mercredi 25 juin 2025

Odessa (Isaac Babel)

     Il existe plusieurs textes de Babel, entre 1915 et 1918, célébrant sa ville natale. en voici un de 1916, avant que l’auteur ne se mette à rédiger le cycle des Contes d’Odessa.


     La traduction est un peu libre, mais cherche à garder le sens — et le sel – du texte.




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     Odessa est une très mauvaise ville, c’est de notoriété publique. On y écorche à plaisir la langue russe1. Il me semble tout de même que l’on peut dire beaucoup de bien de cette ville importante, la plus envoûtante de l’Empire russe. Songez un peu que c’est une ville dans laquelle on vit facilement, au grand jour. Les Juifs forment la moitié de la population2, et les Juifs, c’est un peuple qui connaît à fond quelques   choses toutes simples. Ils se marient pour ne pas rester seuls, ils aiment pour qu’on se souvienne d’eux, amassent de l’argent pour avoir des maisons et offrir à leurs femmes des jaquettes d’astrakhan, ils ont la fibre paternelle parce que c’est très bien d’aimer ses enfants, très utile, aussi. Les gouverneurs et les circulaires menacent fortement les Juifs pauvres, mais ils ne sont pas faciles à déloger, leur position est ancienne. On ne les délogera pas, et on apprendra beaucoup, venant d’eux. En grande partie, c’est à leurs efforts que l’on doit l’atmosphère entourant Odessa.

     L’Odessite s’oppose en tous points à l’habitant de Pétrograd. C’est un axiome que les gens d’Odessa font très bien leur trou à Pétrograd. Ils y gagnent de l’argent. Les petites dames blondes et mollasses s’éprennent d’eux parce qu’ils sont bruns.  Et, en règle générale, à Pétrograd, les Odessites ont tendance à s’installer sur l’avenue Kamiiénoostrovski3. On me dira que c’est une histoire. Non, messieurs4. C’est plus profond que ça. Ces hommes bruns apportent tout simplement un peu de soleil et de légèreté avec eux.

     Outre ces gentlemen apportant un peu de soleil et beaucoup de sardines dans un emballage original, il me semble que doit vite arriver, féconde et vivifiante, l’influence du Midi russe, de l’Odessa russe, peut-être (qui sait5 ?) la seule ville de Russie où pourrait naître notre Maupassant6 national, dont nous avons tant besoin. Je vois même de petits, de tout petits serpentins annonciateurs de l ‘avenir : des cantatrices d’Odessa (je parle d’Isa Kremer7) dotées une voix sans ampleur, mais exprimant avec art, et de tout leur être, la joie, l’entrain, la légèreté et le sentiment envoûtant – tantôt triste, tantôt émouvant — de la vie. La vie bonne, mauvaise, et extraordinairement – quand même et malgré tout – intéressante.

     J’ai vu Outotchkine8, ce pur-sang odessite, insouciant et profond, intrépide et réfléchi, cet homme élégant aux longs bras, à la fois brillant et bègue. La cocaïne le consuma, ou la morphine9 : on dit qu’il se mit à la drogue après avoir fait une chute, avec son aéroplane, dans les marais de la région de Novgorod. Pauvre Outotchkine, il perdit l’esprit, mais je sais bien, moi, que bientôt la région de Novgorod mènera pedibus cum jambis à Odessa10.

     Avant tout, dans cette ville, on trouve simplement les conditions matérielles pour y faire pousser le talent d’un Maupassant. L’été, aux bains de mer, brillent au soleil les silhouettes musculeuses et bronzées de jeunes gens s’adonnant au sport, les corps puissants des pêcheurs – qui, eux, ne s’adonnent pas au sport –, les corps ventrus et bonasses des « négociants », les amateurs de chimères, maigres et boutonneux, les inventeurs et les courtiers. Tandis que, non loin de la mer, les usines fument et Karl Marx est à son affaire habituelle.

     À Odessa, il y a un ghetto juif très pauvre, très populeux et très malheureux, une bourgeoisie très satisfaite d’elle-même et un conseil municipal ultra-réactionnaire. 

     À Odessa, les soirées de printemps sont douces et langoureuses, dans la senteur épicée des acacias11, et la lumière égale et irrésistible de la lune étendant sa clarté au-dessus de la mer sombre.

     À Odessa, le soir, dans leurs villas ridicules et mesquines, sous le ciel de velours sombre, des bourgeois gros et ridicules, portant des chaussettes blanches, sont allongés sur des chaises longues, occupés à digérer leur plantureux dîner… Et, derrière les buissons, de fougueux carabins et des étudiants en droit pleins de passion pressent avec ardeur leurs épouses poudrées, empâtées par l’oisiveté et naïvement serrées dans leur corset12.

     À Odessa, les luftmenschen13 font le tour des cafés pour gagner un rouble et nourrir leur famille, mais comment le gagneraient-ils, et pourquoi donner de l’argent à un homme inutile, un luftmensch ?

     À Odessa, il y a un port, et l’on trouve dans ce port des vapeurs en provenance de Newcastle, de Cardiff, de Marseille et de Port-Saïd ; des Africains14, des Anglais, des Français et des Américains. Odessa a connu des époques d’épanouissement, elle connaît des périodes de dépérissement – un dépérissement poétique, un peu insouciant et très impuissant.

     « Odessa, dira en fin de compte le lecteur, est une ville comme toutes les autres, vous êtes excessivement partial, voilà tout. »

     Soit, je suis en effet partial, et peut-être que je le fais exprès, mais, parole d’honneur, il y a quelque chose dans cette ville. Et cela, un homme actuel le percevra, et il dira que la vie est triste, monotone – tout cela est vrai –, mais tout de même, quand même et malgré tout, fantastiquement, extraordinairement intéressante. 

     Partant de cette méditation sur Odessa, mes réflexions se tournent vers des choses plus profondes. Tout bien considéré, ne s’avère-t-il pas que la littérature russe manque d’une description véritablement joyeuse et lumineuse du soleil ?

     Tourguéniev a chanté la rosée de l’aube et le calme de la nuit. On peut ressentir, chez Dostoïevski, les pavé inégaux et gris que foule Karamazov pour se rendre au cabaret, le pesant et mystérieux brouillard de Pétersbourg. Les routes grises et le voile de brouillard ont étranglé les gens, pour les déformer de façon amusante et hideuse, et faire naître le fumet  puant des passions, et obliger ces gens à se démener au milieu de l’agitation humaine tellement ordinaire. Vous souvenez-vous du vif et fécond soleil chez Gogol, cet homme venant d’Ukraine ? Si de telles peintures existent, elles ont la brièveté d’un épisode. Mais ce n’est pas un épisode, Le Nez, Le Manteau, Le Portrait et Les Mémoires d’un fou15. Pétersbourg a vaincu la poltavchtchina16, Akaki Akakiévitch17 est un tout petit bonhomme, mais Gritsko18 a fait montre d’un effrayant despotisme, et le Père Matveï a fini ce qu’avait commencé Taras19. Le premier à avoir, dans un livre russe, parlé du soleil, je veux dire à en avoir parlé avec enthousiasme et passion, fut Gorki. Mais, précisément parce qu’il en parle avec enthousiasme et passion, cela n’est pas encore tout à fait véritable.

     Gorki est un précurseur, et c’est celui qui a le plus de force, à notre époque. Mais ce n’est pas le chantre du soleil, c’est le héraut de la vérité : si quelque chose mérite d’être célébré, sachez-le, c’est bien le soleil. Dans l’amour de Gorki pour le soleil, il y a quelque chose de cérébral ; seul son immense talent lui permet de surmonter cet obstacle.

     Il aime le soleil parce qu’en Russie, c’est pourri et tortueux, parce qu’à Nijni-Novgorod, à Pskov et à Kazan, les gens sont veules, lourds, tantôt incompréhensibles, tantôt émouvants, tantôt mortellement ennuyeux, jusqu’à être abrutis. Gorki sait pourquoi il aime le soleil, pourquoi il doit l’aimer. La raison pour laquelle Gorki est un précurseur, souvent puissant et magnifique, se trouve dans ce savoir.

     Alors, Maupassant : peut-être ne sait-il rien, mais peut-être sait-il tout ; la diligence roule avec fracas sur la route brûlée par la canicule20, à l’intérieur sont assis Polyte, jeune gars gros et plein de malice, et une jeune paysanne robuste et mal dégrossie. Ce qu’ils y font, et pourquoi ils le font, ça les regarde. Le ciel brûle, la terre brûle. La sueur coule de Polyte et de la jeune fille, et la diligence roule avec fracas sur la route brûlante, inondée de soleil brillant. Voilà, c’est tout. Ces derniers temps, il est devenu à la mode de décrire comment on vit, comment on aime, comment on assassine et comment on élit les responsables de volost21 dans les provinces d’Olonets, de Vologda ou, disons, d’Arkhangelsk22. On écrit tout cela dans la langue du pays, scrupuleusement, on reproduit les parlers des provinces d’Olonets et de Vologda.

     Il s’avère qu’on y vit dans le froid, et qu’il y a pas mal de sauvagerie. Vieille histoire. Et lire ce genre de vieille histoire, c’est vite ennuyeux. on en a plus qu’assez. Il me semble  que les gens de Russie seront attirés par le Midi, par la mer et le soleil. D’ailleurs, c’est une erreur de dire  qu’ils « seront attirés ». Ils y sont attirés depuis bien des siècles. Dans l’indestructible aspiration pour les steppes, et peut-être même pour « la croix de Sainte-Sophie23 » se cachent des voies de la plus grande importance pour la Russie.

     On le sent : il faut du sang neuf. On commence à étouffer. Le Messie littéraire que l’on attend depuis si longtemps, et si vainement, viendra de là-bas – des steppes ensoleillées, bordées par la mer.






Notes


  1. L’auteur donne deux exemples de parler local difficilement traduisibles, encore que la première nous ramène un peu à nos erreurs actuelles, celles qui font dire à quantité de gens : « Il y a deux alternatives »…
  2. Plutôt un tiers en fait.
  3. L’avenue de l’île de pierre, dans le quartier Pétrograd de Saint-Pétersbourg.
  4. Seulement indiqué par l’enclitique sifflée « s » accolée au « Non ».
  5. En français dans le texte. Idem pour les autres passages en italiques, un peu plus loin.
  6. Babel avait un faible pour Maupassant :  il a dirigé l’édition d’un recueil de textes de l’écrivain français, en traduisant lui-même certaines nouvelles. Voir le récit Guy de Maupassant.
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Isa_Kremer 
  8. Le célèbre aviateur. Voir Di Grasso, note 16.
  9. Sportif exceptionnel, coureur cycliste de premier plan, coureur automobile, pionnier de l’aviation en Russie, Outotchkine finit dans la misère et mourut au début de l’année 1916, il n’avait pas quarante ans. Maïakovski lui consacra quelques vers, en guise d’oraison funèbre. Il avait connu sur la fin de nombreux accidents avec ses aéroplanes, ce qui lui causa des douleurs physiques et entama son équilibre nerveux, et il devint paranoïaque. Certains cherchèrent l’origine de sa folie à l’influence des rayons du soleil, qu’il avait trop tutoyés, Babel envisage ici une autre hypothèse, sans doute moins farfelue…(source : Wikipedia en russe)
  10. Pedibus cum jambis est de moi, mais c’est le sens du terme russe. Je ne saisis pas ce que Babel veut dire ici.
  11. C’est Alexandre de Langeron, le deuxième gouverneur d’Odessa – succédant au charismatique duc de Richelieu –, qui fit venir d’Italie les plants d’acacia blanc (I. Némirovski, Histoire, mémoire et représentations des Juifs d’Odessa).
  12. Je me suis inspiré, dans les derniers paragraphes, de la traduction du passage par Sophie Benech, reprise et aménagée pour la bande dessinée Le fantôme d’Odessa par Camille de Toledo et Alexander Pavlenko.
  13. Terme yiddish signifiant « homme de l’air », rêveur, homme dépourvu de sens pratique : Babel l’a traduit en russe, entre guillemets.
  14. Des nègres, dans le texte.
  15. Quatre œuvres de Gogol.
  16. Allusion à la région de Poltava, au centre de l’Ukraine, ainsi qu’à la bataille remportée par Pierre le Grand : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Poltava 
  17. Héros malheureux de la nouvelle Le Manteau.
  18. Toujours Gogol : c’est un personnage d’un récit des Soirées du hameau, première œuvre de Gogol, truffée d’ukrainismes.
  19. Deux autres personnages de Gogol, le dernier étant Taras Boulba.
  20. Babel reprend ici le fragment de la nouvelle de Maupassant L’Aveu étudié dans le récit Guy de Maupassant. Voir notamment la note 19.
  21. Plus petite unité administrative avant 1917.
  22. Trois villes du nord de la Russie européenne.
  23. Celle qui surplombait la cathédrale de Constantinople.

dimanche 22 juin 2025

Début (Isaac Babel)

     Ce texte, rappelant le rôle essentiel que joua Gorki dans le lancement de la carrière littéraire de Babel, fut publié en 1936, certainement après la mort de Gorki…



     Cette traduction est assez libre, mais elle respecte le sens du texte.





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     Il y a vingt ans de cela, encore d’âge très tendre, je me baladais à Saint-Pétersbourg, des faux-papiers en poche1, et sans manteau – par un hiver féroce. Un manteau, je dois l’avouer, j’en avais un, mais je ne le portais pas, pour des raisons de principe. En ce temps-là, j’avais pour tout avoir quelques récits, aussi brefs qu’osés. Je faisais le tour des rédactions en apportant ces récits, mais l’idée de les lire ne venait à personne, et s’ils tombaient sous les yeux de quelqu’un, ils produisaient l’effet inverse. Le directeur d’une revue me fit remettre un rouble par le portier, un autre dit de mon manuscrit que c’était un tas de sottises, mais que son beau-père vendait de la farine et qu’il pourrait m’embaucher comme commis. Je refusai l’offre et compris qu’il ne me restait plus qu’à aller voir Gorki.

     À Pétrograd2, à cette époque, paraissait la revue internationaliste Les Annales, qui avait réussi en quelques mois à devenir notre meilleur mensuel. Gorki en était le directeur. J’allai le voir, dans la Grande rue des Monnaies3. Mon cœur faisait des bonds et s’arrêtait. Dans la salle de réception de la rédaction se trouvait réunie la société la plus insolite que l’on puisse imaginer : des dames du grand monde et des va-nu-pieds (comme on les appelle), des télégraphistes d’Arzamas4, des Doukhobores5 et des ouvriers faisant bande à part, des militants bolcheviks clandestins.

     La réception devait commencer à six heures. À six heures pile, la porte s’ouvrit et Gorki entra ; je fus frappé par sa haute taille, sa maigreur, la force et les dimensions de sa charpente énorme, par le bleu de ses yeux petits et durs, par son costume de coupe étrangère, trop ample mais porté avec une élégance recherchée. Comme je l’ai dit, la porte s’était ouverte à six heures pile. Il montra toute sa vie une pareille exactitude, la vertu des rois et des vieux ouvriers assurés de leur adresse6.

     Dans la salle de réception, les visiteurs se divisèrent en deux groupes : ceux qui amenaient un manuscrit et ceux qui attendaient de connaître le sort du leur.

     Gorki s’approcha du deuxième groupe. Sa démarche était souple et silencieuse, je dirais même élégante. Il tenait des cahiers dans ses mains ; certains étaient couverts de son écriture, il y en avait plus que de la main de l’auteur. A chacun il parlait longuement, avec concentration, en écoutant son interlocuteur avec une attention avide, dévorante. Il exprimait son avis sans détours, avec rudesse, en choisissant ses mots, des mots dont nous ne comprendrions la force que bien plus tard, après des années, des dizaines d’années, lorsque ces paroles, ayant fait tout leur chemin, avec une sûreté inéluctable, dans nos âmes, seraient devenues pour notre vie une règle et une orientation. 

     En ayant terminé avec les auteurs dont il avait déjà fait la connaissance, Gorki vint vers nous et se mit à collecter les manuscrits. Il m’accorda un regard fugitif.Je présentais alors un mélange rose et joufflu, dont la pâte levait encore, de tolstoïen et de social-démocrate, je ne portais pas de manteau mais étais équipé de lunettes dont la monture était protégée par du fil ciré enroulé tout autour.

     Nous étions un mardi. Gorki prit mon cahier et dit :

     « Venez chercher la réponse vendredi. »

     Ces mots sonnaient, pour l’époque, de façon incroyable… Les manuscrits avaient l’habitude de tomber en poussière dans les rédactions durant des mois, et même, le plus souvent, indéfiniment.

     Je revins le vendredi et tombai sur d‘autres gens : comme la première fois se trouvaient parmi eux des princesses et des Doukhobores, des ouvriers et des moines, des officiers de marine et des lycéens. En entrant dans la pièce, Gorki me gratifia de son coup d’œil fugitif, mais il me garda pour la fin. Tout le monde était parti. Nous restions seuls, Maxime Gorki et moi qui dégringolais d’une autre planète, de notre Marseille (je ne sais pas s’il me faut préciser que je parle d’Odessa). Gorki me fit venir dans son cabinet. Les mots qu’il y prononça décidèrent de mon destin.

     « Il y a de petits clous, dit-il, il y en a aussi de gros, de la taille de mon doigt – et il me mit sous les yeux un long doigt au modelé fort et délicat. Le chemin de l’écrivain, cher pistolet (il accentua le o7) est semé de clous, surtout de grande taille. Il vous faudra y marcher les pieds nus, pas mal de sang coulera, chaque année de plus en plus fort… Vous êtes quelqu’un de faible : on vous achètera et vous vendra, on vous harcèlera, on vous endormira, et vous vous fanerez tout en jouant les arbres en fleurs… C’est tout de même un grand honneur, pour un homme honnête, un écrivain et révolutionnaire honnête, de s’engager sur ce chemin, vous avez, Monsieur, ma bénédiction pour ces lourdes tâches… 

     Pensez bien que je connus pas, dans ma vie, d’heures plus importantes que celles que je passai à la rédaction des Annales. En sortant de là, j’avais complètement perdu toute sensation physique de mon être.

     Par un froid de moins trente, un gel bleuté et brûlant, je courais, en plein délire, le long des énormes et magnifiques couloirs de la capitale, ouverts au ciel sombre et lointain, et je ne repris mes esprits qu’après avoir dépassé la Rivière Noire et le Nouveau Village8

     La moitié de la nuit s’était écoulée lorsque je revins dans le quartier Pétrograd, à la chambre que j’avais louée la veille à l’épouse d’un ingénieur, jeune femme sans expérience. Lorsque son mari revint de son travail et contempla ma juvénile et énigmatique personne, sa première disposition fut de débarrasser le vestibule de tous les manteaux et autres caoutchoucs qui s’y trouvaient, et de fermer à clé la porte qui, de ma chambre, donnait sur la salle à manger. 

     Je regagnai donc mes nouvelles pénates. Derrière la cloison, c’était le vestibule, privé des caoutchoucs et des manteaux y afférents, la joie bouillonnait dans mon âme et m’enflammait, il lui fallait absolument, de façon tyrannique, un exutoire. Je n’avais guère le choix. Je me tenais dans le vestibule, souriant vaguement, et ouvris tout-à-coup, à l’improviste, la porte de la salle à manger.L’ingénieur et sa femme buvaient du thé. En me voyant à une heure aussi tardive, ils pâlirent, leurs fronts, en particulier, devinrent tout blancs.

     « Ça y est », se dit l’ingénieur, qui se prépara à vendre chèrement sa vie.

     Je fis deux pas dans sa direction et avouai que Maxime Gorki avait promis d’éditer mes récits.

     L’ingénieur comprit qu’il s’était trompé en prenant pour un voleur un simple fou, et devint d’une pâleur encore plus mortelle.

     « Je vous lirai mes récits », dis-je en m’asseyant et en m’attribuant un verre de thé qui n’était pas le mien. Ceux qu’il a promis d’éditer… »

      Dans mes œuvres, la brièveté du contenu le disputait à l’indécence. Par chance pour les bien-pensants, certaines d’entre elles ne parurent pas. Enlevée de diverses revues, elles fournirent un prétexte pour me traîner au tribunal – pour tentative de renversement de l’ordre établi et pornographie. Mon procès devait avoir lieu en mars 1917, mais le peuple prit ma défense en se soulevant en février, brûla l’acte d’accusation et aussi, tant qu’à faire, le bâtiment du tribunal d’arrondissement. Alexeï Maximovitch9 habitait alors sur l’avenue de la Redoute10. Je lui apportais tout ce que j’écrivais, et j’écrivais un récit par jour (je dus par la suite renoncer à ce système, pour tomber dans l’excès inverse). Gorki lisait tout, rejetait tout et réclamait la suite. Nous finîmes par être fatigués tous les deux, et il me dit, de sa voix de basse voilée :

     « Il apparaît clairement, cher monsieur, que vous ne savez rien, en fait, mais que vous devinez beaucoup de choses… C’est pourquoi je vous conseille d’aller vous frotter un peu aux gens… »

     Et le lendemain, je me réveillai dans la peau d’un correspondant d’un journal non encore né, avec deux cents roubles en poche, pour mes frais de déplacement. Le journal ne vit jamais le jour, mais l’argent me fut bien utile. Ma mission dura sept ans, je parcourus bien du chemin et fus le témoin de nombreuses batailles11. Sept ans plus tard, après ma démobilisation, je fis une deuxième tentative pour me faire éditer, et je reçus de lui12 le petit mot suivant : « On peut commencer, si vous voulez… »

     Et sa main se remit à me pousser, continuellement, avec passion. Cette exigence – accroître sans cesse, quoi qu’il en coûte, le nombre des choses utiles et belles sur terre –, il la présentait aux milliers de gens qu’il avait dénichés et cultivés, ainsi, à travers eux, qu’à l’humanité. Une passion pour l’œuvre humaine, passion illimitée, inouïe, ne faiblissant pas un instant, le possédait. il souffrait lorsqu’une personne dont il attendait beaucoup s’avérait stérile. Tout heureux, il se frottait les mains et faisait des clins d’œil au monde, au ciel, à la terre, lorsque de l’étincelle naissait la flamme.




Notes


  1. À la fin de l’année 1916, donc. Voir le début du récit Guy de Maupassant.
  2. Ainsi fut rebaptisée Saint-Pétersbourg en 1914, l’ancien nom sonnant trop allemand. Elle deviendra Leningrad à la mort de Lénine, en 1924, pour redevenir Saint-Pétersbourg en 1991…
  3. On y trouvait autrefois le Palais des Monnaies. Cette rue s’appela rue Skorokhodov de 1923 à 1991, en l’honneur du bolchevik du même nom. 
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Arzamas Cette ville est proche de Nijni-Novgorov, où naquit Gorki, et qui fut rebaptisée Gorki en son honneur entre 1932 et 1991. Noter aussi qu’Arzamas est aussi le nom d’un important cercle littéraire russe regroupant un peu avant 1820 des novateurs (dont Pouchkine), ainsi que de futurs Décembristes. https://fr.wikipedia.org/wiki/Arzamas_(litt%C3%A9rature) 
  5. Secte chrétienne apparue en Russie au XVIIe siècle (celui du schisme des Vieux-Croyants…), influencée par des exilés protestants venus de Lituanie.
  6. On peut penser ici à une étrange nouvelle de Nikolaï Leskov, Le gaucher.
  7. En russe, c’est la dernière syllabe de ce mot qui est accentué : pistolètt
  8. La Rivière Noire est un affluent du bras droit du delta de la Néva. Le Nouveau Village est le quartier historique sur la rive droite du bras en question. Le quartier Pétrograd est un autre quartier historique, 
  9. Ce sont les vrais prénom et patronyme de Gorki, lequel s’appelait d’ailleurs Piechkov… Il a choisi pour prénom littéraire son deuxième prénom, et a troqué son nom assez peu intéressant pour le pseudonyme de Gorki (L’Amer).
  10. Terme approximatif pour décrire le renforcement extérieur, en forme de couronne incomplète, de la forteresse Pierre-et-Paul.
  11. Ayant servi comme simple soldat sur le front roumain, Babel déserte à la fin de l’année 1917 et revient à Pétrograd. Il travaille un temps comme traducteur pour la Tchéka récemment créée, puis au Commissariat à l’Instruction publique, à l’expédition. Le journal de Gorki, La Vie nouvelle, publia ses récits, jusqu’en juillet 1918, où les bolcheviks ferment le journal. il écrit pour d’autres journaux, puis retourne en 1919 à Odessa, qui change de mains plusieurs fois, un peu comme Kiev (Kyiv) à la même époque, voir La Garde blanche, de M. Boulgakov, ou L’oreille de Kiev, d’Andreï Kourkov. Au printemps 1920, recommandé par l’écrivain Mikhaïl Koltsov, il rejoint la première armée de cavalerie de Boudionny, sous le nom de Kirill Lioutov, ses articles paraissant dans le journal Le Cavalier rouge : leur recueil, auquel il retravaillera par la suite constituant le livre Cavalerie rouge, qui lui valut la gloire… et des ennuis en plusieurs temps, Boudionny protestant contre certaines visions de Babel : le sujet était sensible, l’Armée rouge s’étant cassé le nez devant Varsovie, Staline étant derrière Boudionny. Babel travaille ensuite pour des journaux d’Odessa, et commence à rédiger les Contes d’Odessa, puis part soigner son asthme dans le Caucase, en travaillant pour un journal de Tiflis (Tbilissi, de nos jours). Il retourne en 1924 à Odessa puis, après la mort de son père, à Moscou avec sa sœur Meriam et sa mère – qui ne tarderont pas à émigrer en Belgique. En 1925, sa femme Ievguénia ira s'installer à Paris. Il la retrouvera là-bas quelques années plus tard, une fille, Nathalie, naîtra en 1929 (Babel aura avec sa seconde femme, Antonina Pirojkova, une autre fille, Lydia, qui fera connaître plus tard le nom de son père aux États-Unis ; par ailleurs, il avait eu avec l’actrice Tamara Kachirina, un fils, nommé Emmanuel en l’honneur du père de l’écrivain, mais l’actrice épousera par la suite l’écrivain Vsévolod Ivanov, qui adoptera Emmanuel en le rebaptisant Mikhaïl). Au début des années trente, Babel est en Ukraine et voit les horreurs de la collectivisation et d’Holodomor, comprend bien plus de choses que Vassili Grossman, encore communiste convaincu, à la même époque, mais se tait. Quelques années plus tard, après la mort de Gorki et l’arrestation de son étrange protecteur, l’affreux Iéjov – la femme de ce dernier, Ievguénia Khaïoutina, avait été l’amie de Babel –, ce silence ne le sauvera pas, il sera à son tour arrêté et torturé pour lui faire avouer les inepties habituelles : bien sûr trotskiste, il aurait en outre été recruté à des fins antisoviétiques par… André Malraux, rencontré dès 1932 et revu à l’occasion du Congrès international des écrivains de 1935. Sauvagement torturé, il est fusillé le 27 janvier 1940. Il sera réhabilité en 1954, et ses livres seront peu à peu réédités en URSS, sous le patronage d’Ilia Ehrebourg, le maître d’œuvre, avec Vassili Grossman – qui entretemps avait beaucoup évolué – du Livre noir des exactions nazies contre les Juifs en URSS, livre qui ne vit le jour, sous une autre forme, qu’aux États-Unis, la résurgence, dans l’immédiat après-guerre, de l’antisémitisme sur place ayant bloqué sa parution et coûté cher à certains de ses participants, prélude au « complot des blouses blanches » que seule la mort de Staline, en mars 1953, stoppera net.
    (sources : Wikipedia en russe, notice biographique due à Sophie Benech, édition israélienne des œuvres de Babel, textes divers et variés, recherches personnelles)
  12. Comprendre : de Gorki.

jeudi 19 juin 2025

Di Grasso (Isaac Babel)

     Ce récit parut en août 1937 dans la revue Ogoniok (La petite flamme). On ne peut pas ne pas mentionner qu’à cette époque sévit la Grande Terreur, qui emportera Babel – ayant perdu entretemps la protection de Gorki, mort en 1936, et celle du nain sanglant, Iejov (la femme de ce dernier était auparavant l’amie de Babel), liquidé à la fin de l’année 1938 – deux ans plus tard. Du coup, c’est l’un des derniers textes de l’auteur.

     Giovanni Grasso est un célèbre acteur italien du début du vingtième siècle qui fit une tournée en Russie en 1908-1909. Son jeu inspira le metteur en scène Meyerhold. Babel assista en décembre 1909, au théâtre d’Odessa à la représentation de La morte civile , drame de Paolo Giacometti – voir à ce sujet la note 10.

     https://fr.wikipedia.org/wiki/Giovanni_Grasso_(1873-1930)

     https://fr.wikipedia.org/wiki/Paolo_Giacometti





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     J’avais quatorze ans. J’étais membre de l’intrépide corporation des revendeurs2 de billets de théâtre. Mon patron était un filou à l’œil perpétuellement à moitié fermé et aux énormes moustaches aux reflets de soie. Il s’appelait Kolia Schwartz3. J’étais tombé chez lui cette malheureuse année où l’opéra italien fut un complet fiasco à Odessa. Ayant entendu parler des recensions dans les journaux, l’impresario ne fit pas venir en tournée Anselmi4, ni Tito Ruffo5, et décida de s’en tenir à un bon ensemble. Il fut puni pour cela, ce fut une catastrophe pour lui comme pour nous. Pour rétablir la situation des affaires, on nous avait promis Chaliapine6, mais celui-ci exigea trois mille roubles par représentation. À sa place vint le tragédien sicilien Di Grasso7, avec sa troupe. Ils furent amenés à leur hôtel dans des télègues8 bondées d’enfants, de chats et de cages dans lesquelles sautaient des oiseaux italiens. En voyant ce bivouac, Kolia Schwartz déclara :

     « Les enfants, voilà qui n’est pas de la marchandise… »

     Après cette arrivée, le tragédien se rendit au marché avec un cabas. Le soir, il parut au théâtre – avec un autre cabas. Cinquante personnes à peine vinrent assister au premier spectacle. Nous cédions les billets à moitié prix, il n’y avait pas d’amateurs.

     On joua ce soir-là un drame populaire sicilien, une histoire aussi ordinaire que l’alternance du jour et de la nuit. La fille d’un riche paysan s’était fiancée à un berger. Elle lui resta fidèle jusqu’à l’arrivée d’un fils à papa en gilet de velours, qui venait de la ville. En causant avec le nouveau venu, la jeune fille avait un petit rire mal à propos, et gardait le silence également mal à propos. En les écoutant, le berger remuait la tête comme un oiseau inquiet. Pendant tout le premier acte, il ne faisait que se coller aux murs, s’en aller quelque part dans son pantalon flottant et, à son retour, regarder de tous les côtés.

     « C’est fichu, dit à l’entracte Kolia Schwartz, c’est bon pour Krementchoug9, ça… »

     L’entracte était fait pour donner le temps à la jeune fille de mûrir et de se préparer à sa trahison. Au deuxième acte, elle était méconnaissable – impatiente, distraite et se hâtant de rendre au berger sa bague de fiançailles. Celui-ci la mena alors devant une pauvre statue peinte de la Vierge et lui parla dans son patois sicilien :

     « Signora, dit-il de sa voix de basse, en se détournant, la Sainte Vierge veut que vous m’écoutiez… Giovanni, l’homme arrivé de la ville, la Sainte Vierge lui donnera autant de femmes qu’il en voudra ; moi, je n’ai besoin de personne, sauf de vous, Signora… La Vierge Marie, notre immaculée protectrice, vous dira la même chose si vous le lui demandez, Signora… »

     La jeune fille tournait le dos à la statue de bois peinte. En écoutant le berger, elle tapait du pied avec impatience. Sur cette terre – pour notre malheur ! –, toute femme perd l’esprit lors de ces instants où se décide son destin… Elle reste seule, dans ces instants-là, seule sans la Vierge Marie, à laquelle elle ne pose aucune question…

     Au troisième acte, l’homme arrivé de la ville, Giovanni, se trouvait en face de son destin. Ses robustes jambes viriles étalées sur le devant de la scène, il se faisait raser chez le barbier du village ; les plis de son gilet brillaient sous le soleil de Sicile; La scène montrait une foire au village. Le berger se tenait dans un coin éloigné. Il restait silencieux au milieu de la foule insouciante. Il avait la tête baissée, puis la relevait, et, sous le poids de son regard attentif et brûlant, Giovanni commençait à s’agiter dans son fauteuil, avant de repousser le barbier et de sauter sur ses pieds. D’une voix blanche, il demandait instamment à un policier d’éloigner de la place les gens sombres et suspects. Le berger – le rôle était joué par Di Grasso – restait songeur, puis, avec un sourire, il s’élevait dans les airs, traversait la scène du théâtre et s’abattait sur les épaules de Giovanni ; lui ayant coupé la gorge d’un coup de dents, il se mettait, en louchant et en grognant, à sucer le sang s’échappant de la blessure. Giovanni s’écroulait, et le rideau – s’abaissant dans un silence menaçant – nous cachait la victime et l’assassin. Sans attendre davantage, nous nous précipitâmes, Kolia Schwartz en tête, au passage du Théâtre, à la caisse qui devait ouvrir le lendemain. À l’aube, les Nouvelles d’Odessa annoncèrent aux rares personnes à être venues au théâtre qu’elles avaient vu l’acteur le plus marquant du siècle. 

     Lors de cette tournée chez nous, Di Grasso joua Le roi Lear, Otello, Une mort civile et Le Parasite10 de Tourguéniev, confirmant par chacune de ses paroles et par chacun de ses gestes qu’on trouve davantage de justice et d’espérance dans les déchaînements d’une noble passion que dans les tristes règles du monde.

     Les billets, pour ces spectacles, se vendaient cinq fois leur prix. Les acheteurs à la recherche des revendeurs les trouvaient au cabaret, braillards empourprés qui vomissaient d’inoffensifs blasphèmes. 

     Un courant d’air torride, rose et poussiéreux, pénétra dans le  passage du Théâtre. Les boutiquiers en babouches de feutre sortirent dans la rue de vertes dames-jeannes de vin et des tonnelets d’olives. Devant les boutiques, dans des cuves, des macaronis bouillaient dans une eau écumante, et la vapeur en sortant allait se fondre dans les hauteurs du ciel. Des vieilles portant des bottines d’homme vendaient des coquillages et des souvenirs, et leurs cris sonores rattrapaient les acheteurs hésitants. Des Juifs riches11 aux barbes bien peignées, divisées en deux, arrivaient en voiture à l’hôtel du Nord et allaient frapper doucement aux portes de grosses brunes moustachues – les actrices de la troupe de Di Grasso. Tout le monde était heureux, dans le passage du Théâtre, à part une seule personne : moi. En ces journées, mon naufrage se rapprochait. À tout instant, mon père pouvait s’aviser de chercher sa montre, que j’avais prise sans sa permission et mise en gage après de Kolia Schwartz. S’étant déjà habitué à cette montre en or, et buvant le matin de l’alcool12 de Bessarabie en guise de thé, Kolia ne pouvait se résoudre, même après avoir récupéré son argent, à me rendre la montre. C’était son caractère. Mon père avait exactement le même. Coincé entre eux deux, je regardais filer à côté de moi les cerceaux du bonheur d’autrui. Il ne me restait plus qu’à m’enfuir à Constantinople. Je m’étais déjà entendu avec le second mécanicien du vapeur Duke of Kent13, mais, avant de prendre la mer, je décidai de faire mes adieux à Di Grasso. Il jouait pour la dernière fois le rôle du berger qu’une force inexplicable arrache à la terre. Au théâtre était venue toute la colonie italienne, avec à sa tête le consul chauve et élancé, des Grecs14 recroquevillés, des externes15 barbus fixant fanatiquement un point invisible et Outotchkine16, avec ses longs bras. Kolia Schwartz avait même emmené avec lui son épouse, portant un châle violet à franges, une femme taillée comme un grenadier et longue comme la steppe, avec tout au bout un petit visage fripé et ensommeillé. Lequel visage était baigné de larmes lorsque le rideau s’abaissa. 

      « Espèce de va-nu-pieds ! dit-elle à Kolia en sortant du théâtre, maintenant, tu peux voir ce que c’est que l’amour… »

     D’un pas pesant, madame Schwartz suivait la rue Langeron17 ; des larmes coulaient de ses yeux de poisson, le châle à franges tremblait sur ses épaules massives. Frappant le sol de ses grands pieds d’homme, branlant du chef, elle assourdissait toute la rue de sa voix de stentor, qui énumérait les femmes s’entendant bien avec leur mari.

     « Mon chou18, mon trésor, ma petite chérie… voilà comment ces maris appellent leur femme. »

     Décidé à filer doux, Kolia marchait à côté de sa femme, et gonflait un peu ses moustaches de soie. Selon mon habitude, je les suivais, en sanglotant. Se taisant un instant, madame Schwartz entendit mes pleurs et se retourna.

     « Espèce de va-nu-pieds, dit-elle à son mari en écarquillant ses yeux de poisson, je veux bien mourir sans connaître le bonheur, si tu ne rends pas sa montre à ce garçon… »

     Kolia se figea, ouvrit la bouche, puis reprit ses esprits et me fourra de biais la montre dans les mains, après m’avoir infligé un douloureux pinçon.

     « Qu’est-ce que je reçois de sa part, faisait, inconsolable, la rude voix geignarde de madame Schwartz qui s’éloignait – des tours de cochon, hier comme aujourd’hui… dis-moi, espèce de va-nu-pieds, combien de temps une femme peut-elle attendre ? »

     Arrivés au coin de la rue, ils tournèrent, prenant la rue Pouchkine. Serrant la montre dans ma main, je demeurai seul, et je vis soudain, avec une netteté jamais ressentie auparavant, les colonnes aériennes du bâtiment du conseil municipal, le feuillage illuminé sur le boulevard et la tête de bronze de Pouchkine19 avec le vague reflet de la lune sur elle, je vis pour la première fois ce qui m’entourait sous son vrai jour, je perçus sa beauté sereine et ineffable.





Notes


  1. Le titre est transcrit en russe. 
  2. Le terme russe signifie d’abord : « maquignon ».
  3. Kolia est un diminutif de Nikolaï. Schwartz indique une origine allemande, bien sûr.
  4. Ténor italien : https://en.wikipedia.org/wiki/Giuseppe_Anselmi
  5. Baryton italien : https://fr.wikipedia.org/wiki/Titta_Ruffo
  6. Une basse, cete fois, et russe : https://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%A9dor_Chaliapine
  7. La particule Di (De en italien) ne se trouve nulle part dans les évocations du tragédien en question. Je reprends à mon compte l’hypothèse de Michel Delarche : c’est une confusion causée par un titre de journal en italien, du genre : "una trionfale tournée di Grasso".
  8. Charrettes plutôt primitives.
  9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Krementchouk : un trou perdu, par rapport à Odessa…
  10. Les deux premières pièces sont, comme on sait, des tragédies de Shakespeare ; la troisième est le drame de Paolo Giacometti évoqué dans le chapeau, traduit en russe en 1870 par le dramaturge Alexandre Ostrovski sous le titre La famille du criminel ; et la quatrième est une comédie de 1848 de Tourguéniev, traduite à l’époque en français sous le titre Le Pain d’autrui. Le terme russe signifie en effet l’écornifleur, le pique-assiette…
  11. Le tiers d’Odessa était composé de Juifs, de toutes conditions. Les riches faisaient souvent le commerce des grains, et l’on comptait aussi des écrivains, des journalistes, des médecins, avocats, etc., formant la bourgeoisie juive, qui habitait le centre ville. Mais la quartier juif de la Moldavanka – du côté de la Moldavie –, où se situent les récits de Babel, était peuplé de travailleurs pauvres : employés, manœuvres, charretiers, colporteurs, tailleurs, petits artisans, ouvriers… On recommande à ceux et celles qui veulent en savoir plus le très intéressant livre d’Isabelle Némirovski, Histoire, mémoires et représentations des Juifs d’Odessa. Trois auteurs juifs ont célébré Odessa : Cholem Aleïkhem, Isaac Babel et… Zeev-Vladimir Jabotinski, écrivain intéressant mais hélas père du sionisme « révisionniste », celui qui désormais donne toute sa mesure en Israël… Les satiristes Ilf et Petrov sont également originaires d'Odessa, et ont évoqué la ville dans Le veau d’or.
  12. Le terme désigne soit le vin, soit l’eau-de-vie. Voir Histoire de mon pigeonnier, note 21. Maintenant, c’est surtout le vin.
  13. Duc de Kent. Nous sommes en 1908. Je n’ai pas trouvé de détails sur ce bateau.
  14. Nouvel exemple du vieil aspect cosmopolite d’Odessa, depuis sa fondation. Ce cosmopolitisme est d’ailleurs évoqué par Pouchkine à la fin d’Eugène Onéguine, dans les « Fragments du voyage d’Onéguine ».
  15. Au sens général d’étudiants non pensionnaires de leur établissement.
  16. Sergueï Outotchkine, l’un des premiers aviateurs russes, célèbre à Odessa : https://en.wikipedia.org/wiki/Sergei_Utochkin. Ce fut un sportif toutes catégories, une personnalité exceptionnelle. Il impressionna à l’époque l’écrivain Alexandre Kouprine, qui, lui, fit tous les métiers. Ils effectuèrent quelques vols ensemble.
  17. Rue du centre-ville. De Langeron est l’ancien gouverneur d’Odessa ayant succédé au duc de Richelieu : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Louis_Andrault_de_Langeron
  18. Je n’ai pas trouvé le terme russe dans mes dictionnaires.
  19. https://fr.aroundus.com/p/9720837-bust-of-pushkin-in-odesa