Boris Pilniak (1894-1938) se fit connaître dès le début des années 1920 par le roman L’Année nue, évoquant la révolution sans fard, et utilisant des procédés littéraires inspirés par le futurisme (changements de plan, collages) que l’on retrouvera dans L’Acajou, qui date de la fin de la décennie, et qu’on trouvera également, quelques années plus tard dans la trilogie USA de Dos Passos. Ce fut un auteur controversé, connaissant les gros tirages, puis s’attirant les foudres du pouvoir stalinien s’affermissant alors, en raison de la nouvelle (vite retirée de la circulation) Le Conte de la lune mal éteinte, évoquant la mort suspecte, en 1925, de Mikhaïl Frounzé sur la table d’opération ; il rédige alors une lettre de repentance et connaissant de nouveau le succès jusqu’à se retrouver brièvement à la tête de l’Union panrusse des écrivains, en 1929… et patatras, le voilà qui fait publier à Berlin L’Acajou, qui lui vaut encore les foudres du pouvoir et de ses chiens de garde. Nouvelle lettre d’excuse, il est de nouveau autorisé (il avait déjà pas mal circulé durant les années 1920) à voyager à l’étranger, en Europe, en Amérique, en Asie centrale et en Extrême-Orient : un deuxième voyage au Japon en 1932, qui ne sera pas perdu pour tout le monde : lors de son arrestation, à l’automne 1937, il se verra accusé, en pllus d’être trotskiste, d’être un espion japonais. Thème à la mode, puisqu’au même moment, Staline et Béria déportent massivement en Ouzbékistan et au Kazakhstan les Coréens de Vladivostok et des environs, qui avaient franchi la frontière et s’étaient réfugiés en Russie au début du siècle… pour échapper à la sanglante main-mise sur leur pays par les Japonais.
Pilniak (le nom de son père était Wogau, c’était un descendant des Allemands de la Volga, les colons qu’avait attirés Catherine II) n’était pas particulièrement bolchevik, mais pas non plus anti : il considérait que la révolution était le moyen, pour la Russie, de trouver son chemin propre, en sortant de l’ornière du dilemme ayant fait florès au XIXe siècle, entre occidentalistes et slavophiles. Mais il aimait bien dire le vrai, sans fard : très gros défaut, en ces temps troublés. D’où les lettres d’auto-critique qu’il se voyait contraint de rédiger de temps en temps, adressées à Staline. Un peu après, modification de la perspective : L’Acajou est repris sous un angle différent dans La Volga se jette dans la Caspienne, ouvrage évoquant les projets pharaoniques de l’industrie stalinienne. Gorki défendit Boris Pilniak un bon moment, mais plus vers la fin : le style trop heurté de Pilniak correspondait trop mal au « réalisme socialiste » en vigueur. Cela en 1935, au moment où, après l’assassinat de Kirov, les choses commençaient à se gâter pour à peu près tout le monde…
Le bilinguisme initial de Pilniak contribua à lui donner une certaine distance par rapport à la langue russe. Ce qui ne l’empêcha nullement d’être à sa façon un lexicographe, grand pêcheur de mots anciens et auteur ne s’interdisant pas des néologismes. Et la dimension historique, bien sûr retravaillée, poétisée, traverse une grande partie de son œuvre.
(Sources : Wikipedia en français et en russe, un chapitre du tome « La révolution et les années vingt de la grande Histoire de la littérature russe, le chapitre consacré à Pilniak dans le livre de souvenirs de Iouri Annenkov, Journal de mes rencontres, et enfin une étude qu’on peut trouver ici :
https://www.persee.fr/doc/russe_1161-0557_2001_num_20_1_2115
La lecture de ces documents laisse parfois perplexe, des zones d’ombre subsistent, et les dates indiquées se contredisent par moments.)
Je me suis appuyé sur la traduction de Jacques Catteau, datant de 1980, très solide et enrichie par des notes substantielles.
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Chapitre premier
Misérables, devins, mendiants, chantres édifiants, nouveaux Lazare, pèlerins et pèlerines, indigents, faux bigots, coquillards, prophètes, idiots et idiotes, innocents – autant de synonymes pour le pain quotidien de la Sainte Russie : miséreux de la Sainte Russie, coquillards chantants et indigents au nom du Christ, fols-en-Christ de la Sainte Russie, ces figures ont orné le quotidien russe depuis le surgissement de l’ancienne Rous’, depuis les premiers tsars Ivan, soit un millénaire d’existence russe1. Tous les historiens, ethnographes et écrivains russes ont trempé leur plume au sujet de ces innocents. Ces fous ou ces escrocs – mendiants, faux bigots et prophètes – passaient pour l’ornement de l’église, la confrérie christique, les grands prieurs du monde, selon les termes de l’histoire et de la littérature classique russes.
Le fol-en-christ célèbre vivant à Moscou au milieu du dix-neuvième siècle, Ivan Iakovlévitch2, étudiant n’ayant pas achevé le Grand Séminaire, mourut à l’hôpital de la Transfiguration. Des reporters, des poètes et des historiens évoquèrent ses funérailles. Un poète écrivait ceci dans Le Bulletin :
Quel est ce triomphe de l’Asile3 ?
Pourquoi cette ruée, ces gens venant par vagues
En charrettes comme en landau, à pied comme en drojki4 ?
Le cœur plein d’une sombre alarme ?
Exprimant parfois d’une voix brumeuse
La lourde douleur de leur cœur :
« Ivan Iakovlévitch s’est éteint avant l’heure !
Il est mort, le prophète, digne d’un sort meilleur ! »
L’historien des mœurs Skawronski relate dans ses Esquisses moscovites que cinq jours d’affilée, tant que le corps n’avait pas été inhumé, plus de deux cents offices des morts furent célébrés auprès du cadavre. Beaucoup de gens passaient la nuit près de l’église. N. Barkov, auteur d’une étude5 intitulée Vingt-six Moscovites faux prophètes et faux innocents, idiots et idiotes, raconte qu’il fut proposé d’enterrer Ivan Iakovlévitch le dimanche, « comme cela avait été annoncé dans le Bulletin de la Police », et que ce jour-là, les admirateurs affluèrent dès l’aube, mais l’inhumation n’eut pas lieu car des controverses s’étaient élevées à propos du lieu où il fallait l’enterrer. On faillit en venir en mains, et l’on s’invectiva copieusement. Les uns voulaient l’amener à Smolensk, où il était né, d’autres se démenaient pour qu’il fût enterré au monastère de l’Intercession, où avait déjà été creusée pour lui une tombe sous l’église, d’autres encore demandaient avec attendrissement que ses restes fussent remis au couvent Alexeïevski, et d’autres enfin, agrippés au cercueil, le traînaient déjà vers le bourg de Tcherkizovo7. On craignait que le corps d’Ivan Iakovlévitch ne fut dérobé. L’historien écrit : « Pendant tout ce temps, il pleuvait et la boue était effrayante, malgré cela, lorsque le corps fut sorti de chez lui et transporté à la chapelle, puis de la chapelle à l’église et enfin de l’église au cimetière, des femmes, des jeunes filles, des jeunes dames en crinoline se prosternaient et rampaient sous le cercueil. » De son vivant, Ivan Iakovlévitch déféquait sous lui – ça coulait sous lui , comme écrit l’historien –, et les gardes avaient l’ordre de répandre du sable sur le plancher. Ce sable mouillé se trouvant sous Ivan Iakovlévitch, ses adorateurs le prenaient et le ramenaient chez eux, et ce sable s’avéra posséder des vertus médicinales. Quand un mioche avait mal au ventre, sa mère lui en mettait une demi-cuillerée dans sa bouillie, et le gamin allait mieux. Après l’office des morts, la ouate bouchant le nez et les oreilles du défunt fut partagée en petits morceaux distribués aux fidèles. De nombreuses gens s’approchèrent du cercueil avec des fioles pour y recuillir l’humidité coulant du cercueil, étant donné que le défunt était mort d’hydropisie. La chemise dans laquelle était mort Ivan Iakovlévitch fut déchirée en petits morceaux. Attendant le moment où le corps serait sorti de l’église, s’étaient rassemblés les difformes, les fols-en-Christ, les cagots, les errants et les errantes. Ils n’entraient pas dans l’église, faute de place, ils se tenaient au-dehors, dans les rues. Et là, en plein jour, parmi les gens rassemblés, des sermons étaient prononcés, des phénomènes se produisaient, des apparitions avaient lieu, des prophéties étaient faites et des condamnations prononcées, on récoltait de l’argent et l’on entendait des rugissements de mauvais augure » Pendant les dernières années de sa vie, Ivan Iakovlévitch ordonnait à ses adeptes de boire l’eau dans laquelle il s’était lavé. Non content de prophétiser oralement, Ivan Iakovlévitch le faisait aussi par écrit, dans des lettres qui ont été conservées pour la recherche historique. On lui écrivait pour lui demander si Untel se marierait, il répondait : « Sans huile de coude, pas d’huile du tout8 ».
Kitaï-gorod, à Moscou, était le fromage où les fols-en-Christ grouillaient comme des vers. Les uns écrivaient des vers, d’autres chantaient comme des coqs, des paons ou des bouvreuils, d’autres encore engueulaient tout le monde au nom du Seigneur, il y en avait aussi ne connaissant qu’une phrase, passant pour une prophétie et faisant la renommée de ces prophètes, du genre de celle-ci : « La vie de l’homme est un conte, son cercueil une calèche, le parcours est sans cahots ! » On trouvait des amateurs d’aboiements, dont les abois prophétisaient la volonté divine. Il y avait, dans cet ordre de miséreux, de coquillards, de chantres édifiants, de devins, de nouveaux Lazare, de pèlerins-mendiants, toute la Sainte Russie : on y trouvait des paysans comme des bourgeois, des gentilhommes comme des marchands, des enfants, des vieillards, des gaillards pétant de santé et des bonnes femmes mûres pour enfanter. Tout ce monde-là était ivre, et tous s’abritaient sous le calme bleuté et bulbeux de l’empire asiatique russe, tous amers comme le fromage et l’oignon, car les clochers bulbeux des églises sont bien sûr le symbole de la vie en Russie, une vie d’oignon.
… Et il y a à Moscou, à Saint-Pétersbourg et dans d’autres grandes villes russes, d’autres énergumènes. Leur généalogie n’est pas tsariste, mais impériale10. initié par Pierre, l’art du meuble russe naquit vraiment sous Élisabeth11. Cet art de serfs n’a pas d’histoire écrite, et les noms de ses maîtres-artisans ont été effacés par le temps. C’était le fait de solitaires, dans les sous-sols des villes, dans des cagibis à l’arrière des izbas de domestiques, dans les domaines. Cet art subsistait dans des conditions cruelles et dans l’amertume de la vodka. Boulle12 et Jacob13 en furent les maîtres. On envoyait les jeunes serfs à Moscou et à Saint-Pétersbourg, à Paris et à Vienne – pour y apprendre le métier. Ensuite, ils revenaient – passant de Paris aux caves de Saint-Pétersbourg, puis de Saint-Pétersbourg aux cagibis au fond des izbas pour domestiques –, et… ils créaient. Quelque maître-artisan passait des dizaines d’années sur un divan, une toilette ou un petit bureau, ou encore une bibliothèque : il travaillait dessus, buvait et mourait, laissant son art à son neveu, car l’artisan n’était pas censé avoir des enfants, et le neveu imitait l’art de son oncle, ou prolongeait son savoir-faire. Le maître-artisan mourait, mais ces choses vivaient un siècle dans les demeures des propriétaires fonciers et les hôtels particuliers en ville, on aimait auprès d’elles, on mourait sur ces divans, les tiroirs secrets des secrétaires renfermaient des lettres secrètes, les fiancées contemplaient leur jeunesse dans les miroirs des toilettes, et les vieilles y observaient leur vieillesse. Élisabeth, Catherine, leur style, c’est le rococo, le baroque, le bronze, les volutes, la palissandre, le bois de rose, l’ébène, le bouleau de Carélie, le noyer de Perse. Paul15, c’est le style austère, celui d’un chevalier de Malte16 : des lignes militaires, une sérénité austère, l’acajou sombrement bruni, le cuir vert, les lions et les griffons noirs. Alexandre17, c’est le style Empire, les classiques, l’Hellade. Nicolas18, c’est le retour à Paul, mais un Paul écrasé par la grandeur de son frère Alexandre. Ainsi les époques ont-elles recouvert l’acajou19. L’année 1861 vit la fin du servage. Les maîtres-artisans serfs furent remplacés par des fabriques de meubles : Levinson, Thonet20, le mobilier viennois. Mais les neveux des maîtres-artisans continuèrent à vivre à coup de vodka. À présent, ces artisans ne créent plus rien, ils restaurent les antiquités, mais ils ont gardé tous les acquis et conservé toutes les traditions de leurs oncles. Ils sont solitaires et taciturnes. Ils sont fiers de leurs ouvrages comme des philosophes, et leur portent un amour de poètes. Ils continuent à vivre dans les sous-sols. Un tel artisan, il est hors de question de l’envoyer travailler dans une fabrique, ou de lui faire réparer un meuble conçu après Nicolas Ier. C’est un antiquaire, un restaurateur. Il dénichera, au grenier d’une maison moscovite ou dans le hangar d’une propriété non incendiée, une table, un miroir à trois faces ou un divan – des meubles datant de Catherine, de Paul ou d’Alexandre –, et s’attardera dessus durant des mois dans son sous-sol, fumant, réfléchissant, évaluant de l’œil, en vue de redonner vie à ces choses mortes. Il se peut même qu’il trouve, dans le tiroir secret d’un petit bureau, une liasse de lettres jaunies. En tant que restaurateur, il regarde en arrière, vers le passé des choses. C’est à coup sûr un original, et il vendra en original son affaire une fois restaurée à un autre original, un collectionneur, avec lequel, lors de la transaction, il boira du cognac sorti d’une bouteille et reversé dans un flacon datant de Catherine, dans un petit verre de diamant d’un ancien service impérial.
Notes
- Pilniak fait ici l’erreur consistant à assimiler l’ancienne Rous’ de Kiev et la Moscovie, alors que ces deux rameaux slaves sont distincts, l’Histoire les a séparés, puis rapprochés, pour le malheur de l’Ukraine actuelle – mais l’Histoire est loin d’être terminée…
- Ivan Iakovlévitch Koreïcha (1781-1861). Relégué à l’asile de fous de Moscou, il fut dépeint par I. G. Pryjov, et évoqué par Tolstoï, Leskov, Ostrovski et Bounine, notamment.. Dostoïevski s’en inspira.
https://fr.gw2ru.com/histoire/201463-devins-russes
https://words-of-doom.livejournal.com/670223.html - Dans le texte : la Maison jaune, qui désigne l’asile d’aliénés.
- https://www.cnrtl.fr/definition/bhvf/drojki
- Jacques Catteau signale que l’auteur de cette étude n’est pas Barkov, mais l’historien Ivan Gavrilovitch Pryjov (1829-1885).
- Au sens de Fol-en-Christ.
- Village désormais absorbé par Moscou. Il y a un autre bourg portant ce nom : proche de Kolomna. il est à une centaine de kilomètres de Moscou, au sud-est. Le texte incite à penser plutôt au premier, où se trouve maintenant le parc Sokolniki.
- L’expression est obscure, cela viendrait du polonais en passant par le biélorusse, et signifierait : « Sans travail, pas de pain ». Le prédécesseur de Raspoutine se veut sibyllin.
- La ville-forte : ancien quartier marchand à Moscou, proche de la place Rouge.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Kita%C3%AF-gorod - Remontant à Pierre le Grand.
- Elizaviéta Pétrovna, fille de Pierre le Grand, qui régna de 1741 au début de 1762.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9-Charles_Boulle
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Jacob_(menuisier)
- Catherine II, la Grande Catherine.
- Paul Ier, fils de Catherine II. Sa mère voulait l’écarter de sa succession, au profit de son fils Alexandre, le futur Alexandre Ier.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Ier_(empereur_de_Russie) - https://www.persee.fr/doc/rhmc_0996-2727_1930_num_5_27_3606
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Ier_(empereur_de_Russie)
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Ier_(empereur_de_Russie)
- L’acajou se dit en russe le bois rouge, et ce bois eut une énorme importance en Russie, au point que l’ébénisterie se dit à peu près « travail de l’acajou » – d’après une note trouvée chez Jacques Catteau.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Michael_Thonet
Chapitre deuxième
L’année 1928.
La ville est une version russe de Bruges et de Kamakura1. Trois cents ans plus tôt, on y a tué le dernier rejeton de la dynastie de Riourik2. Le jour de son assassinat, le tsariévitch jouait avec les enfants du boyard3 Toutchkov, dont la lignée est encore vivace dans la ville, de même que les monastères et bien d’autres lignées d’origine moins illustre… Temps anciens de la Russie, province russe, cours supérieur de la Volga, forêts, marécages, villages, monastères, manoirs, et une chaîne de villes4 : Tver, Ouglitch, Iaroslav, Rostov-la-Grande. La ville est la Bruges monacale, celle des apanages russes, des ruelles semées de plantes médicinales, ds monuments en pierre marquant les meurtres et les siècles. Elle est à deux cents verstes5 de Moscou, mais le chemin de fer est à une cinquantaine de verstes.
S’éternisent là les ruines de manoirs et les vestiges de l’acajou. Le conservateur du musée des antiquités y déambule en haut-de-forme, pèlerine et pantalon à carreaux : il porte des favoris à la Pouchkine, et garde dans les poches de sa pèlerine les clés du musée et des monastères. Au cabaret, il boit du thé, la vodka il la boit tout seul ; chez lui, dans un débarras, s’amoncèlent en désordre les bibles, les icônes, les frocs et les mitres d’archimandrite6, aubes, orarions7, manchons sacerdotaux, soutanes, chasubles, voiles, coiffes, nappes d’autels – le tout datant du treizième, du quinzième et du dix-septième siècle. On trouve dans son cabinet de l’acajou de Karazine, et sur son bureau, une casquette de noble à bandeau rouge et à couronne blanche, faisant office de cendrier8.
Le barine9 Karazine, Viatcheslav Pavlovitch, avait autrefois servi dans un régiment de cavalerie, et avait quitté le service quelque vingt ou vingt-cinq ans avant la révolution, démissionnant par probité : l’un de ses collègues avait commis des vols, on l’avait chargé d’enquêter, il avait rapporté la vérité à ses supérieurs, lesquels couvrirent le voleur, ce que le barine Karazine n’accepta pas, il rédigea un second rapport demandant à être admis à la retraite et alla s’installer dans son domaine. Il en sortait une fois par semaine, allant faire ses courses au chef-lieu de son district, dans un carrosse du genre patache, flanqué de deux laquais ; dans les boutiques, il faisait signe au commis, de son gant blanc, de lui envelopper une demi-livre10 de caviar grenu, trois quarts de dos d’esturgeon séché, un esturgeon étoilé : l’un des laquais payait, tandis que l’autre prenait les affaires ; un jour, un marchand fit mine de tendre la main au barine, qui la refusa d’un laconique : « il s’en passera ! » Le barine karazine circulait en portant une casquette de noble et un manteau du temps de Nicolas Ier ; la révolution l’expulsa de sa propriété et le fit déménager pour la ville, mais lui laissa son manteau et sa casquette ; le barine faisait la queue en casquette, sa femme remplaçant les anciens laquais.
Le barine Karazine subsistait en vendant ses antiquités ; pour ce faire, il se rendait chez l’administrateur du musée ; il voyait là des objets retirés de son manoir par la volonté de la révolution, les regardait avec dédain – mais il vit un jour sur le bureau du conservateur le cendrier en forme de casquette de noble.
« Enlevez ça, dit-il brièvement.
— Pourquoi ? demanda le conservateur
— Une casquette de noble russe ne peut pas être un crachoir », répondit le barine Karazine.
Les deux amateurs d’antiquités eurent une âpre discussion. Le barine Karazine reparti en colère. Il ne franchit plus le seuil de l’administrateur. Il y avait en ville un bourrelier qui se rappelait avec gratitude que le barine Karazine, chez qui il avait servi, tout jeune, comme petit valet, lui avait un jour cassé sept dents d’un seul coup du gauche, pour lui apprendre à être plus dégourdi.
La ville était figée dans un silence profond, hurlant son ennui deux fois par jour grâce aux sifflets des locomotives et faisant sonner les vieilleries de ses clochers – cela jusqu’en 1928, car cetta année-là, une grande quantité de cloches furent retirées des églises et transmises au trust Roudmetallorg12. À l’aide de poulies, de poutres et de cordes de chanvre, les cloches étaient descendues des hauteurs des clochers, elles pendaient au-dessus du sol, puis on les faisait tomber par terre. Pendant que les cloches glissaient le long des cordes, elles chantaient et pleuraient d’une voix épaisse, et ces pleurs restaient au-dessus de la ville figée. Les cloches tombaient avec de sourds mugissements, et s’enfonçaient dans la terre à une profondeur de deux archines13.
Au moment où se passe ce récit, la ville gémissait précisément par l’antiquité de ces vieilles cloches.
À la ville, la chose la plus nécessaire était le livret syndical14 ; dans les boutiques, on comptait deux files d’attente : la queue des gens porteurs d’un livret et celle des autres, ceux qui n’en possédaient pas. Louer une barque pour canoter une heure sur la Volga coûtait dix kopecks aux porteurs d’un livret, quarante kopecks aux autres ; la place de cinéma coûtait cinq, dix ou quinze kopecks aux premiers, vingt-cinq ou quarante kopecks aux seconds. Le livret syndical tenait partout la première place, à côté de la carte de pain, en outre les cartes de pain, (et donc le pain lui-même), n’étaient attribuées qu’aux gens ayant le droit de vote, à raison de quatre cents grammes par jour : pas de pain pour les autres, ni pour leurs enfants. Le cinéma avait été aménagé dans le jardin du syndicat, dans un hangar protégé du froid ; les sonneries n’étaient pas admises au cinéma, mais des signaux étaient envoyés dans toute la ville à partir de la centrale électrique : au premier signal, il fallait finir son thé, au second, il fallait s’habiller et sortir. La centrale fonctionnait jusqu’à une heure du matin, mais les jours de célébrations, en octobre et pour d’autres solennités imprévues15, on maintenait le courant, parfois toute la nuit, chez le président du Comité exécutif, le président du combinat industriel, et chez d’autres autorités, si bien que le reste de la population s’était adaptée et célébrait lors de ces nuits-là ses propres festivités. Au cinéma, donc, il arriva un jour à un certain Satz – ou c’était peut-être Katz –, délégué au commerce intérieur, de bousculer maladroitement, sans être le moins du monde ivre, la femme du président du Comité exécutif, laquelle proféra avec mépris : « Je suis la femme de Kouvarzine ». Ignorant la puissance de ce nom, le délégué Satz s’excusa d’un air étonné – et son étonnement lui valut, par la suite, de disparaître du district. Les autorités de la ville vivaient en petit cercle, se gardant prudemment, avec une méfiance innée, du reste de la population ; ils substituaient leurs magouilles à l’opinion publique et se cooptaient chaque année, passant d’un poste dirigeant du district à un autre selon le bon vouloir du groupe des magouilleurs, en suivant le principe de l’échange des pièces du caftan16. L’économie était combinée en appliquant ce même principe. Le combinat – qui était né l’année où Ivan Ojogov17, le héros de ce récit, tourna au propre à rien – était à la tête de l’économie. Les membres du directoire du combinat étaient le président du Comité exécutif, Kouvarzine (mari de la femme déjà évoquée) et le délégué de l’Inspection ouvrière et paysanne18, Presnoukhine, sous la présidence de Niédossougov19. Ils géraient le lent pillage de richesses antérieures à la révolution, le faisant avec amour et incurie. La beurrerie travaillait à perte, la scierie également, la tannerie ne travaillait pas à perte, mais elle ne faisait pas de profits non plus, sans tenir compte de l’amortissement. en hiver, en pleine neige, quarante-cinq chevaux, aidés de la moitié de la population du district, avaient traîné sur cinquante verstes de distance une chaudière neuve destinée à la tannerie – pour la jeter aussitôt : elle ne convenait pas (sa valeur avait été inscrite des deux côtés : profits et pertes) ; de même, fut acheté et mis au rebut (en le passant par profits et pertes) un broyeur à tan qui s’avéra impropre ; fut alors acheté, en guise de broyeur à tan, un hache-paille, qui fut jeté (profits et pertes), car l’écorce n’est pas de la paille. on se mit à améliorer la condition des travailleurs grâce à la construction de logements : on acheta une maison en bois comportant un étage, qu’on transporta à la scierie, on en tira cinq stères bons pour le chauffage, vu que la maison s’avéra pourrie – seules treize poutres étaient utilisables ; on ajouta neuf mille roublesi à ces poutres, et l’on construisit une maison pour les travailleurs de la tannerie, qui ferma juste au même moment, pas parce ce qu’elle déficitaire comme les autres, mais parce qu’elle ne rapportait rien, et la maison neuve demeura vide. Le combinat cachait ses pertes en vendant l’outillage des entreprises déjà inactives avant la révolution, ainsi qu’au moyen de combines comme celle-ci : Kouvarzine-le-président vendait du bois à Kouvarzine-le-membre à prix ferme, mais avec une remise de 50 %, le tout pour vingt-cinq mille roubles, ensuite Kouvarzine-le-membre vendait ce même bois à la population (y compris à Kouvarzine-le-président) à prix ferme, mais sans remise, soit cinquante mille roubles. Vers 1927, la direction désira dormir un peu sur ses lauriers : on offrit à Kouvarzine une serviiette, en prenant pour cela l’argent dans les sommes acquitables, pour ensuite faire le tour des indigènes avec une souscription visant à renflouer la caise. Eu égard au côté fermé de leurs intérêts et de leur vie, s’écoulant à l’insu du restant de la population, ces dirigeants ne présentent aucun intérêt pour le récit.
À la ville, l’alcool se vendait seulement sous deux aspects : la vodka et le vin de messe, rien d’autre, on consommait beaucoup de vodka, un peu moins de vin liturgique, mais pas mal tout de même – pour être le sang du Christ, et aussi pour réchauffer. Les cigarettes qui se vendaient en ville étaient les marques Canon, à onze kopecks le paquet, et Boxe, à quatorze kopecks, rien d’autre. On faisait la queue aussi bien pour la vodka que pour les cigarettes, deux queues, en fait : celle des détenteurs de livret syndical et celle des autres. Les bateaux à vapeur passaient sur le fleuve deux fois par jour, on pouvait y acheter au buffet des cigarettes Sapho, du porto et de l’eau-de-vie de sorbe – et les fumeurs de Sapho étaient manifestement dépensiers, car le commerce privé n’existait pas dans la ville et aucun budget n’existait pour les Sapho. La ville trouvait avantage à ne pas être le chef-lieu du district, et à vivre sur ses potagers et sur l’entraide de ses habitants, se rendant service les uns aux autres.
Près du pont Skoudrine se tenait la maison Skoudrine, et dans cette maison vivait Iakov Karpovitch Skoudrine, délégué-intercesseur aux affaires paysannes, âgé de quatre-vingt-cinq ans ; outre Iakov Karpovitch Skoudrine, vivaient en ville, à l’écart de leur frère, ses deux sœurs bien plus jeunes que lui, Kapitolina et Rimma, ainsi que son frère Ivan, le propre à rien qui s’était rebaptisé Ojogov – il sera question d’eux plus loin.
Iakov Karpovitch Skoudrine souffrait depuis quarante ans d’une hernie, et, en marchant, il soutenait cette hernie de sa main droite, passée par une fente pratiquée dans son pantalon ; il avait les mains vertes et potelées, il salait fortement son pain en puisant dans la salière commune, faisant crisser le sel et reversant soigneusement dans la salière les restes de sel non utilisés. Depuis trente ans, Iakov Karpovitch avait perdu l’habitude de dormir normalement, il se réveillait en pleine nuit et veillait en lisant la Bible jusqu’à l’aube, après quoi il dormait jusqu’à midi, heure à laquelle il se rendait à la salle de lecture pour lire les journaux : on ne vendait pas de journaux en ville, les abonnement coûtaient trop cher – on venait lire les journaux dans les salles de lecture. Iakov Karpovitch était corpulent, très chauve et complètement blanc, ses yeux larmoyaient et il reniflaiit et se raclait longuement la gorge lorsqu’il se préparait à dire quelque chose. La maison des Skoudrine avait jadis appartenu au propriétaire foncier Véréïski, lequel s’était ruiné, après l’abolition du servage, en exerçant la fonction élective de juge de paix20. Iakov Karpovitch, ayant accompli son service militaire avant la réforme21, avait été clerc chez Véréïski, y avait appris toutes les ficelles judiciaires et lui avait acheté à la fois sa maison et sa charge lorsque ce dernier s’était retrouvé sans le sou. La maison était demeurée inviolable depus l’époque de Catherine et, au cours de son siècle et demi d’existance, avait noirci, de même que l’acajou à l’intérieur, et ses vitres avaient verdi. Iakov Karpovitch se souvenait du servage. Le vieillard se souvenait de tout : du seigneur de son village comme des recrutements pour défendre Sébastopol ; sur les cinquante dernières années, il se souvenait des prénoms, patronymes et noms de famille de tous les ministress et tous les commissaires du peuple, de tous les ambassadeurs après de la Cour impériale de Russie ou du Comité exécutif central des soviets, de tous les ministres des affaires étrangères des grandes puissances, de tous les premiers ministres, tous les rois, empereurs et papes. Le vieil homme perdait le compte des années et disait :
« J’ai survécu à Nicolas Pavlovitch, à Alexandre Nikolaïévitch, à Alexandre Alexandrovitch, à Nikolaï Alexandrovitch22 et à Vladimir Ilitch, j’enterrerai bien aussi Alexeï Ivanovitch23 ! »
Le vieillard avait un très vilain petit sourire, tout à la fois servile et sournois, ses yeux blanchâtres larmoyaient lorsqu’il souriait. Il était rude, et ses fils étaient comme lui. L’aîné, Alexandre, envoyé au bureau de navigation fluviale avec un pli urgent – c’était bien avant 1905 –, et ayant raté le passage du vapeur, avait reçu de son père une gifle accompagné de ces mots : « Fiche-moi le camp, bon à rien ! » Cette gifle fut la dernière douceur reçue par le garçon, qui avait alors quatorze ans : il tourna les talons, quitta le domicile paternel et ne revint que six ans plus tard, devenu élève de l’Académie des Beaux-Arts. Au cours de ces années, le père avait écrit au fils pour lui ordonner de revenir, en promettant, sinon, de le priver de la bénédiction paternelle et de le maudire à jamais ; le fils avait écrit au bas de cette même lettre, juste en dessous de la signature paternelle : « Au diable votre bénédiction ! » et avait retourné la lettre à son père. Lorsque, six ans plus tard, par une journée ensoleillée de printemps, Alexandra entra dans le salon, le père vint à sa rencontre avec un sourire réjoui, et la main levée pour frapper le fils : souriant avec une gaieté railleuse, celui-ci attrapa les poignets de son père, fit un nouveau sourire où brillait une force joyeuse – et les mains du père étaient comme dans des tenailles, le fils le fit asseoir d’une pression sur les poignets dans un fauteuil près de la table, et déclara :
« Bonjour, mon petit papa, ne vous dérangez pas, restez assis, mon petit papa ! »
Le père se racla la gorge, gloussa, renifla, sa figure afficha une bonhomie méchante, et le vieux cria à sa femme :
« Hé, Mariouchka, hi-hi, apporte-nous de la vodka, mon chou, venant de la cave, bien fraîche, avec des zakouskis bien frais, le fiston a grandi, il est revenu por notre malheur, le f-f-fils de pute ! »
Ses fils devinrent l’un artiste, le deuxième prêtre, les autres danseur de ballet, médecin et ingénieur. Les deux plus jeunes rejouèrent l’histoire de l’aîné – le peintre – et du père : les deux garçons quittèrent la maison comme l’aîné, et le cadet des deux, l’ingénieur Akim Iakovlévitch, devint communiste – et ne retourna jamais chez son père : quand il revenait dans sa ville natale, il habitait chez ses tantes Kapitoline et Rimma. Vers 1928, les plus âgés des petits-fils de Iakov Karpovitch étaient mariés, mais son plus jeune enfant à lui avait vingt ans. C’était son unique fille, et dans la tornade de la révolution, personne ne s’était soucié de son éducation.
Dans la maison habitaient trois personnes : le vieux, son épouse Maria Klimovna et leur fille Katerina24. L’hiver, la moitié de la maison et la mezzanine n’étaient pas chauffées. La maison vivait comme on vivait bien avant Catherine II, et même avant Pierre le Grand – soit, la maison gardait le silence de l’acajou catherinien. Les vieux vivaient sur leur potager. L’industrie n’apportait à la maison que les allumettes, le pétrole et le sel ; le père régentait les allumettes, le pétrole et le sel. Du printemps à l’automne, Maria Klimovna, Katerina et le vieillard s’échinaient au-dessus des choux, des betteraves et des navets, des concombres et des carottes, ainsi que sur la réglisse qui remplaçait le sucre. L’été, aux aurores, on pouvait voir le vieux en vêtements de nuit, pieds nus, la main droite glissée dans la fente de son pantalon, une branche sèche dans la main gauche, occupé, derrière les haies, dans le brouillard et la rosée, à faire paître ses vaches. L’hiver, le vieux allumait une lampe seulement quand il veillait, le reste du temps la mère et la fille restaient dans l’obscurité. À midi, le vieillard s’en allait à la salle de lecture pour lire les journaux et absorber les noms et les nouvelles de la révolution communiste. Katerina s’asseyait alors au clavecin et étudiait la musique sacrée de Kostalski25, elle-même chantait dans un chœur à l’église. Le vieux revenait au crépuscule, mangeait et allait se coucher. La maison n’était plus que chuchotement de femmes dans les ténèbres. Katerina partait alors à la cathédrale répéter avec son chœur. Le père se réveillait vers minuit, allumait la lampe, mangeait et se plongeait dans la Bible, récitant des passages à haute voix, qu’il connaissait par cœur. À six heures, le vieux se rendormait. Le vieillard n’avait plus la notion du temps, il avait cessé de craindre la mort et perdu l’habitude d’avoir peur de la vie. En sa présence, mère et fille se taisaient. La mère faisait cuire la kacha26 et la soupe aux choux, enfournait les pâtés, faisait chauffer le lait et le laissait fermenter, cuisinait des galantines (en cachant les osselets pour ses petits-enfants) – c’est-à-dire qu’elle subsistait comme on le faisait en Russie, et au quinzième, et au dix-septième siècle, et les plats qu’elle préparait étaient également ceux du quinzième et du dix-septième siècle. Vieille toute séche, Maria Klimovna était une femme admirable, le genre de femmes qui demeurent un peu partout en Russie, en même temps que lesanciennes icônes de la Sainte Vierge. La dure volonté de son mari – lequel, cinquante ans plus tôt, au lendemain de leur mariage, en la voyant passer une douillette de velours framboise, lui avait demandé : « À quoi cela rime-t-il ? » Et, comme elle ne comprenait pas la question, il avait répété : « À quoi cela rime-t-il ? Enlève-moi ça ! Je te connais sans accoutrement, et les yeux des autres n’ont pas à se rincer l’œil sur toi ! » De son pouce humecté de salive, son mari lui avait alors montré, en lui faisant mal, la bonne façon de coiffer ses tempes –, cette dure volonté qui l’avait contrainte à remiser pour toujours dans un coffre la douillette de velours, et qui l’avait renvoyée à la cuisine, avait-elle brisé la volonté de l’épouse ? ou bien la soumission l’avait-elle endurcie ? Toujours est-il que sa femme ne fit plus jamais d’objections, resta digne, silencieuse et triste, sans jamais être hypocrite. Son monde n’allait pas au-delà du portillon du jardin – et, au-delà, iil n’y avait qu’un seul chemin, celui de l’église, comme une tombe. elle chantait avec sa fille les psaumes de Kostalski, elle avait soixante-neuf ans. La Russie27 d’avant Pierre le Grand glaçait la maison. La nuit, le vieillard récitait la Bible, connue par cœur, et il avait cessé d’avoir peur de la vie. Très rarement, à plusieurs mois d’intervalle, pendant les heures silencieuses de la nuit, le vieux s’approchait du lit de sa femme et chuchotait :
« Hé, Mariouchka, hé, hum !… Oui, quoi, Mariouchka, c’est la vie, Mariouchka ! »
Il avait une bougie à la main, ses yeux riaient et larmoyaient, ses mains tremblaient.
« Me voilà, Mariouchka, hé, c’est la vie, Mariouchka, hé ! »
Maria Klimovna se signait.
« Honte à vous, Iakov Karpovitch ! »
Iakov Karpovitch soufflait la bougie.
Katerina, leur fille, avait de petits yeux jaunes qui semblaient fixes, endormis d’un sommeil interminable. À côté de ses paupières éternellement gonflées fleurissaient les taches de rousseur. Elle avait les bras et les jambes comme des poutres, et sa poitrine était aussi haute que les pis des vaches suisses.
… La ville est une version russe de Bruges et de Kamakura.
Notes
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Bruges ; https://fr.wikipedia.org/wiki/Kamakura
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Riourik. Pilniak prolonge ici l’erreeur signalée au début (voir la note 1 du chapitre premier), consistant à établir une continuité entre la Rous’ de Kiev et la Moscovie des Ivan. Le tsarévitch auquel il est fait allusion est Dmitri, fils d’Ivan iV le Terrible et de sa deuxième femme, et héritier légitime du trône. L’enfant fut découvert égorgé en 1591. On accusa Boris Godounov – c’est le thème du drame éponyme de Pouchkine, repris sous forme d’opéra par Moussorgski –, qui fut proclamé tsar en 1598, d’avoir foomenté cet assassinat. Après la mort de Boris Godounov et passé le Temps des troubles, les Romanov monteront sur le trône avec Michel Ier.
L’allusion à Dmitri montre que la ville est Ouglitch, sur un coude de la Volga :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ouglitch
https://fr.wikipedia.org/wiki/Temps_des_troubles_(Russie)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Ier_(tsar_de_Russie) - https://fr.wikipedia.org/wiki/Boyard
- Ce sont des villes de l’Anneau d’or :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Anneau_d%27or_de_Russie - La verste faisait un peu moins de 1,1 km.
- Supérieur d’un monastère orthodoxe; Titre de dignité religieuse, plus généralement, toujours chez les Orthodoxes.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Orarion
- Bibelot usuel en porcelaine, d’après J. Catteau.
- Seigneur, maître, propriétaire.
- Livvre russe : environ 410 grammes.
- En 1928, la NEP se termine. Elle avait vu la naissance de trusts à capitaux mi-étatiques, mi-privés, notamment étrangers, avec parfois des enrichissements considérables des Nepmen : ce qui n’est pas sans rappeler le système chinois, de nos jours. Voir à ce sujet les analyses de l’historien Nicolas Werth, ou encore (beaucoup plus drôle) le livre des écrivains satiriques Ilf et Petrov, Le veau d’or, paru deux ans plus tard que la nouvelle de Pilniak et qui la rappelle par moments :
https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/150221/le-veau-dor-ilf-et-petrov - Le nom concatène des abréviations signifiant : Commerce des minerais métalliques.
- L’archine faisait 0,71 m.
- Institué en janvier 1919. Comportant les récompenses, les sanctions et les motofs de départ, c’est un deuxième passeport intérieur pour les ouvriers (signalé par J. Catteau). Cette institution fort policière rentre dans le cadre de l’étatisation des syndicats, organisée très tôt par les bolcheviks :
https://wikirouge.net/Syndicats_en_Russie - Jacques Catteau parle de « fêtes et baptèes rouges », institués par le régime pour contrebalancer les puissantes traditions religieuses dans le peuple russe.
- Allusion au Caftan de Trichka, fable de Krylov : Trichka rfait une reprise à un coude usé en prenant du tissu aux manches, ensuite il rapetasse ces dernières en empruntant aux basques, etc.
- Ojog signifie la brûlure…
- Organe de contrôle datant du début des années vingt :
https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1923/01/vil19230123.htm - Les noms sont parlants : le premier est perfide, le second fade et le troisième n’a pas le temps.
- Ces juges, liés aux assemblées locales, les zemstvos, et en général eux-mêmes propriétaires, étaient peu rémunérés pour cette charge.
- Avant la réforme de 1874, le service militaire durait vingt-cinq ans. Né en 1843, Iakov Karpovitch a pu être touché, en cours de service, par la réforme, mais il est malgré tout resté soldat un bon moment…
https://www.histoiredumonde.net/Les-reformes-d-Alexandre-II.html - Dans l’ordre : Nicoles Ier, Alexandre II, Alexandre III, Nicolas II.
- Rykov, successeur de Lénine (Vladimi Ilitch…) comme président du conseil des commissaires du peuple. En 1928, il est sur la sellette.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexe%C3%AF_Rykov - Je garde cette écriture, qui est plus simple : cela se prononce Katiérina.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Kastalski
- Bouillie de ccéréales.
- Avec toujours la même erreur (voir la note 1 du chapitre I), car on trouve dans le texte : la Rous’.
Chapitre troisième
… Moscou était ébranlée par le fracas des camions roulant pour des affaires, des entreprises et des réalisations. Les automobiles se ruaient dans l’espace et dans les airs, et les maisons avec elles. Les écriteaux annonçaient à grands cris les Éditions d’État des œuvres de Gorki, les films en cours et les congrès. Le bruit des tramways, des autobus et des taxis réaffirmait la ville en long, en large et en travers1.
Le train sortait de Moscou par une nuit noire comme la suie. La fièvre des hurlements et du tonnerre de Moscou s’éteignait déjà, très vite elle fut éteinte. La campagne était baignée de silence, et le silence régnait dans le wagon. Dans un compartiment de première classe à deux places étaient assis les frères Bezdiétov, Pavel Fiodorovitch et Stepane Fiodorovitch, ébénistes-restaurateurs. Ils avaient tous les deux un air étrange, ils étaient habillés comme des marchands du temps d’Ostrovski2, portant l’un comme l’autre unes bekecha3 – et leurs visages, bien que rasés, conservaient un air vieux-slave, celui qu’on trouve à Iaroslav4 ; leurs yeux à tous deux étaient intelligents, mais leur regard vide. Le train entraînait le temps à travers la noire étendue des champs. Le wagon sentait le cuir tanné et le chanvre. Pavel Fiodorovitch sortit d’une valise une bouteille de cognac et un gobelet en argent ; il y versa l’alcool, le but, le remplit à nouveau et le passa en silence à son frère. Lequel but à son tour et lui rendit le gobelet. Pavel Fiodorovitch remit la bouteille et le gobelet dans la valise.
« On prendra la verroterie ? demanda Stepane.
— Certainement », répondit Pavel.
Une demi-heure s’écoula dans le silence. Le train entraînait le temps, les gares l’arrêtant. Pavel sortit la bouteille et le gobelet, but, versa de l’alcool pour son frère, rangea le tout.
« On régalera les filles ? On prendra la porcelaine ? demanda Stepane Fiodorovitch.
— Certainement », répondit Pavel Fiodorovitch.
Une demi-heure (silencieuse) plus tard, les frères burent à nouveau un verre de cognac.
« Les prétendus Gobelins russes, on les prendra ? demanda Stepane.
— Certainement », répondit Pavel.
À minuit, le train arriva à la Volga, au bourg connu dans toute la Russie pour son artisanat de bottes. L’odeur de cuir devenait toujours plus forte. Pavel leur versa à tous deux un dernier gobelet.
« On ne prendra rien de postérieur à Alexandre ? demanda Stepane.
— Non, impossible. » répondit Pavel Fiodorovitch.
Des montagnes de bottes de Russie s’entassaient dans la gare : ce n’était pas de la philosophie, mais l’affirmation matérielle des voies russes. Cet artisanat répandait une odeur de poix. Les ténèbres avaient l’épaisseur de cette même poix. Des bottiers couraient dans la gare. Les alentours de la station se noyaient dans la boue. Pavel Fiodorovitch. loua en silence pour quarante kopecks une télègue6 pour aller au bureau de navigation fluviale. Dans l’obscurité, les cochers juraient comme des savetiers. De l’humidité montait du large lit ténébreux de la Volga. Zavoljié brillait des lumières électrique des botteries. Sur le vapeur, au buffet, se soûlait une compagnie de Juifs spéculateurs7 menée par une jeune femme en manteau de fourrure de singe, qui leur versait de la vodka ; ils partirent au troisième coup de sifflet. Le vapeur baissa ses lumières. Le vent se mit à tâter les espaces de la Volga, l’humidité pénétra dans les cabines. La grosse servante du buffet, en mettant le couvert pour les Bezdiétov, plaçait des couvertures sur les tables et parlait de son galant, qui lui avait dérobé cent vingt-deux roubles. Le vapeur emportait avec lui l’odeur du cuir de bottes. Pour lutter contre le froid, les passagers sur le ponnt chantaient des airs de brigands. Dans le gris ordurier du matin apparurent des paysages non du quatorzième siècle, mais de n’importe quelle époque préhistorique : des berges vierges de toute action humaine, des pins, des sapins, des bouleaux, des blocs erratiques, de l’argile, de l’eau ; le quatorzième siècle, selon la chronologie européenne se présentait sous la forme de radeaux, de bacs, de villages. Vers midi, le vapeur parvint au dix-septième et dix-huitième siècles dde la Bruges russe, la ville descendit vers la Volga avec ses églises, son kremlin9 et les ruines datant de l’incendie de 1920 (Cette année-là, une bonne moitié de ville, au centre, avait brûlé. Le feu avait pris au Comité exécutif local10 – il aurait fallu l’éteindre tout de suite, mais on s’était mis à choper les bourgeois et à les flanquer en prison comme otages, cela pendant trois jours, et la ville brûlait tout ce temps-là, on arrêta de courir après les bourgeois lorsque l’incendie s’éteignit de lui-même, sans l’intervention des lances à incendie et de la population.) À l’heure où les antiquaires descendirent du vapeur, des bandes stupides de choucas volaient au-dessus de la ville, qui geignait du gémissement énorme des cloches arrachées à leurs clochers. Une petite pluie se préparait à tomber.
Pavel Fiodorovitch loua, toujours en silence, un tarantass11 pour aller au pont Skoudrine, chez Iakov Karpovitch Skoudrine. Le cocher, faisant plein de boucan parmi les plantes médicinales des vieux pavés, raconta la nouveauté concernant les cloches de la ville, et il expliqua que de nombreux citadins avaient eu les nerfs détraqués à force d’attendre la chute bruyante des cloches, de même qu’il arrive à des tireurs inexpérimentés de cligner des yeux dans l’attente du coup de feu. Les Bezdiétov trouvèrent Iakov Karpovitch dans sa cour, le vieux coupait des branches pour le poêle. Maria Klimovna sortait le fumier de l’étable. Iakov Karpovitch ne reconnut pas tout de suite les Bezdiétov, avant de se réjouir en les ayant reconnus : il sourit, se racla la gorge, renifla et déclara :
« Ah, les acheteurs !… Eh bien, j’ai une théorie du prolétariat pour vous ! »
Maria Klimovna salua les visiteurs en s’inclinant profondément et, les mains ramenées sous son tablier, chantonna pour les accueillir :
« Soyez les bienvenus, chers hôtes, hôtes longuement attendus ! »
Katerina, la jupe retroussée jusqu’à la cuisse, toute souillée de terre, alla en vitesse se changer. Au-dessus des toits, bousculant les bandes de corbeaux, une cloche mugissait en tombant ; Maria Klimovna fit un signe de croix, la cloche résonna plus fortement qu’un coup de canon, les vitres tintèrent aux fenêtres donnant sur la cour : il y avait bien de quoi détraquer les nerfs.
Tous entrèrent dans la maison. Maria Klimovna alla maniipuler l’oukhvat12, et le samovar chanta biientôt à ses pieds. Katerina revint en demoiselle vers les hôtes et leur fit la révérence. Le vieux avait enlevé ses bottes de feutre et circulait pieds nus, tournant autour de ses hôtes en roucoulant comme un pigeon. les antiquaires se lavèrent un peu après leur voyage et se mirent à table côte à côte, silencieux. Leurs yeux étaient aussi éteints que ceux des morts. Maria Klimovna s’enquérait de leur santé et disposait sur la table des mets du dix-septième siècle. Les visiteurs posèrent sur la table une bouteille de cognac. Pendant le repas, Iakov Karpovitch fut le seul à parler, il gloussait et en faisait des « hum » réticents, indiquait om il fallait aller chercher les antiquités; où il en avait aperçu pour les Bezdiétov.
Pavel Fiodorovitch demanda plusieurs fois :
« Alors vous vous en tenez là ? Vous ne vendez pas ? »
Le vieux se trémoussa, gloussa et répondit d’un ton pleurard :
« Mais oui, faut croire. Je ne peux pas, non, je ne peux pas. Je garde ce qui est à moi, ça peut me servir, qui vivra verra, hé hé… Je vais plutôt vous donner ma théorie… Je vous enterrerai, vous aussi ! »
Après le repas, les hôtes allèrent se coucher, en fermant à demi les portes grinçantes, en s’étendant sur les divans et en buvant silencieusement du cognac dans de l’argenterie ancienne. Au soir, ils étaient ivres. Katerina chanta toute la journée des airs religieux. Iakov Karpovitch déambulait près de la porte de ses invités, attendant que ceux-ci sortent de la pièce ou se mettent à parler pour aller causer avec eux. Les corbeaux emportèrent le jour, ils s’agitèrent grandement pendant le coucher de soleil, dérobant le jour. Le crépuscule fit du bruit dans les tonneaux de réserve d’eau. Lorsque les hôtes sortirent prendre le thé, leurs yeux étaient absolument sans vie, figés et abrutis. Ils s'assirent à table côte à côte, en silence. Iakov Karpovitch se casa derrière eux, pour être plus près de leurs oreilles. Ayant déboutonné leurs redingotes, les hôtes buvaient leur thé à même leurs soucoupes, en y ajoutant du cognac. Une torchère de l’époque de Catherine II fumait près de la table. Cette table pour manger était ronde, et en acajou.
Iakov Karpovitch parlait tout en sirotant son thé, il s’empressait de donner son opinion :
« J’ai préparé pour vous mon idée, hum, la voilà… La théorie de Marx sur le prolétariat doit être abandonnée sans tarder, parce que le prolétariat luii-même doit disparaître, la voilà mon idée !… De sorte que la révolution tout entière ne rime à rien, c’est une erreur, hum, de l’histoire. En vertu de cette idée, oui, d’ici deux ou trois générations, le prolétariat disparaîtra, en premier lieu aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne. Marx a rédigé sa théorie à une époque où le travail des muscles était en plein essor. À présent, le travail des machines se substitue à celui des muscles. Voilà quelle est mon idée. Bientôt, auprès des machines se tiendront seulement des ingénieurs, et le prolétariat disparaîtra, les prolétaires se changeront en ingénieurs. Voilà, hum, quelle est mon idée. Et un ingénieur n’est pas un prolétaire, car plus un homme est cultivé, moins ses exigences sont exagérées, et plus il est prêt à vivre matériellement sur un pied d’égalité avec tout le monde, à niveler les biens matériels, pour libérer la pensée ; oui, tenez, chez les Anglais, riches et pauvres dorment uniformément en vestes, et habitent dans les mêmes maisons à deux étages, alors que chez nous, comparez un peu un marchand avec un moujik : le marchand s’attife comme un pope et vit dans un palais. Tandis que moi, je peux sans dommages aller pieds nus. Vous me direz, hum, et l’exploitation ? Sera-t-elle toujours là, et sous quelle forme ? Le moujik que l’on peut exploiter parce que c’est une brute, on ne le laissera pas approcher d’une machine, car il la casserait et qu’elle vaut des millions. la machine coûte trop cher pour lésiner et gratter cinq kopecks sur le salaire de la personne veillant sur elle, il faut placer auprès de la machine un homme la connaissant – un seul à la place de plusieurs centaines auparavant. Cet homme-là, on le soignera. Le prolétariat disparaîtra !…
Les hôtes buvaient leur thé et écoutaient ce discours sans ciller. Iakov Karpovitch grognait, graillonnait et se dépêchait, mais il n’eut pas le temps d’exposer en totalité ses iidées : survint Ivan Karpovitch, son frère, le propre à rien qui avait délaissé son nom de Skoudrine pour celui d’Ojogov13. Très proprement vêtu de haillons audacieux, les cheveux soigneusement coupés court, les pieds nus dans des galoches en caoutchouc, il salua tout le monde respectueusement et s’assit à l’écart en silence. Personne ne répondit à son salut. Il avait le visage d’un fou. Iakov Karpovitch se trémoussa, inquiet.
Maria Klimovna demanda d’un air désolé :
« Mais pourquoi es-tu venu, mon frère ? »
Le propre à rien répondit :
« Pour voir les visages de la contre-révolution, ma sœur.
— Quelle contre-révolution y aurait-il ici, mon frère ?
— Pour ce qui est de vous, vos mœurs sont celles de la contre-révolution, déclara doucement, l’air égaré, le propre à rien Ojogov. Mais vous avez versé des pleurs à mon sujet, cela signifie qu’il y a en vous des germes de communisme. Mon frère Iakov, quant à lui, n’a jamais pleuré, et je me mords les doigts de ne pas l’avoir collé au mur et fusillé quand je le pouvais. »
Maria Klimovna poussa un soupir, hocha la tête et dit :
« Comment va ton fiston ?
— Mon fiston, répondit fièrement le propre à rien, il termine son école supérieure et ne m’oublie pas. Il vient dans mon État quand il est en vacances, se chauffe à mon poêle, je compose pour lui des vers révolutionnaires.
— Et ton épouse ?
— Nous ne nous voyons pas. Elle dirige la section féminine du Parti. Savez-vous combien il y a de dirigeants chez nous, pour deux ouvriers de production ?
— Non.
— Sept. Le gamin qui a sept nounous est mal gardé. Quant à vos invités, c’est la contre-révolution historique. »
Les hôtes buvaient leur thé avec des yeux d’étain. Le visage de Iakov Karpovitch se remplissait d’une colère violacée, il se mit à ressembler à une betterave. Il marcha sur son frère, eut un gloussement de politesse, retroussa ses manches, se frotta vigoureusement les mains, comme pour les réchauffer dans le grand froid.
« Dites, mon frère, dit très poliment et d’une voix rauque Iakov Karpovitch, fichez-moi le camp et allez au diable !. Je vous le demande sincèrement !…
— Je m’excuse, frère Iakov, ce n’est pas vous que je suis venu voir, je suis venu contempler la contre-révolution historique et causer un peu avec elle, répondit Ivan.
— Et moi, je vous demande de déguerpir et d’aller au diable !
— Je n’en ferai rien ! »
Pavel Fiodorovitch Bezdiétov regarda lentement son frère, de son œil gauche d’étain, et déclara :
« Nous ne pouvons pas discuter avec des simples d’esprit ; si tu ne pars pas, je dis à Stepane de te prendre par la peau du cou et de te flanquer dehors. »
Stepane fit du coin de l’œil la même mimique que son frère et se remit d’aplomb sur sa chaise. Maria Klimovna appuya ses joues sur ses mains et poussa un soupir. Le propre à rien restait silencieux. À contrecœur, stepane Fiodorovitch se leva et s’approcha de lui. Le propre à rien se leva peureusement et recula vers la porte. Maria Klimovna poussa unn nouveau soupir. Iakov Karpovitch gloussait. Stepane s’arrêta au milieu de la pièce ; le propre à rien s’arrêta près de la porte, faisant des grimaces. Stepane fit un aps vers lui - et le propre à rien passa la porte. Derrière la porte, il quémanda :
« Dans ce cas, donnez-moi un rouble et vingt-cinq kopecks pour de la vodka. »
Stepan jeta un coup d’œil à Pavel. Celui-ci dit :
« File-lui de quoi acheter une demi-bouteille. »
Le propre à rien s’en alla. Maria Klimovna sortit l’accompagner jusqu’au portillon, et lui donna un morceau de pâté en croûte.
Au-delà du portillon, il faisait nuit noire, une nuit immobile. Ojogov, le propre à rien, suivait des passages menant à la Volga, passant à côté de monastères et de terrains vagues, des sentiers qu’il était seul à connaître. Les ténèbres étaient profondes. Ivan se parlait à lui-même, marmonnant des choses indistinctes. Il descendit vers la briquèterie du combinat industriel, se faufila par une fente de la palissade et passa par les trous des carrières. Un four à calcination brillait entre les trous. Ivan se glissa sous la terre, dans la fosse du four : il y faisait très chaud, on y étouffait, une lueur rouge passait par les fentes des barrières. Là se vautraient par terre des loqueteux hirsutes et ébouriffés, les communistes d’Ivan Ojogov, des gens ayant un accord tacite avec le combinat industriel : ils entretenaient gratuitement le four de la briquèterie, ce four qui faisait cuire les briques, et ils habitaient gratuitement autour du four, ces gens qui en étaient restés au temps du communisme de guerre14 et qui avaient élu pour président Ivan Ojogov. Sur de la paille, près de la planche servant de table, étaient couchés trois gueux en train de se reposer. Ojogov s’accroupit à côté d’eux, trembla comme on peut trembler en commençant à se réchauffer, puis il posa sur la table l’argent et le morceau de pâté en croute.
« Ils n’ont pas pleuré ? demanda l’un des va-nu-pieds.
— Pas pleuré, non. » répondit Ojogov.
Il se turent.
— C’est ton tour d’y aller, camarade Ogniev15, dit Ojogov.
Deux autres miséreux en loques, à la barbe et à la moustache en broussailles, se glissèrent dans la glaise du souterrain, vinrent s’allonger et mirent sur la table de l’argent et du pain. Ogniev, homme d’une quarantaine d’années, déjà un vieillard, se traîna jusqu’à la table, compta l’argent, puis rampa vers le haut et émergea du souterrain. Les autres restèrent assis ou couchés, silencieux, l’un des derniers arrivants se contentant de dire que le lendemain matin, il faudrait charger du bois sur une péniche; Ogniev revint bientôt avec des bouteilles de vodka. Les propres à rien s’approchèrent alors de la table, sortirent des chopes et s’assirent en faisant cercle. Le camarade Ogniev versa à tout le monde la vodka, tous trinquèrent et burent en silence.
« À présent, je vais parler, dit Ojogov. Il y avait deux frères, les frères Wright16, qui avaient décidé de voler dans les airs, et ils périrent, ils s’écrasèrent au sol en tombant du ciel ; mais les hommes reprirent en main leur projet, s’accrochèrent au ciel - et les hommes volent, camarades, ils volent au-dessus de la terre comme les oiseaux, comme les aigles ! Le camarade Lénine a péri , comme les frères Wright – j’ai été le premier président du Comité exécutif de notre ville. En 1921, tout était fini. De véritables communistes, dans toute la ville, il n’y a plus que nous, et, voyez, il ne nous est resté que ce souterrain. J’ai été ici le premier communiste, et je le resterai tant que je serai en vie. Nos idées ne périront pas. Et quelles idées ! À présent, camarades, personne ne s’en souvient, à part nous. Nous sommes comme les frères Wright !… »
Le camarade Ogniev versa une deuxième tournée de vodka; Et il interrompit Ojegov :
« Je parlerai maintenant, président ! Pour dire ce que c’était ! Comme nous nous sommes battus ! Je commandais un détachement de partisans. Nous sommes en train de traverser une forêt durant une journée, une nuit, et la jour suivant, et la nuit suivante. Et à l’aube, voilà que nous entendons une mitrailleuse… »
Pojarov17 coupa Ogniev en lui demandant :
« Et comment t’y prends-tu pour sabrer ? Au moment de sabrer, comment tiens-tu le pouce ? Plié, ou droit ? Montre un peu !
— Sur la lame. Droit, répondit Ogniev.
— Toujours sur la lame. Montre un peu. Tiens, sur ce couteau, fais voir ! »
Ogniev prit le tranchet de cordonnier avec lequel les propres à rien coupaient le pain, et montra comment il posait le pouce sur la lame.
« Tu ne sabres pas correctement ! cria Pojarov. Pour sabre, je ne tiens pas le sabre comme ça, je coupe comme avec un rasoir. Donne, je vais te montrer ! Tu ne sabres pas correctement !
— Camarades ! fit doucement Ojogov, le visage déformé par une souffrance folle, nous devons discuter d’idées, aujourd’hui, d’idées élevées, pas de la façon de sabrer ! »
Un quatrième l’interrompit, criant :
« Camarade Ogniev ! Tu étais dans la troisième division, moi dans la deuxième : tu te souviens comment vous avez loupé le passage à gué, près du village de Chinka ?
— Nous l’avons loupé ? Non, c’est vous qui l’avez loupé, pas nous !…
— Camarades ! reprit doucement Ojogov, l’air toujours fou – nous devons parler d’idées !… »
Vers minuit, dans le souterrain, ils dormaient près du four, cs loqueteux qui s’étaient fait accorder le droit de vivre dans ce souterrain, autour du four de la briquèterie. Ils dormaient entassés les uns sur les autres, la tête de l’un sur les genoux d’un autre, se couvrant de leurs haillons. Leur président, Ivan Ojogov, fut le dernier à s’endormir, il resta un long moment couché près de la bouche du four, avec une feuille de papier. Il était étendu sur le ventre, le papier étalé par terre devant lui. Il humectait la pointe d’un crayon, il voulait écrire des verrs. « Nous avons soulevé le monde », écrivit-il, et il le barra. « Nus avons incendié le monde », écrivit-il, et il le barra. « Vous qui réchauffez les mains des voleurs », écrivit-il, et il le barra. « Vous êtes soit des valets, soit des idiots », écrivit-il, et il le barra. Les mots ne lui venaient pas. Il s’endormit, la tête posée sur la feuille couverte d’écriture. Là dormaient des communistes mobilisés pour le communisme de guerre, et démobilisés en 1921, des gens aux idées figées, des fous et des ivrognes, des gens qui, dans leur souterrain, quand ils suaient à charger une péniche ou à scier du bois, pratiquaient la fraternité la plus rigoureuse, le communisme le plus rigoureux, sans rien posséder en propre, ni argent, ni affaires, ni femmes – du reste, leurs femmes les avaient quittés, les laissant à leurs rêves, à leur folie et à leur alcoolisme. Dans le souterrain, l’atmosphère était étouffante, brûlante et très misérable.
C’était aussi minuit sur la ville immobile et noire comme l’histoire de ces lieux.
À minuit, dans l’escalier menant à la mezzanine, le cadet des restaurateurs, Stepane Fiodorovitch, arrêta Katerina, toucha légèrement ses épaules, fortes comme celles d’un cheval, les tâta d’une main d’ivrogne et dit à voix basse :
« Dis, là-bas, aux… frangines… On refera une soirée. Trouvez un endroit quoi… »
Katerina se tenait d’un air docile, et elle chuchota docilement :
« Bon, je leur dirai. »
En bas, au même moment, Iakov Karpovitch exposait à Pavel Fiodorovitch sa théorie de la civilisation. Au salon, sur une table ronde, se dressait une frégate de verre et de bronze, adaptée pour verser de l’alcool, afin que cet alcool, sortant par un petit robinet de la frégate pour couler dans de petits verres et passer ensuite dans des gorges humaines, fasse voyager sur cette frégate en imagination. Cette frégate était un objet du dix-huitième siècle, et elle était pleine de cognac. Pavel Fiodorovitch était assis, silencieux, Iakov Karpovitch s’agitait autour de lui, se dandinant comme un pigeon, tout en soutenant sa hernie par la fente de son pantalon.
« Oui monsieur, hum, disait-il, selon vous, qu’est-ce qui fait avancer le monde, la civilisation, la science et les bateaux à vapeur ? Eh bien, c’est quoi ?
— Eh bien, c’est quoi ? reprit Pavel Fiodorovitch.
— C’est quoi, d’après vous ? Le travail ? La connaissance ? La faim ? L’amour ? Non ! C’est la mémoire qui fait progresser la civilisation. Figurez-vous ce tableau : demain matin, les gens ont perdu la mémoire – les instincts sont toujours là, bien sûr, mais pas la mémoire. Je viens de me réveiller sur mon lit, mais je tombe de ce lit, parce que c’esst ma mémoire qui connaît l’espace, comme je n’ai plus de mémoire, je n’en sais plus rien. Mon pantalon est sur la chaise, j’ai froid, mais je ne sais pas quoi faire de ce pantalon. Je ne sais pas comment me déplacer , sur les mains ou à quatre pattes. Je ne me souviens pas des choses de la veille, donc je ne crains pas la mort, puisque j’ignore ce que c’est. L’ingénieur a tout oublié de ses hautes mathématiques, les tramways et les locomotives restent sur place. Les popes ne trouveront pas le chemin de l’église, mais, pareillement, ils ne se souviennent plus du tout de Jésus-Christ. Eh oui, hum !… Me sont restés les instincts, même si c’est aussi une forme de mémoire, mais admettons, et je ne sais plus si je dois manger la chaise ou le pain resté dessus cette nuit ; apercevant une femme, je prendrai ma fille pour ma femme. »
La frégate à alcool sur la table, poussée par les vents du nord-est, éclaircissait les idées de Iakov Karpovitch ; en même temps que la frégate, un Voltaire russe provenant du dix-huitième siècle avait pris racine dans l’acajou du salon. Derrière les fenêtres du dix-huitième siècle, s’étendait la nuit soviétique du district.
Une heure plus tard, la maison des Skoudrine dormait. Alors, dans le silence aigre de la chambre à coucher, les pantoufles de Iakov Karpovitch se mirent à traîner en direction du lit de Maria Klimovna. Vieille femme antique, celle-ci dormait. Une bougie tremblait dans la main de Iakov Karpovitch, qui gloussait. Il toucha l’épaule parcheminée de Maria Klimovna, ces yeux larmoyaient de délectation. Il chuchota :
« Mariouchka, Mariouchka, c’est la vie, c’est la vie, Mariouchka. »
Le dix-huitième siècle disparut dans l’obscurité voltairienne.
Au matin, au-dessus de la ville, les cloches se mouraient, elles hurlaient en se fracassant par terre. Les frères Bezdiétov s’étaient réveillés tôt, mais Maria Klimovna s’était levée encore plus tôt, et des tourtes aux champignons et à l’oignon accompagnaient le thé brûlant. Iakov Karpovitch dormait. Katerina était ensommeillée Ils burent le thé en silence. Le jour s’annonçait gris, lent à se lever. Après le thé, les frères Bezdiétov partirent travailler. Pavel Fiodorovitch avaient noté sur un bout de papier la liste des maisons et des familles à aller visiter. Les rues s’étendaient dans le silence des chaussées locales, des enceintes de pierre et des mauvaises herbes en contrebas, des sureaux sur les ruines de l’incendie, des églises, des clochers, et les rues devenaient sourdes et muettes quand les cloches se mettaient à hurler, et elles criaient en silence lorsque les cloches tombaient en mugissant.
Les Bezdiétov entraient en silence dans une maison, côte à côte, et regardaient autour d’eux de leurs yeux aveugles.
118. Dans la rue Rostov-l’Ancienne se trouvait une maison penchée sur le côté. À l’intérieur se mourait la veuve Mychkine19, vieille femme de soixante-dix ans. La maison ne s’alignait pas avec la rue parce qu’elle avait construite avant l’apparition de celle-ci ; et cette maison n’était pas faite de poutres sciées, mais de madriers équarris à la hache, car sa construction remontait au temps où les charpentiers russes n’utilisaient pas encore de scie, se contentant d’employer la hache, c’est-à-dire qu’elle était antérieure à l’époque de Pierre le Grand. En ce temps-là, c’était une maison seigneuriale. À l’intérieur, s’étaient conservés de cette époque un poêle en carreaux de faïence, avec au sommet une couchette également en carreaux de faïence, décorés de moutons et de boyards20, et couverts d’ocre et de glaçure.
Les Bezdiétov entrèrent par le portillon sans frapper. La vieille Mychkine était assise sur un banc de terre21, devant une auge à cochons dans laquelle un porc mangeait de l’ortie échaudée. Les Bezdiétov s’inclinèrent devant la vieille et s’assirent en silence près d’elle. La vieille femme répondit à leur salut avec désarroi, plaisir et peur tout à la fois. Elle portait des bottes de feutres déchirées, une jupe d’indienne et un châle persan bariolé.
« Eh bien, vous vendez ? » demanda Pavel Bezdiétov.
La vieille cacha ses mains sous son châle, baissa les yeux vers le sol et le porc ; Pavel et Stepane échangèrent un regard et Stepane fit un clin d’œil : elle vendra. D’une main osseuse aux ongles lilas, la vieille essuya les coins de sa bouche, sa main tremblait.
« Je ne sais plus que faire, dit la vieille qui regarda les deux frères d’un air coupable : voyez-vous, nos grands-pères y ont vécu et nous l’ont léguée, nos aieux, mêmes, et cela remonte à encore plus loin… Mais depuis que mon locataire est mort – que Dieu ait son âme22 ! –, c’est au-dessus de mes forces : c’est qu’il me donnait trois roubles par mois pour sa chambrre, il achetait le pétrole, ça me suffisait amplement… Tenez, mon père et ma mère sont morts sur cette couchette… Que faire… Dieu ait son âme, mon locataire était sans histoires, il me payait trois roubles et il est mort dans mes bras… Ah, j‘ai réfléchi, réfléchi, que de nuits je n’ai pas dormi, vous avez troublé mon repos. »
Pavel Fiodorovitch déclara :
« Il y a cent vingt carreaux de faïence en tout sur le poêle et la couchette. Nous étions tombés d’accord sur vingt-cinq kopecks le carreau. Cela vous fait tout de suite trente roubles. ÇÇa vous suffira pour le reste de votre vie. Nous enverrons un fumiste, il les retirera et posera des briques à la place, et les blanchira. Le tout à nos frais.
— Je ne parle pas du prix, dit la vieille femme : vous me donnez beaucoup. Chez nous, personne ne me donnerait un tel prix… Et puis, à qui servent-ils, en dehors de moi ? Ah, si mes parents… Je suis toute seule… »
La vieille devint songeuse. Elle resta pensive un long moment – ou peut-être ne pensait-elle à rien ? –, elle avait les yeux absents, perdus dans leur orbite. Le porc avait mangé ses orties et enfonçait son groin dans la botte de feutre de la vieille. Les frères Bezdiétov observaient le vieille femme d’un air dur et affairé. LLa vieille essuya de nouveau lles commissures de ses lèvres de sa main tremblante. Elle eut alors un sourire coupable, regarda d’un air coupable sur les côtés, sur les palissades penchées de la cour et du potager, et baissa les yeux d’un air coupable devant les Bezdiétov.
« Eh bien, soit ! Que Dieu vous bénisse ! » dit la vieille en tendant la main à Pavel Fiodorovitch, avec gêne et gaucherie, mais comme l’exige la vraie tradition marchande : elle topait et cédait ses carreaux.
2. Sur la place de la cathédrale, au sous-sol de la maison qui était autrefois la leur, habitait la famille des propriétaires Toutchkov. Leur ancienne demeure était devenue une laiterie industrielle. Dans ce sous-sol vivaient deux adultes et six enfants : les adultes étaient deux femmes, la vieille Toutchkov et sa bru, dont le mari, ex-officier, s’était tiré une balle en 1925, alors qu’il se consumait de tuberculose. Le colonel autrefois mari de la vieille avait été tué en 1915 dans les Carpates23. Quatre enfants appartenaient à Olga Pavlovna, ainsi s’appelait la bru, les deux autres étaient les enfants du plus jeune des Toutchkov, fusillé comme contre-révolutionnaire. Olga Pavlovna entretenait la famille, elle jouait le soir du piano pour le cinématographe. Et, à trente ans, elle avait l’air d’une vieille.
Comme dans toutes les maisons misérables, le sous-sol n’était pas fermé à l’arrivée des frères Bezdiétov. Olga Pavlovna les reçut. Acquiesçant de la tête, elle les pria d’entrer, courant devant eux à la pièce appelée salle à manger, pour recouvrir le lit pour que les étrangers ne voient pas qu’il n’y avait pas de literie sous la couverture. Olga Pavlovna jeta un coup d’œil au miroir trptyque sur la coiffeuse en acajou de style Empire-Alexandre Ier. Les deux frères étaient actifs et s’affairaient. Stepane retournait les chaises, repoussait le divan, retournait le matelas du lit, ouvrait les tiroirs de la commode : il examinait l’acajou. Pavel triait les miniatures, la verroterie et la porcelaine. La jeune vieillarde Olga Pavlovna avait conservé la légèreté de mouvement des jeunes filles, et le sens de la pudeur. Les restaurateurs mettaient silencieusement le chaos dans les pièces, en faisant sortir des recoins la saleté et la misère. Pleins de curiosité devant ce qui sortait de l’ordinaire, les six enfants s’accrochaient à la jupe de leur mère ; les deux plus grands étaient prêts à participer au pogrome. La mère avaient honte des enfants, les plus petits pleurnichaient dans sa jupe, limitant sa honte. Stepane mit de côté trois chaises et un fauteuil, et déclara :
« Il n’y a pas d’assortiment, d’ensemble.
— Que dites-vous ? » lui demanda Olga Pavlovna, qui cria avec impuissance aux enfants :
« Les enfants, s’il vous plaît, sortez ! Vous n’avez rien à faire ici, je vous prie… »
« il n’y a pas d’assortiment, pas d’ensemble, dit Stepane Fiodorovitch : trois chaises et un seul fauteuil. les affaires sont belles, c’est indiscutable, mais elles demandent de grosses réparations. Voyez-vous même, c’est humide, ici. Et il faut reconstituer un ensemble. »
Les enfants s’étaient tus en entendant parler le restaurateur.
« Oui, dit en rougissant Olga Pavlovna, tout cela a existé, mais il est peu probable qu’on puisse le reconstituer. Une partie est restée au domaine lorsque nous sommes partis, une autre partie s’est retrouvée dispersée chez les paysans, les enfants en ont cassé, et puis… l’humidité, j’en ai mis à l’écart, dans la remise…
— Je suppose qu’on vous avait donné vingt-quatre heures pour partir ? demanda Stepane Fiodorovitch.
— Oui, nous sommes partis de nuit, sans attendre l’ordre. Nous l’avions prévu… »
Pavel Fiodorovitch prit part à la conversation, il demanda à Olga Pavlovna :
« Vous comprenez le français et l’anglais ?
— Oh oui, répondit Olga Pavlovna, je parle…
— Ces miniatures sont bien de Boucher et de Gosway24 ?
— Oh oui ! ces miniatures… »
Pavel Fiodorovitch dit, avec un coup d’œil à son frère :
« On peut en donner vingt-cinq roubles pièce. »
Stepane Fiodorovitch lui coupa la parole avec rudesse :
« Si l’on a le mobilier dans son ensemble, même la moitié seulement, je vous l’achète en totalité. Si, comme vous dites, il s’en trouve chez les paysans, on peut y aller.
— Oh oui ! répondit Olga Pavlovna. Si la moitié de l’ensemble… D’ici à notre village, il n’y a que trente verstes, c’est presque une promenade… On peut rassembler la moitié de l’ensemble. Je vais aller aujourd’hui faire un tour au village, je vous donnerai la réponse demain. Mais si certaines affaires sont esquintées…
— Cela n’a pas d’importance, on baissera le prix. Et, plutôt que de nous donner une réponse, faites tout ramener directement, pour que demain on puisse tout recevoir et emballer chez vous.Quinze roubles pour les divans, sept roubles cinquante pour le fauteuil, cinq roubles pièce la chaise. L’emballage est à notre compte.
— Oh oui, je vais faire un tour aujourd’hui à notre village, ça ne fait que trente verstes, presque une promenade… J’y vais tout de suite. »
L’aîné des garçons dit :
« Maman25, vous m’achèterez des souliers, après ? »
Derrière les fenêtres, le jour était gris, au-delà de la ville s’étiraient les petits chemins de la Russie.
3. Le barine Viatcheslav Pavlovitch Karazine26 était allongé sur un divan dans la salle à manger, couvert d’une veste en petit-gris élimée au-delà du possible; Sa salle à manger avait l’air d’un cabinet de curiosités installé dans chez un postillon, tout comme le bureau-chambre à coucher qui était le sien et celui de son épouse, Les frères Bezdiétov se tinrent sur le seuil, saluant. Le barine Karazine les dévisagea un bon moment et aboya :
« Dehors, les escrocs ! Fichez-moi le camp ! »
Les deux frères ne bougèrent pas.
Le sang monta au visage du barine Karazine, qui hurla de nouveau :
« Déguerpissez, vauriens ! »
Ce cri fit sortir sa femme. Les frères Bezdiétov s’inclinèrent pour la saluer et repassèrent le seuil dans l’autre sens.
« Nadine, je ne peux pas voir ces gredins-là, dit à sa femme le barine Karazine.
— Très bien , Viatcheslav, allez dans le bureau, je négocierai avec eux. Ah, vous savez pourtant tout, Viatcheslav ! répondit Madame Karazine.
— Ils ont interrompu ma sieste. Très bien, je vais dans le bureau. Je vous prie seulement de ne pas vous montrer familière avec ces esclaves. »
Le barine Karazine sortit de la pièce en traînant sa veste derrière lui ; les frères Bezdiétov entrèrent à sa suite, et saluèrent respectueusement une fois encore.
« Montrez-nous vos Gobelins russes, et dites-nous aussi le prix du petit bureau, dit Pavel Fiodorovitch.
— Asseyez-vous, messieurs », dit madame Karazine.
La porte du bureau s’ouvrit toute grande et la tête du barine en émergea. Le barine Karazine s’exclama, en regardant de côté, vers les fenêtres, pour ne pas apercevoir les frères Bezdiétov :
« Nadine, ne les laissez pas s’asseoir ! Je doute qu’ils puissent comprendre la beauté de l’art ! Ne les laissez pas faire leur choix ! Vendez-leur ce que nous estimons indispensable de leur vendre; Vendez-leur la porcelaine, la pendule en porcelaine et le bronze !…
— Nous pouvons aussi nous en aller, dit Pavel27 Fiodorovitch.
— Ah, messieurs, attendez, laissez Viatcheslav Pavlovitch se calmer, il est complètement souffrant, dit madame Karazine, qui s’assit à la table, perdue. Il est indispensable que nous vendions quelques affaires. Ah, messieurs !… Viatcheslav Pavlovitch, je vous en prie, refermez la porte, ne nous écoutez pas, allez faire un tour…
4… 5… 7…
Vers le soir, lorsque les choucas eurent déchiré le jour et que les cloches eurent cessé de hurler, les frères Bezdiétov revinrent et dînèrent. Après le repas, Iakov Karpovitch Skoudrine s’habilla pour faire une tournée. Il avait dans ses poches l’argent des Bezdiétov et la liste des adresses. Le vieux revêtit un chapeau de feutre à larges bords et une demi-pelisse de mouton, il avait des savates aux pieds. Il alla voir un charpentier, un charretier, chercha des cordes et des toiles, donna des instructions pour emballer les objets achetés et les amener au débarcadère pour les faire expédier à Moscou. Tout à son affaire, le vieux dit en s’en allant :
« il faudrait s’adresser aux propres à rien pour l’emballage et le transport, ils ont bons être des innocents, ce sont eux les plus honnêtes. Mais c’est impossible. Mon bon frère Ivan ne le leur permettra pas, c’est leur chef révolutionnaire, il ne les laissera pas travailler pour la contre-révolution, hi-hi !… »
Les frères Bezdiétov s’installèrent au salon pour se reposer. Ce fut la nuit sur la terre. Toute la soirée, des gens vinrent furtivement frapper à la fenêtre de Maria Klimovna : Katerina sortait à leur rencontrer, et ces gens disaient avec une obséquiosité de miséreux : « Il paraît que vous avez des hôtes qui achètent toutes sortes de choses anciennes », et ils proposaient de vieilles pièces de monnaie, des roubles et des kopecks, des lampes déglinguées, de vieux samovars, de vieux livres et de vieux bougeoirs. Ces gens n’entendaient rien à l’art des choses antiques, ils étaient misérables dans tous les domaines. Katerina ne les laissait pas aller voir les hôtes, entrer avec leurs lampes de cuivre en proposant de laisser là leurs affaires jusqu’au lendemain, disant qu’à leur réveil, les hôtes pourraient les examiner. La soirée était très sombre. Au cépuscule, le vent s’était levé, ramenant les nuages, il se mit à bruiner comme toujours en automne ; dans la forêt, par les chemins boueux (ces mêmes sentiers dans lesquels, ces jours-ci, s’était embourbé Akim Skoudrine28) marchait Olga Pavlovna, la femme au visage de vieille et aux légers mouvements de jeune fille. le vent faisait bruire la forêt de façon effrayante. Avec sa peur de jeune fille de la forêt, cette femme se rendait dans son village pour acheter aux paysans des fauteuils qui leur étaient inutiles.
À huit heures du soir, Katerina obtint de sa mère la permission d’aller d’abord à une répétition de son chœur, puis de rendre visite à une amie : elle s’attifa et partit. Une demi-heure plus tard, sous la pluie, sortirent Stepane et Pavel Fiodorovitch. Katerina les attendait derrière le pont. Stepane Fiodorovitch prit le bras de Katerina. Par cette nuit noire, ils suivirent un sentier longeant un ravin, jusqu’aux limites de la ville. C’est là qu’habitaient les vieilles tantes Skoudrine29. katerina et les Bezdiétov traversèrent la cour pour aller dans le jardin, comme des voleurs. Une petite bâtisse de bains se tenait au fin fond du jardin.
Katerina frappa, la porte s’entrouvrit. À l’intérieur des bains, il y avait de la lumière, et trois jeunes filles attendaient les hôtes des Skoudrine. Les jeunes filles avaient étroitement fermé les rideaux aux fenêtres et mis une table contre les marches du banc d’étuve. Les jeunes filles portaient des habits de fête et accueillirent avec solennité les arrivants.
Les frères Bezdiétov sortirent de leurs poche des bouteilles de cognac et de porto apportées de Moscou.
Les filles disposèrent sur la table, sur du papier, du saucisson cuit, des sprats; des bonbons, des tomates et des pommes. L’aînée de la bande sortit de derrière le poêle une bouteille de vodka. Tout le monde parlait bas. Les frères Bezdiétov s’assirent côte à côte sur une marche du banc d’étuve, où brûlait une lampe de fer.
Au bout d’une heure, les jeunes filles étaient ivres, mais n’en continuaient pas moins à chuchoter. Les gens ivres, en particulier les femmes complètement ivres, gardent longtemps la même expression figée, due à l’alcool. Assise à la table, Klavdia appuyait comme un homme sa tête sur sa main, un rictus lui découvrait les dents, mais le mépris pétrifiait ses lèvres ; sa tête échappait parfois à sa main, elle s’arrachait alors les cheveux – coupés très court – sans ressentir de douleur, elle fumait une cigarette après l’autre et buvait du cognac, elle était toute rougeet d’une beauté un peu hideuse. Elle disait dédaigneusement :
« Je suis soûle ? Oui, je suis soûle. Et alors ? Demain je retournerai à l’école faire la classe, et qu’est-ce que je sais ? Que puis-je enseigner ? Et à six heures, je me rendrai à la réunion des parents d’élèves que j’ai convoquée. Voilà mon bloc-notes, tout y est inscrit… Je suis soûle, eh, advienne que pourra ! Bon, je suis soûle. Vous, qui êtes-vous ? Vous êtes de ma famille ? Vous achetez de l’acajou ? Des antiquités ? Vous voulez aussi nous acheter avec du vin ? Non, j’aurai bientôt un enfant, je le sais… et je ne sais pas qui est le père… Et peu importe !
Un rictus découvrait les dents de Klavdia, et ses yeux étaient fixes. Pavel harcelait Zina, la plus jeune des filles, une rieuse aux jambes courtes et aux cheveux filasse : elle était assise à l’écart, sur un billot, les jambes écartées et les mains sur les hanches. Pavel Fiodorovitch disait :
« Toi, Zina, tu n’oseras jamais enlever ton corsage et retirer ton soutien-gorge ! »
Zina pinçait les lèvres pour ne pas éclater de rire ; elle riait quand même et disait :
« Un peu que les montrerai !
— Non, tu ne les montreras pas ! Tu n’oseras pas ! »
Klavdia dit avec mépris :
« Elle les montrera. Montre-leur tes seins, Zina. Qu’ils les regardent. Vous voulez que je vous montre les miens ? Vous me prenez pour une ivrogne ? Non, la dernière fois que je me suis soûlée, c’est quand vous êtes arrivés. Et aujourd’hui, c’est parti, je me prends une cuite, mais une vraie cuite – vos comprenez ? une vraie cuite ! Advienne que pourra !… Ma petite Zina, montre-leur tes seins ! Tu les montres bien à ton Kolia30… Vous voulez que je vous montre les miens !?
Klavdia tira d’un coup sur le col de sa blouse. Les filles se précipitèrent vers elle. Katerina dit judicieusement :
« Klavdia, ne déchire pas tes habits, autrement on le saura, chez toi. »
Tenant difficilement sur ses jambes, Zina étreignit Klavdia en lui prenant les mains. Klavdia l’embrassa.
« Ne pas déchirer ? dit-elle. Très bien, je ne le ferai pas… Mais toi montre-leur… Qu’ils regardent, les préjugés ne nous font pas honte !… Vous achetez de l’acajou ?
— Bien, je vais leur montrer, dit docilement Zina en se mettant à déboutonner son corsage. »
La quatrième fille sortit des bains, elle avait la nausée. Les Bezdiétov e voyaient évidemment comme des acheteurs, ils ne savaient qu’acheter.
Au-dehors, il pleuvait, le vent faisait bruire les arbres. À ce ùoùent, Olga Pavlovna était déjà arrivée à son village et, heureuse, reconnaissante au grand-père Nazar de lui avoir vendu des chaises et un fauteuil, elle s’endormait, couchée sur de la paille dans l’izba de Nazar. Le barine Karazine, toujours au même moment, faisait une crise de nerfs de vieillard. Dans leur souterrain, près du four, les propres à rien approuvaient, avec des yeux et des voix de fous, l’année 1919, lorsque tout était mis en commun, et le pain et le travail, lorsqu’il ne restait plus rien du passé et que les idées allaient de l’avant, et que l’argent n’existait pas, car on n’en avait pas besoin. Une heure plus tard, la bâtisse des bains était vide. Les femmes ivres et les frères Bezdiétov s’en retournèrent chacun chez soi, les filles ivres rentrèrent à pas de loup chez elles et se glissèrent sans bruit dans leur lit. Dans les bains, par terre, demeurait un bloc-notes où il était écrit : « Convoquer la réunion des parents le 7 à 18h. » « À la réunion de la section syndicale, proposer de souscrire à l’emprunt pour l’industrialisation, à hauteur d’un mois de salaire. » « Proposer à Alexandre Alexeïevitch de repasser L’ABC du communisme31. »
Au matin, les cloches recommencèrent à gémir, et le chargement d’acajou datant de Catherine II, de Paul Ier et de’Alexandre Ier fut amené, sous la direction de Iakov Karpovitch, au débarcadère. Les frères Bezdiétov dormirent jusqu’à midi. À cette heure-là, se rassembla à la cuisine une foule de gens attendant de connaître le sort de leurs vieilles pièces, de leurs vielles lampes et de leurs bougeoirs anciens.
La ville est une version russe de Bruges.
Notes
- Ce début de chapitre rappelle l’atmosphère évoquée, deux ou trois ans plus tôt dans le Conte de la lune non éteinte (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/210418/le-conte-de-la-lune-non-eteinte-boris-pilniak).
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Ostrovski
- Manteau tenant à la fois de la redingote et de la touloupe…
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Iaroslavl
- Kinechma, en face de Zavoljié (= au-delà de la Volga), devenue depuis Zavoljsk (à partir d’une note trouvée chez J. Catteau)
- https://fr.wikipedia.org/wiki/T%C3%A9l%C3%A8gue
- Le terme signifie que ce sont des accapareurs : ils stockent des marchandises pour les revendre plus cher : la NEP n’est pas encore finie.
- Annonçant le départ.
- Ce mot signifiant : forteresse.
- De la Tchéka, ou du Parti. En plus, il y a une coquille dans le texte russe…
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Tarantass
- Sorte de fourche pour enfourner des pots dans le four, et les défourner.
- Voir le chapitre deuxième, où il est annoncé comme le hérios de la nouvelle.
- Époque se soldant par un désastre social auquel Lénine, réaliste, mit fin en instaurant en 1921 la NEP. D’où le « tout était fini », un peu plus loin.
- Ou Ogniov, selon le syllabe accentué : l’ardent.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Orville_et_Wilbur_Wright... qui ne se sont nullement tués en avion, comme le prétend Ojogov !
- Toujours le feu : pojar, c’est l’incendie.
- Bel et bien dans le texte, et sera suivi d’un « 2 »… On ira jusqu’à « 7 ».
- C’est le nom du personnage principal du roman L’Idiot…
- Anciens nobles.
- Banc faisant, sous les fenêtres, le tour de la maison.
- En russe, la formule est : à lui le royaume des Cieux.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_des_Carpates
- François Boucher : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Boucher. D’après Jacques Catteau, il s’agirait plutôt ici de sa femme Marie-Jeanne Boucher : https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Jeanne_Boucher.
Richard Cosway : https://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_Cosway. Pilniak écrit par erreur Gosway, il rectifiera cette erreur plus tard, dans La Volga se jette dans la Caspienne (encore signalé par J. Catteau). - En français dans le texte.
- Voir le chapitre deuxième, note 9.
- Avec une erreur dans le texte : Pavel (Paul) devient Piotr (Pierre)…
- L’ingénieur dernier fils de Iakov Karpovitch, voir le chapitre deuxième. L'embourbement sera décrit à la fin du chapitre suivant...
- Kapitolina et Rimma, les sœurs de Iakov Karpovitch : toujours le chapitre deuxième.
- Diminutif de Nikolaï (Nicolas).
- Ouvrage écrit en 1919, en plein communisme de guerre, rédigé par Préobrajenski et Boukharine. Le premier, ayant flirté vers 1925 avec Trotski, fut exclu du Parti en 1928. Quant à Boukharine, qui avait choisi Staline, mais commençait à hésiter à propos dudit Staline il était sur la sellette. Tous les deux furent tués pendant la Grande Terreur, en 1937 et 1938 respectivement.
Chapitre quatrième
… Et à la même époque, deux jours après les frères Bezdiétov, arriva en ville l’ingénieur Akim Skoudrine, le plus jeune fils de Iakov Karpovitch1. Il s’installa chez ses tantes Kapitolina et Rimma, et n’alla pas voir son père. L’ingénieur Akim n’était pas venu pour affaires, il avait une semaine de libre.
… Kapitolina Karpovna va à la fenêtre. La province. L’enceinte de briques rouges, en ruine, est adossée, à un angle, à une maison ocre à belvédère, et à l’autre à une église ; au-delà, il y a une place, un poids public2, encore une église. Il pleut. Un cochon renifle une mare. Au coin de la rue s’est montrée une citerne à eau3. Un portillon a laissé sortir Klavdia, qui porte des bottes graissées, un long manteau noir, et un fichu bleu foncé : tête baissée, elle a traversé la rue, passé sous l’enceinte en ruines, tourné au coin pour aller vers la place. Kapitolina Karpovna a les yeux clairs, elle suit longuement Klavdia du regard. Derrière la cloison, Rimma Karpovna donne à manger à sa petite fille, la fille de son aînée Varvara4. La pièce est très pauvre et très propre, tout y est bien rangé, tout repose dans le même ordre depuis des décennies, comme cela doit être chez une vieille fille, une demoiselle devenue vieille : le lit étroit, la petite table de travail, la machine à coudre, le mannequin, les rideaux. Kapitolina Karpovna va à la salle à manger.
« Rimmotchka5, allez, je vais faire manger la petite. J’ai vu sortir Klavdia. Varia est sortie, elle aussi ? »
Ces deux vieilles, Kapitolina et Rimma6, étaient lingères et couturières de profession, en cela héritière d’une tradition bourgeoise très ancienne. Leurs vies étaient simples comme leurs lignes de vie, sur la paume de leur main gauche. Elles avaient une année de différence, Kapitolina était l’aînée. Et la vie de Kapitolina était remplie de la dignité de la morale bourgeoise. Toute sa vie s’était passée au vu et au su de la ville entière, et selon ses règles. C’était une petite-bourgeoise honorable. Elle savait, comme la ville entière le savait, que tous ses samedis étaient passés en vigiles7, et qu’elle avait passé ses journées penchée sur des corsages à broder ou à recoudre, et aussi des chemises, des milliers de chemises, qu’aucun étranger ne l’avait jamais embrassée, mais elle était la seule à connaître cette souffrance du vin de la vie devenu aigre, ces pensées qui mettent des rides au cœur : il y avait eu dans sa vie et l’adolescence et la jeunesse, et l’été de la Saint-Martin, mais elle n’avait jamais été aimée et n’avait jamais connu le péché. Elle était restée un exemple pour les lois de la ville entière, jeune fille, vieille fille laiissant sa vie s’aigrir de chasteté – honte du sexe, devant Dieu et la tradition. La vie de Rimma Karpovna, également lingère, avait pris un tour différent. Cela remontait à vingt-huit ans en arrière, cela avait duré trois ans : trois années honteuses, de quoi garder l’opprobre toute sa vie. C’était alors que Rimma avait dépassé la trentaine et prenait de l’âge, la perte de sa jeunesse semant en elle le désespoir. Il y avait en ville un fonctionnaire du Trésor, acteur amateur, bel homme et sale type. Il était marié, avait des enfants, et c’était un ivrogne. Rimma en tomba amoureuse et ne lutta pas contre son amour. Tout cela était honteux. On trouvait dans cet amour tout ce qui déshonorait une femme au regard des lois de la morale du coin, et tout avait tourné au désastre. Aux alentours se trouvaient des forêts qui auraient pu habiter son secret : elle se donna à cet homme une nuit sur un boulevard quelconque, elle eut honte de ramener chez elle son pantalon déchiré, sali, avec srtout des taches de sang, elle le cacha dans un buisson _ il fut découvert et divulgué au matin par des gamins –, et pas une fois, durant ces trois années, elle ne retrouva son amant sous le toit d’une maison, c’était toujours dans les bois ou dans la rue, dans des ruines de maisons, des péniches désertes, et ce même l’automne et en hiver. Son frère, Iakov Karpovitch, flanqua sa sœur dehors en la reniant, jusqu’à sa sœur Kapitolina qui se prononça contre elle. En ville, on la montrait du doigt, on ne voulait plus la connaître. La femme légitime de l’acteur-agent du Trésor venait la battre, et incitait les gars des faubourgs à en faire de même, et la ville, de par ses lois, prenait le parti de la femme légitime. Rimma mit au monde une fille, Varvara, honte et attestation de sa honte. Rimma eut une deuxième fille, Klavdia, seconde attestation de sa honte. L’acteur-agent du Trésor quitta la ville. Rimma resta seule avec ses deux enfants, dans une misère noire et couverte d’opprobre, c’était alors une femme ayant une bonne trentaine d’années. Et voilà , près de trente ans se sont écoulés depuis ce temps. Sa fille aînée, Varvara, est mariée, c’est un mariage heureux, et elle a déjà deux enfants : Rimma Karpovna a deux petits enfants. Le mari de Varvara a un emploi. Varvara également. Rimma Karpovna est à la tête d’une grande maisonnée, elle a fondé une famille. Et Rimma Karpovna, bonne vieille, est contente de sa vie. Elle s’est tassée en vieillissant, et a grossi en étant heureuse. La petite vieille replète a de même de bons yeux pleins de vie. Et Kappitolina Karpovna ne pense plus qu’à Rimma, à Varvara, à Klavdia et aux petits-enfants : sa chasteté et sa probité devant toute la ville se sont avérées vaines. Kapitolina Karpovna n’a pas de vie propre.
Kapitolina Karpovna dit :
« Rimmotchka, allez, je vais faire manger à la petite. J’ai vu sortir Klavdia. Varia est sortie, elle aussi ? »
Derrière les fenêtres, c’est la province, l’automne, la pluie. La poulie de la porte de l’entrée grince à ce moment, un homme tape du pied pour faire tomber de ses bottes la boue humide, et il entre dans la pièce en regardant autour de lui dd’un air d’impuissance, comme tous les myopes ayant quitté leurs lunettes. C’est l’ingénieur Akim Iakovlévitch Skoudrine, ressemblant trait pour trait à ce qu’était son père, cinquante ans plus tôt. On ne sait pas pourquoi il est venu.
« La santé pour vous8, mes chères tantes ! » dit Akim, et la première qu’il embrasse est sa tante Rimma.
La province, la pluie, l’automne et le samovar de Russie.
… L’ingénieur Akim n’était pas venu pour affaires. Ses tantes l’accueillirent avec le samovar, des galettes vite confectionnées et cette cordialité de la province russe. Akim n’alla pas voir son père, pas plus que les autorités. Le gémissement des cloches à l’agonie s’étendait sur la ville, les rues se portaient à merveille, avec leurs plantes médicinales. Akim resta vingt-quatre heures, puis partit en constatant que sa terre natale ne lui était pas nécessaire : la ville ne l’acceptait pas. Il passa la journée avec ses tantes, à lisser vainement sa mémoire vagabonder à traverrs le temps, au milieu de la cruelle misère de ses tantes, de leurs affaires, de leurs pensées, de leurs rêves. Dans la maison, tout était comme vingt ans, comme vingt-cinq ans plus tôt, et le mannequin qui l’effrayait pendant son enfance ne lui faisait plus peur. Au crépuscule, Klavdia revint de son école. Ils s’assirent côte à côte sur le divan, en cousins séparés par dix ans d’âge.
« Ça va la vie ? » demanda Akim.
Ils parlèrent de broutilles, puis Klavdia attaqua le sujet qui lui tenait à cœur, elle en parlait très simplement. Elle était très belle et très sereine. Le crépuscule se fit plus lent, et plus sombre.
« Je veux te demander ton avis, dit Klavdia. J’attends un enfant. Je ne sais pas quoi faire : je ne sais pas qui est le père.
— Comment ça, tu ne sais pas qui est le père ?
— J’ai vingt-quatre ans, dit Klavdia. Au printemps, j’ai décidé qu’il était temps pour moi de devenir une femme, et je le suis devenue.
— Mais tu as un chéri ?
— Un, non. Il y en a eu plusieurs. J’étais curieuse, j’ai fait cela par curiosité, et aussi parce qu’il était temps pour moi, à vingt-quatre ans. »
Akim ne vit pas quelles questions poser encore.
« Ce n’était pas l’amour pour quelqu’un qui comptait, j’étais surtout intéressée par mes émotions. Je me suis choisi différents hommes, pour tout connaître. JJe ne voulais pas être enceinte, le sexe est une joie, et je ne pensais pas à avoir un enfant. Mais je me suis retrouvée enceinte, et j’ai décidé de ne pas avorter9.
— Et tu ne sais pas de quel homme il s’agit ?
— Je ne peux pas décider qui c’est. Mais pour moi, cela n’a pas d’importance. Me voilà mère. Je me débrouillerai, l’État m’aidera, quant à la morale… Je ne sais pas ce que c’est, on m’a fait perdre le sens de cette notion. Ou alors, j’ai ma propre morale. Je réponds seulement de moi. Pourquoi se donner serait-il immoral ? Je fais ce que je veux, et n’ai de comptes à rendre à personne. Un homme ? Je ne veux l’obliger à rien, les hommes, c’est bon seulement quand j’en ai besoin, et quand ils sont entièrement libres; Je n’ai pas besoin d’un mari en pantoufles pour avoir un enfant. Les gens m’aideront, j’ai confiance dans les gens. Les gens aiment les personnes fières et qui ne sont pas à leur charge. Et l’État m’aidera. J’ai été intime avec ceux qui me plaisaient, parce que cela me plaisait ; je vais avoir un fils ou une fille. À présent, je ne me donne à personne, je n’en ai pas besoin. Hier, je me suis soûlée une dernière fois. Je te le dis comme je le pense. Cela me dégoûte, de m’être soûlée hier. Bon, maintenant, l’enfant aura peut-être besoin d’un père. Tu as quitté ton père, moi je suis née sans mon père, et je n’ai jamais rien entendu à son sujet que des saletés, pendant mon enfance, cela me blessait et j’en voulais à ma mère. Et j’ai tout de même décidé de ne pas avorter, mon ventre est rempli de l’enfant, c’est même une plus grande joie que de… je suis jeune et forte.
Akim n’arrivait pas à rassembler ses idées. Par terre, sous ses yeux, s’étendaient des sentes de chiffons, des sentiers de pauvreté et de vie mesquine. Klavdia était sereine, belle, forte, en pleine santé et très belle. Dehors, tombait une pluie fine. Le communiste Akim voulait voir advenir un nouveau mode de vie : il était fort ancien, ce mode de vie. Mais la morale de Klavdia était pour lui une extraordinaire nouveauté – et n’était-elle pas juste, si Klavdia voyait ainsi les choses ?
Akim dit :
« Mets-le au monde. »
Klavdia se pencha vers lui, mit la tête sur son épaule, replia ses jambes, devint faible et intime.
« Je suis très sensuelle, dit-elle. J’aime manger, j’aime me laver, j’aime faire de la gymnastique, j’aime que Bouboule, notre chien, me lèche les mains et les pieds. Cela m’est agréable, quand je m’égratigne les genoux jusqu’au sang… Mais la vie est une grande chose qui m’entoure, je ne m’y retrouve pas, je ne comprends pas la révolution, mais j’y crois, à la vie, au bon petit soleil et à la révolution, et je suis sereine. Je m’y retrouve seulement dans ce qui me concerne. Le reste ne m’intéresse même pas. »
Un matou traversa le paillasson en direction du divan et sauta en habitué sur les genoux de Klavdia. Dehors, il faisait nuit. De l’autre côté de la cloison, une lampe s’alluma et la machine à coudre entra en action. Dans l’obscurité, la paix était venue.
Le soir, Akim alla voir son oncle Ivan, celui qui avait troqué son nom de Skoudrine pour celui d’Ojogov. . Le propre à rien Ojogov quitta le four pour aller à la rencontre de son neveu. Les briquèteries ressemblent toujours à de mystérieux lieux de destruction, parce que le terrain est défoncé tout autour et que les hangars à briques sont longs et bas de toiture. Le propre à rien était soûl. Il n’y avait pas moyen de discuter avec lui, mais la visite de son neveu lui faisait très plaisir. Il tenait à peine sur ses jambes et tremblait comme un chien.
Le propre à rien emmena son neveu sous l’auvent du hangar à briques.
« Il est venu, il est venu », murmurait-il en serrant ses mains tremblantes contre sa poitrine frissonnante.
Il renversa une brouette et y fit fit asseoir son neveu.
« On t’a chassé ? questionna-t-il joyeusement.
— D’où ? demanda Akim.
— Du Parti, dit Ivan Karpovitch.
— Non.
— Non ? On ne t’a pas chassé ? répéta Ivan, le chagrin perçant dans sa voix, mais il conclut vivvement : Eh bien, si ce n’est pas maintenant, on t’exclura plus tard, on chassera tous les léninistes et trotskistes ! »
Ivan Karpovitch continua à délirer : dans ce délire, il parlait de sa commune, racontait qu’il avait été le premier président du Comité exécutif, évoquait ces années-là et racontait comment elles avaient péri, ces années terribles, et comment, ensuite, on l’avait chassé de la révolution, et que lui, maintenant, allait voir les gens pour les obliger à verser des larmes, à se souvenir et à aimer ; il reparla de sa commune, de l’égalité et de la fraternité qui y régnaient ; il affirmait que le communisme, c’est de l’amour en premier lieu, une attention soutenue de l’homme pour l’homme, de l’amitié, de l’entente et de la collaboration, que le communisme, c’est le renoncement aux choses, que le vrai communisme doit mettre au premier plan l’amour et le respect de l’homme et… les gens. le petit vieux propret tremblait en plein vent et attrapait le col de sa veste de sas mains maigres et elles aussi tremblantes. La cour de la briqueterie confirmait l’idée de démolition. L’ingénieur Akim Skoudrine était la chair de la chair d’Ivan Ojogov… Misérables, devins, mendiants, chantres édifiants, nouveaux Lazare, pélerins et pèlerines, indigents, faux bigots, coquillards, prophètes, idiots et idiotes, innocents : autant de synonymes pour le pain quotidien de la Sainte Russie, enfuie dans l’éternité : les mendiants de la Sainte Russie, les fols-en-Christ. Ces faisaient le charme de la vie de tous les jours, c’était la fraternité christique des gens priant pour le monde. Devant l’ingénieur Akim se tenait un misérable mendiant, un Lazare innocent, un innocent de la Russie soviétique, héraut de la justice, priant pour le monde et le communisme. L’oncle Ivan devait être schizophrène, il avait sa marotte : il parcourait la ville, allait voir les gens connus de lui comme les inconnus, et leur demandait de pleurer, il tenait des propos enflammés, des discours de fous sur le communisme, et, sur les marchés, ces discours faisaient pleurer bien des gens, il faisait le tour des institutions, et les mauvaises langues racontaient en ville que certains chefs se passaient de l’oignon sur les yeux pour gagner, à travers les propres à rien, la popularité qui leur était indispensable. Ivan craignait les églises et maudissait les popes sans les craindre. Les slogans d’Ivan étaient les plus à gauche, en ville. On révérait en ville Ivan comme on avait appris, en Russie, durant des siècles, à révérer les innocents, ceux de la bouche de qui sort la vérité, et qui sont prêts à mourir pour elle. Ivan buvait, se détruisait par l’alcool. Il avait rassemblé autour de lui des gens comme lui, chassés par la révolution, mais qui étaient à l’origine de la révolution. Ils avaient trouvé leur place dans le souterrain, il y avait entre eux un communisme authentique, une vraie fraternité, une égalité et une amitié véritables. Et chacun d’eux était fou à sa façon : l’un entretenait une correspondance avec les prolétaires de Mars, un autre proposait de pêcher tout le poisson adulte de la Volga et de construire sur le fleuve des ponts métalliques que l’on paierait avec les poissons, un troisième rêvait d’installer le tramway en ville.
« Pleure ! » dit Ivan.
S’arrachant à ses pensées, Akim n’avait pas compris Ivan.
« Que dis-tu ? demanda-t-il.
— Pleure, Akim, pleure tout de suite sur le communisme perdu ! cria Ivan, qui serra ses mains contre sa poitrine et y laissa retomber sa tête, comme le font les gens en train de prier.
— Oui, oui, je pleure, oncle Ivan ! « répondit Akim. Il était grand, costaud, massif. Il se leva à côté d’Ivan et embrassa son oncle.
La pluie cinglait. L’obscurité de la briquèterie renforçait l’idée de démolition.
Akim revint de chez les propres à rien en passant par la ville, en traversant la place du marché. De la lumière brillait à une fenêtre solitaire. C’était la maison de l’original à la tête du musée. Akim s’approcha de la fenêtre ; il avait autrefois fait des fouilles avec le conservateur dans les souterrains du kremlin de la ville. Il allait frapper à la fenêtre, mais il arrêta son geste en voyant un étrange spectacle. La pièce était encombrée d’aubes, d’orarions10, de soutanes et de chasubles. Deux personnes étaient assises au milieu de la pièce : le conservateur versait de la vodka d’une bonbonne de trois litres11 et portait le petit verre aux lèvres d’un homme nu, ce dernier ne remuant pas un seul muscle. une couronne se trouvait sur la tête de l’homme nu. Et Akim s’aperçut à ce moment que le conservateur buvait tout seul, sans autre compagnie que celle d’une statue de bois du Christ assis. Le Christ était taillé dans le bois, et de la taille d’un homme. Akim se souvint : enfant, il avait vu ce Christ au monastère divin12, c’était une œuvre du dix-septième siècle13. L’administrateur buvait sa vodka en compagnie du Christ, en amenant le verre de vodka aux lèvres du Christ de bois. Il avait déboutonné sa redingote à la Pouchkine, et ses favoris étaient en désordre. Avec sa couronne d’épines, le Christ nu semblait à Akim bien vivant.
Tard dans la nuit, Akim reçut lla visite de sa mère, Maria Klimovna. Les tantes sortirent de la pièce. la mère arriva dans ses vêtements de tous les jours, elle accourut en ayant jeté un châle sur ses épaules. Elle portait des lunettes attachées par un cordon, afin de mieux voir son fils. L mère avait la solennité des moments de communion. Elle étreignit son fils, serra sa poitrine desséchée contre celle de son fils, passa ses doigts osseux dans les cheveux de son fils et serra sa tête contre le cou de son fils. Très grave, elle ne pleurait mêm pas. Sans en croire ses yeux, elle promenait ses doigts sur son fils. Et elle le bénit.
« Tu ne viendras pas nous voir, fiston ? » demanda la mère.
Le fils ne répondit pas.
« Alors pourquoi, ai-je vécu, moi ? »
Le fils savait que son père battrait sa mère s’il apprenait qu’elle était venue le voir. Le fils savait que sa mère restait de longues heures dans l’obscurité, tandis que son père dormait, et qu’alors elle pensait à son fils, à lui. Le fils savait que sa mère ne lui cacherait rien – et ne lui raconterait rien, absolument rien de nouveau, le passé demeurait le maudit passé, mais sa mère, quelle mère c’était ! Unique, merveilleuse, ravissante, telle était sa mère, martyre et bagnarde, et familière de toute sa vie. Et le fils ne répondit rien à sa mère, il ne lui dit rien.
Au matin, l’ingénieur Akim s’en alla. Le vapeur partait le soir, il fit cinquante verstes en voiture pour attraper le train de nuit. On lui donna un tarantass et une paire de bais. Le temps était changeant : tantôt pluie, tantôt soleil et ciel bleu. Le chemin suivait la grand-route de Moscou. La boue couvrait le moyeu des roues et les genoux des chevaux. On traversait d’épaisses forêts maussades, humides et silencieuses. Vieux et taciturne, le cocher dépassait de son siège. Les chevaux allaient au pas. À mi-chemin, alors qu’Akim s’inquiétait déjà, craignant de manquer son train, on s’arrêta pour nourrir les chevaux. À la buvette coopérative, on lui dit qu’on ne vendait pas de vodka, mais ils en dénichèrent en face, chez le cabaretier, secrétaire du Comité rural. Le cocher but un coup et devint loquace. Il raconta sa vie de façon fastidieuse, expliquant qu’il avait travaillé trente ans dans la viande, comme il disait, et avait abandonné ce boulot, faute de besoin, depuis la révolution. Une fois complètement soûl, le cocher se mit à s’étonner, rapport au pouvoir : « Tout de même, attends voir, que Dieu me pardonne, trente ans dans la viande et volà le commissaire qui arrive et qui règle tout en trois semaines, au bout de trois semaines il a destitué mon frère, qui était dans la farine, et mon frère, dans la farine depuis trente ans lui aussi, il était plutôt spécialiste ! » Impossible de savoir si le cocher s’étonnait pour de bon, ou s’il faisait de l’ironie. Les chevaux une fois nourris, on repartit, de nouveau en silence.
L’ingénieur Akim était trotskiste, sa fraction avait été anéantie. Sa ville natale s’était déjà révélée sans nécessité pour lui : il s’était donné cette semaine pour réfléchir. Il lui fallait réfléchir au destin de la révolution et à celui de son parti, à son propre destin de révolutionnaire, mais les pensées ne lui venaient pas. En regardait les forêts, il songeait à la forêt, aux coins perdus, aux marais. Regardait-il le ciel, il pensait au ciel, aux nuages, aux espaces. Les chevaux avaient depuis longtemps les flancs couverts d’écume, leurs souffles fatigués gonflaient leurs ventres. La boue du chemin tournait au bourbier, de petits lacs se formaient, précisément parce que la route passait là. Le crépuscule était déjà là. La forêt restait silencieuse. Des forêts et des chemins s’étirant sur des milliers de verstes, les pensées d’Akim en arrivèrent à ses tantes Kapitolina et Rimma, et, pour la millième fois, Akim approuva la révolution. La tante Kapitolina avait mené ce qu’on appelle une vie honnête, elle n’avait enfreint les lois de la ville et sa morale, et sa vie s’avérait vaine et parfaitement inutile. Sur le passeport de la tante Rimma, il était écrit – comme il eût été écrit sur celui de la Vierge Marie, si elle avait vécu en Russie avant la révolution – « Fille-mère ayant deux enfants », les enfants de Rimma étaient sa honte et son chagrin. Mais son chagrin était devenu son bonheur et sa dignité, sa vie était pleine, comblée, la tante Rimma était heureuse, elle, et la tante Kapitolina vivait du bonheur de sa sœur, sans avoir de vie à elle. Il ne fallait avoir peur de rien, il fallait se mettre à l’ouvrage, tout ce qui était fait, même les choses amères, pouvaient devenir un bonheur, tandis que le néant restait le néant. Et Klavdia n’était-elle pas plus heureuse que sa mère ? Du fait de ne pas savoir qui était le père de son enfant, tandis que sa mère savait qu’elle avait aimé une canaille. Akim repensa à son père : mieux eût valu ne pas le connaître ! Et Akim se surprit à se dire qu’en songeant à son père, à Klavdia et à ses tantes, il ne pensait pas à eux, mais à la révolution. Pour lui, la révolution était l’origine de sa vie, et sa vie elle-même – ainsi que sa fin.
Les chemins et les bois devenaient plus sombres. On sortit des bois pour se retrouver dans la campagne. Le couchant mourait depuis longtemps des mille blessures rougeoyantes du coucher de soleil. On allait à travers des champs qui étaient les mêmes que cinq cents ans plus tôt, on entra dans un village en traînant dans des boues du dix-septième siècle. Après le village, la route descendit dans un ravin, on traversa un pont, derrière lequel s’étendant une mare qui s’avéra infranchissable. On y entra. Les chevaux s’élancèrent, puis s’arrêtèrent. Le cocher les fouetta. Les chevaux tirèrent, sans avancer. Il n’y avait pas moyen de s’extraire de cette boue, le tarantass était embourbé au milieu de la mare, la roue avant, à gauche, était enlisée pllus haut que l’esse16. Le cocher trouva moyen de frapper la croupe du limonier17 avec sa botte, le cheval tira et tomba en écrasant de son poids le brancard et se retrouva dans la vase jusqu’au collier. Le cocher fouetta les chevaux jusqu’à ce qu’il comprît que le bricolier ne pouvait pas se relever ; il descendit alors dans la boue pour dételer le cheval. Il fit un pas et sa jambe eut de la boue jusqu’au genou, il avança l’autre jambe et s’embourba, il ne pouvait en retirer ses jambes, qui sortirent de ses bottes, lesquelles restèrent dans la vase. Le vieux perdit l’équilibre et s’assit dans la mare. Il se mit à pleurer à chaudes larmes, des larmes hystériques d’impuissance, de rage et de désespoir, ce spécialiste de l’abattage des bœufs et des vaches.
Le trotskiste Akim rata son train, comme il avait raté le train de son époque18.
Notes
- Revoir le chapitre deuxième, si vous êtes perdu !
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Poids_public
- Le substantif du texte signifie « porteur d’eau », mais le verbe signale l’emploi d’une voiture – hippomobile autrefois, peut-être motorisée depuis…
- La lettre « B » en russe se lit « V ». Varvara, c’est Barbara… Varia, trouvé un peu plus loin, en est le diminutif.
- Pour Rimma, forme caressante.
- Étant sœurs, elles ont le même patronyme : Karpovna. Leur père, également celui de Iakov Karpovitch, se prénommait Karp : Carpos est un disciple de Paul et mourut en martyr vers le milieu du premier siècle. Le texte russe met le patrronyme des deux sœurs au pluriel, ce qui est impossible en français.
- Offices du soir, analogues aux complies chez les catholiques.
- Formule pour dire bonjour à un aîné ou un supérieur, la où « Bien le bonjour » serait trop familier.
- Au cours des années vingt, l’avortement était parfaitement légal en URSS, ce qui ne semble pas avoir freiné l’essor de la natalité pendant la NEP :
https://www.persee.fr/doc/adh_0066-2062_1990_num_1990_1_1783 - Voir la note 7 du chapitre deuxième. C’est au début de ce chapitre qu’on a rencontré le conservateur du musée.
- Dans le texte : d’un quart (de seau). Le seau faisait à peu près douze litres.
- Inventé par l’auteur pour qu’on ne l’embête pas. S’il est situé à Ouglitch, on a le choix entre, notamment, le monastère Alexeïevitch et le monastère de la Résurrection. Jacques Catteau écrit : « le monastère du Miracle ».
- Jacques Catteau signale que déjà à cette époque, l’église orthodoxe interdisait ce genre de statue. Il faut y voir, selon lui, un résidu de traditions païennes, qu’on trouve dans l’Oural, du côté de Perm et dans la république des Komis.
- Sans garantie. Le verbe est introuvable.
- Rappel : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tarantass
- https://www.cnrtl.fr/definition/esse
- Cheval d’attelage.
- Allégence à Staline, désormais vainqueur, ou smple précaution visant à permettre la parution de la nouvelle ? Publiée à l’étranger, la nouvelle provoqua un tollé, et l’auteur écrivit à Staline une lettre auto-critique..
Chapitre cinquième
L’art de l’acajou fut un art anonyme, un art de choses. Ses maîtres s’enivraient à en mourir, et leurs œuvres leur survivaient ; auprès d’elles, on aimait et on mourait, elles conservaient les secrets des chagrins et des joies, des amours et des affaires. Élisabeth1, Catherine, c’est le rococo, le baroque. Paul, cc’est comme un chevalier de Malte, c’est le style austère, la sérénité austère, l’acajou sombrement bruni, le cuir vert, les lions et les griffons noirs. Alexandre, c’est le style Empire, les classiques, l’Hellade. Les gens meurent, mais les choses continuent à vivre, et de ces choses anciennes émanent les « fluides » de l’ancienneté, des époques révolues. En 1928, à Moscou, à Leningrad, dans les chefs-lieux de provinces, apparurent des magasins d’antiquités assurant la vente et l’achat de l’ancien, au travers des monts-de-piété, des magasins d’État, du Fonds d’État et des musées : en 1928, il y avvait beaucoup de collectionneurs de « fluide ». Les gens achetant des choses anciennes après les coups de tonnerre de la révolution, en choisissant cet ancien pour leur intérieur, respiraient la vie vivant encore dans ces choses mortes. et Paul était à l’honneur, le chevalier de Malte rectiligne et austère, sans bronze ni volutes.
Les frères Bezdiétov habitaient, à Moscou, rue Vladimir Dolgoroukov2, rue de l’Equarrissage, comme s’appelait jadis cette rue. Ils étaient antiquaires, restaurateurs – et c’étaient bien sûr des « originaux ». De telles gens sont toujours solitaires et taciturnes. Ils s’enorgueillissent de leurs ouvrages, à l’instar des philosophes. Les frères Bezdiétov habitaient dans un sous-sol; c’étaient des originaux. Ils restauraient des articles datant de Paul, de Catherine, d’Alexandre, de Nicolas, et des originaux-collectionneurs venaient chez eux pour examiner l’ancien et le travail, évoquer l’ancien et l’art des ébénistes, respirer l’ancien et acheter la chose ancienne sur laquelle ils auraient jeté leur dévolu. Quand des originaux-collectionneurs achetaient quelque chose, cet achat était arrosé de cognac sorti d’une bouteille et reversé dans un flacon datant de Catherine, et bu dans un petit verre de diamant d’un ancien service impérial.
… Mais là-bas, près du pont Skoudrine, il ne se passe rien.
La ville est une version russe de Bruges et de Kamakura.
Iakov Karpovitch se réveillait à minuit, allumait la lampe, mangeait et récitait la Bible, qu’il connaissait par cœur, comme toujours depuis quarante ans. le matin, venaient voir le vieillard ses amis et les solliciteurs, des moujiks pour les derniers, car Iakov Karpovitch était délégué-intercesseur aux affaires paysannes. ces années-là, les moujiks restaient perplexes au sujet d’une chose incomprise par eux, un dilemme problématique, selon l’expression de Iakov Karpovitch. Cette incompréhension du problème partageait les moujiks en deux parts sensiblement égales3. Cinquante pour cent des moujiks se levaient à trois heures du matin et se couchaient à onze heures du soir, et travaillaient tous sans relâche, du plus petit au plus grand ; ils examinaient dix fois une génisse avant de l’acheter ; ils ramenaient chez eux le bois mort trouvé sur le chemin ; leurs izbas étaient en bon état, leur bétail soigné et bien nourri, comme ils étaient eux-mêmes bien nourris et plongés dans le travail jusqu’au cou3 ; Ils payaient à l’État ponctuellement leurs impôts en nature et les autres redevances, et ils craignaient le pouvoir ; pour autant, ils passaient pour des ennemis de la révolution, ni plus ni moins. Les cinquante autres pour cent possédaient chacun une izba endommagées par le vent, une vache décharnée et une brebis galeuse, rien de plus ; au printemps, l’État leur prêtait des semences dont ils mangeaient la moitié, faute d’avoir leur propre pain, et disséminaient l’autre moitié, en les éparpillant n’importe comment ; du coup, à l’automne, rien n’avait poussé, ce qu’ils expliquaient devant les autorités par le manque de fumier – dû aux vaches décharnées et aux brebis galeuses –, l’État les dispensait de l’impôt en nature et du remboursement des semences, avec ça, ils passaient pour des amis de la révolution. Les moujiks « ennemis » soutenaient, au sujet des « amis », qu’environ trente-cinq pour cent de ces derniers étaient des ivrognes (et là, bien sûr, il était difficile de savoir si la misère était due à l’ivrognerie ou l’inverse), que cinq pour cent étaient des malchanceux (mais on ne peut pas compter seulement sur la chance !) et que soixante pour cent étaient des fainéants, des moulins à paroles, des philosophes, des paresseux et des empotés. Dans les campagnes, on pressurait tant et plus les « ennemis » pour les transformer en « amis », les privant du même coup de la possibilité de payer les iimpôts en nature et transformant leurs izbas en choses exposées à tous les vents. Iakov Karpovitch rédigeait des lettres sentimentales et inutiles. Il recevait la visite d’un ennemi de la patrie, un homme ayant perdu l’esprit, Vassili Vassiliévitch. Celui-ci était, avant la révolution, secrétaire du bureau du zemstvo4, et s’était pllongé assidûment dans la lecture de livres d’agronomie. En 1920, il était passé sur le terrain, on lui avait donné un déciatine6 de terre et il y était allé, à quarante ans, avec ses bras nus et son cœur enflammé : en 1923, à l’Exposition agricole panrusse, il reçut, sur le papier, la médaille d’or, et les félicitations du Commissariat du peuple à l’agriculture pour sa vache, son lait et sa présidence d’un artel6 de laiterie ; au printemps 1924, on lui proposa quarante déciatines de terre, à condition de construire une exploitation modèle : il prit vingt déciatines et, vers 1926, il avait dix-sept vaches, il embaucha alors un ouvrier – et ce fut sa perte : il était devenu un koulak7 ; en 1927, il ne lui restait que cinq déciatines et trois vaches : le reste était passé en redevances, en impôts en nature et en remboursements d’emprunts ; à l’automne 1928, il renonça à tout, décida de revenir en ville et de reprendre son travail de secrétaire, bien qu’à ce moment, à l’automne 1928, sur les petites routes comme sur les radeaux traversant la Volga, dans les cabarets comme sur les marchés, les moujiks discutaient des prix, évoquant le fait que vendre à la coopérative un poud8 de seigle rapportait un rouble quatre-vingts, alors que ce poud de seigle était acheté trois roubles soixante à cette même coopérative, et qu’on le vendait six roubles sur le marché. Vassili Vassiliévitch retourna en ville – et devint fou, faute d’avoir eu la force de s’arracher à son état de koulak. Les bourgs et les villages, dans ces endroits, ne sont pas très fréquents, il y a beaucoup de forêts et de marais.
Iakov Karpovitch n’avait plus la notion du temps, il avait cessé d’avoir peur de la vie. Outre ses requêtes parfaitement inutiles, il écrivait aussi des proclamations et des traités philosophiques. Iakov Karpovitch Skoudrine était ignoble jusqu’à donner envie de vomir, ou de mourir.
La ville est une version russe de Bruges et de Kamakura. Dans cette ville fut assassiné le tsariévitch Dmitri9 au dix-septième siècle. Boris Godounov fit alors retirer la cloche de l’église du Sauveur au Kremlin, celle-là même que le pope Ogourets avait fait sonner pour annoncer le meurtre : Boris Godounov supplicia la cloche, il li fit arracher l’oreille et la langue, la fit fouetter publiquement en compagnie d’autres habitants de la ville, et l’exila en Sibérie, à Tobolsk10. À présent, les cloches se meurent au-dessus de la ville.
Iakov Karpovitch Skoudrine est en vie, il ne connaît point d’évènements.
En 1744, le chef de la caravane de Chine, Guérassime Kirillovitch Lobradovski11, arrivé aux avant-postes de Kiakhta12, prit dans la caravane un artisan argenteur, un certain Andreï Koursine, natif de la ville de Iaransk13. Sur instruction de Lobradovski, Koursine se rendit à Pékin pour apprendre des Chinois le secret de la fabrication de la porcelaine14, la portséléna, comme on disait à l’époque. À Pékin, des « élèves russes ayant le rang d’enseignes » servant d’interprètes, Koursine soudoya pour mille lanas, c’est-à-dire pour deux mille roubles14 de l’époque, un maître artisan de la manufacture de l’Empire céleste. Ce Chinois montra à Koursine le processus de fabrication de la portséléna dans de petits temples déserts à trente-cinq lis16 de Pékin. Rentré à Saint-Pétersbourg en ramenant avec lui Koursine, Guérassime Kirillovitch Lobradovski rédigea pour la souveraine son rapport sur le secret rapporté de Chine, la fabrication de la portséléna. Un oukaze17 impérial s’ensuivit, signifié par le comte Rezoumovski au baron Tcherkassov, celui-ci ayant l’ordre de faire venir à Tsarxkoïé Sélo18 les gens arrivés de Chine. Koursine fut traités avec tous les honneurs, mais son vol s’avéra vain, car, en pratique, il apparut que le Chinois l’avait trompé, « agissant avec perfidie », selon l’expression d’une circulaire secrète. Koursine revint chez lui à Iaransk, en redoutant d’être passé par les verges19. À la même époque, le Ier février 1744, le baron Korf20 concluait à Kristiania21 un traité secret avec Christoph Conrad Hunger, maître porcelainier ayant, d’après ses dires, fait son apprentissage, jusqu’à posséder son art, en Saxe, à la manufacture de Meissen22. Après s’être mis d’accord sur le prix avec le baron Korf, Hunger embarqua secrètement sur une frégate russe ; à Saint-Pétersbourg, Hunger s’attela à la construction d’une fabrique de porcelaine qui devint par la suite la Mannufacture impériale de porcelaine, et il entreprit des expérimentations causant au passage des esclandres et des bagarres à coups de trique avec son adjoint russe, Vinogradov, qu’il poursuivit sans aucun résultat jusqu’en 1748, date à laquelle il faut chassé de Russie pour incompétence et charlatanerie. Hunger fut remplacé par un spécialiste russe des mines, élève de Pierre le Grand, remplaça Hunger : Dmitri Ivanovitch Vinogrdov23, une pépite, un talent naturel, mais aussi un libertin et un ivrogne invétéré. Ce fut lui qui lança la fabrication de la porcelaine en Russie, si bien que l’art de la porcelaine russe n’a été emprunté nulle part, c’est l’invention de Vinogradov, même s’il faut considérer comme ses ancêtres fondateurs Andreï Koursine de Iaransk, joliment berné par les Chinois, et l’Allemand Christoph Hunger, lequel avait joliment berné toute l’Europe. La porcelaine russe eut son âge d’or. Les maîtres de la Manufacture impériale, de celle du vieux Gardner24 – le vieux25 –, de celle de Popov, Batenine, Miklachevski, Ioussoupov, Kornilov, Safronov, Sabanine, s’épanouirent durant le servage et l’âge d’or. Et, suivant la tradition de Dmitri Vinogradov, non loin des fabriques, on trouvait des amateurs et des originaux, des ivrognes et des grigous. On voyait se faire manufacturiers les Altesses princières Ioussoupov, les gentilhommes de grande lignée Vsiévolojski et le marchand excentrique de Bogorodsk26 Nikita Khrapounov, qu’Alexandre Ier fit fouetter pour une statuette représentant un moine courbé sous le poids d’une gerbe dans laquelle était cachée une jeune paysanne. Les maîtres se volaient tous entre eux leurs « secrets » : Ioussopov dérobait ceux de la Manufacture impériale, Kisseliev ceux de Popov, Safronov épiait le secret des autres en pleine nuit, comme un voleur, à travers un trou dans le grenier. Ces maîtres excentriques créaient des choses magnifiques. La porcelaine russe est un art au plus haut point admirable, faisant l’ornement du globe terrestre.
Iamskoïe Polié – Maison Volkov
Le 15 janvier 1929
Notes
- Pour les tsars et tsarines cités, revoir le début du chapitre deuxième et les notes.
- Général, et gouverneur de Moscou dans les années 1880.
- En russe, comme ea nglais : jusqu’aux oreilles.
- Assemblée (locale ou régionale) dirigée par la noblesse, instituée après l’abolition du servage.
- Un peu plus d’un hectare.
- Coopérative.
- Gros fermier. Le terme signifie au départ « poing ». L’histoire est prémonitoire, car 1929 est l’année du grand tournant : fin de la NEP et industrialisation suur le dos des paysans, qui se feront bientôt affamer ou déporter…
- Près de seize kilos et demi.
- Voir la note 2 du chapitre deuxième.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Tobolsk
- Comme le signale Jacques Catteau, le nom s’écrit plutôt Lebratovski.Voir à ce sujet :
https://shs.hal.science/halshs-00565787/document. - https://fr.wikipedia.org/wiki/Kiakhta
- Ville entre Kirov et Kazan.
- En russe : farfor. L’ancien terme provenait évidemment du français. Jacques Catteau précise en note : Le mot slave farfor provient de la forme arabisée farfur du persan bagpùr, de bag, « ciel » et pùr, « fils » ; « Fils du ciel » est le titre de l’empereur de Chine, maître de la manufacture où l’on fabriquait la porcelaine.
- Il y a peut-être ici une imprécision de la part de l’auteur, si l’on en croit la correspondance monétaire citée dans l’étude mentionnée à la note 11 :
« En Russie, l’unité monétaire est le rouble d’argent. En Chine, son équivalent est le léang, appelé « lana » par les Russes et « tael » par les Portugais et autres européens. Le tael équivalait à 1 rouble et 40 kopecks. » - Fixé aujourd’hui à 0,5 km, le li est une unité de distance qui a varié dans le temps. Disons qu’on est ici à une quinzaine de kilomètres de Pékin.
- Décret.
- Résidence impériale. Le village des tsars, devenu la ville Pouchkine
: https://fr.wikipedia.org/wiki/Pouchkine_(ville) - Châtiment parfois mortel.
- Le baron Andreï Nikolaïevich Korf ou Korff fut le premier vice-roi de l'Extrême-Orient russe. Les noms du village de Korf et de la baie de Korf (https://fr.wikipedia.org/wiki/Baie_de_Korf) le commémorent. Il est issu de la noble famille Korf. C’était un baron impérial russe d'origine allemande balte et un général d'infanterie de l'armée impériale russe. (source : Wikipedia)
- Oslo, de nos jours.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Meissen
- Dmitri Ivanovitch Vinogradov (1720-1758) considéré comme le père de la porcelaine russe. De son temps, il ne reçut pas la reconnaissance espérée, et sombra dans l’alcoolisme. Quant aux bagarres évoqu ées, il semble que Hunger ait eu un très sale caractère.
- Franz Iakovlevvitcch Gardner,industriel d’origine écossaise, installé en Russie au XVIIIe siècle.
- En français dans le texte.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Bogorodsk. Né en 1894, Pilniak y vécut entre 1904 et 1912.
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