Longtemps après la parution de l’Archipel du Goulag, bien après celle des Récits de la Kolyma, sont traduits en ce moment les récits de Guéorgui Demidov. Sous le titre Merveilleuse planète sont déjà parues aux éditions des Syrtes des traductions de textes dues à Luba Jurgenson et à Nicolas Werth, spécialiste, l’une de la littérature russe et soviétique et l’autre de l’histoire de l’URSS. En guise d’introduction, voici une traduction de la préface à la version russe de Merveilleuse planète, rédigée par la fille de G. Demidov, Valentina.
Présentons rapidement Demidov : né en 1909 dans une famille peu dotée culturellement et socialement, Guéorgui Guéorguévitch Demidov montre vite de remarquables aptitudes pour les études scientifiques et de rares dispositions pour l’invention. Travaillant comme ingénieur et physicien expérimentateur à l’Institut de Kharkov, l’un des plus importants de l’URSS, il est en voie de devenir un physicien éminent lorsqu’il est arrêté au début de l’année 1938 et expédié en Sibérie, à la Kolyma, comme pas mal d’autres gens – du moins ceux qui n’avaient pas été fusillés. Il fera en tout dix-huit ans de camp, dont une partie dans des conditions particulièrement dures, ce qui ne l’empêchera pas de montrer, même là-bas, ses talents d’inventeur, puisqu’il y lance la réparation des ampoules électriques et leur nouvelle production locale. Il est ensuite relégué dans la République des Komis, à Oukhta, et se met là-bas à écrire…
https://fr.wikipedia.org/wiki/Gueorgui_Demidov
(La présente traduction est parfois un peu libre, mais s’efforce de garder l’esprit et la saveur du texte russe.)
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Durant mon enfance et mon adolescence, mon père n’était pas là, ce qui fut le cas pour la majorité des enfants de ma génération. La guerre et le cam1. Staline ont tant œuvré en ce sens que le mot « papa », si familier et indispensable à chaque enfant, ne suscitait aucune émotion chez moi, de même que chez tous les enfants de mon entourage. Le père était pour moi davantage un personnage livresque qu’une personne vivante. C’est pourquoi, durant ma période pré-scolaire comme, ensuite, à l’école, personne ne se posait des questions comme « Qui ? Où ? Pourquoi ? » Résolument personne.
La première fois que j’appris que j’avais un père, et qu’il était en vie, ce fut sur le chemin du jardin d’enfants2, à l’été 1945. Ledit chemin traversait un ancien cimetière à l’abandon, envahi par des buissons de lilas. Notre groupe d’enfants était conduit à tour de rôle par la maman de l’un d’entre nous. Ce jour-là, c’était le tour de la mienne. Elle suivait le sentier tout en relisant sans cesse une lettre, et nous courions comme des fous tout autour. Et soudain, elle m’a attrapé par ma robe, m’a attiré à elle et m’a dit : « Ton père est en vie, mais il ne faut pas en parler ! » Et elle s’est mise à pleurer. Je fus, je crois, très effrayée, mais ensuite, au jardin d’enfants, je ne fis que sautiller toute la journée en disant à tout le monde : »Mon papa est en vie ! » Lorsqu’on a un papa, comment voulez-vous qu’on ne le dise pas ?
Le soir, maman lut de nouveau la lettre. Une femme médecin l’avait écrite, elle avait opéré papa à l'hôpital de la Kolyma, l’avait soigné et, ayent appris son histoire, avait décidé, sans son consentement, de nous écrire. (Adulte, j’appris son nom : Anna Leonidova Novikova.) Maman écrivit à mon père, mais ne reçut pas de réponse.
J’oubliai assez vite tout cela. On ne reste pas longtemps dans l’émotion, à six ans.
Mais un an ou deux plus tard, vers 1947-1948 (je ne me rappelle pas exactement), arrivèrent d’autres nouvelles (et les dernières) de mon père. Un jour, maman rentra du travail pas dans son assiette, elle me prit par la main et nous partîmes quelque part en tramway – très loin, d’après ma perception actuelle. Puis nous marchâmes longuement, en cherchant une maison. Maman se taisait, et moi j’avais peur. Je crois que c’était en banlieue, une ruelle de village, quasiment, envahie par l’herbe, une maisonnette penchée sur le côté. Je me souviens du grincement d’un portillon. Une vieille nous fit entrer (j’en rêvai longtemps par la suite, elle m’apparaissait comme une sorcière), et nous conduisit jusqu’à une pièce à moitié dans l’obscurité ; au fond de la pièce, émergeant d’un tas de hardes sur un lit, nous regardait un homme au teint très pâle (je le vis tout blanc), avec des yeux immenses. Maman fut obligé de me calmer, tellement j’étais effrayée. On me fit assoir sur un petit tabouret près de la fenêtre, on me fourra quelque chose dans les mains, et maman chuchota longuement avec cet homme,, en pleurant tout le temps. Puis l’homme frotta une allumette et enflamma un papier. Et maman, comme pétrifiée, cessa de pleurer. Nous revînmes à la maison comme cela, en silence. Maman resta longtemps ainsi. Je crois que je me suis mise à faire moins de bêtises, et même, à partir de ce moment, à l’aider davantage à la maison, bien qu’elle ne me demandât rien de particulier sur ce plan.
Bien des années plus tard, j’appris que c’était le premier et le seul message envoyé depuis la Kolyma par mon père, l’informant qu’une seconde peine de dix ans lui avait été infligée, et exigeant (c’était bien une exigence, pas une prière) que maman se sépare officiellement de lui et poursuive tranquillement sa vie. Il n’avait pas l’espoir d’en revenir vivant. Il renvoya même le colis que maman, en dépit de son interdiction, lui avait envoyé. Voilà l’homme que c’était. Une fois sa décision prise, il coupait net, sans jamais revenir sur une décision.
Il y eut aussi, par la suite, un télégramme annonçant sa mort. il s’avéra qu’il l’avait expédié lui-même. Maman n’y crut pas. Mais ne me dit rien. Bien des années plus tard, alors que j’étais devenue adulte, dans la première lettre que mon père m’adressa, il écrivait : « Ma pauvre fille ! J’étais à l’époque bien loin, terriblement loin par rapport à Oukhta (Oukhta est la ville dans laquelle G. G. Demidov vécut et travailla de 1954 à 1972 – V. D.), qui est quasiment la banlieue de Kharkov3, dans notre immense et lugubre pays-prison. Je n’espérais pas sortir un jour de cette prison. J’étais convaincu que j’y mourrais, il me semblait que je ne faisais que devancer un peu les évènements, en prétendant être mort. (Il s’agit du télégramme annonçant son décès , qu’il avait lui-même envoyé – V. D.) Je l’ai fait pour vous débarrasser, toi et maman, de mon existence, que j’estimais nuisible pour vous. En ce qui te concerne, cela a réussi, avec le concours de ta maman. Mais elle, je n’ai pas pu la tromper… » (Lettre à sa fille du octobre 1956.)
Mais tout cela, c’est plus tard, pour le moment j’étais trop petite pour prendre ma part de ces émotions. Comme une petite bête, je flairais l’état de maman, mais sans rien y comprendre, bien sûr. Et je n’entendis dans sa bouche plus une seule parole concernant mon père jusqu’à 1956. Elle ne divorça pas, conserva tous ses documents, y compris sa thèse, trimbala tout cela avec elle lors de l’évacuation4, puis du retour, sans rien dire. Et je ne posai pas de questions.
En comprenant, un peu plus âgée, que mon père semblait toujours en vie, je me mis à dresser de fantastiques plans pour partir à sa recherche. Mais je ne partageai ces plans avec personne. Une fois seulement, ayant fini le lycée et présentant des documents pour rentrer dans un Institut, je demandai à maman ce qu’il fallait écrire à propos de mon père. Elle réfléchit et me dit : « Écrris qu’il est tombé au front. » Voilà tout.
Ce fut seulement lorsque le « rapport secret » de Khrouchtchiov5 s’ébruita qu’elle se mit à parler. Elle me raconta tout. Comment, à la pause déjeuner, mon père avait couru au bureau des passeports accomplir une formalité (c’est ce qui était écrit sur la convocation), et n’en revint jamais. Comment on était venu la chercher en pleine nuit, pour la conduire avec moi – alors âgée de cinq mois –, à la prison Kholodnogorskaïa6 de Kharkov, et nous flanquer dans une cellule déjà bondée. Et comment, faisant preuve du « caractère têtu des Demidov » (l’expression est de maman), je nous avais sauvées, elle et moi, en braillant à tue-tête et sans interruption pendant deux semaines dans toute la prison. Mes hurlements avaient certainement lassé tous les matons, et maman fut relâchée avec l’obligation de « me nourrir jusqu’à l’âge d’un an », après quoi, il semble qu’on l’ait « perdue de vue ». Pendant plus de deux ans, elle eut peur de reprendre son travail, de crainte qu’on ne se souvînt d’elle. (La confusion était telle qu’on pouvait très bien « perdre de vue » un individu sur un million de gens arrêtés. Le fait est là : maman et moi, on nous oublia !)
Venant de Lébédine7, les parents de mon père déménagèrent à Kharkhov, en achetant une petite maison en banlieue, et nous voilà qui vivions tant bien que mal tous ensemble. Juste avant le début de la guerre, des amis aidèrent ma mère à retrouver un poste à l’Institut8, qui fut évacué en 1941, et elle avec tout le monde.
Les parents de mon père restèrent à Kharkov, car ma grand-mère était très malade. Elle mourut peu après, et les Allemands fusillèrent mon grand-père qui tentait d’aider des combattants à quitter la ville encerclée par les Allemands. Il resta par terre au milieu de la rue, mêlé à ces soldats. Les Allemands interdisaient de s’approcher d’eux, et emmenèrent les corps quelque part la nuit – il n’a même pas de tombe.
Maman apprit tout cela de la bouche d’anciens voisins, rentrés d’évacuation en 1944.
Maman ne m’avait rien dit sur mon père pour éviter que moi, en bonne élève de l’école soviétique, je ne me fasse – à Dieu ne plaise ! – une mauvaise idée de lui. il fallut attendre quelques années pour que j’apprécie à sa valeur l’« héroïsme tranquille » dont elle avait fait preuve. Il me semble que son courage ne le céda en rien au courage et à la fermeté de mon père lorsqu’il supporta toute l’horreur des camps de la Kolyma.
Lorsque débutèrent les processus de réhabilitation, maman fut convoquée chez le Procureur militaire, on l’informa de ce que son mari était en vie, qu’on procédait au réexamen de son cas, et on lui indiqua son adresse. Ainsi fûmes-nous informés de part et d’autre. J’avais dix-neuf ans quand mon père arriva la première fois chez nous, et il devint aussitôt la personne la plus intelligente, la plus intéressante et la plus importante de ma vie.
Il était extraordinairement érudit, avait beaucoup de connaissances et savait faire beaucoup de choses. C’était un conteur de premier ordre et un disputeur redoutable. Il pouvait parler de tout, ses connaissances étaient très vastes, il avait gardé la curiosité de la jeunesse et il était toujours entouré de gens intéressants. Possédant l’esprit d’un vrai savant, où qu’il se trouvât, dans les situations et les conditions les plus pénibles, il analysait en profondeur son environnement et évaluait avec justesse les évènement. Il avait commencé là-bas à mettre en route oralement ses récits9.
Malheureusement, la quasi vingtaine d’années de bagne de mon père n’avait pas rapproché mes parents, elle les avait éloignés. Papa vivait à Oukhta10, nous à Kharkov, nous nous rendions visite un fois par an – c’était tantôt lui qui venait chez nous, tantôt nous allions le voir.
« La solitude m’a jusqu’à un certain point éloigné, et ce avec l’aide du pouvoir soviétique… » m’écrivit-il bien des années plus tard.
Tout ce qui lui arriva après son arrestation en février 1938, c’est lui qui me l’apprit. Le Tribunal militaire le jugea, il prit huit ans au titre de l’article 58-1011, et, en septembre, il se trouvait déjà à la Kolyma. Il fit tous les travaux : extraire le minerai, laver l’or, abattre les morses, etc. En juillet 1946, il reçut une peine supplémentaire – dix ans. Dix-huit ans en tout. Varlam Tikhonovitch Chalamov évoque mon père à la Kolyma avec un précision de documentariste dans les récits Ivan Fiodorovitch et La vie de l’ingénieur Kipreïev13. Mon père passa presque deux ans avec lui à l’Hôpital central des camps. Il avait en effet « réinventé » l’ampoule électrique14, organisé et lancé la production de ces ampoules – chose presque inconcevable dans ce genre de conditions. Et, lorsque, en guise de récompense pour le travail accompli, il reçut, au lieu de la réduction de peine promise, une boîte contenant un costume américain, cadeau lié au prêt-bail15, il la lança sur la présidence de la solennité en disant : « Je ne porterai pas de vieilles nippes étrangères ! » Ce qui lui valut ces dix années supplémentaires.
Dans ses souvenirs, publiés dans le numéro 12 de 1968 de la revue Jeunesse, V. T. Chalamov a écrit que la personne la plus digne et la plus intelligente qu’il eût rencontré dans sa vie était le physicien de Kharkov G. G. Demidov.
À la fin des années quarante et au début des années cinquante, on se mit, à la Kolyma, à la recherche des physiciens encore en vie, pour les expédier à Moscou travailler pour le projet atomique. G. G. Demidov tomba sous le coup de cette directive. Dans une lettre de 1956 à sa femme, il écrivait : « … En 1951, on m’envoya en toute hâte à Moscou — « au grand galop ». Ce fut l’un des voyages les plus effrayants qu’il m’ait été donné de faire. Il s’avéra qu’on me réclamait à la quatrième section spéciale du MVD16, en tant que physicien-expérimentateur. Mais la direction du Goulag avait négligé le fait que, en vertu de mes réductions de peine, je n’avais plus que quelques mois à faire, deux mois, en fait. Si bien que je ne pouvais être la bonne personne pour cette honorable institution17, et l’on me rebalança au camp finir ma peine et aller ensuite, sorti du camp, en relégation. Mais je ne retournai pas à la Kolyma, on m’envoya au Nord, à Inta18, dans la République des Komis.
Au printemps de cette année-là, un passeport me fut délivré, dans le cadre de la liquidation presque complète du régime des déportés administratifs. Les droits mentionnés dans ce passeport (art. 39 : limitation des endroits où je pouvais habiter, passeport intérieur, travail, etc.) étaient proches des anciens droits des Juifs en dehors de la zone de résidence19. On dit d’ailleurs que les règles sont devenues moins sévères aujourd’hui. Je doute cependant d’arriver à vaincre mon amour-propre et à demander qu’on m’autorise à me faire enregistrer20. Si je ne suis pas réhabilité, je ne quitterai sans doute jamais les endroits qu’on m’a assignés. L’horizon politique est à l’heure actuelle très sombre. Le baromètre des mesures policières peut chuter brutalement, et mes chances de voir mes démêlés judiciaires connaître une issue favorable diminuer fortement… »
Durant ces années, mon père avait très peu d’espoir de se voir rapidement et positivement réhabilité. Il s’efforçait même de plaisanter à ce sujet : « Une blague circule chez nous – c’est de l’humour noir21 – , selon laquelle il existe deux types de réhabilitation : posthume et anthume22. » Malheureusement, cela s’avéra prophétique. en mars 1957, il envoya à maman une lettre remplie de tristesse : « … le Procureur général militaire m’a informé aujourd’hui que ma demande de réhabilitation était sans fondement. La maudite girouette politique a fonctionné… » Mon père ne fut réhabilité qu’en mars 1958, après s’être de nouveau adressé au Procureur général militaire.
Extrait de l’attestation du Collège militaire de la Cour suprême de l’URSS du 20 mars 1958, référence N°003, 28/38 : « Le cas de Demidov Guéorgui Guéorguévitch – avant son arrestation le 28 février 1938, chargé de cours à l’Institut électrotechnique de Kharkov – a été réexaminé par le Collège militaire de la Cour suprême de l’URSS le 4 mars 1958.
Le verdict du tribunal militaire de l’arrondissement de Kharkov, en date du 28 septembre 1938, la décision du Collège militaire en date du 23 octobre 1938, le verdict du tribunal militaire du MVD près le Dalstroï23, en date du 26 juillet 1946 et la décision locale, en date du 23 octobre 1946, relatifs à Demidov G. G. sont cassés et le dossier est clos. »
Voilà, aussi simplement que cela, sans émotions inutiles, sans révérences ni excuses pour les années volées à mon père, les meilleures pour un être humain, les plus productives et les plus prisées. Et volées pas seulement à lui. Déjà, en 1966, il m’écrivait : « Ce que je regrette le plus, c’est de ne pas avoir fait à temps ce que j’aurais dû faire durant le tronçon de vie de moindre valeur qu’il me restait. Lorsqu’en ma présence on se met à s’exclamer à propos de ce qu’a accompli tel ou tel grand homme au cours de sa vie, je le compare malgré moi au peu de choses que j’ai réalisées, moi. Et ce n’était pas de ma faute. Mais à présent, ce ne sont là que des réflexions oiseuses. »
Papa était quelqu’un de très fort et de très fier. Il avait des dons étonnants. Il obtint son premier brevet d’inventeur en 1929, à l’âge de 21 ans. Il frappait toujours les gens par la diversité de ses intérêts. Alors qu’il était en troisième année de la faculté de physique-chimie de Kharkov, l’académicien Landau24 le fit venir dans son laboratoire. Tandis que ses camarades soutenaient leur mémoire de licence, lui en était déjà à soutenir sa thèse de candidat25. De l’avis des spécialistes, mon père donnait de très grands espoirs comme physicien. Son arrestation et ses dix-huit années de bagne mirent une croix là-dessus. Mais, même derrière les barbelés, il ne pouvait se passer d’accomplir une œuvre scientifique, il inventait, créait, organisait. Pour le remercier, on lui colla une peine supplémentaire.
Quand je vins à Oukhta pour la première fois, dans un stand de la grand-place, parmi les portraits des « meilleures personnes de la ville » était accrochée la photographie de G. G. Demidov, avec le commentaire « Meilleur inventeur de la République soviétique socialiste autonome des Komis ». Les journaux parlaient beaucoup de lui. Mais lui, à cette époque, avait déjà fait ses premiers essais d’écriture.
Un jour, mon père me dit qu’à la Kolyma, déjà, il s’était juré de survivre à tout prix, pour décrire cet enfer. il tint parole, et prit la plume.
Ce n’était pas commode, d’écrire : il le faisait la nuit, le dimanche, dès qu’il avait un temps de repos. Il disait, en parlant de lui : « C’est triste, d’être un écrivain de la nuit et du dimanche… Lorsque mon père comprit que l’écriture était devenue l’affaire la plus importante de sa vie, il s’efforça d’orienter vers cette tâche unique toute sa force intérieure, son énergie créatrice. Il nous écrivait, à maman et moi : « Mon œuvre me coûte très cher;Je n’éviterai pas la maladie, même si la ruine est encore loin. Je commence à mal dormir, je perds l’appétit. Tout le monde me demande : “ Il est arrivé quelque chose ?” e pourrais répondre : “Oui. Il n’y pas longtemps. À peine trente ans. Et ça n’est pas arrivé qu’à moi.” Dans mon métier de base, j’ai toutes les peines du monde à travailler. Pour la première fois de ma vie, je comprends ce que c’est que de travailler sans inspiration. J’essaye de changer de fonction. Au moins, ma conscience ne me torturera plus parce que je ne peux plus être ce que j’ai été, un ingénieur, un savant, quelqu’un pouvant faire ce que bien d’autres gens ne peuvent pas faire. Je puis me vanter, à présent : je parle d’un ingénieur qui n’est plus… Un ingénieur mort et un écrivain pas encore né ? Car un écrivain non publié, cela tient du fœtus, de l’embryon. Ma seule consolation, c’est la possibilité que je naisse après ma mort. C’est pourquoi je ne crois pas nécessaire de te demander de sauvegarder les éléments de mes manuscrits qui peuvent te tomber entre les mains. Tout peut arriver… »
Et, toujours sur ce thème : « Que je m’adonne à l’écriture, tu le sais depuis longtemps. Tu sais aussi que j’ai maintenant des choses bien élaborées, qui se répandent déjà comme du temps de Griboïedov26. Les chances de les voir imprimer sont quasi-nulles, et je n’entreprends rien dans cette direction. Que cela reste un héritage que l’on traite comme du rebut, ou comme “un document d’époque”. J’écris parce que je ne peux pas ne pas écrire. Cela me prend tout mon temps et toutes mes forces. J’ai fait de gros efforts pour mettre ma carrière de côté. Je ne suis plus chef d’atelier, plus grand spécialiste de la République, plus chef du bureau d’études, je ne suis plus qu’un employé de ce bureau. Mais même cela je l’abandonnerais volontiers, pour devenir gardien ou garde-barrière sur quelque ligne de chemin de fer. Se contenter d’une seule charge mentale est important. Je n’ai pas envie de me dédoubler. Du reste, je peux, en vieux cheval que je suis, m’emballer aussi à propos d’un projet intéressant ou d’un bon thème de recherche. Mais maintenant, en ce qui me concerne, cela ne rime à rien. Extérieurement, je suis le même. Je sens par ailleurs que je commence à vieillir. C’est pourquoi je me hâte. Mais la retraite est encore loin, et il se peut que le pouvoir soviétique en repousse l’âge de quatre ou cinq ans. Ce pouvoir doit en effet assurer la retraite des camarades anciens oper27, matons, membres de tribunaux et autres bourreaux pendant trente-cinq ou quarante ans. afin qu’ils “ne se fâchent pas”. Ils sont nombreux. Ils attendent leur heure. Et moi, je vais à eux avec une plume et cette machine à écrire, alors qu’il faudrait y aller avec une hache ! » (Extrait d’une lettre de 1961 à sa femme.)
Voici également un fragment d’une lettre à V. T. Chalamov, écrite le 30 juin 1965 : « L’un des dirigeants locaux de la société des écrivains des Komis a dit que je souffrais d’une “ gale ” qu’il fallait, figurez-vous, cacher aux gens. Il pensait bien sûr au “prurit de l’écrivain” - notion déjà sans grande élévation. Lui-même est un fonctionnaire de la littérature dénué de talent, un specimen à grand tirage du genre Boulgarine28. il m’est difficile de juger jusqu’à qul point mon travail d’écriture a du sens. Sans doute relève-t-iil seulement de la nécessité qu’éprouve la souris de ronger quelque chose, simplement pour user ses dents29. Je n’ai bien sûr pas le moindre espoir d’être édité. D’ailleurs, cela ne me tente pas particulièrement. Et je perçois tout de même des “honoraires” pour mon activité littéraire, je les perçois de façon non officielle, sous la forme des lettres chaleureuses que je reçois parfois de parfaits inconnus et, bien sûr, également sous la forme de louanges amicales. Mes honoraires officiels, ce sont les dénonciations, les apostrophes, les menaces, franches ou dissimulées… »
On essaya de le persuader de changer de thème, on lui offrit de devenir membre de , l’Union des écrivains30, on lui fit miroiter de gros tirages. Un colonel du KGB vint spécialement de Moscou pour le voir à Oukhta, lut ses manuscrits pendant toute une semaine , lui causant du fond du cœur et cherchant à le convaincre d’écrire sur d’autres sujets. Mon père refusa catégoriquement et m’écrivit : « Mon flair politique est trop émoussé pour que je me tienne le nez au vent. Et je mords mal à l’appât d’une gloire à bon marché et d‘honoraires d’écrivain du genre “Que désirez-vous ?”. »
Et alors, ça commença… Sa photographie fut retirée de la grand-place, mentionner sas mérites devint absolument déconseillé. Tous ceux qui lui rendaient visite étaient pris en filature.
Une fois retraité, mon père alla s’installer à Kalouga31. Il passait quinze à seize heures par jour devant sa machine à écrire. Ses productions partaient sur les listes du Samizdat, on lui proposa plusieurs fois de les faire passer à l’étranger33, mais il s’y opposait, estimant que es productions avaient davantage d’importance pour nos lecteurs.
Comprenant qu’il se trouvait sous l’œil du KGB, mon père donnait donnait à des amis34 d’autres villes cinq exemplaires de ses compositions (dactylographiées et reliées) en leur demandant de les conserver. L’une de ces collections — cinq tomes volumineux avec un titre de donation – se trouvait chez moi; En août 1980, des perquisitions furent menées simultanément à toutes ces adresses, dans quelques villes, et tous les textes de mon père furent saisis. Tout fut pris, jusqu’à la dernière ligne, il ne lui restait pas le plus petit brouillon. Il ne se remit jamais d’un tel coup, et en février 1987, papa n’était plus de ce monde.
À l’été 1987, je me suis adressée au secrétaire du CC35 Alexandre Nikolaïévitch Iakovlev36, en lui demandant son aide pour la restitution des archives saisies. En juillet 1988, les écrits de mon père me furent rendus.
À peine trois ans après son décès, le critique officiel des éditions L’écrivain soviétique, Vl. Korobov37, écrira : « Guéorgui Demidov, ce nom est totalement inconnu en littérature, mais ce n’est nullement un simple intellectuel prisonnier ayant laissé ses souvenirs des camps staliniens (on en a déjà publié pas mal, et des dizaines sont encore en préparation). C’est un véritable écrivain, un prosateur divinement doué. Si la destinée littéraire s’était montrée plus clémente avec lui, nous aurions à l’heure actuelle en lui un artiste de premier plan… »
Les œuvres proposées ici ne sont qu’une petite partie de l’héritage que laisse mon père.
Notes
- Je reprends l’abréviation (tov.) trouvée dans le texte.
- Équivalent de la maternelle.
- Kharkiv, de nos jours. Demidov exagère, mais Oukhta, dans la République des Komis, est en Sibérie occidentale, et la Kolyma est beaucoup plus à l’est…
- Fuyant l’avancée des troupes hitlériennes, en 1941.
- C’est la transcription correcte. On trouve habituellement : Khrouchtchev.
- De la Montagne froide…
- Province de Soumy. Cette ville fut évoquée par Tourguéniev, Tchékhov et Bounine pour sa foire aux chevaux. En ukrainien : Lébédina.
- Il s’agit vraisemblablement de l’Institut de phyysique et de tecchnologie de Kharkov (aujourd’hui Kharkiv), où son mari, Guéorgui Guéorguiévitch Demidov, travaillait dans le laboratoire du futur prix Nobel Lev Landau. On peut signaler qu’Igor Kourtchatov travaillait aussi dans cet Institut, et menait des recherches sur la fission nucléaire. Mais Staline n’y crut pas, jusqu’aux informations transmises par l’espion Fuchs et les bombes américaines sur Hiroshima et Nagasaki…
- En les apprenant par cœur. Doué d’une mémoire extraordinaire et s’aidant de rimes, Soljénitsyne avait procédé de même pour certains de ses textes.
- Il n’avait pas le droit d’habiter dans une grande ville de l’URSS.
- Propagande et agitation antisoviétiques. On pouvait y mettre ce qu’on voulait, un buste de staline mal exécuté, etc. Voir L’Archipel du Goulag.
- La classique rallonge qui tombait sur les zeks libérables. L’humour particulier des camps appelait les malheureux sur qui cela tombait les récidivistes.
- Le premier récit, rédigé en 1962, se trouve aux pages 309-323, et le deuxième, écrit en 1967, aux pages 1063-1080 du recueil Récits de la Kolyma édité chez Verdier, traduction de Sophie Benech, Catherine Fournier et Luba Jurgenson. Demidov avait été envoyé à l’Hôpital central en 1948, notamment pour soigner une mastoïdite, et il y rencontra Chalamov,, qui exerçait la fonction de feldscher (iaide-médecin).
- Chalamov évoque dans les deux récits en question le procédé de réparation des ampoules inventé par Demidovv.
- Dans le texte, on trouve une transcription en russe du terme américain lend-lease.
- Ministère de l’intérieur. Nouveau nom du NKVD. Le sinistre Béria avait la haure main sur le projet atomique soviétique.
- Il s’agissait d’aller travailler dans un centre de recherches fermé, une charachka, comme celle décrite par Soljénitsyne dans Le Premier cercle.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Inta
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Zone_de_r%C3%A9sidence
- Comprendre : à Kharkov.
- Dans le texte : de l’humour de pendus, ce qui reprend la formule allemande.
- Je reprends le néologisme d’Alphonse Allais.
- Organisme gérant le développement du grand Nord sibérien, reposant essentiellement sur l’exploitation des zeks : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dalstro%C3%AF
- Voir la note 8.
- Je donne un équivalent français. La « thèse de candidat » correspond un peu à l’ancien doctorat de troisième cycle, préalable au doctorat d’État.
- Allusion probable au Samizdat, cette diffusion clandestine qui contournait la censure en URSS. Sur Griboïedov : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Gribo%C3%AFedov
- Membres du NKVD.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Fadde%C3%AF_Boulgarine
- Comme celle des lapins, les dents des souris poussent continuellement…
- Institution très puissante. Il fallait lui appartenir pour être édité, et cela pouvait représenterr une grosse situation, en terme de prestige… et de prébendes, compte tenu des tirages énormes en URSS. Voir par exemple à ce sujet l’ouvrage de Cécile Vaissié, Les ingénieurs des âmes en chef (éditions Belin).
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Kalouga
- Voir la note 26.
- Ce fut le cas pour deux livres majeurs, L’Archipel du Goulag et Vie et Destin, le violent réquisitoire de Vassili Grossman.
- Soljénitsyne faisait exactement pareil.
- Comité central du PCUS – je respecte les abréviations.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Nikola%C3%AFevitch_Iakovlev
- Vladimir Ivanovitch Korobov (1949-1997), écrivain et critique soviétique.