsqu’il se mettait soudain à mal voir et à mal entendre, et, fronçant un sourcil majestueux, exigeait que l’on parlât plus fort et que l’on se rapprochât de son bureau ? Du haut de sa grandeur, il distinguait mal les visages et les sons, à croire que si Olga Mikhaïlovna elle-même se fût approchée, il lui aurait également crié : « Quel est votre nom ? » Il tutoyait les paysans témoins, criait à l’adresse du public si fort que l’on entendait sa voix dans la rue, et il se montrait impossible avec les avocats. Si l’un d’eux prenait la parole, Piotr Dmitritch se tournait un peu sur le côté et clignait des yeux en direction du plafond, pour signifier que l’on n’avait nul besoin de l’avocat, qu’il ne le reconnaissait pas et ne l’écoutait pas ; s’il s’agissait d’un simple conseiller juridique20 ne payant pas de mine, Piotr Dmitritch était tout ouïe et l’enveloppait d’un regard railleur, le réduisant à rien, l’air de dire : « Ils sont jolis, les avocats, de nos jours ! » Et il lui coupait la parole avec des: « Qu’entendez-vous par là ? » Si le conseil, usant d’un style prétentieux, recourait à quelque terme étranger et prononçait par exemple « factif » au lieu de « fictif », Piotr Dmitritch s’animait d’un coup et demandait : « Quoi, Monsieur ? Comment ? Factif ? Qu’est-ce que cela veut dire ? », et lui faisait ensuite sentencieusement cette observation : « N’utilisez pas des mots que vous ne comprenez pas. » et le conseiller, ayant fini de plaider, se retirait, rouge et suant, tandis que Piotr Dmitritch, souriant et content de lui, savourant sa victoire, se renversait sur le dossier de son fauteuil. Dans ses relations avec les avocats, il imitait quelque peu le comte Alexeï Pétrovitch, mais lorsque ce dernier disait, par exemple : « Un peu de silence, la défense ! », il le faisait avec naturel, et avec la bonhommie d’un vieil homme, tandis que, chez  Piotr Dmitritch, cela sonnait faux et grossier.




Notes


  1. Il s’agit de la fête du saint patron associé au prénom – que0 nous ne connaissons pas encore. Cette fête était plus importante, pour les chrétiens orthodoxes, que l’anniversaire. Denis Roche parle à tort d’anniversaire, erreur que les traducteurs de la Pléiade n’ont pas reprise.
  2. Voici donc le prénom en question : Piotr (Pierre). Nous sommes donc à la Saint-Pierre. Dmitritch est la forme courante de Dmitriévitch, fils de Dmitri. De même, Nikolaïtch est là pour Nikolaïévitch, fils de Nikolaï. Olga Mikhaïlovna : Olga, fille de Mikhaïl (Michel).
  3. Instituts parallèles aux Universités, qui étaient à l’époque réservées aux garçons.
  4. Liouba et Lioubotchka sont des formes caressantes du prénom Lioubov (Amour).
  5. Pension éducative pour jeunes filles de la noblesse.
  6. Allah est généreux, grand, miséricordieux…
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/William_Ewart_Gladstone. Le nom Vostrikov renvoie à quelque de pointu, et au faiseur de bons mots. Le deuxième nom est quelconque.
  8. Le juge de paix relève du volost, plus petite unité administrative. Le district est l’échelon supérieur.
  9. En Ukraine, aujourd’hui.
  10. La déciatine faisait un peu plus d’un hectare.
  11. Néologisme mi-plaisant mi-méprisant : le pays des khokhly, c’est à dire des toupets, ce mot désignant de façon métonymique les Ukrainiens, encore appelés – sur un mode impérialiste – Petits-Russiens, à cette époque.
  12. https://fr.wikipedia.org/wiki/Puits_%C3%A0_balancier
  13. L’adjectif utilisé est dépréciatif : les auberges de youpins. 
  14. Ou encore « grand salon ». Ce terme de « salle »se retrouve souvent chez Tchékhov, et ne désigne pas la salle à manger, contrairement à ce qu’on trouve chez D. Roche, et ensuite dans la Pléiade. Dans cette dernière édition, c’est le petit salon qui se trouve ensuite appelé « salle à manger » au chapitre IV.
  15. Seulement indiqué de la façon suivante dans le texte :  m-r.
  16. Le nom est au féminin en russe, comme d’habitude. Désignée comme propriétaire, elle est sans doute veuve.
  17. Mot à mot : le félicitèrent à l’occasion de son ange. Voir la note 1.
  18. Indiqué seulement par l’enclitique sifflée « s » rajouté au dernier mot.
  19. Formule utilisée dans les prières.
  20. Sorte d’avocat de classe inférieure, moins instruit et moins considéré.



II



     Des applaudissements se firent entendre : le jeune homme avait fini de jouer. Olga Mikhaïlovna se souvint de ses invités, et se hâta d’aller au salon.

     « Je vous ai écouté sans me lasser, dit-elle en s’approchant du piano. Je vous ai écouté sans me lasser. Vous avez des moyens étonnants ! Mais vous ne trouvez pas que notre piano est désaccordé ? »

     À ce moment, les deux lycéens entrèrent au salon, accompagnés de l’étudiant.

     « Mon Dieu, Mitia et Kolia1 ! dit Olga Mikhaïlovna d’une voix traînante et joyeuse, en allant à leur rencontre. Qu’ils ont grandi ! On ne peut plus vous reconnaître ! Et où est votre maman ?

     — Toutes mes félicitations pour la fête de votre mari, tous mes vœux, dit l’étudiant. Iékatérina Andréïevna2 vous adresse ses félicitations et vous prie de l’excuser. Elle est un peu souffrante.

     — Comme elle n’est pas gentille ! Je l’ai attendue toute la journée. Mais il y a longtemps que vous avez quitté Pétersbourg ? demanda Olga Mikhaïlovna à l’étudiant. Quel temps fait-il, là-bas, à présent ? »

     Et, sans attendre la réponse, elle regarda d’un œil caressant les lycéens et répéta :

     « Qu’ils ont grandi ! Il n’y a guère, ils venaient ici avec leur nounou, et maintenant, les voilà lycéens ! La vieillesse vieillit, tandis que la jeune pousse… Vous avez dîné ?

     — Ah, ne vous dérangez pas, je vous en prie ! dit l’étudiant.

     — Vous n’avez donc pas dîné ?

     — De grâce, ne vous dérangez pas !

     — Bon, vous voulez manger ? » demanda Olga Mikhaïlovna, impatiente et agacée, avec une rudesse – cela lui était venu par mégarde, mais aussitôt après, elle toussota, sourit, rougit et redit doucement :

     « Qu’ils sont devenus grands !

     — Ne vous dérangez pas, je vous en prie ! » dit une fois de plus l’étudiant.

     L’étudiant la priait de ne pas se déranger, les enfants se taisaient ; visiblement, ils avaient faim tous les trois. Olga Mikhaïlovna les amena à la salle à manger et dit à Vassili de mettre le couvert pour eux.

     « Votre maman n’est pas gentille, dit-elle en les faisant assoir. Elle m’oublie complètement. Pas gentille, pas gentille, pas gentille… Vous le lui direz. Dans quelle faculté êtes-vous ? demanda-t-elle à l’étudiant.

     — Celle de médecine.

     — Eh bien, figurez-vous que j’ai un faible pour les docteurs. Je regrette beaucoup que mon mari ne soit pas médecin. Qu’il faut avoir de courage pour opérer, par exemple, ou pour disséquer un cadavre ! Ça ne vous fait pas peur ? Moi, je crois que je mourrais de peur. Vous prendrez de la vodka, bien sûr ?

     — Ne vous dérangez pas, je vous en prie.

     — Quand on a voyagé, il faut boire un coup. Je suis une femme, mais cela m’arrive de boire. Mitia et Kolia, eux, boiront du malaga. C’est un vin léger, ne craignez rien. En voilà des gaillards, tout de même ! On peut même les marier. »

     Olga Mikhaïlovna parlait sans arrêt. Elle savait par expérience que, pour distraire des invités, il est bien plus simple et bien plus commode de parler que d’écouter. Quand on parle, on n’a pas à rester attentif, à préparer des réponses à leurs questions et à changer d’expression. Mais elle posa sans y prendre garde une véritable question, l’étudiant entama un long discours et elle fut forcée d’écouter. L’étudiant savait qu’elle avait autrefois fait des études, aussi s’efforçait-il, en s’adressant à elle, d’avoir l’air sérieux.

     « Dans quelle faculté êtes-vous ? demanda-t-elle, oubliant qu’elle avait déjà posé cette question.

     — En Médecine. »

     Olga Mikhaïlovna se rappela qu’elle avait délaissé les dames depuis un moment. 

     « Ah oui ? Vous serez donc médecin ? dit-elle en se levant. C’est bien. Je regrette de ne pas avoir suivi moi-même des cours de médecine. Bon, dînez tranquillement, et venez ensuite dans le jardin. Je vous ferai faire la connaissance des demoiselles. »

     Elle sortit et jeta un coup d’œil à la pendule : il était six heures moins cinq. Elle s’étonna que le temps passât si lentement : c’était effrayant, d’ici minuit, heure à laquelle partiraient les invités, il restait encore six heures. Comment tuer ce temps ? Quelles phrases prononcer ? Comment se comporter avec son mari ?

     Il n’y avait personne au salon, pas plus que sur la terrasse. Les invités s’étaient tous dispersés dans le jardin. 

     « En attendant le thé4, il faut leur proposer une balade dans la boulaie, ou une promenade en barque, se dit Olga Mikhaïlovna en se hâtant vers le terrain de croquet, d’où s’entendaient des voix et des rires. Et on installera les vieux à jouer au wint5. »

     Elle croisa le valet Grigori, qui revenait du croquet avec des bouteilles vides.

     « Où sont donc les dames ? lui demanda-t-elle.

     — À la framboiseraie. Monsieur y est aussi. »

     « Ah, Seigneur Dieu ! cria avec aigreur quelqu’un au croquet. Je vous l’ai déjà dit mille fois ! Pour connaître les Bulgares, il faut les voir6 ! On ne peut en juger d’après les journaux ! »

     Fut-ce à cause de ce cri ou de quelque chose d’autre, Olga Mikhaïlovna ressentit soudain une grande faiblesse dans tout son corps, notamment dans ses jambes et ses épaules. Elle eut brusquement envie de se taire, de ne plus rien entendre et de ne plus bouger.

     « Grigori, dit-elle avec effort et langueur, quand vous servirez le thé ou quoi que ce soit d’autre, ne vous adressez pas à moi, s’il vous plaît, ne me demandez rien, ne me parlez de rien… Faites tout vous-même, et… et ne faites pas de bruit avec vos pieds. Je vous en supplie… Je ne peux pas, parce que… »

     Elle n’acheva pas et se remit à marcher vers le terrain de croquet, mais, en chemin, elle se souvint des dames et se dirigea vers les framboisiers. Le ciel continuait à se couvrir, l’air et les arbres se renfrognaient eux aussi et annonçaient la pluie ; il faisait une chaleur étouffante ; pressentant la bourrasque, de grandes volées de corbeaux filaient en croassant au-dessus du jardin. Plus on approchait du potager, plus les allées étaient à l’abandon, sombres et étroites ; sur l’une d’entre elles, cachée dans une épaisse végétation de poiriers sauvages, d’oxalis, de jeunes chênes et de pousses de houblon, de véritables nuées de moucherons noirs entourèrent Olga Mikhaïlovna ; elle se couvrit le visage de ses mains et s’obligea à se représenter le petit être… Elle vit défiler dans son esprit Grigori, Mitia, Kolia, et les visages des moujiks venus le matin souhaiter bonne fête à son mari…

     Des pas se firent entendre et elle ouvrit les yeux. L’oncle Nikolaï Nikolaïtch venait d’un pas vif à sa rencontre.

     « C’est toi, ma chérie ? J’en suis ravi, commença-t-il, essoufflé. Deux mots à te dire… » Il essuya de son mouchoir son menton rouge et rasé, puis fit soudain un pas en arrière, leva les bras au ciel et écarquilla les yeux : « Ma petite mère, combien de temps cela va-t-il encore durer ? dit-il précipitamment, la voix entrecoupée. Je te le demande : où sont les bornes ? Je ne parle même pas du fait que ses vues d’argousin démoralisent son entourage, qu’il offense tout ce qu’il y a de meilleur et de sacré en moi comme en tout honnête homme doué de réflexion – je n’en parle même pas, mais il pourrait au moins rester décent ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Il crie, il rugit, il fait des simagrées, se donne des airs de Bonaparte, ne vous laisse pas placer un mot… le diable seul sait ce que c’est ! Ces gestes majestueux, ce rire de général, ce ton condescendant ! Qu’on me permette la question : qui est-il donc ? Qui est-il ? je te le demande. Le mari de sa femme, un petit propriétaire, un simple conseiller titulaire7, qui a eu la chance d’épouser une femme riche ! Un parvenu et un hobereau comme il y en a tant ! Un personnage de Chtchédrine8 ! Je le jure devant Dieu, de deux choses l’une : ou il est atteint de folie des grandeurs, ou ce vieux rat retombé en enfance, le comte Alexeï Pétrovitch, est dans le vrai lorsqu’il dit que de nos jours les enfants et les jeunes gens mettent beaucoup de temps à devenir adultes, et qu’ils jouent au cocher et au général jusqu’à l’âge de quarante ans !

     — C’est juste, c’est juste… convint Olga Mikhaïlovna. Laisse-moi passer.

     — À présent, réfléchis : à quoi cela le mènera-t-il ? reprit l’oncle en lui barrant le passage. Comment se terminera cette façon de jouer au conservateur et au général ? Il est déjà poursuivi ! Poursuivi ! J’en suis ravi ! Il a tant crié et s’est tellement agité que le voilà sur le banc des accusés. Et pas devant un juge de paix, ce genre de truc, non, en correctionnelle9 ! Je ne vois pas ce que l’on pourrait imaginer de pire ! Deuxièmement, il s’est fâché avec tout le monde ! Aujourd’hui, c’est sa fête, et vois un peu : ne sont venus ni Vostriakov, ni Iakhontov, ni Chévoud, ni le comte… Il n’y a pas plus conservateur que le comte Alexeï Pétrovitch, et pourtant lui non plus n’est pas venu. Et il ne viendra plus jamais ! Tu verras !

     — Ah mon Dieu, mais en quoi cela me regarde-t-il ? demanda Olga Mikhaïlovna.

     — En quoi cela te regarde-t-il ? Enfin, tu es sa femme ! Tu es intelligente, tu as suivi des cours supérieurs, il est en ton pouvoir de faire de lui un honnête travailleur !

     — Dans ces cours, on n’apprend pas à avoir de l’influence sur les gens difficiles. J’ai l’impression qu’il me faudra vous présenter à tous mes excuses pour avoir suivi des cours supérieurs ! dit sèchement Olga Mikhaïlovna. Écoute, mon oncle, si l’on te jouait dans les oreilles, une journée entière, les mêmes gammes, et rien d’autre, tu ne resterais pas sur place, tu prendrais la fuite. Moi, cela fait un an que j’entends tous les jours la même chose. Ayez pitié de moi, messieurs, à la fin ! »

     L’oncle prit un air très grave, puis la regarda d’un œil scrutateur et sa bouche se tordit en un sourire railleur.

     « C’est donc ça ! chantonna-t-il d’une voix de vieillarde. Pardon, madame11 ! dit-il en s’inclinant cérémonieusement. Si tu es toi-même tombée sous son influence et as changé d’opinion, tu aurais dû le dire plus tôt. Pardon, madame !

     — Oui, j’ai changé d’opinion ! cria-t-elle. Réjouis-toi !

     — Pardon, madame ! »

     L’oncle s’inclina cérémonieusement une dernière fois, un peu de côté, et, tout recroquevillé, claqua les talons et fit demi-tour.

     « Il est stupide, se dit Olga Mikhaïlovna. Et il ferait mieux de rentrer chez lui. »

     Elle trouva les dames et la jeunesse au potager, du côté des framboisiers. Les uns mangeaient des framboises, d’autres, qui en avaient assez, déambulaient au milieu des plate-bandes de fraisiers, ou furetaient dans les pois sucrés. Un peu à l’écart de la framboiseraie, non loin d’un pommier branchu, soutenu de toutes parts par des pieux arrachés à une vieille palissade, Piotr Dmitritch fauchait de l’herbe. Ses cheveux lui tombaient sur le front, sa cravate s’était dénouée, sa chaîne de montre pendouillait en dehors de la boutonnière. Dans chacun de ses pas et chaque mouvement de sa faux se sentaient l’adresse et une énorme force physique; Près de lui se tenaient Lioubotchka et les filles d’un voisin, le colonel Boukréïev, Natalia et Valentina, que tout le onde appelait Nata et Vata, deux blondes anémiques à l’embonpoint maladif de seize ou dix-sept ans, portant des robes blanches et se ressemblant de façon étonnante. Piotr Dmitritch leur apprenait à faucher.

     « C’est très simple, disait-il : il suffit de savoir tenir la faux et de ne pas s’emballer, c’est-à-dire, de ne pas y mettre plus de force que nécessaire. Voillà, comme ça… Vous ne voulez pas essayer ? dit-il en présentant la faux à Lioubotchka. Allez ! »

     Lioubotchka prit maladroitement la faux dans ses mains, rougit brusquement et se mit à rire.

     « Courage, Liobov Alexandrovna12 ! cria Olga Mikhaïlovna, assez fort pour être entendue de toutes les dames, et ainsi manifester sa présence. Courage ! il faut apprendre ! Si vous épousez un tolstoïen13, il vous obligera à faucher. »

     Lioubotchka s’empara de la faux, mais elle se remit à rire et, épuisée par son rire, laissa tout de suite retomber l’outil. Elle était à la fois honteuse et contente qu’on lui parlât comme à une grande personne. Sans sourire ni se montrer intimidée, l’air sérieux et froid, Nata saisit la faux, lança le mouvement et la lame se retrouva emmêlée dans l’herbe ; avec le même visage sérieux et froid que sa sœur, et la même absence de sourire, Vata prit la faux sans rien dire et la planta dans la terre. Ceci accompli, les deux sœurs s’en allèrent bras dessus, bras dessous, toujours en silence, aux framboisiers.

     Piotr Dmitritch riait et chahutait comme un gamin, et cette humeur puérile et chahuteuse, le rendant extrêmement débonnaire, lui allait bien mieux qu’autre chose. Olga Mikhaïlovna aimait le voir ainsi. Mais son attitude folâtre était en général de courte durée. Cette fois-ci encore, ayant joué avec la faux, il trouva nécessaire, sans qu’on sût pourquoi, d’apporter une nuance de sérieux à ses gamineries.

     « Voyez-vous, dit-il, lorsque je fauche, je me sens mieux portant et plus normal. Si l’on me forçait à me contenter de ma seule vie intellectuelle, je crois que je deviendrais fou.  Je sens que je ne suis pas, de naissance, un homme cultivé. Je suis plutôt fait pour faucher, labourer, semer, dresser des chevaux… »

     Une discussion s’engagea entre Piotr Dmitritch et les dames au sujet des avantages du travail physique, de la culture, puis du préjudice que cause l’argent, de la propriété. En écoutant son mari, Olga Mikhaïlovna repensa étrangement à sa dot.

     « Un jour viendra, c’est sûr, où il ne me pardonnera pas d’être plus riche que lui. Il est fier et a de l’amour-propre. Il pourrait alors me haïr de m’être pas mal redevable. »

     Elle s’arrêta auprès du colonel Boukréïev, qui mangeait des framboises tout en prenant lui aussi part à la conversation. 

     « Par ici, dit-il en laissant passer Olga Mikhaïlovna et Piotr Dmitritch : les plus mûres sont ici… Donc, mesdames, d’après Proudhon, poursuivit-il en élevant la voix, la propriété, c’est le vol. Mais j’avoue ne pas estimer Proudhon, et ne pas le tenir pour un philosophe. Selon moi, les Français ne font pas autorité, voilà tout !

     — Eh bien, pour ce qui est de Proudhon, de Buckle14 et des autres, je ne suis guère calé. Pour la philosophie, adressez-vous à elle, à mon épouse. Elle a suivi les cours supérieurs et connaît à fond les Schopenhauer et les Proudhon… »

     Olga Mikhaïlovna ressentit à nouveau de l’ennui. Elle recommença à déambuler dans le jardin, le long du sentier étroit, près des pommiers et des poiriers, en ayant de nouveau l’air de vaquer à quelque affaire très importante. La voilà qui arrivait à l’izba du jardinier… Sur le seuil était assise Varvara15, la femme du jardinier, en compagnie de ses quatre marmots aux grosses têtes tondues. Varvara aussi, était enceinte, et se préparait à accoucher, d’après ses calculs, vers la Saint-Élie. Lui ayant dit bonjour, Olga Mikhaïlovna l’enveloppa, elle et ses enfants, d’un coup d’œil muet, puis lui demanda :

     « Alors, comment te sens-tu ?

     — Ça va… »

     Il y eut un silence. Les deux femmes, apparemment, n’avaient pas besoin de parler pour se comprendre.

     « Le premier accouchement, c’est effrayant, dit Olga Mikhaïlovna après avoir réfléchi. J’ai tout le temps l’impression que je n’y survivrai pas.

     — J’avais la même impression, et me voilà bien vivante… Faut pas y faire attention ! »

     Enceinte pour la cinquième fois, Varvara, forte de son expérience, regardait un peu de haut sa maîtresse et lui parlait d’un ton docte, mais Olga Mikhaïlovna sentait malgré elle son autorité ; elle aurait voulu parler de sa peur, de l’enfant, de ses sensations, mais elle craignait que cela ne parût mesquin et naïf à Varvara. Elle se taisait donc, et attendait que celle-ci parlât elle-même.

     « Ola16, nous rentrons à la maison ! » cria depuis les framboisiers Piotr Dmitritch. 

     Se taire, et attendre en regardant Varvara plaisait à Olga Mikhaïlovna. Elle eût volontiers accepté de rester ainsi sans nécessité, en gardant le silence, jusqu’à la nuit. Mais il fallait rentrer. À peine se fut-elle écartée de l’izba qu’accoururent Lioubotchka, Vata et Nata. Ces deux dernières s’arrêtèrent à deux mètres17 d’elle, comme clouées sur place ; Lioubotcha, elle, la rejoignit et se pendit à son cou.

     « Ma chérie ! Ma bonne ! Mon trésor ! dit-elle en couvrant de baisers son visage et son cou. Allons prendre le thé dans l’île !

     — Dans l’île ! Dans l’île ! dirent d’une même voix Vata et Nata, sans sourire.

     — Mais il va pleuvoir, mes chéries.

     — Non, non, il ne pleuvra pas ! cria Lioubotchka, prête à pleurer. Tout le monde est d’accord ! Ma chérie, ma bonne !

     — Tout le monde se prépare à aller prendre le thé dans l’île, dit Piotr Dmitritch en s’approchant. Donne tes ordres… Nous irons tous en barques, il faut envoyer les samovars et tout le reste avec les domestiques dans une voiture. »

     Il marcha à côté de sa femme et lui prit le bras. Olga Mikhaïlovna eut envie de sortir à son mari une pique bien désagréable, de lui reparler de sa dot, même : plus ce serait méchant, meilleur ce serait. Elle médita un peu et dit :

     « Pourquoi le comte Alexeï Pétrovitch n’est-il pas venu ? Quel dommage !

     — Je suis ravi qu’il ne soit pas venu, mentit Piotr Dmitritch. J’en ai par-dessus la tête de ce simple d’esprit.

     — Pourtant, avant le dîner, tu l’as attendu fort impatiemment ! »



Notes


  1. Diminutifs respectifs de Dmitri et Nikolaï.
  2. Il s’agit de madame Tchijevski, la mère des deux lycéens, voir le chapitre I.
  3. Rappel : le dîner est le repas principal, pris vers quinze heures, parfois plus tard. Il est ici trop tard pour parler de déjeuner : il est près de six heures…
  4. Thé du soir, pris avec des confitures. On en reste là, sauf en cas de souper tardif.
  5. Jeu de cartes proche du whist et du bridge, très en vogue en Russie dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Fréquemment évoqué chez Tolstoï et Tchékhov.
  6. Allusion à la crise (à rebondissements) bulgare, de 1885 à 1888. Elle donna lieu à une guerre entre la Serbie (soutenue par la Russie) et la Bulgarie (soutenue par l’Autriche-Hongrie. https://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_bulgare_(1885-1888)
  7. Au neuvième rang du Tchin, la Table de Pierre le Grand, qui en compte quatorze…
  8. Satiriste russe. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mikha%C3%AFl_Saltykov-Chtchedrine
  9. Ce terme, pour prendre un équivalent. Les cours de justice avaient été réformées en 1864, avec une chambre civile et une chambre pénale. Denis Roche envoyait carrément Piotr Dmitritch en cour d’assises… Après réflexion, je m’aligne sur la Pléiade.
  10. Pour Vostriakov, voir la note 7 du chapitre I. Iakhont, c’est une pierre précieuse, rubis ou saphir. Le troisième nom ne me dit rien.
  11. Ce terme indiqué seulement par l’enclitique sifflée « s » rajouté au dernier mot. De même un peu plus loin, dans la bouche du colonel.
  12. Voir la note 4 du chapitre I : Lioubotchka et une forme caressante du prénom Lioubov. Alexandrovna : fille d’Alexandre.
  13. Disciple de Tolstoï. Le mouvement débute à peine, à l’époque, en Russie.
  14. https://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_Thomas_Buckle
  15. Prénom correspondant à notre Barbara.
  16. Diminutif d’Olga. S’écrit Olia mais se prononce Ôla, car le « l » dur et le « ia » se neutralisent.
  17. Même un peu plus, car le texte dit « une sagène entière », et la sagène faisait 2,13 m.




III



     Une demi-heure plus tard, les invités étaient tous massés sur la rive, près des pieux auxquels étaient attachées les barques. Tout le monde parlait abondamment, avec force rires, sans arriver, en raison de l’agitation inutile, à prendre place dans les barques. Trois de celles-ci étaient déjà pleines de passagers, tandis que deux restaient vides : on en avait perdu les clés, et des gens étaient sans cesser envoyés à la maison chercher ces clés. Les uns disaient que c’était Grigori qui les avait, pour d’autres, c’était l’intendant, d’autres enfin conseillaient de faire venir le forgeron et de briser les cadenas. Tout le monde parlait en même temps, on se coupait la parole et la voix des uns couvrait celle des autres. Piotr Dmitritch faisait impatiemment les cent pas sur la berge et criait :

     « C’est vraiment n’importe quoi ! Les clés doivent rester dans le vestibule, sur le  rebord de la fenêtre. Qui s’est permis de les prendre ? L’intendant n’a qu’à s’acheter une barque, s’il en veut une ! »

     Les clés furent enfin retrouvées. Il s’avéra alors qu’il manquait deux rames. Ce fut de nouveau le tumulte. Piotr Dmitritch, que marcher commençait à ennuyer, sauta dans un canot étroit et long, creusé dans un tronc de peuplier, et quitta la rive après des oscillations qui faillirent bien le faire tomber à l’eau. À sa suite, l’une derrière l’autre, partirent les barques, le rire sonore et les cris aigus des jeunes filles accompagnant ce départ.

     Le ciel blanc et nuageux, les arbres du bord, les roseaux, les barques avec les rames et les passagers, tout se reflétait dans l’eau comme dans un miroir ; sous les barques, très en profondeur, en un gouffre sans fond, on retrouvait le ciel, et les oiseaux y volaient. La rive sur laquelle se tenait la propriété était élevée, abrupte et couverte d’arbres ; sur l’autre, en pente douce, de larges prés inondés au printemps verdissaient, et des nappes d’eau brillaient. les barques parcoururent une centaine de mètres1, et, sur la rive en pente douce, derrière un saule tristement penché, apparurent des izbas et un troupeau de vaches ; on entendit des chants, des cris d’ivrognes et les sons d’un accordéon.

     Ça et là, glissaient sur la rivière des canots de pêcheurs venus installer pour la nuit leurs lignes dormantes. Dans l’un d’eux, des musiciens amateurs ayant un coup dans le nez jouaient sur des violons et sur un violoncelle de leur fabrication.

     Olga Mikhaïlovna était assise au gouvernail. Elle souriait d’un air affable, et parlait beaucoup pour distraire les invités, tout en épiant son mari du coin de l’œil. Dans son canot, il était devant tout le monde, debout et pagayant avec une seule rame. L’embarcation légère au nez effilé que tous les invités appelaient une périssoire, tandis que Piotr Dmitritch, pour une raison inconnue, la nommait Pendéraklia2, filait bon train ; il semblait vif et rusé, ce canot, et paraissait détester le pesant Piotr Dmitritch, et n’attendre que le moment de lui faire faux bond et de lui glisser sous les jambes. Olga Mikhaïlovna contemplait son mari, dégoûtée par sa beauté qui plaisait à tout le monde, par sa nuque, par son attitude de poseur et sa familiarité avec les femmes ; elle éprouvait de la haine pour toutes les femmes se trouvant dans la barque, en était jalouse, et en même temps, elle tressaillait à chaque instant, craignant de voir l’instable esquif se renverser, et un malheur advenir.

     « Doucement, Piotr ! criait-elle, le cœur défaillant de peur. Assieds-toi ! Nous le savons, que tu es brave ! »

     Les gens assis avec elle dans la barque la gênaient aussi. C’étaient tous des gens ordinaires, pas mauvais, des gens comme il y en a beaucoup, mais maintenant, chacun d’eux lui semblait peu ordinaire et mauvais. Dans chacun elle ne voyait que mensonge. « Le jeune homme qui rame ici, celui aux cheveux châtain, à la jolie barbe et aux lunettes à monture d’or, c’est un fils à papa3 riche, gavé, perpétuellement heureux, que tout le monde tient pour un homme honnête, un libre-penseur, un progressiste. Il y a moins d’un an qu’il est sorti de l’Université et qu’il s’est installé dans le district, mais il dit déjà, en parlant de lui : “Nous autres, les militants du zemstvo4.” Mais dans un an, comme beaucoup d’autres, il s’ennuiera de Pétersbourg et y retournera, et, pour justifier sa fuite, il dira partout que le zemstvo ne vaut rien et qu’on l’a trompé. Et, sur l’autre barque, sa jeune femme ne détache pas son regard de lui, et voit en lui un “militant du zemstvo”, de même que dans un an elle croira que le zemstvo ne vaut rien. Et là, ce gros monsieur soigneusement rasé avec son chapeau de paille à large ruban et son cigare coûteux entre les dents, qui aime dire : “Il est temps pour nous de laisser tomber les chimères et de nous mettre à l’ouvrage !” Il a des porcs du Yorkshire, des ruches de Boutlerov5, du colza, des ananas, une beurrerie, une fromagerie, une comptabilité en partie double à l’italienne6. Mais chaque été, pour aller passer l’automne avec sa maîtresse en Crimée, il vend un bout de ses bois pour l’abattage et hypothèque une partie de ses terres. Et voici mon petit oncle Nikolaï Nikolaïtch : il a beau être fâché contre Piotr Dmitritch, il ne rentre pas chez lui, allez savoir pourquoi ! »

     En regardant les autres barques, Olga Mikhaïlovna n’y voyait que des types bizares, peu intéressants, des comédiens ou des gens à l’horizon limité. En passant en revue tous ceux qu’elle connaissait dans le district, elle ne se rappelait personne dont elle pût dire – ou au moins penser – du bien. Elle les voyait tous comme des gens dépourvus de talent, incolores, bornés, étroits d’esprit, faux, sans cœur, disant tous autre chose que ce qu’ils pensaient, et faisant autre chose que ce qu’ils auraient voulu faire. L’ennui et le désespoir la suffoquaient ; elle avait envie de cesser d’un coup de sourire, de se lever d’un bond et de crier : « Vous m’ennuyez7 ! » puis de sauter de la barque pour nager vers la rive.

     « Messieurs, prenons Piotr Dmitritch en remorque ! cria quelqu’un.

     — Remorquons-le ! Remorquons-le ! Reprirent les autres. Olga Mikhaïlovna, prenez votre mari en remorque ! »

     Pour ce faire, Olga Mikhaïlovna, assise au gouvernail, devait au bon moment, attraper la chaîne à l’avant de la Pendéraklia. Quand elle se pencha sur la chaîne, Piotr Dmitritch fronça les sourcils et la regarda avec crainte..

     « J’ai peur que tu ne prennes froid, ici ! » dit-il.

     « Si tu as peur pour moi et pour l’enfant, pourquoi me fais-tu souffrir ? » songea Olga Mikhaïlovna.

     Piotr Dmitritch s’avoua vaincu, et, ne souhaitant pas être remorqué, sauta de la Pendéraklia dans la barque déjà remplie de passagers, si maladroitement que la barque pencha fortement, ce qui fit crier tout le monde d’effroi.

     « Il a sauté pour plaire aux femmes, se dit Olga Mikhaïlovna : il connaît la beauté du geste… »

     L’ennui, l’irritation, le sourire contraint et la gêne qu’elle ressentait dans tout son corps étaient la cause, songea-t-elle, du tremblement naissant dans ses bras et ses jambes. Pour cacher ce tremblement à ses invités, elle s’efforçait de parler plus haut, de rire, de bouger…

     « Si jamais je me mets à pleurer, pensa-t-elle, je dirai que j’ai mal aux dents… »

     Mais voilà que les barques accostaient enfin à l’île de « Bonne-Espérance ». C’était le nom de la presqu’île résultant d’un coude à angle aigu de la rivière et couverte d’un vieux bois de bouleaux, de chênes, de saules et de peupliers. Les tables étaient déjà dressées sous les arbres, les samovars fumaient et Vassili et Grigori, en habits et en gants blancs tricotés s’affairaient déjà autour de la vaisselle. Sur l’autre rive, en face de la  « Bonne-Espérance », se tenaient les équipages ayant apporté les provisions. Des voitures, celles-ci étaient transférées dans des paniers et des paquets sur l’île, au moyen d’un esquif très semblable à la Pendéraklia. Les valets, les cochers et même le moujik assis dans le petit canot  avaient l’expression solennelle, l’air de fête qu’ont seulement les enfants et les domestiques.

     Tandis qu’ Olga Mikhaïlovna préparait le thé et versait les premiers verres, les invités dégustaient des liqueurs et des friandises. Puis commença le va-et-vient habituel lors des pique-nique, à l’heure du thé, et aussi fatigant qu’ennuyeux pour les maîtresses de maison. À peine Grigori et Vassili avaient-ils fait le service que des mains tendaient déjà des verres vides à Olga Mikhaïlovna. L’un demandait du thé sans sucre, un autre du thé plus fort, une troisième du thé plus léger, un quatrième remerciait. Olga Mikhaïlovna devait s’en souvenir, pour crier ensuite : « Ivan Pétrovitch, c’est pour vous le thé sans sucre ? » ou « Messieurs, qui a demandé du thé léger ? »  Mais celui qui avait demandé du thé sans sucre, ou du thé léger, l’avait déjà oublié, et, entraîné par quelque agréable discussion, prenait le premier verre qui lui tombait sous la main. À l’écart de la table, des silhouettes mélancoliques erraienr comme des ombres, faisant mine de chercher des champignons dans l’herbe, ou de lire les étiquettes des boîtes : c’étaient ceux qui n’avaient pas reçu de verre, car on en manquait. « Vous avez pris du thé ? » demandait Olga Mikhaïlovna, et celui à qui la question s’adressait lui disait de ne pas se faire souci, qu’il attendrait, alors qu’il était plus commode pour l’hôtesse de voir ses invités se dépêcher et non pas attendre.

     Les uns, tout à leur conversation, buvaient lentement leur thé, gardant leur verre  une demi-heure ; d’autres, notamment ceux qui avaient beaucoup bu pendant le repas, restaient à côté de la table et descendaient verre sur verre, de sorte qu’Olga Mikhaïlovna avait à peine le temps de les leur remplir. un jeune plaisantin avalait son thé, un sucre dans la bouche, en répétant : « C’est ma faiblesse, j’aime me délecter d’herbe chinoise. » Il demandait sans arrêt, avec un soupir : « Permettez-moi de prendre encore  un p’tit crâne10 ! » Il buvait beaucoup, grignotait son sucre bruyamment et trouvait tout cela drôle et original, croyant imiter à la perfection les marchands. Personne ne comprenait la torture que tout cela représentait pour la maîtresse de maison, et les invités pouvaient d’autant moins le comprendre qu’Olga Mikhaïlovna ne cessait de sourire d’un air affable, et de débiter des balivernes.

     Cependant, elle ne se sentait pas bien… Elle était irritée par cette foule, par les rires et les questions, par le plaisantin, par les valets ahuris et épuisés, par les enfants courant autour de la table ; l’irritaient la ressemblance de Vata avec Nata, et celle de Kolia avec Mitia, ainsi que le fait de ne pas bien savoir qui, parmi eux, avait déjà bu du thé, et qui n’en avait pas encore pris. Elle sentait que son sourire avenant et contraint se muait en une expression de méchanceté, et avait l’impression qu’elle allait d’un instant à l’autre fondre en larmes.

     « Messieurs, il pleut ! » cria quelqu’un.

     Tout le monde regarda le ciel.

     « Il pleut en effet… » confirma Piotr Dmitritch en s’essuyant la joue.

     Le ciel n’avait laissé choir que quelques gouttes, il n’y avait pas encore de vraie pluie, mais les invités abandonnèrent le thé et se hâtèrent. Ils commencèrent par tous vouloir monter dans les voitures, mais changèrent d’avis et se dirigèrent vers les barques. en prétextant qu’il lui fallait donner ses instructions en vue du souper, Olga Mikhaïlovna demanda la permission de se séparer du groupe et de rentrer en voiture à la maison.

     Assise dans la calèche, elle commença par laisser sa figure se reposer en n’affichant plus de sourire. Le visage méchant, elle traversa la campagne et répondit aux salutations des moujiks rencontrés au passage. Arrivée à la maison, elle gagna la chambre à coucher par l’entrée de service et s’étendit sur le lit de son mari.

     « Seigneur, mon Dieu, chuchotait-elle, pourquoi ce travail de forçat ? Pourquoi ces gens se pressent-ils ici en faisant mine d’être gais ? Qu’ai-je à sourire et à mentir ? Je ne comprends pas, je ne comprends pas ! »

     Des pas et des voix se firent entendre. Les invités étaient revenus.

     « Peu importe, se dit Olga Mikhaïlovna, je vais rester étendue encore un peu. »

     Mais la femme de chambre entra et lui dit :

     « Madame, Maria Grigorievna s’en va ! »

     Olga Mikhaïlovna se mit debout d’un bond, arrangea sa coiffure se hâta de sortir de la chambre.

     « Maria Grigorievna, que se passe-t-il ? dit-elle d’une voix vexée en allant à la rencontre de la dame. Où courez-vous donc comme ça ?

     — Je ne peux pas rester, ma chérie, je ne peux pas ! Je suis déjà restée trop longtemps. Chez moi, mes enfants m’attendent.

     — Ce n’est pas gentil de votre part ! Pourquoi n’avez-vous amené les enfants avec vous ?

     — Ma chérie, si vous voulez bien, je viendrai en semaine avec eux, mais aujourd’hui…

     — Ah, je vous en prie ! la coupa Olga Mikhaïlovna. J’en serai ravie ! Vos enfants sont tellement gentils ! Embrassez-les tous… Mais vraiment, vous me vexez ! Pourquoi cette précipitation, je ne comprends pas !

     — Je ne peux pas, je ne peux pas… Au revoir ma chérie. Ménagez-vous. Vous êtes tout de même dans une position… »

     Elles s’embrassèrent. Ayant raccompagné son invitée jusqu’à sa voiture, Olga Mikhaïlovna alla au salon voir les dames. Les lumières y étaient allumées, et les hommes s’asseyaient pour jouer aux cartes.



Notes


  1. Une cinquantaine de sagènes : voir la dernière note du chapitre II.
  2. Nom successif de deux bateaux de la flotte russe de la mer Noire, d’après le nom russe de la ville turque d’Ereğli .
  3. En russe, « un fils à maman ».
  4. Les provinces (oblast’) étaient divisées en districts, eux-mêmes subdivisés administrativement en volost’. Les deux premiers échelons étaient pourvus d’assemblées, appelées zemstvos, élues au suffrage censitaire, dominées par la noblesse et les paysans riches, et exerçant diverses responsabilités : enseignement, santé, etc.
  5. Et non pas de Butler (attraction du Yorkshire voisin ?), comme on trouve chez D. Roche, recopié ensuite dans la Pléiade : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Boutlerov
  6. Mise au point à la Renaissance par Luca Pacioli : https://fr.wikipedia.org/wiki/Luca_Pacioli
  7. Écrire « J’en ai marre de vous ! » serait légèrement anachronique, d’après le Robert, mais c’est tentant.
  8. Mesdames et messieurs serait un peu lourd, ici. Valable pour la suite du chapitre.
  9. Le thé se prend dans des verres, dans des porte-verres parfois très ouvragés.
  10. Allusion aux anciennes coutumes mongoles, voir à ce sujet le récit Agafia (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/010125/agafia-anton-tchekhov), note 10.




IV



     Vers minuit et quart, après le souper, les invités commencèrent à s’en aller. En les raccompagnant, Olga Mikhaïlovna se tenait sur le perron et disait :

     « Vous auriez vraiment dû prendre un châle ! Il se met à faire un peu frais. Dieu veuille que vous ne preniez pas froid !

     — Ne vous inquiétez pas, Olga Mikhaïlovna ! répondaient les invités en prenant place. Eh bien, au revoir ! N’oubliez pas que nous vous attendons ! Ne nous faites pas faux bond !

     — Tprrr1 ! faisait le cocher pour retenir les chevaux.

     — Fouette, Denis ! Au revoir, Olga Mikhaïlovna !

     — Embrassez les enfants ! »

     La calèche s’ébranlait et disparaissait aussitôt dans les ténèbres. Sa lanterne projetant sur la route un rond rouge, un autre équipage de deux ou trois chevaux impatients se montrait, avec la silhouette du cocher, les bras tendus. C’étaient de nouvelles embrassades, de nouveaux reproches et encore des prières de revenir, ou de prendre un châle. Piotr Dmitritch sortait en courant du vestibule et aidait les dames à monter dans leur calèche.

     « Va à Iéfrémovchtchina, expliquait-il au cocher. Par Mankino, c’est plus court, mais la route est moins bonne. Tu pourrais verser… Au revoir, beauté ! Mille compliments2 à votre artiste !

     — Au revoir, chère Olga Mikhaïlovna ! Rentrez à l’intérieur, vous allez prendre froid ! Il fait humide !

     — Tprrr ! Ne folâtre pas !

     — C’est quoi, vos chevaux ? demandait Piotr Dmitritch.

     — Nous les avons achetés chez Khaïdarov, pendant le Grand Carême3, répondait le cocher.

     — De belles bêtes… »

     Et Piotr Dmitritch donnait une tape sur la croupe du bricolier.

     « Allons, fouette ! Et bon voyage ! »

     Le dernier invité partit enfin. Le rond rouge sur la chaussée oscilla, glissa sur le côté, rétrécit et s’éteignit : Vassili venait d’emporter la lampe du perron. Les autres fois, ayant raccompagné leurs invités, Piotr Dmitritch et Olga Mikhaïlovna avaient coutume de faire des bonds l’un en face de l’autre dans la salle de réception, en tapant dans leurs mains et en chantant : « Ils sont partis ! ils sont partis ! ils sont partis ! » À présent, Olga Mikhaïlovna n’avait pas le cœur à cela. Elle alla dans la chambre, se déshabilla et s’étendit sur le lit.

     Il lui semblait qu’elle allait s’endormir tout de suite, et dormir d’un sommeil profond. Ses jambes lui faisaient mal et ses épaules étaient douloureuses, elle avait la tête lourde de toutes les conversations et ressentait dans tout son corps le même malaise vague. S’étant couvert la tête, elle demeura couchée deux ou trois minutes, puis, sous la couverture, elle jeta un coup d’œil à la veilleuse4, prêta l’oreille au silence et sourit.

     « Ah, ça fait du bien… chuchota-t-elle en repliant ses jambes qui lui semblaient plus longues, d’avoir beaucoup marché. Dormir, dormir… »

     Ses jambes ne trouvaient pas leur place, son corps entier ne se sentait pas à l’aise, elle se tourna de l’autre côté. Une grosse mouche inquiète volait dans la chambre en bourdonnant et en se cognant au plafond. On entendait aussi, dans la salle de réception, Grigori et Vassili ranger les tables en marchant avec précautions ; Olga Mikhaïlovna commença à se dire qu’elle se trouverait bien et s’endormirait seulement lorsque ces bruits auraient cessé. Et elle changea de nouveau de côté, avec impatience.

     La voix de son mari se fit entendre depuis le petit salon. L’un des invités  était sans doute resté pour la nuit, car Piotr Dmitritch disait à haute voix, en s’adressant à quelqu’un :

     « Je ne dirais pas que le comte Alexeï Pétrovitch5 soit quelqu’un de faux. Mais, qu’il le veuille ou non, il paraît faux parce que vous tous, messieurs, vous voulez voir en lui quelqu’un d’autre que ce qu’il est vraiment. Dans son imbécillité, on voit de l’originalité, dans sa familiarité, de la bonhomie, dans sa complète absence d’opinions, du conservatisme.Admettons même que ce soit un conservateur estampillé de l’année quatre-vingt-quatre6. Mais qu’est-ce donc, en fait, le conservatisme ? »

     Fâché aussi bien contre le comte Alexeï Pétrovitch que contre les invités et contre lui-même, Piotr Dmitritch vidait à présent son cœur. Il vitupérait le comte comme les invités, et, mécontent de lui, était prêt à dire et à soutenir n’importe quoi. Ayant amené son hôte à sa chambre, il se mit à faire les cent pas au petit salon, passa dans la salle à manger, dans le couloir,, dans son cabinet, et entra dans la chambre à coucher. Olga Mikhaïlovna était allongée sur le dos, couverte seulement à moitié (elle avait trop chaud) et suivait des yeux avec une expression mauvaise la mouche qui se cognait au plafond.

     « Quelqu’un est resté dormir ? demanda-t-elle.

     — Iégorov. »

      Piotr Dmitritch se déshabilla et s’étendit sur son lit. En silence, il alluma une cigarette et se mit aussi à suivre la mouche des yeux. Son regard était dur et inquiet. Olga Mikhaïlovna regarda en silence, pendant cinq minutes, son beau profil. Elle avait l’impression bizarre que, si son mari se tournait soudain vers elle et lui disait : « Ola7, c’est dur pour moi ! », elle se serait mise à pleurer ou à rire, et se serait sentie soulagée. Elle songeait que la douleur dans ses jambes et la gêne dans tout son corps venaient de la tension de son âme.

     « Piotr, à quoi penses-tu ? demanda-t-elle.

     — Oh, à rien… répondit son mari.

     — Ces derniers temps, tu as des secrets pour moi. Ce n’est pas bien.

     — Pourquoi pas bien ? répondit Piotr Dmitritch, pas tout de suite et peu sèchement. Chacun de nous a sa vie personnelle, et par conséquent ses secrets.

     — Sa vie personnelle, ses secrets… Ce sont des mots, tout ça ! Comprends donc que c’est vexant pour moi ! dit Olga Mikhaïlovna en se soulevant et en s’asseyant sur son lit. Si des choses te pèsent, pourquoi me le caches-tu ? Et pourquoi préfères-tu faire des confidences à d’autres femmes qu’à la tienne ? Je t’ai quand même entendu aujourd’hui t’épancher auprès de Lioubotchka, du côté des ruches.

     — Eh bien, mes compliments ! Ravi que tu l’aies entendu. »

     Ce qui voulait dire : laisse-moi tranquille, ne me dérange pas, laisse-moi réfléchir ! Olga Mikhaïlovna en fut indignée. Le dépit, la colère et la haine qui s’étaient accumulés en elle toute la journée bouillonnèrent soudain ; elle voulait, sans le remettre au lendemain,  sortir tout sur-le-champ à son mari, le blesser, se venger… Faisant effort pour ne pas crier, elle dit :

     « Sache donc que tout cela est vil, moche, dégoûtant ! Aujourd’hui, je t’ai détesté toute la journée, voilà ce que tu as fait ! »

     Piotr Dmitritch se souleva sur son lit et s’assit également.

     « Vil, moche, dégoûtant ! reprit Olga Mikhaïlovna, se mettant à trembler de la tête aux pieds. Il n’y a pas de quoi me faire des compliments ! Fais-t’en plutôt à toi-même ! C’est une honte ! Tu mens tellement que tu as honte de te trouver dans la même pièce que ta femme ! Tu es un homme faux ! Je lis dans tes pensées et je comprends chacun de tes mouvements !

     — Ola, quand tu es de mauvaise humeur, préviens-moi, s’il te plaît ! J’irai alors dormir dans mon cabinet. »

     À ces mots, Piotr Dmitritch prit son oreiller et sortit de la chambre. Olga Mikhaïlovna n’avait pas prévu cela. Elle resta quelques minutes sans rien dire, la bouche ouverte et tremblant de la tête aux pieds, à regarder la porte par laquelle avait disparu son mari, s’efforçant de comprendre de quoi il retournait. Était-ce l’un de ces procédés auxquels ont recours les êtres faux lorsqu’ils ont tort, ou était-ce une offense préméditée à son amour-propre ? Comment le comprendre ? Olga Mikhaïlovna se souvint de son cousin officier, un joyeux drille qui lui avait souvent raconté en riant que la nuit, lorsque son épouse commençait à le « bassiner », il avait l’habitude de prendre son oreiller et d’aller en sifflotant dans son bureau, en laissant sa femme dans une position idiote et risible. Cet officier était marié à une femme riche, capricieuse et stupide, qu’il supportait sans l’estimer.

     Olga Mikhaïlovna se leva d’un bond. À son avis, il ne restait plus qu’une chose à faire : s’habiller au plus vite et quitter cette maison pour toujours. La maison lui appartenait, mais tant pis pour Piotr Dmitritch. Sans réfléchir pour savoir si c’était nécessaire ou pas, elle se hâta de gagner le cabinet pour informer son mari de sa décision (« Logique féminine ! » pensa-t-elle fugitivement.) et lui dire, en guise d’adieu, quelque chose de blessant, de mordant…

     Piotr Dmitritch était couché sur le divan, faisant mine de lire le journal. une bougie allumée était posée sur une chaise à côté de lui. Le journal cachait son visage.

     « Veuillez m’expliquer ce que cela signifie ! Je vous le demande !

     — Je vous le… singea Piotr Dmitritch sans découvrir sa figure. Tu m’embêtes, Olga ! Parole d’honneur, je suis fatigué, je ne suis pas d’humeur… Nous nous querellerons demain.

     — Non, je te comprends parfaitement ! reprit Olga Mikhaïlovna. Tu me détestes ! Si, si ! Tu me détestes parce que je suis plus riche que toi ! Cela, tu ne me le pardonneras jamais, et tu me mentiras toujours ! (« Logique féminine ! » pensa-t-elle de nouveau fugitivement.) Là, je sais que tu te moques de moi… Je suis même certaine que tu ne m’as épousé que pour avoir le cens électoral8 et posséder ces sales chevaux… Oh, que je suis malheureuse ! »

     Le journal échappa des mains de Piotr Dmitritch, qui se souleva. Cet affront inattendu le stupéfiait. Il eut un sourire d’enfant sans défense9, regarda sa femme avec désarroi et, comme pour se protéger de coups, tendit les bras vers elle et dit d’une voix suppliante :

     « Ola ! »       

     Et, attendant qu’elle lui sorte une autre horreur, il se serra contre le dossier du divan, toute sa grande stature ayant le même air d’enfant sans défense que son sourire.

     « Ola, comment as-tu pu dire cela ? » dit-il à voix basse.

     Olga Mikhaïlovna revint à elle. Elle sentit soudain l’amour fou qu’elle éprouvait pour cet homme, se souvint que c’était son mari, Piotr Dmitritch, sans lequel elle ne pouvait vivre, et qui l’aimait aussi follement. Elle éclata en sanglots bruyants, d’une  autre voix que la sienne, se prit la tête dans les mains et revint en courant dans la chambre.

     Elle tomba sur le lit et ses petits pleurs hystériques, le genre de sanglots qui empêchent de respirer et coupent bras et jambes, emplirent la chambre. Se souvenant que, trois ou quatre pièces plus loin, un invité dormait chez eux, elle cacha sa tête sous l’oreiller pour assourdir ses sanglots, mais l’oreiller glissa par terre, et elle faillit à son tour tomber en se penchant pour le ramasser ; elle ramena la couverture sur sa figure, mais ses mains ne lui obéissaient pas et déchiraient convulsivement tout ce qu’elle attrapait.

     Il lui semblait que tout était perdu, que le mensonge qu’elle avait dit pour vexer son mari avait fracassé sa vie entière, la brisant en mille morceaux. Il ne lui pardonnerait pas. L’affront qu’elle lui avait fait était de ceux qu’aucune caresse, qu’aucun serment ne peuvent effacer… Comment le convaincre qu’elle ne croyait pas elle-même ce qu’elle avait dit ?

     « Fini, c’est fini ! criait-elle sans se rendre compte que l’oreiller était retombé par terre. Pour l’amour du ciel, pour l’amour du ciel ! »

     Son hôte et les domestiques, sans doute réveillés par ses cris, ne dormaient plus ; le lendemain, le district entier saurait qu’elle avait eu une crise d’hystérie, et tout le monde accuserait Piotr Dmitritch d’en être la cause. Elle s’efforçait de se contenir, mais ses sanglots se faisaient à chaque instant plus forts. 

     « Pour l’amour du ciel ! criait-elle d’une voix qui n’était pas la sienne, sans comprendre pourquoi elle criait cela. Pour l’amour du ciel ! »

     Elle eut l’impression que le lit s’était écroulé sous elle et que ses pieds étaient pris dans la couverture. en robe de chambre, une bougie à la main, Piotr Dmitritch entra dans la pièce. 

     « Ola, arrête ! » dit-il.

     Elle se souleva et , agenouillée dans le lit, clignant des yeux à cause de la bougie, se mit à dire à travers ses sanglots :

     « Comprends… comprends donc… »

     Elle voulait dire que les invités l’avaient épuisée, de même que leurs mensonges à tous les deux, qu’elle en avait gros sur le cœur, mais elle arrivait seulement à dire :

     « Comprends… comprends donc ! 

     — Tiens, bois ! » dit-il en lui tendant un verre d’eau.

     Elle prit docilement le verre et se mit à boire, mais l’eau déborda et lui coula sur les bras, sur la poitrine et sur les genoux… « Je dois être hideuse, à présent ! » se dit-elle. En silence, Piotr Dmitritch la recoucha dans le lit et la couvrit, puis il attrapa la bougie et sortit.

     « Pour l’amour du ciel ! cria de nouveau Olga Mikhaïlovna. Piotr, comprends, mais comprends donc ! »

     Soudain, quelque chose comprima le bas de son ventre et de son dos avec une telle force que ses pleurs s’interrompirent et que la douleur lui fit mordre l’oreiller. Mais cette douleur passa aussitôt, et elle se remit à sangloter.

     La femme de chambre entra, arrangea sa couverture et lui demanda avec inquiétude :

     « Qu’avez-vous, ma chère maîtresse ?

     — Dehors ! dit avec rudesse Piotr Dmitritch en s’approchant du lit.

     — Comprends, comprends donc… commença Olga Mikhaïlovna.

     — Ola, calme-toi, je t’en prie ! dit-il. Je ne voulais pas t’offenser. Je ne serais pas sorti de la chambre si j’avais su l’effet que cela te ferait. Tout simplement, j’avais le cœur lourd. Je te le dis en toute honnêteté…

     — Comprends-moi… Tu mentais, je mentais…

     — Je comprends. Allons, cesse ! Je comprends… dit avec tendresse Piotr Dmitritch en s’asseyant au bord du lit. Tu as dit cela sous le coup de l’emportement, je le vois bien… je jure devant Dieu que je t’aime plus que tout au monde, et que, en t’épousant, je n’ai jamais pensé au fait que tu étais riche. Je t’aimais infiniment, voilà tout… Je t’assure. Je n’ai jamais connu le besoin, ni la valeur de l’argent, si bien que je ne sais pas apprécier la différence entre ton avoir et le mien10. Il m’a toujours semblé que nous étions d’une égale richesse. Que j’ai montré de la fausseté dans des affaires de rien, c’est… la vérité, bien sûr. Ma vie, jusqu’à maintenant, a tant manqué de sérieux qu’elle ne pouvait se passer de petits mensonges. Cela me pèse, à présent. De grâce, n’en parlons plus ! »

     Olga Mikhaïlovna ressentit de nouveau une forte douleur et attrapa la manche de son mari.

     « J’ai mal, j’ai mal, dit-elle d’une voix brève. Ah, j’ai mal !

     — Le diable emporte ces invités ! marmonna Piotr Dmitritch en se levant. Tu n’aurais jamais dû aller dans l’île aujourd’hui ! cria-t-il. Quel imbécile je suis, de ne pas t’en avoir empêchée ! Seigneur, mon Dieu ! »

     De contrariété, il se gratta la tête et agita les bras, puis sortit de la chambre.

     Il y revint ensuite à plusieurs reprises, s’asseyant au bord du lit, parlant abondamment, tantôt avec beaucoup de tendresse, tantôt d’un ton fâché, mais elle écoutait peu ce qu’il disait. Ses pleurs alternaient avec d’effrayantes douleurs, et chaque nouvelle douleur était plus forte et durait plus longtemps que la précédente. Au début, pendant une douleur, elle retenait sa respiration et mordait son oreiller, ensuite elle se mit à crier d’une voix déchirante, dépassant la décence. Une fois, voyant son mari auprès d’elle, elle se souvint de l’avoir blessé, et, sans s’attarder à savoir si c’était vraiment Piotr Dmitritch ou si elle délirait, elle prit sa main entre les siennes et se mit à l’embrasser.

     « Tu mentais, je mentais… commença-t-elle à se justifier. Comprends, comprends-moi… On m’a fait souffrir, j’étais à bout de patience…

     — Ola, nous ne sommes pas seuls ! » dit Piotr Dmitritch.

     Olga Mikhaïlovna leva la tête et vit Varvara11, agenouillée devant la commode et ouvrant le tiroir du bas. Ceux du haut l’étaient déjà12. En ayant terminé avec la commode, Varvara se releva et, le visage solennel, rouge de ses efforts, entreprit d’ouvrir un coffret.

     « Maria, je ne vais pas y arriver ! chuchota-t-elle. Ouvre-le, toi. »

     Maria, la femme de chambre, grattait avec des ciseaux l’intérieur d’un bougeoir, pour y mettre une nouvelle bougie ; elle s’approcha de Varvara et l’aida à ouvrir le coffret.

     « Il ne faut rien laisser fermé… chuchota Varvara. ouvre aussi cette boîte, ma petite mère. Monsieur, dit-elle à l’adresse de Piotr Dmitritch, vous devriez envoyer quelqu’un prévenir le père Mikhaïl, qu’il ouvre les Portes royales13 ! Il le faut !

     — Faites ce que vous voulez, dit Piotr Dmitritch en haletant, mais faites venir au plus vite, pour l’amour du ciel, le docteur ou la sage-femme ! Vassili y est allé ? Envoie encore quelqu’un. Envoie ton mari ! »

     « Je suis en train d’accoucher » conclut Olga Mikhaïlovna. 

     « Varvara, gémit-elle, mais il ne va pas naître vivant !

     — Ce n’est rien, Madame… chuchota Varvara. Si Dieu le veut, il sara (ainsi prononçait-elle le mot « sera ») en vie ! Il sara en vie. »

     Lorsque, la fois suivante, elle émergea de sa souffrance, elle ne sanglotait plus, ne s’agitait plus, elle gémissait seulement. Elle ne pouvait retenir ses gémissements même entre deux douleurs. Les bougies brûlaient encore, mais la lumière de l’aube passait déjà à travers les rideaux. Il devait être aux alentours de cinq heures du matin. Dans la chambre, une inconnue en tablier blanc et d’allure très modeste était assise près du guéridon. on voyait à son expression qu’elle était là depuis un bon moment. Olga Mikhaïlovna comprit que c’était la sage-femme.

     « Ce sera bientôt fini ? » demanda-t-elle, en entendant dans sa voix une intonation nouvelle, inconnue et particulière. « Je meurs en couches, apparemment », se dit-elle.

     Habillé comme pour la journée, Piotr Dmitritch entra prudemment dans la chambre et se mit près de la fenêtre, tournant le dos à sa femme. il souleva le rideau et regarda par la fenêtre.

     « Comme il pleut !  dit-il.

     — Quelle heure est-il ? demanda Olga Mikhaïlovna, pour entendre encore dans sa voix l’intonation inconnue. 

     — Six heures moins le quart », répondit la sage-femme.

     « Et que se passera-t-il, si je meurs pour de bon ? songea Olga Mikhaïlovna en regardant la tête de son mari et les carreaux battus par la pluie. Comment vivra-t-il sans moi ? Avec qui prendra-t-il le thé et dînera-t-il, avec qui causera-t-il le soir et dormira-t-il ? »

     Et il lui apparut comme un petit orphelin ; elle eut pitié de lui et voulut lui dire quelque chose d’agréable, une tendresse, un mot de consolation. Elle se souvint qu’au printemps, il avait eu l’intention d’acheter des chiens courants, et qu’elle l’en avait empêché, voyant dans la chasse une distraction cruelle et dangereuse.

     « Piotr, achète-toi des chiens courants ! » gémit-elle.

     Il laissa retomber le rideau et s’approcha du lit, voulant dire quelque chose, mais à ce moment Olga Mikhaïlovna ressentit une douleur et se mit à crier d’une voix déchirante, dépassant la décence. 

     À force de souffrir, de crier et de gémir, elle était hébétée. Elle entendait et voyait, il lui arrivait de parler, mais elle comprenait mal et avait seulement conscience d’avoir mal, ou de devoir avoir mal très bientôt. Elle avait l’impression que le fête de Piotr Dmitritch, c’était du passé, que ça ne datait pas de la veille mais que cela remontait à un an, et que sa nouvelle vie de souffrances durait depuis plus longtemps que son enfance, le temps de ses études au pensionnat, puis de ses études supérieures, de son mariage, et qu’elle durerait encore longtemps-longtemps, un temps infini. Elle vit qu’on apportait du thé à la sage-femme, qu’on l’appelait à midi pour déjeuner14, puis plus tard pour dîner ; elle vit que Piotr Dmitritch avait pris l’habitude d’entrer dans la chambre, de rester un long moment à côté de la fenêtre et de s’en aller, et des étrangers entraient aussi, la femme de chambre, Varvara… Celle-ci ne faisait que dire « sara, sara », et se fâchait lorsque quelqu’un poussait les tiroirs de la commode. Olga Mikhaïlovna vit la lumière changer dans la chambre et par les fenêtres : elle était tantôt crépusculaire, tantôt trouble, brumeuse, tantôt claire comme le jour, comme pendant le repas de fête de la veille, et puis de nouveau crépusculaire… Et chacune de ces modifications durait aussi longtemps que son enfance, ses études au pensionnat, ses études supérieures…

     Le soir, deux docteurs – l’un osseux, chauve, avec une large barbe rousse, l’autre, un noiraud à l’air juif, portant des lunettes bon marché – pratiquèrent une opération sur Olga Mikhaïlovna.  Que des étrangers touchassent son corps la laissa parfaitement indifférente. Elle n’avait plus ni honte ni volonté, chacun pouvait faire avec elle ce qu’il voulait. Si, à cet instant, quelqu’un se fût jeté sur elle avec un couteau ou eût insulté Piotr Dmitritch, ou encore lui eût retiré tout droit sur le petit être, elle n’aurait pas dit un seul mot.

     Pendant l’opération, on lui avait donné du chloroforme. À son réveil, les douleurs continuaient, et elles étaient insupportables. Il faisait nuit. Et Olga Mikhaïlovna se souvint d’une nuit exactement semblable, avec le silence, la veilleuse, la sage-femme assise, immobile, à son chevet, les tiroirs de la commode ouvert et Piotr Dmitritch se tenant près de la fenêtre, mais c’était il y avait longtemps, très longtemps…



Notes


  1. Cri d’arrêt, équivalent du « Ho-o-o » français.
  2. En français dans le texte.
  3. Celui qui précède Pâques.
  4. Qui brûle devant les icônes.
  5. Périodiquement cité depuis le début : c’est le parrain d’ Olga Mikhaïlovna.
  6. L’année 1884. Apogée de la réaction, sous Alexandre III, ayant suivi l’assassinat d’Alexandre II en 1881 par les narodniki. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_III_(empereur_de_Russie)
  7. Pour Olga. Voir la note 16 du chapitre II.
  8. Pour pouvoir voter au zemstvo : voir la note 4 du chapitre III.
  9. Mot à mot : un sourire impuissant d’enfant. J’interprète ici le mot composé de l’auteur de la même façon que D. Roche et le traducteur de la Pléiade, qui parle, lui, d’enfant abandonné. Cela consiste à identifier ici deux adverbes russes proches.
  10. On trouve chez Denis Roche et dans la Pléiade une formule qui est ambiguë, car elle pourrait exprimer une idée d’appropriation : « je n’ai jamais su faire la différence entre ta fortune et la mienne ».
  11. La femme du jardinier : voir le chapitre II et sa note 15.
  12. Rite populaire, superstition ?
  13. Au centre de l’iconostase, cette cloison séparant les fidèles du sanctuaire, et portant les icônes : https://fr.wikipedia.org/wiki/Saintes_Portes
  14. Petit déjeuner tardif. Le dîner est le repas principal, comme sous l’Ancien Régime en France, voir la note 3 du chapitre II.




V



     « Je ne suis pas morte… » se dit Olga Mikhaïlovna lorsqu’elle recommença à comprendre ce qui l’entourait, et alors qu’elle ne ressentait plus de douleurs.

     La grande lumière d’un jour d’été entrait par les deux fenêtres grandes ouvertes de la chambre ; au-delà des fenêtres, dans le jardin, les moineaux et les pies criaient sans cesser un instant.

     Les tiroirs de la commode étaient refermés, le lit de son mari était fait. Dans la chambre ne se trouvaient ni la sage-femme, ni Varvara, ni la femme de chambre ; seul Piotr Dmitritch, se tenait, comme d’habitude, devant la fenêtre, à regarder le jardin. On n’entendait pas de pleurs d’enfant, personne ne venait la féliciter et se réjouir, il était clair que le petit être était né mort.

     « Piotr ! » appela Olga Mikhaïlovna.

     Piotr Dmitritch se retourna. Il avait dû s’écouler beaucoup de temps depuis que le dernier invité était parti et qu’elle avait blessé son mari, car Piotr Dmitritch avait les traits tirés, les joues creusées, et avait visiblement maigri.

     « Que veux-tu ? » demanda-t-il en s’approchant1 du lit.

     Il regardait de côté, remuait les lèvres et avait un sourire d’enfant sans défense.

     « Tout est déjà fini ? » demanda Olga Mikhaïlovna.

     Piotr Dmitritch voulut répondre, mais ses lèvres se mirent à trembler, et sa bouche se tordit comme celle d’un vieillard, comme le faisait celle de l’oncle Nikolaï Nikolaïtch, qui n’avait plus de dents.

     « Ola ! dit-il en se tordant les mains, de grosses larmes jaillissant brusquement de ses yeux. Ola ! Je n’ai pas besoin de ton cens2, ni de sessions du tribunal3 (il eut un sanglot)… ni d’opinions personnelles, ni de ces invités, ni de ta dot… je n’ai besoin de rien ! Pourquoi n’avons-nous pas sauvegardé notre enfant ? Ah, inutile d’en parler ! »

     Il eut un geste de découragement et sortit de la chambre.

     Mais Olga Mikhaïlovna, cela lui était complètement égal. Sa tête était pleine des vapeurs du chloroforme, son cœur était vide… Cette indifférence hébétée envers la vie, qui avait été la sienne tandis que les deux docteurs  l’opéraient, ne la quittait pas encore.



Notes


  1. Le russe dit de façon brève : « après s’être rapproché », ce qui est pour nous un peu lourd.
  2. Voir la note 8 du chapitre précédent.
  3. Allusion à celles qu’il présidait : voir la fin du chapitre I.