vendredi 29 août 2025

L'Évêque (Anton Tchékhov)

     Cette nouvelle parut en mars 1902 dans la Revue pour tous, mensuel de vulgarisation scientifique et littéraire édité à Saint-Pétersbourg de 1895 à 1906 et auquel collaborèrent, outre Tchékhov, Gorki, Kouprine, Andreïev et bien d’autres écrivains et poètes. Il fut repris l’année suivante dans la revue Le champ, et intégré ensuite à l’édition par A. Marx des œuvres de Tchékhov.

     Tchékhov avait promis de longue date ce texte – qu’il avait en fait dans la tête depuis une quinzaine d’années, comme il l’écrivit à Olga Knipper, l’actrice qu’il avait épousée en 1901 – à Mirolioubov, le directeur et éditeur de la revue, mais diverses circonstances en retardèrent l’écriture : l’écriture ou la finition d’autres textes (Dans le ravin, Les trois sœurs, notamment), la peur de la censure (le thème de la nouvelle est délicat) qui contraint l’auteur à se censurer lui-même… et surtout la santé déclinante de Tchékhov, qui se voit incapable d’écrire des semaines durant.

     Le thème du récit reprend celui d’un texte plus ancien, Une histoire fastidieuse, datant de la fin 1889 : c’est celui de l’insatisfaction d’un vieil homme ayant fait carrière dans son domaine et sentant venir la mort. Dans le cas d’un ecclésiastique, c’est plus scabreux que dans celui d’un universitaire… L’auteur redoute la censure, et supprime lui-même certains développements sur la religion, mais s’efforce aussi de rendre l’angoisse de la mort qu’il ressent lui-même, vu les progrès de sa maladie. Il cherche une nouvelle façon d’exprimer cela, il en parlera à Gorki à la fin de 1901, alors qu’il est en plein travail sur le texte. En 1903, il avouera à Olga Knipper avoir commencé à rédiger le récit à la fin de l’année 1899, alors qu’il « s’attendait à mourir ». La mort le prendra un an plus tard…

     Tchékhov a, pour construire son personnage, pu mélanger différents personnages de l’Église orthodoxe, dans un voisinage plus ou moins proche. Il était notamment en relation, à Ialta, avec divers religieux, avec S. Choukine, archiprêtre dont il était l’ami.

     La nouvelle fut, à peu d’exceptions près, ignorée par la critique. En revanche, elle fut tenue en haute estime par ses amis Bounine et Kouprine (lequel vanta la qualité de sa langue) et appréciée d’un auteur ayant parfois la dent dure vis-à-vis de Tchékhov, Léon Tolstoï.


     Ce récit est l’avant-dernier texte en prose connu de Tchékhov, le dernier étant La Fiancée, dernière bouffée d’espoir avant le tomber du rideau, précédé par la dernière pièce, La Cerisaie


(rédigé à partir de la notice faisant suite au texte dans l’édition de l’Académie des Sciences de l’URSS)


     



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I

     

     La veille du dimanche des Rameaux, on célébrait la vigile1 au monastère de Staro-Petrovsk2. Lorsqu’on distribua les petites branches de saule, vers la fin, il était plus de neuf heures du soir, les feux pâlissaient, les mèches charbonnaient, une sorte de brouillard régnait. Dans l’obscurité à l’intérieur de l’église, la foule ondulait comme la mer, et, pour Monseigneur Piotr, déjà souffrant depuis trois jours, tous les visages – les vieux comme les jeunes, ceux des femmes comme ceux des hommes – se ressemblaient, tous les gens qui venaient chercher un rameau avaient dans les yeux la même expression. Dans le brouillard, on ne voyait pas la porte, la foule ne faisait qu’avancer, elle ne paraissait pas avoir de fin. Un chœur de femmes chantait, une religieuse lisait le canon3. 

     Qu’il faisait chaud, comme on étouffait ! Qu’elle avait été longue, cette vigile ! Monseigneur Piotr était las. Sa respiration était lourde, précipitée, sèche ; la fatigue pesait douloureusement sur ses épaules, ses jambes tremblaient. Il était désagréablement affecté par les cris que poussait de temps à autre un simple d’esprit, au balcon4. Soudain, l’évêque crut voir, comme en rêve ou au cœur d’un délire, s’approcher de lui sa mère, Maria Timofeïevna5, qu’il n’avait pas vue depuis neuf ans — ou alors, c’était une vieille qui ressemblait à sa mère et qui, ayant pris de sa main le rameau, s’éloigna en le regardant sans cesse d’un air joyeux, avec un bon et gai sourire, avant de se fondre dans la foule. Et, allez savoir pourquoi, des larmes coulèrent sur son visage. Il avait l’âme en paix, tout s’était bien passé, mais il regardait fixement du côté gauche du chœur, là on lisait le canon, et où, dans l’obscurité du soir, on ne pouvait plus distinguer personne – et il pleurait. Les larmes brillèrent sur sa figure, sur sa barbe. Et voilà que, non loin de lui, quelqu’un d’autre se mit à pleurer, puis un autre un peu plus loin, et encore un autre et, peu à peu, l’église se remplit de larmes coulant doucement. Un peu plus tard, au bout de  quatre à cinq minutes, les pleurs avaient cessé, le chœur du monastère chantait, tout était redevenu comme avant.

     L’office prit bientôt fin. Tandis que l’évêque prenait place dans son carrosse pour rentrer chez lui, le joyeux et beau carillon des cloches, lourdes et valant cher, se répandait à travers tout le jardin du monastère, au clair de lune. Les murs blancs, les croix blanches sur les tombes6, les bouleaux blancs, les ombres noires et la lune flottant au loin dans le ciel, se tenant juste au-dessus du monastère, tout cela avait maintenant l’air de mener sa propre vie, à la fois proche de l’homme mais lui demeurant hermétique. On était au début d'avril et, après une tiède journée de printemps, il faisait frais, il avait un peu gelé, mais le souffle du printemps se faisait sentir dans cet air d’une froide douceur. En quittant le monastère, on roulait sur du sable, il fallait aller au pas ; des deux côtés de la voiture, sous la vive et sereine lueur de la lune, des pèlerins avançaient avec peine sur le sable. Méditatifs, ils se taisaient tous, et, aux alentours, tout – les arbres, le ciel et même la lune – était accueillant, jeune et amical, donnant envie de croire qu’il en serait toujours ainsi.

     Le carrosse entra enfin en ville, roulant dans la grand-rue. les boutiques avaient déjà fermé, il n’y avait que chez Iérakine, le marchand millionnaire, qu’on faisait l’essai de l’éclairage électrique, qui clignotait fortement, provoquant un attroupement. Puis se suivirent de larges rues sombres et désertes, et ensuite, au sortir de la ville, la chaussée due au zemstvo7, et la campagne, cela sentait le pin. Un grand mur blanc et crénelé surgit brusquement, au-delà du mur on voyait un haut clocher inondé de lumière, et à côté cinq grandes coupoles dorées et brillantes : c’était le monastère de Saint-Pancrace, demeure de l’évêque Piotr. Et, là encore, haute dans le ciel, flottant au-dessus du monastère, la lune, calme et pensive. Le carrosse franchit le portail en faisant crisser le sable, quelques sombres silhouettes de moines passèrent fugitivement sous le clair de lune, et des pas résonnèrent sur les dalles de pierre…

     « Votre Éminence, votre maman est arrivée8 en votre absence, annonça un frère lai9 lorsque l’évêque fit son entrée. 

     — Ma petite maman ? Quand cela ?

     — Avant la vigile. Elle s’est informée de l’endroit où vous étiez, puis est allée au couvent des femmes.

     — Donc, c’est bien elle que j’ai vue tout à l’heure à l’église ! Ah, Seigneur ! »

     Et l’évêque eut un rire joyeux.

     « Elle a dit de faire savoir à Votre Éminence qu’elle viendrait demain. Elle a une fillette avec elle, sans doute sa petite fille. Elle est descendue à l’auberge d’Ovsiannikov.

     — Quelle heure est-il, à présent ?

     — Un peu plus de onze heures.

     — Ah, c’est dommage ! »

     L’évêque resta un moment assis au salon, pensif, comme s’il avait du mal à croire qu’il pût être si tard. Il ressentait des courbatures dans les bras et les jambes, sa nuque lui faisait mal. Il avait trop chaud et il était mal à l’aise. S’étant reposé, il alla dans sa chambre à coucher et y resta également assis un petit moment, pensant à sa mère. On entendait les allées et venues du frère lai, et, de l’autre côté de la cloison, la petite toux du père Sissoï, un hiéromoine10. L’horloge du monastère sonna le quart.

     L’évêque se changea et se mit à dire ses prières avant d’aller se coucher. Il récitait soigneusement ces vieilles prières, connues de longue date, tout en continuant à penser à sa mère. Elle avait neuf enfants et près de quarante petits-enfants. Autrefois, elle avait vécu avec son diacre de mari dans un pauvre village, elle y avait vécu très longtemps, de dix-sept à soixante ans. L’évêque avait le souvenir d’elle depuis sa  petite enfance, quasiment depuis l’âge de trois ans : comme il l’aimait ! Tendre enfance, enfance chérie, inoubliable ! D’où venait que ce temps à jamais enfui, sans espoir de retour, d’où venait qu’il lui semblait plus lumineux, plus festif et plus riche qu’il n’avait été en réalité ? Quand il lui arrivait, durant son enfance ou son adolescence, d’être souffrant, quelle tendresse délicate lui témoignait sa mère ! À présent, à ses prières venaient se mêler ses souvenirs, de plus en plus vifs, ardents comme une flamme, et prier ne l’empêchait pas de penser à sa mère.

     Ayant fini de prier, il se déshabilla et se coucha, et aussitôt que l’obscurité l’enveloppa, il eut devant lui son défunt père, sa mère, son village natal de Liessopolié… Le grincement des roues, le bêlement des brebis, les cloches de  l’église sonnant par les clairs matins d’été, les Tziganes chantant sous les fenêtres – oh, quelle douceur d’y repenser ! Il se souvint du prêtre du village, le père Siméon, homme doux, paisible et débonnaire ; lui-même était maigre et de petite taille, alors que son fils, lui aussi au séminaire, était gigantesque et parlait d’une voix de basse, avec fureur ; un jour, le fils du pope s’emporta contre la cuisinière et l’invectiva : « Espèce d’ânesse de Iéhudiel11 ! », et le père Siméon, en entendant cela, ne dit rien et se sentit seulement honteux de ne pas se rappeler le passage des saintes Écritures où il est question de cette ânesse. Lui succéda à Liessopolié le père Démiane, qui buvait beaucoup, parfois au point de voir le serpent vert12, on l’avait même surnommé « Démiane-qui-voit-le-serpent13 ». À Liessopolié, le maître d’école était Matveï Nikolaïtch, un ancien séminariste, un brave homme pas bête, mais également ivrogne ; il ne frappait jamais les élèves, et pourtant il y avait dans son école, accroché à un mur, un faisceau de verges de bouleau, avec en-dessous cette inscription en latin, parfaitement absurde : betula kinderbalsamica secuta14. Il avait un chien noir et tout poilu, qu’il appelait Syntaxe.

     Et l’évêque se mit à rire. À huit verstes15 de Liessopolié se trouvait le bourg d’Obnino, avec son icône miraculeuse. On sortait l’icône d’Obnino l’été pour la porter en procession dans les villages avoisinants, les cloches sonnaient toute la journée tantôt dans un village, tantôt dans un autre, et l’évêque croyait alors voir l’air trembler de joie et, lui qu’on appelait alors Pavlouchka16 suivait l’icône, tête nue, pieds nus, avec une foi naïve et un sourire naïf, infiniment heureux. À Obnino, il y avait toujours, il s’en souvenait, beaucoup de monde, et le prêtre de là-bas, le père Alexeï, pour avoir le temps nécessaire à l’offertoire17, faisait lire à son neveu Hilarion, qui était sourd, les petits mots écrits sur les pains bénits : « à la santé d’untel » ou « pour le repos de l’âme d’untel » ; Hilarion lisait et recevait de temps en temps cinq ou dix kopecks par messe, et ce fut seulement au terme de sa vie, une fois devenu un vieillard grisonnant et chauve, qu’il vit soudain sur l’un de ces papiers : « Quel idiot tu fais, Hilarion ! » Pavlouchka avait été, au moins jusqu’à l’âge de quinze ans, assez arriéré, mauvais élève au point qu’on voulut même le retirer du petit séminaire et le placer comme commis de boutique ; un jour, venu à la poste d’Obnino pour chercher le courrier, il regarda longuement les fonctionnaires et leur demanda : « Puis-je vous demander comment vous touchez votre traitement : chaque mois, ou chaque jour ? »

     Monseigneur se signa et se retourna, changeant de côté pour dormir et ne plus penser.

     « Ma mère est arrivée… » se rappela-t-il, et il se mit à rire. 

     La lune entrait par la fenêtre, éclairant le parquet où s’allongeaient les ombres. Un grillon chantait. Dans la pièce voisine, de l’autre côté du mur, le père Sissoï ronflait, et quelque chose de solitaire, d’orphelin et même de vagabond s’entendait dans ce ronflement de vieillard. Sissoï avait été l’économe du diocèse, on l’appelait maintenant « l’ancien père économe »; Il avait soixante-dix ans, il habitait un couvent à seize vestes de la ville, il lui arrivait aussi d’habiter en ville, n’importe où.  Il était passé au monastère de Saint-Pancrace trois jours plus tôt, et l’évêque l’avait retenu pour causer avec lui, à ses moments perdus, des affaires et des règles locales…

     À une heure et demie, on sonna les matines. On entendit tousser le père Sissoï, qui grommela d’une voix mécontente, puis se leva et arpenta les chambres pieds nus.

     « Père Sissoï ! » appela l’évêque.

     Sissoï rentra chez lui, pour se montrer peu après, déjà botté, une bougie à la main ; il portait, sur son linge de corps, une soutane, et avait sur la tête une vieille calotte déteinte.

     « Je n’arrive pas à dormir, dit l’évêque en s’asseyant dans son lit. Je suis malade, on dirait bien. Je ne sais pas ce que c’est, au juste. J’ai la fièvre !

     — Vous avez dû prendre froid, monseigneur. Il faudrait vous frictionner avec du suif. »

     Sissoï resta un peu debout et bâilla. « Ah, Seigneur, pardonne au pécheur que je suis ! »

     « il y a maintenant l’éclairage électrique chez Iérakine, dit-il. Ça ne me plaît point ! »

     Le père Sissoï était vieux, maigre, voûté, en permanence mécontent de quelque chose, et ses yeux courroucés saillaient comme ceux d’une écrevisse.

     « Ça ne me plaît point ! répéta-t-il en sortant. Grand bien leur fasse, mais moi, ça ne me plaît point ! »



Notes


  1. Office nocturne, chez les Orthodoxes. Il correspond à celui nommé Complies chez les Catholiques.
  2. Nom fictif.
  3. https://www.pagesorthodoxes.net/acathistes-et-canons
  4. Tribune à l’étage, à l’intérieur de l’église.
  5. Fille de Timofeï (Timothée).
  6. Cimetière à l’intérieur de l’enceinte.
  7. Administration locale, ou régionale, chapeautée par les nobles, mise en place lors des réformes du tsar-libérateur Alexandre II, que les narodniki firent pourtant sauter vingt ans après le décret (oukaze) d’émancipation des serfs de 1861. Tchékhov fait très souvent référence au zemstvo, il fut lui-même un temps rattaché à un zemstvo en tant que médecin, pour combattre les épidémies.
  8. Par déférence, dans le texte, le verbe est mis au pluriel. Ce pluriel, concernant la mère de l’évêque, se poursuit dans la suite du dialogue.
  9. Ou frère convers : il est au service du religieux, sans être destiné à la prêtrise.
  10. Moine ordonné prêtre.
  11. https://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%A9hudiel. Quant à l’ânessse, on connaît celle de Balaam (Nombres, 22), mais pas celle-là.
  12. Haut degré d’ivresse. Variante russe de l’éléphant rose…
  13. Dans le texte, seulement deux mots, grâce à la facilité avec laquelle le russe construit des mots composés.
  14. Sic. Mélange de latin et d’allemand : betula, le bouleau ; kinder : enfants ; balsamica : adoucissant ; secuta : de sequor, accompagner, suivre.
  15. La verste faisait un peu moins de 1,1 km.
  16. Diminutif caressant de Pavel, Paul : c’est le prénom de l’évêque, Monseigneur Piotr étant son appelation religieuse. Denis Roche, l’ancien traducteur attitré de Tchékhov, signale en outre que la tradition voulait que l’on conservât la même initiale.
  17. Préparation du pain et du vin : https://fr.wikipedia.org/wiki/Offertoire




II


     Le lendemain, dimanche des Rameaux, Monseigneur célébra la messe à la cathédrale, puis rendit visite à l’évêque diocésain1, à une générale âgée et très malade, et revint enfin chez lui. À une heure passée, déjeunaient avec lui deux visiteuses chères à son cœur : sa vieille mère et une fillette de huit ans, sa nièce Katia. Pendant tout le repas, un petit soleil printanier entra du dehors par la fenêtre et fit briller la nappe blanche et les cheveux roux de Katia. À travers les doubles châssis, on entendait les freux croasser et les sansonnets chanter dans le jardin. 

     « Cela fait neuf ans que nous ne nous étions pas vus, disait la vieille femme, et quand je vous ai vu hier au monastère, Seigneur ! Vous n’avez pas changé le moins du monde, peut-être seulement un peu maigri, et votre barbe est plus longue. Reine des Cieux2, notre Mère ! Et hier, à la vigile, tout le monde pleurait, pas moyen de s’en empêcher. Moi aussi, soudain, en vous regardant, je me suis mise à pleurer, je ne sais même pas pourquoi. C’était Sa Sainte Volonté ! »

     Malgré la tendresse avec laquelle elle disait cela, on la voyait gênée, comme si elle ne savait pas si elle devait lui dire « tu » ou « vous », rire ou pas, elle avait l’air de se sentir davantage femme de diacre que mère. Quant à Katia, elle regardait son oncle l’évêque sans ciller, comme si elle voulait déchiffrer quel l’homme c’était.  Ses cheveux dépassaient du peigne et du ruban de velours qu’elle portait et se dressaient comme une auréole, elle avait le nez retroussé et les yeux pleins de ruse. Avant de se mettre à table, elle avait cassé un verre, et maintenant, sa grand-mère, tout en causant, éloignait d’elle tantôt un verre à vin, tantôt un verre à vodka.  Monseigneur écoutait sa mère et se rappelait qu’autrefois, il y avait bien longtemps de cela, elle les conduisait, lui, ses frères et ses sœurs, chez les parents qu’elle pensait riches ; à cette époque, elle se donnait du mal pour ses enfants, maintenant c’était pour ses petits-enfants, et voilà, elle lui avait amené Katia…

     « Votre sœur Varienka3 a quatre enfants, lui racontait-elle : Katia, que voici, est l’aînée, et votre beau-frère, le père Ivan, a trouvé moyen, Dieu sait comment, de tomber malade, et il est mort trois jours avant l’Assomption. Maintenant, ma Varienka n’a plus qu’à aller mendier.

     — Et Nikanor ? demanda l’évêque en parlanr de son frère aîné.

     — Lui, ça va, Dieu soit loué. Il a de quoi vivre, Dieu merci. Il y a cependant que son fils Nikolacha, mon petit-fils, n’a pas voulu faire partie du clergé, il est allé à l’Université pour devenir médecin. Il pense que cela vaut mieux, allez savoir ! C’est Sa Sainte Volonté !

     — Nikolacha découpe les morts, dit Katia en renversant de l’eau sur ses genoux.

     —Reste tranquille, mon enfant, observa paisiblement sa grand-mère, qui lui prit le verre des mains. Dis une prière en mangeant.

     — Cela fait bien longtemps que nous ne nous étions pas vus ! dit Monseigneur en caressant avec tendresse l’épaule et la main de sa mère. Vous m’avez manqué, maman, quand j’étais à l’étranger, beaucoup manqué.

     — Merci à vous. 

     — Parfois, j’étais assis près de la fenêtre, le soir, très seul, j’entendais de la musique, et soudain le mal du pays me prenait, je crois que j’aurais tout donné pour rentrer à la maison et vous voir… »

     La mère eut un sourire, son visage s’illumina, mais redevint grave l’instant d’après, et elle dit :

     « Merci à vous. »

     L’humeur de l’évêque changea avec une étrange brusquerie. Il regardait sa mère, sans comprendre d’où venaient cette politesse et cette timidité dans son expression et dans sa voix, à quoi tout cela rimait-il ? II ne la reconnaissait pas. Il éprouva de la tristesse et de la contrariété. Et sa tête lui faisait aussi mal que la veille, il se sentait de fortes courbatures aux jambes, il trouvait le poisson fade, insipide, il avait tout le temps soif…

     Après le déjeuner vinrent deux dames riches, des propriétaires, qui restèrent là sans rien dire une heure et demie, avec des mines longues ; peu loquace et sourd, l’archimandrite4 vint aussi, pour affaires. Les cloches sonnèrent alors pour les vêpres, le soleil descendit et fut caché par le bois, la journée prit fin. En revenant de l’église, Monseigneur dit rapidement ses prières, se coucha et se couvrit chaudement.

     Il gardait un souvenir désagréable du poisson mangé au déjeuner. Il fut dérangé par le clair de lune, ensuite ce fut une conversation qu’il entendit. Dans une pièce voisine, sans doute au salon, le père Sissoï parlait politique :

     « Il y a la guerre, à présent, chez les Japonais. Les Japonais, ma petite mère, c’est comme les Monténégrins, c’est la même race. Ils étaient ensemble sous le joug des Turcs. »

     Et la voix de Maria Timofeïevna6 lui succéda :

     « Voyez-vous, après avoir prié, après avoir bu le thé, nous sommes allés, voyez-vous, voir le père Iégor à Novokhatnoïé, c’est… »

     Ellle passait son temps à dire : « après avoir bu le thé », ou « après avoir bevu le thé », à croire que de toute sa vie, elle ne se souvenait que d’avoir pris le thé. Lentement, vaguement, revinrent à la mémoire de Monseigneur le petit et le grand séminaire. Il avait été trois ans professeur de grec au petit séminaire, déjà à l’époque il lui fallait des lunettes pour lire ; puis il avait reçu la tonsure, il était devenu moine et on l’avait nommé inspecteur. Il avait par la suite soutenu sa thèse. À l’âge de trente-deux ans, il avait été nommé recteur du séminaire, et consacré archimandrite : sa vie, alors, était d’une telle légèreté, d’un tel agrément qu’elle s’étendait devant lui, longue, longue, sans qu’on en vît la fin. C’est à ce moment qu’il avait commencé à être malade, il maigrit beaucoup, faillit perdre la vue et, sur le conseil des médecins, dut tout abandonner et partir à l’étranger. 

     « Et quoi, ensuite ? demanda Sissoï dans la pièce voisine.

     — Ensuite, nous avons bu le thé, répondit Maria Timofeïevna.

     — Mon père, vous avez la barbe verte ! » dit soudain Katia avec étonnement et en riant.

     Monseigneur se souvint que la barbe grise du père Sissoï tirait sur le vert7, et se mit à rire.

     « Seigneur mon Dieu, quelle plaie, cette fillette ! se fâcha le père Sissoï. Enfant gâtée ! Reste tranquille ! »

     Monseigneur se rappela l’église blanche, entièrement neuve, dans laquelle il officiait, à l’étranger, ainsi que le bruit de la mer tiède. Il occupait un logement de cinq pièces, hautes de plafond et claires, il y avait un bureau neuf dans son cabinet, ainsi qu’une bibliothèque. Il lisait beaucoup et écrivait souvent. il se rappela comme sa patrie lui manquait, tandis qu’une mendiante aveugle chantait chaque jour sous sa fenêtre une chanson d’amour en s’accompagnant à la guitare, et lui, en l’écoutant, pensait à chaque fois, bizarrement, au passé. Mais voilà que huit années s’étaient écoulées, on l’avait rappelé en Russie, il se retrouvait à présent évêque vicaire, et tout le passé s’était enfui très loin, dans une sorte de brouillard, comme si ce n’était qu’un rêve…

     Le père Sissoï entra dans la chambre, une bougie à la main.

     « Tiens ! s’étonna-t-il, vous dormez déjà, Monseigneur ?

     — Qu’y a-t-il ?

     — Mais c’est qu’il est encore tôt, neuf heures ou peut-être même moins. J’ai acheté aujourd’hui une chandelle, je voulais vous frictionner avec du suif.

     — J’ai de la fièvre, dit l’évêque en s’asseyant dans le lit. En effet, j’aurais besoin de quelque chose. J’ai mal à la tête… »

     Sissoï lui retira sa chemise et se mit à lui frictionner la poitrine et le dos avec du suif. 

     « Voilà, comme ça… Comme ça, voilà… disait-il. Seigneur Jésus-Christ… Voilà, comme ça. Je suis allé en ville aujourd’hui, chez le…. comment s’appelle-t-il, déjà ?  l’archiprêtre8 Sidonski. J’ai bu le thé chez lui… Il ne me plaît9 point ! Seigneur Jésus Christ… C’est bien ça… Il ne me plaît point ! 



Notes


  1. La position exacte de Monseigneur Piotr par rapport à ce dernier sera précisée vers la fin de cette deuxième partie et au début de la troisième : Piotr est le suppléant de l’évêque titulaire, son vicaire. 
  2. Appellation courante de la Sainte Vierge chez les Orthodoxes.
  3. Forme caressante de Varvara (Barbara). De même, un peu plus loin, Nikolacha pour Nikolaï.
  4. Supérieur du monastère.
  5. Sans doute là pour insister sur la sottise (les Turcs !) du père Sissoï : la première guerre sino-japonaise remonte à 1895 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Premi%C3%A8re_guerre_sino-japonaise), et cette nouvelle est publiée en 1902. Cela dit, le conflit entre la Russie et le Japon éclatera dans moins de deux ans…
  6. Rappelons à tout hasard que c’est la mère de l’évêque.
  7. Il y a là un tchékhovisme, car le verbe employé signifie en fait : avoir des relents de (ici : de verdure)…
  8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Archipr%C3%AAtre
  9. Dans le texte russe, on trouve la répétition d’une prononciation locale du mot « plaît », déjà rencontrée à la fin du I et difficile à rendre.




III


     L’évêque diocésain1, un vieil homme très corpulent, souffrait de rhumatismes ou de la goutte, et cela faisait un mois qu’il ne quittait plus son lit. Monseigneur Piotr lui rendait visite presque chaque jour et recevait souvent les solliciteurs à sa place. À présent que lui-même était un peu souffrant, la nullité, la mesquinerie de toutes les affaires pour lesquelles on venait supplier et pleurer le frappaient ; l’arriération et l’hésitation l’irritaient ; et cette masse de choses mesquines et inutiles l’accablaient, il lui semblait comprendre maintenant l’évêque diocésain lorsque celui-ci avait, au temps de sa jeunesse, rédigé sa Théorie du libre-arbitre, il lui semblait que lui-même s’était perdu dans les insignifiances, qu’il avait tout oublié et ne pensait plus à Dieu. À l’étranger, Monseigneur s’était sans doute désaccoutumé de la vie russe, qui lui pesait maintenant ; il trouvait les gens grossiers, les solliciteuses ennuyeuses et stupides, les séminaristes et leurs élèves incultes, de vrais sauvages, parfois. Et il y avait des dizaines de milliers de courriers arrivant et repartant, et il fallait voir ce que c’était ! Dans tout le diocèse, les prêtres-doyens notaient les prêtres, jeunes ou vieux, et même leurs familles, pour leur conduite, leur collant des cinq ou des quatre, parfois même des trois2, et il fallait en discuter, lire et écrire à ce sujet en gardant son sérieux. Et l’on n’avait plus un seul instant de libre, l’âme n’était jamais en repos, et Monseigneur Piotr se retrouvait son calme qu’à l’église.

     Il ne pouvait pas non plus se faire aucunement à la peur qu’il suscitait sans le vouloir chez les gens, en dépit de son caractère modeste et paisible. Quand il regardait les gens de cette province, ils lui semblaient tous petits, effrayés, se sentant dans leur tort. En sa présence, tous étaient intimidés, même les vieux archiprêtres, tous tombaient à ses pieds comme des bûches ; récemment, par peur, une solliciteuse, la vieille femme d’un pope de village, n’avait pu sortir le moindre mot, si bien qu’elle était repartie sans rien. Et lui qui, dans ses sermons, ne se résolvait jamais à dire du mal des gens, qui ne leur faisait jamais de reproches, parce qu’il avait pitié d’eux, avec les solliciteurs il sortait de ses gonds, se mettait en colère, jetait les suppliques par terre. Tout le temps qu’il avait été là, personne ne lui avait parlé avec sincérité, simplement, humainement ; jusqu’à sa vieille mère, qui n’était plus la même avec lui, plus du tout ! Comment se faisait-il, on pouvait se poser la question, qu’elle bavardât sans trêve avec Sissoï, en riant beaucoup, alors qu’avec son fils, elle restait grave, gardait le silence, se contraignait, ce qui n’était pas du tout son genre ? La seule personne qui se comportait librement en sa présence et disait tout ce qu’il avait envie de dire, c’était le vieux Sissoï, qui avait passé toute sa vie auprès d’évêques et en avait enterré onze3. Du coup, les choses étaient plus simples avec lui, bien que ce fût incontestablement un balourd chicaneur.

     Le mardi, après la messe, Monseigneur reçut à l’évêché les solliciteurs, il s’agita, se fâcha, puis rentra chez lui. Il se sentait de nouveau indisposé, il avait envie de se coucher ; mais dès son arrivée, on lui annonça Iérakine, le jeune marchand et généreux donateur, venu pour une affaire très importante. Il fallut le recevoir. Iérakine resta près d’une heure, en parlant très fort, en criant presque, il était difficile de comprendre ce qu’il disait.

     « Dieu veuille que cela soit ! dit-il en s’en allant. C’est indispensable ! Selon les circonstances, Votre Très Sainte Éminence ! Je le souhaite ! »

     Après lui, ce fut la Mère Supérieure4 d’un couvent éloigné qui arriva. Et lorsqu’elle partit, les vêpres sonnaient, il fallut aller à l’église.

     Ce soir-là, les moines chantèrent de façon harmonieuse et inspirée, c’était un jeune prêtre-moine à la barbe noire qui officiait ; et Monseigneur, en écoutant les versets sur le marié arrivant à minuit et la demeure décorée5, n’éprouvait ni repentir pour ses péchés ni affliction, mais une paix de l’âme, un grand calme, ses pensées s’envolaient vers un passé lointain, dans son enfance et son adolescence, où déjà l’on chantait au sujet du marié et de la demeure, et ce passé lui semblait maintenant vivant, magnifique et joyeux, ce qu’il n’avait sans doute jamais été. Peut-être, dans l’autre monde, dans l’autre vie, nous souviendrons-nous du passé lointain, de notre vie en ce  monde en éprouvant les mêmes sentiments. Qui sait ! Monseigneur était assis dans l’autel6, il y faisait sombre. Les larmes coulaient sur son visage. Il songeait qu’il avait atteint tout ce qu’un homme de sa condition pouvait atteindre, il avait la foi, mais tout n’était pas encore clair, quelque chose lui manquait encore, il ne voulait pas mourir ; il lui semblait tout le temps que quelque chose d’important lui faisait défaut, une chose dont il avait vaguement rêvé autrefois, il était remué à présent du même espoir dans le futur que jadis, dans son enfance, quand il était au grand séminaire, puis à l’étranger.

     « Qu’ils chantent bien, aujourd’hui ! se disait-il en écoutant le chœur. Que c’est beau ! »



Notes


  1. C’est l’évêque titulaire… Voir la note 1 du II.
  2. en Russie, les notes vont de 1 (nul) à 5 (excellent). Un « trois’, c’est médiocre.
  3. Le texte russe dit : et avait survécu à onze. Pour une fois, le français est plus expressif.
  4. Titre officiel : l’Higoumène, ici au féminin.
  5. Évangile de Matthieu, 25. Dans la parabole, la demeure est surtout éclairée… Tchékhov, qui en connaissait un rayon, en tant qu’ancien enfant de chœur, veut-il indiquer, par cette approximation, le brouillard dans lequel se trouve déjà l’évêque ?
  6. Dans l’église orthodoxe, c’est la partie de l’église où officie le clergé, contenant bien sûr l’autel-table, et séparée du chœur et du public par une cloison, souvent de bois, revêtue d’icônes. 




IV


     Le jeudi1, il célébra la messe à la cathédrale, le lavement des pieds2 eut lieu. À la fin de l’office, alors que les gens se dispersaient pour rentrer chez eux, il y avait du soleil, l’air était tiède et gai, l’eau murmurait dans les fossés et, des champs au-delà de la ville, arrivait le chant ininterrompu des alouettes, cette mélodie tendre et appelant à la paix. Les arbres s’étaient réveillés et souriaient d’un air aimable, et, au-dessus d’eux s’étendait à l’infini, à perte de vue, le ciel bleu.

     Arrivé chez lui, Monseigneur Piotr but du thé, puis se changea, se coucha et dit au frère lai de fermer les volets. La chambre se retrouva dans l’obscurité. Mais quelle fatigue, quelle douleur dans son dos et ses jambes, une douleur froide et pénible, et quel bruit dans ses oreilles ! Il avait l’impression d’être longtemps resté sans dormir, très longtemps, et quelque chose l’empêchait de s’endormir, une petite lueur qui tremblotait dans son cerveau dès qu’il fermait les yeux. Comme la veille, il entendait, à travers la cloison, le bruit des voix dans les pièces voisines, celui des verres, des petites cuillers… Maria Timofeïevna racontait gaiement une histoire agrémentée de plaisants dictons au père Sissoï, lequel répondait d’une voix maussade, mécontente : « Ah ceux-là ! Allons donc ! Et puis quoi encore ? » Et Monseigneur se sentit de nouveau contrarié, puis vexé, que la vieille femme se comportât avec naturel et simplicité avec les autres, tandis qu’avec son fils elle était intimidée, parlait peu, en réfrénant ce qu’elle avait envie de dire, et même, comme il lui avait semblé tous ces jours-ci, en cherchant un prétexte pour se lever, gênée qu’elle était de rester assise en sa présence. Quant à son père… Celui-là, s’il avait été en vie, n’eût sûrement pas pu dire un seul mot devant lui…

     Dans la pièce voisine, quelque chose tomba par terre et se brisa ; Katia avait dû laisser tomber une tasse ou une soucoupe, car le père Sissoï cracha brusquement et dit avec colère :

     « Quelle plaie, cette fillette, Seigneur, pardonne au pécheur que je suis ! Elle casse tout ! »  

     Puis le silence se fit, seuls lui parvenaient les bruits du dehors. Lorsque Monseigneur ouvrit les yeux, il vit dans sa chambre Katia, qui se tenait immobile, le regardant. Ses cheveux roux, comme d’habitude, dépassaient de son peigne et lui faisaient une auréole.

     « C’est toi, Katia ? demanda-t-il. Qui est-ce qui, en bas, ne fait qu’ouvrir et fermer la porte ?

     — Je n’entends rien, répondit Katia, qui tendit l’oreille.   

     — Quelqu’un vient de passer, là.

     — C’est dans votre ventre, mon petit oncle ! »

     Il se mit à rire et lui caressa la tête.

     « Alors, ton frère Nikolacha, tu dis qu’il découpe les morts ? demanda-t-il quelques instants plus tard.

     — Oui. Il étudie.

     — Et il est gentil ?

     — Oui, ça va. Seulement, il boit beaucoup.

     — Et ton père, de quoi est-il mort ?

     — Papa était faible et maigre, tout maigre, et soudain, c’était la gorge. Moi aussi j’étais malade, et puis mon frère Fédia4. La gorge, pour tout le monde. Papa est mort, mon petit oncle, nous, nous avons guéri. »

     Son menton se mit à trembler, des larmes apparurent dans ses yeux et coulèrent sur ses joues.

     « Votre Éminence, dit-elle d’une petite voix grêle, pleurant maintenant à chaudes larmes, mon petit oncle, nous voilà bien malheureux, maman et nous. Donnez-nous un peu d’argent… vous seriez si bon… mon cher petit oncle !… »

     Lui aussi ému aux larmes, l’évêque resta un long moment sans pouvoir parler, puis il lui caressa la tête, lui tapota l’épaule et dit :

     « Bien, bien, ma petite. voici venir le radieux5 jour de la Résurrection du Christ, nous en rediscuterons alors… Je vous aiderai… je vous aiderai… »

     Sans faire de bruit, timidement, sa mère entra et se mit à prier devant les icônes. Voyant qu’il ne dormait pas, elle demanda :

     « Vous ne voulez pas manger une petite soupe ?

     — Non, je vous remercie… répondit-il. Je n’ai pas envie.

     — Vous avez l’air souffrant… à ce que je vois. Rien d’étonnant, comment ne pas tomber malade ! Toute la journée debout, toute la journée – Mon Dieu, rien que de vous regarder, cela fait de la peine. Eh bien, la semaine de Pâques6 arrive bientôt, vous vous reposerez, Dieu vous l’accordera, et nous causerons, je ne vais pas vous fatiguer maintenant avec des discussions. Viens, Katietchka7– laissons dormir son Éminence. »

     Il se rappela comment autrefois, il y avait bien longtemps, alors qu’il était encore un petit garçon, elle parlait avec le prêtre-doyen exactement de la même façon, sur le  même ton à la fois badin et respectueux !… Seul le regard d’une immense bonté, timide et soucieux qu’elle lui jeta en sortant de la chambre, permettait de deviner qu’elle était sa mère. il ferma les yeux et parut dormir, mais il entendit deux fois l’horloge sonner, et il entendait le père Sissoï tousser derrière la cloison. Sa mère entra de nouveau et le regarda quelques instants timidement. Une voiture arriva près du perron, un carrosse ou une calèche, d’après le bruit. On frappa soudain, une porte claqua, le frère lai entra.

     « Votre Eminence ! appela-t-il.

     — Quoi ?

     — L’attelage est prêt, il est temps d’aller à la Passion du Seigneur9.  

     — Quelle heure est-il ?

     — Sept heures et quart. »

     Il s’habilla et partit en voiture à la cathédrale. Pendant toute la durée des douze Évangiles, il lui fallait se tenir debout, immobile, au milieu de l’église, et il lisait lui-même le premier Évangile, le plus long et le plus beau. Il se sentit fort et d’humeur vaillante. Ce premier Évangile : « Maintenant, la gloire du Fils de l’homme a été révélée10 », il le connaissait par cœur, et, en lisant, il levait de temps à autre les yeux et voyait sur les deux côtés une mer de lueurs, il entendait le pétillement des cierges, mais il n’apercevait pas plus les gens que les années précédentes, il lui semblait que c’étaient les mêmes gens qu’à l’époque de son enfance et de son adolescence, que ce seraient toujours les mêmes chaque année, et jusqu'à quand ? Dieu seul le savait.

     Son père était diacre, son grand-père prêtre, son arrière-grand-père diacre, et toute sa lignée, peut-être depuis l’adoption du christianisme par la Russie, avait appartenu au clergé, et son amour du service divin, du clergé, du son des cloches était inné, profond, indéracinable ; à l’église, notamment lorsqu’il faisait partie des officiants, il se sentait actif, vigoureux, heureux. C’était le cas maintenant. Ce fut seulement lorsqu’on eut lu le huitième Évangile qu’il sentit que sa voix était devenue faible, même sa toux n’était plus audible, sa tête lui faisait très mal, et il craignit de tomber par terre d’un seul coup. Effectivement, il avait les jambes engourdies au point de ne plus les sentir, peu à peu, il ne comprenait pas sur quoi il s’appuyait pour se tenir encore debout et ne pas tomber…

     Lorsque l’office s’acheva, il était minuit moins le quart. Rentré chez lui, Monseigneur se déshabilla et se coucha aussitôt, sans même dire ses prières. il ne pouvait pas parler, et il avait l’impression de ne plus tenir debout. En disparaissant sous sa couverture, il eut soudain envie de partir à l’étranger, une envie terrible ! Il eût donné sa vie, croyait-il, pour ne plus voir ces pitoyables volets bon marché, ces plafonds bas, ne plus sentir cette atroce odeur de monastère. Si seulement il avait eu quelqu’un avec qui parler et soulager son cœur !

     Il entendit longtemps, dans la pièce voisine, quelqu’un marcher, sans arriver à se rappeler qui c’était. Enfin, la porte s’ouvrit, et Sissoï entra, une bougie et une tasse de thé dans les mains. 

     « Vous êtes déjà couché, Votre Très Sainte Éminence ? s’enquit-il. Je suis venu vous frictionner avec de la vodka et du vinaigre. Une bonne friction peut être d’une grande utilité. Seigneur Jésus-Christ… Comme ça, voilà… Voilà, comme ça… J’étais dans notre couvent, à l’instant… Il ne me plaît pas ! Je partirai d’ici demain, Votre éminence, je ne veux pas rester plus longtemps. Seigneur Jésus-Christ… Comme ça, voilà…

     Sissoï ne pouvait pas rester longtemps au même endroit, il avait l’impression d’être à Saint-Pancrace depuis une année entière. Et surtout, en l’écoutant, on avait du mal à comprendre où était sa maison, s’il aimait quelqu’un ou quelque chose, s’il croyait en Dieu… Lui-même ne comprenait pas pourquoi il était moine, d’ailleurs il ne pensait pas à cela, l’époque où il avait reçu la tonsure s’était depuis longtemps effacée de sa mémoire, c’était comme s’il était né moine.

     « Je m’en irai demain. Je les laisse tous à la garde de Dieu !

     — J’aurais voulu bavarder avec vous… Je n’en trouve jamais l’occasion, dit Monseigneur d’une voix faible, à grand-peine. Ici, en fait, je ne connais personne, je ne sais rien…

     — Soit, je peux rester jusqu’à dimanche, qu’il en soit ainsi ! Mais pas davantage. Ils m’embêtent !

     — Quel évêque suis-je donc ? poursuivit doucement Monseigneur. il me conviendrait mieux d’être pope de village, diacre… ou simple moine… Tout cela m’écrase… m’écrase…

     — Hein ? Seigneur Jésus-Christ… Comme ça, voilà… Eh bien, dormez à loisir, Votre Très Sainte Éminence !… En voilà des idées ! Bonne nuit ! »

     Monseigneur ne dormit pas de toute la nuit. Au matin, vers huit heures, il eut un début d’hémorragie intestinale. Affolé, le frère lai courut d’abord chez l’archimandrite11, puis chez le médecin du monastère, le docteur Ivan Andréitch, qui habitait en ville. Le docteur, vieillard corpulent à la longue barbe grise, examina longuement l’évêque en hochant la tête d’un air renfrogné, puis déclara :

     « Vous savez quoi, Votre Éminence ? Mais vous avez la fièvre typhoïde ! »

     En une heure, du fait de l’hémorragie, Monseigneur avait beaucoup maigri, était devenu livide, ses traits s’étaient creusés, son visage était couvert de rides, ses yeux semblaient plus grands et il avait l’air plus vieux, plus petit de taille, il se sentait lui-même plus maigre, plus faible et plus insignifiant que les autres, il avait l’impression que tout ce qui avait existé était parti très loin, et de façon définitive.

     « Que c’est bien ! pensait-il. Que c’est bien ! »

     Sa vieille mère entra. En voyant son visage tout ridé et ses grands yeux, elle fut épouvantée, elle tomba à genoux devant son lit et se mit à lui embrasser la figure, les épaules, les mains. À elle aussi, il paraissait plus maigre, plus faible et plus insignifiant que les autres, elle ne se rappelait plus qu’il était évêque, elle l’embrassait comme un enfant, comme son cher enfant.

     « Pavlouchka, mon chéri, dit-elle, mon petit enfant ! Mon fils à moi !… D’où vient que tu sois ainsi, à présent ? Pavlouchka, réponds-moi ! »

     Katia, pâle, l’air sévère, se tenait à côté d’elle et ne comprenait pas ce qu’avait son oncle, pourquoi le visage de sa grand-mère exprimait une telle souffrance, ni pourquoi elle prononçait ses mots tristes, émouvants. Lui ne pouvait plus articuler un seul mot, ne comprenait rien, il se figurait être un simple individu, un homme ordinaire marchant vite et joyeusement par les champs en donnant des coups avec son bâton, ayant au-dessus de lui le vaste ciel baigné de soleil, il était maintenant libre comme un oiseau, il pouvait aller où bon lui semblait !

     « Mon fils à moi, Pavlouchka, réponds-moi donc ! disait la vieille. Qu’as-tu, mon enfant ?

     — Ne dérangez pas Monseigneur, se fâcha Sissoï en en traversant la chambre. Laissez-le dormir… Il n’y a rien à faire… rien du tout ! »

     Trois docteurs arrivèrent, qui se concertèrent, puis s’en allèrent. La journée fut longue, incroyablement longue, puis la nuit arriva, une nuit terriblement longue, et, au petit matin, le samedi, le frère lai s’approcha de la vieille femme couchée sur le divan du salon, et lui proposa d’aller dans la chambre : Monseigneur avait cessé de vivre9. 

     Or, le lendemain, c’était Pâques. Le ville comptait quarante-deux églises et six monastères ; le carillon retentit joyeusement du matin au soir au-dessus de la ville, ébranlant sans arrêt l’air printanier ; les oiseaux chantaient, le soleil brillait vivement. Sur la grande place du marché, pleine de bruit, les escarpolettes se balançaient, les orgues de Barbarie jouaient, un accordéon glapissait, on entendait les voix des soûlauds. Dans la grand-rue, passé midi, commencèrent les promenades en sulky : bref, la joie régnait, tout se passait bien, exactement comme l’année précédente, et comme il en serait, selon toute vraisemblance, à l’avenir.

     Au bout d’un mois, un nouvel évêque vicaire fut nommé, et personne ne se souvenait plus de Monseigneur Piotr, qui fut par la suite complètement oublié. Seule sa vieille mère, qui vivait maintenant chez son diacre de gendre, dans un trou perdu de province, lorsqu’elle allait, vers le soir, avec d’autres femmes, au-devant de sa vache au pâturage, se mettait à parler de ses enfants, à raconter que l’un de ses fils avait été évêque, disant cela timidement, de peur qu’on ne la crût pas…

     Et, en effet, certains ne la croyaient pas.



Notes


  1. Nous sommes durant la Semaine sainte – le début du récit se situe à la veille du dimanche des Rameaux…
  2. Cérémonie instituée par le Christ, rapportée uniquement dans l’Évangile de Jean, 13.
  3. De nouveau, par déférence, le verbe  est, dans le texte russe, mis au pluriel.
  4. Pour Fiodor (Théodore).
  5. Et non pas « saint », comme on trouve dans la Pléiade, les traducteurs ayant à tort suivi l’ancienne traduction, ici fautive, de Denis Roche. Il s’agit bien sûr du dimanche de Pâques, à la fin de la semaine.
  6. Dans une église orthodoxe, l’autel est la partie de l’église (comprenant bien sûr la table-autel) où officie le clergé, séparée du public et des chœurs par l’iconostase, cloison de bois ou de pierre recouverte d’icônes.
  7. Celle qui débute à Pâques et fait suite à la Semaine sainte. La Pléiade traduit de travers, ici, montrant une étonnante inattention : comment diable (si j’ose dire) l’évêque pourrait-il « se reposer » durant la Semaine sainte ?
  8. Dérivatif affectueux de Katia.
  9. La formule utilisée ici en russe est intéressante : il avait prescrit à tous de vivre longtemps.
  10. Le Vendredi saint, chez les Orthodoxes, on lit les passages des quatre Évangiles consacrés à la Passion du Christ, répartis en douze fragments. D’où ce qui suit, concernant les « douze Évangiles ». Le glas sonne après chaque fragment.
  11. Évangile de Jean, 13, 31 et sequ. Version Segond 21 (société biblique de Genève).
  12. Rappel : c’est le supérieur du monastère.