samedi 2 juillet 2016

Une histoire fastidieuse (Anton Tchékhov, 1889)


Une histoire fastidieuse 


(Extrait des mémoires d’un vieil homme)







Une assez grosse nouvelle de 1889 – envoyée en septembre, éditée fin novembre dans “Le messager du nord“ – dans la foulée de celles de l’année précédente : Lueurs et Le duel. Tchékhov l’a écrite après la mort de son frère Nikolaï et la considérait lui-même comme une dissertation assez rébarbative, assurant qu’il aurait mieux fait de la proposer à la « Revue des artilleurs ».
Cette nouvelle fut plus d’une fois comparée par les critiques russes à celle de Tolstoï : « La mort d’Ivan Ilitch » . Les uns estimaient que cette comparaison tournait au désavantage de Tchékhov, d’autres pensaient que celui-ci maintenait son originalité et la force de son écriture dans ce récit. Les ellipses et les non-dits sont remarquables.
Elle fut traduite à maintes reprises, en général sous le titre « Une banale histoire » , ou encore « Une histoire ennuyeuse » . On peut aussi envisager « Une histoire sans intérêt » . Le réalisateur polonais Wojciech Jerzy Has en fit une adaptation cinématographique en 1982.
Trois femmes, trois hommes, des seconds rôles qui pourraient être comiques, mais la nouvelle ne s’y prête pas trop. Mourir est difficile, vivre aussi.






I

     Il se trouve en Russie un professeur émérite du nom de Nikolaï Stepanovitch Untel, conseiller secret1 et chevalier de Saint-Georges ; il a reçu tellement de décorations, tant russes qu’étrangères, que lorsqu'il lui arrive de les porter, les étudiants le rebaptisent « L’iconostase2 » . Ses relations sont des plus choisies ; en tout cas, ces vingt-cinq ou trente dernières années, il n’a pas manqué d’être étroitement lié avec tout savant russe un peu en vue. De nos jours, il ne connaît plus personne, mais par le passé, la longue liste de ses glorieux amis comportait les noms de Pirogov3, Kaviéline4 ainsi que celui du poète Niékrassov5, qui lui avaient accordé leur amitié la plus chaude et la plus sincère. Il est membre honoraire de toutes les universités russes et de trois étrangères. Etc. Tout ceci , et il y aurait encore beaucoup à dire, se rapporte en fait à mon nom.
     C’est bien mon nom qui est populaire. En Russie, il est familier à toute personne un peu instruite et à l’étranger, on le mentionne avec respect du haut des chaires universitaires. Il appartient au petit nombre des noms qui ont la chance de ne se voir injuriés ou cités sans considération, que ce soit oralement ou par écrit, par nul autre qu’un rustre. C’est bien ainsi qu’il doit en être. Mon nom, voyez-vous, est étroitement associé à celui d’un homme illustre, très doué et d’une grande utilité. J’ai l’endurance laborieuse d’un chameau, ce qui compte, et je suis talentueux, ce qui compte encore plus. En outre, soit dit en passant, je suis un petit gars bien élevé, modeste et honnête. Je n’ai jamais fourré mon nez dans la littérature ou la politique, je ne me suis jamais fait mousser dans des polémiques avec les ignares, je n’ai jamais prononcé de discours lors des repas officiels ou des enterrements de collègues… Absolument rien n’entache ce nom de savant, c’est un nom heureux qui n’a aucune raison de se plaindre.
     Le porteur de ce nom, moi-même, est un homme de soixante-deux ans6, chauve, pourvu d’un dentier et affligé d’un tic incurable.Je suis moi-même aussi terne et laid que mon nom est beau et prestigieux. Mes mains et ma tête ont la tremblote ; mon cou, comme à l’une des héroïnes de Tourguéniev7, rappelle le manche d’une contrebasse, j’ai la poitrine creuse et le dos étroit. En parlant ou en lisant, j’ai la bouche tordue de côté ; si je souris, tout mon visage se couvre de rides livides de vieillard. Il n’y a rien d’imposant dans ma mine pitoyable, si ce n’est lorsque mon tic me fait prendre une expression particulière qui éveille sans doute chez les gens qui l’observent cette pensée grave : « Voilà un homme qui mourra sous peu » .
     Je fais la lecture à l’ancienne, et plutôt bien ; je peux comme autrefois retenir pendant deux heures l’attention d’un auditoire. La passion que j’y mets, la tournure littéraire de mes énoncés rendent presque imperceptibles les défauts de ma voix, qui est faible, sèche et aussi mélodieuse que celle d’un cagot. J’écris mal. La partie de mon cerveau qui régit cette faculté me refuse tout service. Ma mémoire est devenue faible, mes idées s’enchaînent mal et lorsque je les couche sur le papier, il me semble toujours avoir perdu le fil de leur liaison interne, ma syntaxe est monotone, ma phrase pauvre et hésitante. Souvent, ce que j’écris n’est pas ce que je voudrais écrire ; en écrivant la fin, je ne me souviens plus du début. Il m’arrive souvent d’oublier des mots ordinaires et il me faut toujours dépenser beaucoup d’énergie pour m’abstenir, en rédigeant une lettre, de phrases et d’incises superflues – l’un comme l’autre témoignant du déclin de mes facultés intellectuelles. Et je remarque que plus la lettre est simple à écrire, plus mes efforts sont intenses. Je suis bien plus à l’aise pour écrire un article scientifique que pour rédiger une lettre de félicitations ou une simple note. Et encore ceci : il m’est plus facile d’écrire en allemand ou en anglais qu’en russe. 
     À propos de ma vie actuelle, je dois mentionner les insomnies dont je souffre ces derniers temps. Si l’on me demandait : en quoi consiste à l’heure actuelle le trait dominant de ton existence ?  Je répondrais : les insomnies. J’ai comme autrefois l’habitude de me déshabiller et de me mettre au lit à minuit pile. Je m’endors peu après, mais me réveille une heure ou une heure et demie plus tard avec l’impression de ne pas avoir dormi du tout. Il ne me reste plus qu’à me lever et allumer une lampe. J’arpente mon cabinet en tous sens une heure ou deux et regarde des tableaux et des photographies que je connais par cœur. Lorsque je suis fatigué de déambuler, je m’assois à mon bureau. Je reste assis, immobile, sans pensée ni désir ; s’il se trouve un livre devant moi, je le rapproche de moi d’un geste machinal et me mets à lire sans y éprouver le moindre intérêt. J’ai ainsi récemment lu machinalement tout un roman au titre étrange : « Ce que chantait l’hirondelle8 » . Il m’arrive aussi, pour m’occuper, de m’obliger à compter jusqu’à mille, ou bien de me figurer le visage de l’un de mes collègues et de me remémorer : en quelle année est-il entré en fonction, dans quelles circonstances ? J’aime prêter l’oreille aux bruits. Tantôt c’est ma fille Lisa qui va délirer et parler à toute allure, deux pièces plus loin, tantôt ma femme qui traversera la salle, une bougie à la main, et qui  ne manquera pas de laisser tomber une boîte d’allumettes, ou encore se fera entendre le grincement d’une armoire vermoulue ou le  bec de la lampe se mettra soudain à bourdonner – et, je ne sais pourquoi, tous ces sons me troublent.
     Ne pas dormir la nuit signifie avoir à chaque instant conscience d’être détraqué, ce qui me fait attendre avec impatience le matin, où l’état de veille redevient légitime. L’attente est longue et pénible avant le chant du coq, au dehors. C’est mon premier angélus. Dès ce chant, je sais que le concierge, en bas, se réveillera dans une heure et que, s’accompagnant d’une toux sévère, il gravira les marches de l’escalier pour aller faire Dieu sait quoi. Puis, derrière les carreaux, le jour blanchira peu à peu et se feront entendre des voix dans la rue…
     La journée débute par l’arrivée de ma femme. Elle entre chez moi en jupe, non coiffée mais lavée et sentant l’eau de Cologne parfumée aux fleurs, ayant l’air d’être entrée par hasard et disant invariablement :
  « Pardon, je passe juste une minute… Une fois de plus, tu n’as pas dormi ? »
     Après quoi elle éteint la lampe, s’assoit à côté de mon bureau et en avant le discours. Sans être prophète, je sais par avance de quoi il sera question. Tous les jours, c’est la même chose. D’ordinaire, après quelques questions inquiètes à propos de ma santé, elle mentionne tout-à-coup notre officier de fils, en service à Varsovie. La dernière décade de chaque mois, nous lui envoyons une cinquantaine de  roubles, et cet envoi constitue pour l’essentiel notre thème de conversation.
     « Evidemment, c’est une charge pour nous, soupire mon épouse, mais tant qu’il ne vole pas de ses propres ailes, nous avons l’obligation de l’aider. Un garçon en terre étrangère, avec une petite solde… D’ailleurs, si tu le souhaites, le mois prochain, envoyons-lui seulement quarante roubles. Hein ? »
     L’expérience quotidienne pourrait la convaincre que de fréquentes discussions au sujet des dépenses ne les font pas diminuer, mais ma femme dédaigne l’expérience et, chaque matin, avec ponctualité, évoque le sort de l’officier, se félicite de ce que, Dieu merci, le prix du pain ait baissé, quoique le sucre ait renchéri de deux kopecks – tout ceci sur le ton de quelqu’un annonçant une nouvelle.
     Je l ‘écoute machinalement, opinant du bonnet et, sans doute du fait de mon insomnie, d’impertinentes pensées s’emparent de moi. Contemplant ma femme, je ressens l’étonnement d’un enfant. Je m’interroge avec perplexité : se peut-il vraiment que cette vieille empotée, cette grosse dondon affichant une expression stupide, perdue qu’elle est dans ses mesquineries et sa lésinerie, au regard perpétuellement embrumé de pensées se rapportant aux dettes et à la gêne, n’ayant à la bouche que les dépenses et à qui seule une baisse des prix redonne le sourire, – se peut-il que cette femme ait été autrefois la mince Varia9 que j’ai passionnément aimée pour la clarté de son esprit, la pureté de son âme, pour sa beauté et, comme il en fut d’Otello avec Desdémone, pour « la compassion » qu’elle avait pour ma science10 ? Est-ce vraiment la même femme que la Varia qui me donna jadis un fils ?
     J’examine avec intensité le visage de cette vieille obèse et lourdaude, j’y cherche les traits de ma Varia mais, demeurées intactes après toutes ces années, je ne trouve en elle que les inquiétudes au sujet de ma santé, ainsi que cette manière de dire nos appointements en parlant de mon traitement, ou notre chapka en parlant de ma chapka. La contempler ainsi m’est douloureux et, pour la réconforter un petit peu, je la laisse dégoiser ce qu’elle veut en gardant même le silence lorsqu’elle se montre injuste envers les gens ou me gronde de ne pas avoir de clientèle privée et de ne pas publier de manuels.
     Notre conversation s’achève toujours de la même façon. Mon épouse se rappelle brusquement que je n’ai pas pris mon thé et s’en inquiète.
  « Que fais-je assise ici ? dit-elle en se levant. Le samovar attend depuis un bout de temps et je reste à bavasser. Seigneur, que je suis oublieuse ! »
     Elle s’en va rapidement, s’arrêtant devant la porte pour me dire :
  « Nous devons cinq mois à Iégor. Tu le sais ? Il ne faut pas négliger de payer ses domestiques, je l’ai déjà dit combien de fois ! Donner dix roubles chaque mois est bien moins gênant que de payer cinquante roubles pour cinq mois ! »
     Déjà de l’autre côté de la porte, elle fait de nouveau halte et déclare :
  « Notre pauvre Lisa me fait pitié davantage que quiconque. Cette petite fille étudie au conservatoire, elle est toujours en bonne compagnie et elle est habillée Dieu sait comment. Sa pelisse fait honte à voir. Pour une autre, ce ne serait rien, mais tout le monde sait que c’est la fille d’un célèbre professeur, d’un conseiller secret ! »
     M’ayant reproché mon nom et mon grade, elle s’en va pour de bon. Ainsi débute pour moi la journée. La suite est du même acabit.
    Pendant que je bois mon thé, ma Lisa vient me voir, en pelisse et petit chapeau et avec sa partition, déjà prête pour le conservatoire. Elle a vingt-deux ans. Elle fait plus jeune, elle est jolie et me rappelle un peu sa mère, au temps de sa jeunesse; Elle me plaque un gentil baiser sur la tempe, me baise aussi la main et fait :
  « Bonjour, mon petit papa. Tu vas bien ? »
     Enfant, elle adorait les glaces et je l’emmenais souvent chez le confiseur. Les glaces étaient pour elles un repère esthétique. Lorsqu’elle voulait faire mon éloge, elle disait : « Papa, tu es crème » . Elle rebaptisait les doigts de ses petites mains : l’un était pistache, l’autre crème, le troisième framboise etc. Quand elle venait me dire bonjour le matin, j’avais l’habitude de l’asseoir sur mes genoux et je déclinais en lui embrassant les doigts :
  « Crème… pistache… citron… »
     Ma mémoire garde à présent le souvenir de ces baisers – pistache… crème… framboise… – mais je n’ai plus de goût pour cela. Je suis moi-même froid comme un morceau de glace, j’ai honte de ces minauderies. Lorsque ma fille s’approche de moi et m’embrasse sur la tempe, je sursaute comme si une abeille m’avait piqué, je me force à sourire et détourne le visage. Depuis que je souffre d’insomnies, une question hante mon cerveau : ma fille me voit souvent, moi, un vieillard, un homme célèbre, affreusement rougir de devoir de l’argent à mon valet ; elle voit souvent le souci dû à des dettes dérisoires interrompre mon travail et me faire aller de long en large ; alors pourquoi n’est-elle pas une seule fois venue me voir en cachette de sa mère pour me chuchoter à l’oreille : « Père, prends ma montre, mes bracelets, mes boucles d’oreille, mes robes… Mets tout ça en gage, tu a besoin d’argent… » ? Comment se fait-il que, voyant son père et sa mère s’efforcer, cédant aux convenances, de cacher notre pauvreté aux yeux du monde, comment se fait-il qu’elle ne se refuse pas le coûteux plaisir des études musicales ? Je n’aurais accepté ni la montre, ni les bracelets, ni les sacrifices, Dieu m’en préserve, je n’en ai pas besoin.
     Au fait, je pense aussi à mon fils, officier à Varsovie. C’est quelqu’un d’intelligent, d’honnête et de sensé. Mais cela ne m’avance guère. Je me dis que si je savais que mon vieux père a parfois honte de sa pauvreté, je renoncerais à mon état d’officier et me ferais embaucher quelque part. Voilà des pensées, à propos de me enfants, qui m’empoisonnent. À quoi bon ? C’est attester sa mesquinerie ou sa méchanceté que de cacher par-devers soi de mauvaises pensées à l’encontre de gens ordinaires, au motif que ce ne sont pas des héros, Laissons cela.
     À dix heures moins le quart, je dois faire cours à mes petits élèves. Je m’habille et emprunte le chemin qui m’est familier depuis trente ans et dont je connais l’histoire en détail. Voici la pharmacie, dans cette grande bâtisse grise ; il y avait jadis ici un petit débit de bière ; j’y ai ruminé ma thèse et rédigé ma première lettre d’amour à Varia. Au crayon, sur un papier à l’en-tête « Histoire de la maladie » 11. Voici l’épicerie ; elle a été tenue un temps par un Juif qui me vendait des cigarettes à crédit, puis par une grosse mère qui avait un faible pour les étudiants, ceux-ci ayant « chacun une mère » , disait-elle ; là, le marchand aux cheveux roux, d’une indifférence totale, se versant du thé d’une théière en cuivre. Maintenant, le portail de l’université, en mauvais état ; le portier s’ennuyant ferme dans sa touloupe, le balai, la neige amassée… Un tel portail ne peut faire bonne impression sur le jeune provincial débarquant, convaincu de la justesse de l’expression le temple de la science. La vétusté des bâtiments universitaires, les couloirs sombres, la suie sur les murs, l’éclairage insuffisant, l’aspect peu engageant des gradins, des patères et des bancs occupent une des premières places dans l’étiologie du pessimisme russe… À présent, voici notre jardin. Il n’est ni mieux ni pire que du temps où j’étais étudiant, apparemment. Je ne l’aime pas. Ce serait bien plus intelligent de faire pousser des pins élancés et de braves chênes en lieu et place de ces tilleuls cachectiques, de cet acacia jaunâtre et de ce lilas tondu et rabougri. L’étudiant ne doit rencontrer à chaque pas que des choses élégantes, solides, élevées, lui dont l’humeur dépend tellement de l’atmosphère qui l’entoure… Que Dieu lui épargne les arbres décharnés, les carreaux cassés et les portes tapissées de bouts de toile cirée.
     Tandis que je m’approche du perron, la porte s’ouvre toute grande et m’accueille mon vieux camarade, le concierge Nikolaï, du même âge que moi et mon homonyme. M’ayant fait entrer, il dit en gloussant :
  « Il gèle, Votre Excellence ! »
     On encore, si ma pelisse est mouillée :
  « Il crachine, Votre Excellence ! »
     Puis il  court m’ouvrir toutes les portes. Dans mon cabinet, il m’aide avec soin à enlever ma pelisse, tout en me donnant en vitesse les dernières nouvelles de l’université. Grâce aux liens étroits qu’entretiennent tous les concierges et tous les gardes de l’université, il est au courant de tout ce qui se passe dans les quatre facultés, chez les administratifs, dans le bureau du recteur et à la bibliothèque. Que ne sait-il pas ! Par exemple, si la démission du recteur ou d’un doyen est à l’ordre du jour, je l’entends discuter avec de jeunes gardiens, citant les candidats au poste, expliquant les préférences du ministre ou le refus d’un pressenti, le voilà qui rentre ensuite dans d’incroyables détails, faisant état de documents administratifs absolument confidentiels, d’un soi-disant entretien secret qu’aurait eu le ministre avec un curateur, etc. Mis à part ces précisions, globalement, la suite lui donne toujours raison. Les descriptions qu’il fait des différents candidats lui sont propres, mais là encore, elles sont fidèles. Si vous avez besoin de savoir en quelle année quelqu’un a soutenu sa thèse, a commencé à exercer, a pris sa retraite ou est mort, adressez-vous à la mémoire illimitée de ce grognard, il vous indiquera non seulement la date exacte, mais encore vous décrira en détail les circonstances. Une telle mémoire relève de l’amour.
     C’est le gardien des traditions universitaires. De ses prédécesseurs, il a hérité de nombreuses légendes se rapportant au milieu, il en a beaucoup rajouté de son cru, glanées au cours de son service, et il vous racontera des petites histoires comme des grandes, à la demande. Il peut vous en narrer au sujet de savants extraordinaires, d’esprits universels, de grands travailleurs ne dormant pas des semaines durant, d’innombrables martyrs de la science ; le bien l’emporte chez lui sur le mal, le faible sur le fort, le sage sur la brute, le modeste sur l’orgueilleux, le jeune sur l’ancien… Vous n’êtes pas obligé de prendre pour argent comptant toutes ces fables et légendes, mais en les filtrant, vous obtiendrez le fond authentique : nos bonnes vieilles traditions et le nom de nos véritables héros, reconnus de tous.
     Dans notre société, tout le savoir concernant le monde des savants se résume à des anecdotes à propos de l’inimaginable distraction des vieux professeurs et à deux ou trois bons mots attribués tantôt à Grouber, tantôt à Baboukhine ou encore à moi-même. Pour des gens instruits, c’est bien peu. Aimeraient-ils la science, les savants et les étudiants comme Nikolaï, que leurs lettres se seraient depuis longtemps enrichies d’épopées entières, de récits et de biographies, ce qui, hélas, est loin d’être le cas.
     M’ayant ainsi tenu au courant, Nikolaï arbore une expression sévère et nous passons aux questions pratiques. Si quelque étranger l’écoutait à ce moment manipuler avec aisance la terminologie en vigueur, il le prendrait peut-être pour un savant déguisé en militaire. Il faut signaler, à propos, qu’on surestime beaucoup le savoir des gardiens attachés à l’université. Certes, Nikolaï connaît plus d’une centaine d’appellations latines, sait assembler un squelette, confectionner une préparation le cas échéant, divertir les étudiants avec quelque longue et savante citation, mais, par exemple, la théorie, pourtant simple, de la circulation sanguine lui reste tout aussi étrangère aujourd’hui qu’il y a vingt ans. 
     Assis à une table, penché très bas au-dessus d’un livre ou d’une préparation, voici mon disséqueur Piotr Ignatiévitch, travailleur aussi acharné que modeste, mais dépourvu de talent, homme déjà chauve à trente-cinq ans et nanti d’une forte bedaine. Il travaille du matin au soir, lit énormément, comprend tout ce qu’il lit — à cet égard, il vaut de l’or ; pour le reste, c’est un cheval de trait ou, comme on dit, une buse savante. Les caractéristiques d’un cheval de trait, qui le distinguent de l’homme de talent, sont les suivantes : un horizon étroit, limité à sa spécialité ; sorti de cette dernière, il est naïf comme un enfant. Je me souviens d’être entré un matin dans mon bureau en disant :
« Quel malheur, figurez-vous ! Il paraît que Skobéliev12 est mort. »
     Nikolaï a fait un signe de croix, tandis que Piotr Ignatiévitch se tournait vers moi pour demander :
« Qui est-ce, ce Skobéliev ? »
     Quelque temps auparavant, j’avais annoncé la mort du professeur Piérov13. Et notre bon Piotr Ignatiévitch de demander :
« Qu’est-ce qu’il enseignait ? »
     Il semble que, même si Patti14 lui chantait à l’oreille, même si les hordes chinoises déferlaient sur la Russie, même en cas de tremblement de terre, il ne remuerait pas un orteil et, clignant de l’oeil, continuerait à regarder dans son microscope. Bref, il se moque bien d’Hécube. Je donnerais cher pour voir ce cœur sec au lit avec son épouse.
     Autre trait caractéristique : une foi fanatique en l’infaillibilité de la science et, avant tout, de ce qu’écrivent les savants allemands15. Il est sûr de lui et de ses préparations, connaît le but de la vie, et lui sont absolument étrangers les moments de doute et de désespoir qui donnent des cheveux blancs aux gens de talent. Il est représentatif d’une génération à plat ventre devant les sommités consacrées et se refusant totalement à penser par elle-même. Il est difficile à détromper en quoi que ce soit, lui faire des objections est une gageure. Essayez-donc de discuter avec un homme profondément convaincu de l’excellence de la science médicale et de la prééminence des médecins comme de la supériorité des traditions médicales. La médecine a conservé une seule tradition de son fâcheux passé : la cravate blanche que portent de nos jours les docteurs ; pour un savant et plus généralement un homme instruit, ne doivent exister que les traditions adoptées par le corps universitaire dans son ensemble, sans distinction entre médecine, droit, etc, mais Piotr Ignatiévitch a du mal à se faire à cette idée, et il est prêt à en discuter avec vous jusqu’au Jugement dernier.
     Je vois clairement la suite de sa carrière. Au cours de sa vie, il va faire quelques centaines de préparations médicales plus impeccables les unes que les autres, rédigera de nombreux comptes rendus convenablement secs, se fendra d’une dizaine de traductions consciencieuses, et avec tout ça, n’aura pas inventé la poudre. Ce qui exige de l’imagination, une capacité inventive, de l’intuition, choses dont Piotr Ignatiévitch est complètement dépourvu. Bref, en matière de science, ce n’est pas un maître, mais un tâcheron.
       Tous les trois, Nikolaï, Piotr Ignatiévitch et moi, parlons à mi-voix. Nous ne sommes pas tout à fait dans notre assiette. On éprouve un sentiment particulier lorsqu’on entend, de l’autre côté de la porte, bourdonner l’auditoire de la salle de cours comme une rumeur venant de la mer. En trente ans de carrière je ne me suis jamais habitué à ce sentiment que je ressens chaque matin. Avec nervosité, je boutonne ma redingote et pose à Nikolaï des questions inutiles, je m’emporte… On dirait que j’ai peur, mais ce n’est pas de la peur, c’est quelque chose d’autre, que je ne suis pas en état de nommer ni de décrire.
     Je jette un coup d’œil superflu à ma montre et je dis :
  « Eh bien ? Il est temps d’y aller. »

     Et notre cortège s’ébranle dans cet ordre : en tête Nikolaï avec des préparations ou des cartes, je le suis et le cheval de trait ferme la marche, la tête baissée avec modestie ; ou même, lorsque c’est nécessaire, ouvre la marche une civière portant un cadavre, suivie de Nikolaï, etc.  Lorsque j’apparais, les étudiants se lèvent puis se rassoient et le murmure de la mer s’apaise tout à coup. C’est le calme plat.
     Je connais le thème de mon cours, mais je ne sais par quoi je vais commencer ni par quoi je finirai. Je n’ai aucune phrase toute prête dans ma tête. Mais, ayant embrassé du regard l’auditorium (c’est un amphithéâtre) et prononcé la phrase rituelle : « Nous en étions restés la dernière fois… » , un long chapelet de phrases se forme dans mon esprit, prêtes à s’envoler – c’est parti !16Je parle vite, avec impétuosité, avec passion, donnant l’impression qu’aucune force n’est en mesure de m’arrêter. Pour bien enseigner, c’est-à-dire en divertissant l’auditoire tout en lui apprenant quelque chose, il faut, outre le talent, l’expérience et le savoir-faire, il faut avoir clairement en tête ses propres capacités, l’objet de son discours et les gens à qui l’on s’adresse. Il faut en outre rester vigilant, être sur ses gardes et avoir l’œil.
     Un bon chef d’orchestre, pour transmettre l’idée du compositeur, effectue simultanément une vingtaine de tâches : il lit la partition, agite sa baguette, a l’œil sur le chanteur, adresse de côté un signe au tambour ou au cor, etc. C’est pareil, pendant mon cours. J’ai devant moi cent-cinquante visages tous différents, trois cent yeux braqués sur moi. Mon objectif est de vaincre cette hydre aux nombreuses têtes. Si à chaque instant j’ai une vision nette du niveau de son attention et de son degré de compréhension, elle est en mon pouvoir. Mon deuxième adversaire n’est autre que moi-même. C’est l’infinie diversité des formes, des phénomènes et des lois, ainsi que la multitude des idées que tout cela détermine. Je dois à chaque instant avec dextérité extraire de cette masse de matériaux ce dont j’ai essentiellement besoin, le tout aussi vite que je parle, faire prendre à ma pensée une forme accessible à l’entendement de l’hydre et suscitant son attention, il faut en outre rester vigilant quant à l’exposition des idées, qui doivent non pas s’accumuler au fur et à mesure, mais suivre un ordre déterminé indispensable à la composition du tableau que je dessine. De plus, je m’efforce de donner une tournure littéraire à mon propos, usant de définitions courtes et précises et de phrases simples et belles, tant que faire se peut. Il me faut à tout moment me forcer à la sobriété et me rappeler que je n’ai à ma disposition qu’une heure et quarante minutes. Bref, il y a de quoi s’occuper. Il faut simultanément se montrer savant, pédagogue et bon orateur, et l’affaire prend vilaine tournure si l’orateur l’emporte en vous sur le pédagogue et le savant, ou vice-versa.
     Après un quart d’heure ou une demi-heure de cours, voici qu’on s’aperçoit que des étudiants ont les yeux au plafond ou qu’ils observent Piotr Ignatiévitch, en voici un qui s’abrite derrière son mouchoir, un autre se rassoit plus commodément, un troisième, plongé dans ses pensées, est tout sourire…Cela signifie que leur attention s’est lassée. Il convient de prendre des mesures. Dès que la possibilité s’en présente, je lâche un calembour. Sur les cent-cinquante visages de mes auditeurs fleurissent des sourires, leurs yeux brillent de gaieté, on entend de nouveau, brièvement, le bruit de la mer… Je ris à mon tour. L’attention s’est réveillée, je peux poursuivre.
     Il n’est pas de sport, ni de jeu ou d’autre distraction, qui m’ait procuré autant de jouissance que de faire cours. Il n’y a qu’en cours que j’ai pu me livrer tout entier à ma passion, et j’ai alors compris que l’inspiration existe bel et bien, que ce n’est pas une simple invention des poètes. Et je crois qu’Hercule n’a pas ressenti, après le plus remarquable de ses exploits, un aussi doux épuisement que moi après un cours.
     Tout cela, c’est au passé. À présent, faire cours m’est une torture et rien d’autre. Il ne s’écoule pas une demi-heure sans que je ne ressente une faiblesse irrépressible dans les jambes et dans le dos ; je m’assois dans mon fauteuil, mais je n’ai pas l’habitude de faire cours en restant assis ; je me relève quelques instants plus tard et poursuis debout, pour me rassoir de nouveau par la suite. J’ai la bouche sèche, la voix enrouée, la tête qui tourne… Afin de cacher à mon auditoire l’état où je me trouve, je bois de l’eau, je toussote, je me mouche tant et plus, comme si je souffrais d’un rhume, je place des calembours mal à propos et, pour finir, j’annonce en avance que le cours est terminé. Et surtout, je me sens honteux.
     Ma conscience et ma raison me disent que ce que je puis faire de mieux maintenant, c’est de faire à ces garçons mon dernier cours, de leur dire un mot d’adieu, de les bénir et de céder mon poste à quelqu’un de plus jeune et de plus vigoureux. Mais, que Dieu me juge, je ne trouve pas le courage d’obéir à ma conscience.
     Par malheur, je ne suis ni philosophe, ni théologien. Je sais parfaitement qu’il ne me reste que six mois à vivre ; on pourrait penser qu’il est surtout temps pour moi de me pencher sur les ténèbres qui m’attendent et sur les visions qui, dans la tombe, hanteront mon sommeil. Mais mon âme, pour quelque raison, refuse d’aborder ces questions, alors que ma raison en comprend l’importance. C’est la science et elle seule qui m’intéresse, aujourd’hui comme il y a vingt ou trente ans. En rendant le dernier soupir, je continuerai à tenir la science pour ce qu’il y a de plus important, de plus beau et de plus utile dans la vie humaine, à penser qu’elle a toujours été et sera toujours la plus haute manifestation de l’amour et qu’elle seule permettra à l’homme de triompher de la nature et de lui-même. Croyance peut-être naïve et au fondement hasardeux, mais on ne peut me reprocher de penser de la sorte ; je ne puis renier cette foi qui est en moi.
     Mais il ne s’agit pas de cela. Je demande seulement que l’on ait de l’indulgence pour ma faiblesse et que l’on comprenne qu’arracher à sa chaire et à ses élèves un homme qui s’intéresse davantage à la destinée de la moelle des os qu’à la fin dernière de l’univers équivaut à le mettre en bière et à clouer son cercueil sans même attendre qu’il soit mort.
     En raison de mes insomnies et de la tension engendrée par le combat avec ma faiblesse croissante, il m’arrive quelque chose d’étrange. En plein cours, je me sens soudain des sanglots dans la gorge, mes yeux se mettent à me démanger, je ressens comme un désir incontrôlable, hystérique, de tendre les bras en avant et de me lamenter à haute voix. J’ai envie de crier à tous que le destin m’a condamné à mort, toute célébrité que je sois, et que, d’ici un semestre environ, cet amphithéâtre aura un autre patron. De crier que je suis à présent un homme empoisonné ; que de nouvelles pensées, inconnues jusqu’alors, empoisonnent mes derniers instants de vie et, telles un essaim de moustiques, m’assaillent la cervelle. Et ma situation me semble alors si horrible que j’ai envie que mon auditoire partage mon épouvante et quitte en hâte la salle, dans un mouvement de panique et avec des cris de désespoir.
    De telles minutes sont difficiles à endurer.    






Avertissement général : Les notes proviennent souvent des explications et notes – éventuellement rectifiées en ce qui concerne les noms français – trouvées dans la grande édition soviétique de l’œuvre intégrale et de la correspondance de Tchékhov datant des années soixante-dix.

  1. Toujours le tchin de Pierre le Grand, voir la Tables des rangs sur Wikipedia : les grades civils sont alignés sur les grades militaires correspondants.
  2. On peut donner un coup de jeune (… ) à l’image en pensant aux photos de Brejnev à la fin des années soixante-dix du vingtième siècle.
  3. Chirurgien : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikola%C3%AF_Pirogov
  4. Général de la première moitié du dix-neuvième siècle.
  5. ll s’agit ici de Nikolaï Niékrassov, écrivain, critique et éditeur russe du dix-neuvième siècle.
  6. C’est, pour l ‘époque, un âge avancé.
  7. Dans « Le journal d’un homme de trop »
  8. Roman de l’écrivain allemand Friedrich Spielhagen.
  9. Diminutif de Varvara, pour nous Barbara.
  10. Imitation parodique d’Othello, acte I, scène 3.
  11. “Historia morbi“ dans le texte russe, avec note de bas de page.
  12. Célèbre général : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mikha%C3%AFl_Skobelev
  13. Célèbre peintre « ambulant » , enseignant à l’Académie de Moscou.
  14. Adelina Patti, célèbre cantatrice italienne du dix-neuvième siècle, ayant effectué plusieurs tournées en Russie.
  15. Coup de griffe fréquent chez l’auteur. Pauvre Tchékhov, qui mourut en Allemagne…
  16. Tchékhov a utilisé l’expression russe que, le premier, Gogol avait placée dans la bouche de Tchitchikov, dans « Les âmes mortes » .

Rappelons en outre, pour la suite, la formation des diminutifs de patronyme : 
Stiépanytch = Stiépanovitch, etc.




II
                                                                     
     Mon cours terminé, je reste chez moi à travailler. je lis des revues, des thèses ou je prépare le cours suivant, parfois je rédige quelque chose. Mon travail se fait par à-coups, car j’ai des visiteurs qu’il faut bien recevoir.
     La sonnette retentit. C’est un collègue venu parler boutique. Il entre avec son chapeau et sa canne et me tend les deux en disant :
  « Je passe en coup de vent ! Restez assis, collègue ! Deux mots, seulement ! »
     En premier lieu, nous nous efforçons chacun de montrer notre infinie politesse et le grand plaisir que nous éprouvons à voir l’autre. Je le fais assoir dans un fauteuil, il en fait autant à mon égard ; au cours de ces manœuvres, nous nous défroissons réciproquement et avec précaution à la taille en effleurant nos boutons, c’est comme si nous nous palpions en craignant de nous brûler les doigts. Nous rions tous les deux, sans avoir rien dit de drôle. Une fois carrés dans nos fauteuils, nous nous penchons l’un vers l’autre et nous mettons à parler à mi-voix. Quelle que soit la cordialité de nos relations, nous ne pouvons nous empêcher d’enrichir nos propos de toutes sortes de chinoiseries, du genre « Vous avez daigné remarquer fort judicieusement » ou : « Comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire » et nous éclatons immanquablement de rire si l’un de nous lâche une saillie, même mal à propos. Ayant fini de parler de nos activités, mon collègue se lève avec impétuosité et, indiquant de son chapeau mon travail en cours, commence à prendre congé. Nous nous palpons derechef et rions. Je le raccompagne jusqu’au vestibule ; là, je l’aide à enfiler sa pelisse, mais il se dérobe de toutes les manières possibles à ce grand honneur. Puis, tandis que Iégor ouvre la porte, mon collègue m’assure que je vais prendre froid et je fais mine de le raccompagner jusque dehors. Et lorsqu’enfin je regagne mon bureau, j’ai le visage encore tout sourire, sans doute un effet de l’inertie.
     Un peu plus tard, nouveau coup de sonnette. Quelqu’un pénètre dans le vestibule, met du temps à se déshabiller et je l’entends tousser. Igor m’informe de la venue d’un étudiant. Je lui dis de faire entrer. L’instant d’après surgit une jeune homme au physique agréable. Entre lui et moi, les relations sont tendues depuis un an : lors des examens, ses réponses sont abominables et je lui mets des un1. Des petits malins de ce genre, que je recale ou que je coule, en reprenant les expressions estudiantines, j’en compte chaque année six ou sept dans mon entourage. Ceux d’entre eux qui, par insuffisance ou par mauvaise santé, ne résistent pas à l’épreuve de l’examen acceptent le plus souvent leur sort sans  marchander avec moi ; seuls marchandent et me relancent à domicile les tempéraments sanguins, ces larges natures à qui un ajournement à l’examen coupe l’appétit et gâte le plaisir de l’opéra. Je suis indulgent avec les premiers, rosse envers les derniers, que je recale définitivement pour l’année.
— Asseyez-vous, dis-je à mon hôte. Eh bien ? 
— Excusez le dérangement, professeur… bégaye-t-il sans me regarder en face. Je ne me serais pas permis de vous déranger s’il n’était… C’est la cinquième fois que je passe l’examen avec vous, et que je le rate. Je vous en prie, prenez à mon endroit une décision favorable, parce que…
Les paresseux invoquent toujours le même argument : ils ont très bien passé les autres épreuves, échouant seulement avec moi, ce qui les étonne d’autant plus qu’ils ont toujours eu à cœur d’étudier ma matière avec zèle et la connaissent fort bien ; se retrouver collé ne peut résulter que d’un malentendu incompréhensible.
— Je vous demande pardon, mon ami, mais je ne puis vous accorder ce que vous demandez. Étudiez de nouveau les cours et représentez-vous, nous verrons bien.
     Un silence. Le désir me prend de taquiner l’étudiant qui préfère la bière et l’opéra à la science, et je fais en soupirant :
— Pour moi, le mieux que puissiez faire, à présent, est de ne plus mettre les pieds à la faculté de médecine. Si, en dépit de vos capacités, vous n’arrivez pas à passer l’examen, il est clair que vous n’avez ni le désir ni la vocation de devenir médecin.
    La mine de mon sanguin s’allonge.
— Excusez-moi, professeur, dit-il avec un sourire malicieux, mais voilà qui serait étrange de ma part. Cinq années d’études et soudain…s’en aller !
— Mais si ! Il vaut mieux perdre cinq ans que faire toute sa vie un travail que l’on n’aime pas.
     Mais j’éprouve brusquement de la pitié pour lui, et je me dépêche d’ajouter :
— Et puis, faites comme vous voulez. Donc, reprenez un peu les cours et présentez-vous.
— Quand ça ? demande le paresseux d’une voix sourde.
— Quand vous voulez. Dès demain.
     Et je lis dans ses bons yeux : « Je peux certes venir, mais toi, bourrique, tu vas encore me recaler ! »
— Évidemment, dis-je, vous présenter encore quinze fois à l’examen ne vous rendra pas plus savant, mais cela vous éduquera le caractère. De quoi me remercier.
     Silence. Je me lève et attend son départ, mais lui reste debout à regarder la fenêtre, à se tirailler la barbe et à réfléchir. C’en devient gênant.
     Mon sanguin a une voix pleine et agréable, des yeux intelligents et narquois, il a un visage placide que l’usage fréquent de la bière et des séjours prolongés sur son divan ont un peu chiffonné ; il pourrait visiblement me raconter bien des choses intéressantes à propos de l’opéra, de ses aventures amoureuses ou des amis qu’il chérit mais, malheureusement, il ne peut pas le faire. Je le regrette bien.
— Professeur ! Je vous donne ma parole d’honneur que si vous vous montrez favorable, je, je…
     Aussitôt le mot « parole d’honneur » prononcé, je me rassois à mon bureau en agitant les mains.          L’étudiant reste quelques instants à méditer, puis déclare tristement :
— Dans ce cas, adieu… Excusez-moi.
— Adieu, mon ami. Portez-vous bien.
     Il s’en retourne d’un pas hésitant dans le vestibule, là-bas, il se rhabille lentement et, sort, sans doute plongé dans ses réflexions mais, ne trouvant rien d’autre, à mon adresse que « vieux démon » , le voici se rendant dans un bistrot boire de la bière et manger quelque chose, après quoi il rentrera chez lui dormir. Repose en paix, grand travailleur sur parole !
     Troisième coup de sonnette. C’est un jeune docteur qui fait son entrée, portant un complet noir tout neuf, des lunettes cerclées d’or et bien entendu une cravate blanche. Il se présente. Je le prie de s‘asseoir et lui demande en quoi je puis lui être utile. Non sans émotion, le jeune apôtre de la science me raconte qu’il a passé cette année son examen de doctorat, si bien qu’il ne lui reste plus qu’à rédiger sa thèse. Il voudrait l'écrire sous ma direction et me serait très reconnaissant de lui en fournir le thème. 
— Je serais très heureux de servir à quelqu’un, collègue, dis-je, mais il faut d’abord que nous nous entendions sur ce qu’est une thèse. On entend par ce terme une composition constituant le résultat d’une création personnelle. N’est-ce pas ? Une composition sur un thème choisi par et rédigée sous la direction d’un tiers porte un autre nom…
Le doctorant ne pipe mot. Je prends feu et me lève d’un bond.
— Je ne comprends pas ce que vous attendez de moi ! Je suis irrité et je crie. Je ne tiens pas une boutique, je ne fais pas commerce de thèmes ! Je vous prie tous, pour la mille-et-unième fois, de me laisser tranquille ! Quitte à paraître grossier, je vous dirai que j’en ai par-dessus la tête !
     Il se tait, avec seulement une petite rougeur aux pommettes. Son visage exprime un profond respect pour mon nom célèbre et mon savoir, mais je lis dans ses yeux du mépris pour ma voix, ma piètre apparence et mes gesticulations nerveuses. Il doit me prendre pour un timbré colérique.
— Je ne tiens pas de boutique ! dis-je rageusement. C’est vraiment curieux ! Pourquoi ne voulez-vous pas être autonome ? Pourquoi la liberté vous effraye-t-elle tant ?
     Je parle tant et plus, lui reste silencieux. Enfin, peu à peu, je me calme et, bien entendu, je cède. Le doctorant obtient de moi un thème qui ne vaut pas un clou, il rédigera sous mon contrôle une thèse rigoureusement inutile qu’il soutiendra dignement, et se verra décerner le grade bien inutile de docteur.
     Les coups de sonnette peuvent se poursuivre jusqu’à plus soif, mais je m’en tiens à quatre. Le quatrième coup retentit et j’entends des pas familiers, le froufrou d’une robe, une voix agréable…
     Il y a dix-huit ans qu’est mort mon collègue ophtalmologue, laissant une fille de sept ans, Katia, et soixante mille roubles environ. Par testament, il a fait de moi le tuteur de la petite. Katia vécut dans ma famille jusqu’à l’âge de dix ans, puis fut envoyée dans un institut, ne séjournant chez moi que l’été, pour les vacances. Je n’ai jamais eu le temps de m’occuper de son éducation, je me suis occupé d’elle seulement par à-coups, de sorte que je peux dire très peu de choses de son enfance.
     La première chose dont je me souvienne, et ce sont là des souvenirs qui me font l’aimer, c’est l’extraordinaire confiance qu’elle nous témoigna en vivant chez moi et en suivant les traitements des médecins, confiance qui, en permanence, illuminait sa frimousse. Image fréquente, elle est assise quelque part, un pansement sur la joue et, toujours, regarde attentivement quelque chose ; est-ce moi qu’elle voit en train d’écrire ou de feuilleter des livres, ou mon épouse qui s’affaire, ou bien la cuisinière en train de peler des pommes de terre ou encore le chien qui joue, de toute façon, ses yeux expriment invariablement la même pensée : « Tout n’est qu’intelligence et beauté » . Elle était curieuse et adorait discuter avec moi. Je la vois assise à mon bureau, en face de moi, attentive à mes mouvements et me questionnant. Elle veut savoir ce que je lis et ce que je fabrique à l’université, si les cadavres ne me font pas peur et où passent mes appointements.
— À l’université, les étudiants se battent ? demande-t-elle.
— Oui, ma mignonne.
— Et vous les faites mettre à genoux ?
— Tout juste.
     Et cela l’amusait beaucoup, elle en riait. C’était une enfant douce, patiente et bonne. Je l’ai observée plus d’une fois lorsqu’on lui refusait quelque chose, qu’on la punissait sans motif ou qu’on ne satisfaisait pas sa curiosité ; sur son visage, sa perpétuelle expression confiante se teintait de tristesse, et voilà tout. Prendre son parti n’était pas mon fort, j’avais juste envie, en la voyant triste, de l’attirer à moi et de la plaindre à la manière d’une vieille nounou : « Mon orpheline chérie ! »
     Je me rappelle également qu’elle aimait bien s’habiller et s’asperger de parfum. Sous ce rapport, nous nous ressemblions. Moi aussi, j’aime les beaux habits et les parfums agréables.
     Je regrette de n'avoir eu ni le temps ni le désir d’observer le début et l’épanouissement de cette passion qui s’empara complètement d’elle alors qu’elle avait quatorze ou quinze ans.  Je veux parler de son amour pour le théâtre. En arrivant chez nous de l’institut pour les vacances, elle ne parla de rien avec autant de plaisir et autant de feu que des pièces et des acteurs. Elle nous épuisa par ses continuels discours à propos du théâtre. Ma femme et mes enfants ne l’écoutaient pas. Moi seul ne trouvais pas le courage de lui refuser mon attention. Lorsqu’elle éprouvait le désir de partager ses enthousiasmes, elle venait me retrouver dans mon bureau et me disait d’une voix suppliante :
— Nikolaï Stiépanytch, permettez que nous discutions du théâtre !
     Je lui montrais ma montre et faisais :
— Je t’accorde une demi-heure. À toi de commencer.
     Plus tard, elle se mit à trimballer des douzaines de portraits d’acteurs et d’actrices, elle ne jurait plus que par ces gens ; elle essaya par la suite de prendre part à des spectacles d’amateurs et pour finir, en achevant ses cours à l’institut, elle m’annonça qu’elle était née pour être actrice.
     Je n’ai jamais partagé cet engouement de Katia. Selon moi, si la pièce est bonne, il n’est pas besoin, pour lui faire produire une  impression durable, de recourir aux acteurs ; la simple lecture peut suffire. Si la pièce est mauvaise, aucun jeu d’acteur ne la sauvera2.
     Dans ma jeunesse, j’ai pas mal fréquenté le théâtre, et, encore maintenant, une ou deux fois par an, ma famille retient une loge et m’y emmène « pour m’aérer » . Bien sûr, cela ne suffit pas pour pouvoir juger à bon droit du théâtre, aussi en dirai-je peu de choses. A mon avis, le théâtre n’est pas meilleur de nos jours qu’il ne l’était voilà trente ou quarante ans. Comme autrefois, ni dans les couloirs ni au foyer, il n’y a moyen de trouver un simple verre d’eau. Comme autrefois, ma pelisse me vaut d’être taxé de vingt kopecks par les ouvreurs, quoique je ne voie rien de répréhensible au port d’un habit chaud l’hiver. Comme autrefois, à l’entracte, joue une musique absolument inutile, ajoutant une impression aussi nouvelle qu’indésirable à celle produite par la pièce. Comme autrefois, les hommes profitent de l’entracte pour aller boire de l’alcool à la buvette. Lorsqu’il n’y a pas de progrès dans l’accessoire, il serait vain d’espérer en trouver dans l’essentiel. Lorsqu’un acteur, empêtré jusqu’au cou dans les traditions et les préjugés du théâtre, prétend réciter le monologue simple et classique « Être ou ne pas être » , non pas simplement, mais immanquablement d’une voix sifflante, le corps secoué de convulsions, ou encore lorsqu’il s’efforce de me convaincre, quoi qu’il lui en coûte, que Tchatski3, amoureux d’une idiote et passant son temps discuter avec des idiots, est un homme très intelligent et que « Du malheur d’avoir de l’esprit » n’est pas une pièce ennuyeuse4, alors la scène exhale pour moi la même routine fastidieuse qu’il y a quarante ans, à l’époque où l’on me régalait de hurlements classiques et de coeurs battants. Et je sors à chaque fois du théâtre en me sentant plus conservateur qu’à mon arrivée.
     On peut convaincre la masse crédule et sentimentale que le théâtre, dans sa forme actuelle, est une école. Mais on n’attrapera pas celui qui connaît le sens véritable de l’école. J’ignore ce qu’il en sera dans cinquante ou dans cent ans, mais, dans les conditions actuelles, le théâtre ne peut servir que de divertissement. Mais un divertissement qui revient trop cher pour qu’on le pérennise. Il soustrait à l’État des milliers de jeunes gens des deux sexes, vigoureux et talentueux, qui pourraient faire, s’ils ne se consacraient pas au théâtre, de fort bons médecins, cultivateurs, professeurs ou officiers ; il enlève au public des soirées entières – le meilleur moment pour le travail intellectuel et les conversations entre collègues. Sans même parler des dépenses financières ou des pertes morales subies par le spectateur lorsqu’on lui montre sur scène un assassinat, un adultère ou une calomnie, faussement interprétés.
     Katia était d’un tout autre avis. Elle tâchait de me persuader que le théâtre, même dans sa forme actuelle, est à placer au-dessus de la salle de conférences, au-dessus des livres, bref au-dessus de tout ce qui existe. Le théâtre est une force réunissant en elle tous les arts, et les acteurs, des missionnaires. Aucun art et aucune science ne peuvent agir aussi fortement et aussi véridiquement sur l’âme humaine que la scène, et ce n’est pas pour rien  qu’un acteur n’a pas besoin d’être une étoile pour surpasser chez nous en popularité le plus grand savant ou le meilleur peintre. Et aucune activité publique ne procure autant de plaisir et de satisfaction que l’activité théâtrale. 
     Et la voici qui, un beau jour, entre dans une troupe et part pour Oufa, je crois, emmenant avec elle beaucoup d’argent, une flopée de rêves ensoleillés et une conception aristocratique de l’ouvrage.
     Ses premières lettres, en route, furent remarquables. En les lisant, je m’étonnais que ces petites feuilles de papier pussent renfermer tant de jeunesse, de pureté morale et de sainte naïveté et, simultanément, de jugements fins et sensés qui eussent fait honneur au meilleur esprit masculin. La Volga, la nature, les villes qu’elle visitait, ses camarades, ses succès comme ses insuccès, elle ne les décrivait pas, elle les célébrait ; chacune de ses lignes respirait cette confiance que j’avais l’habitude de voir naguère sur son visage – le tout avec de très nombreuses fautes de grammaire et un dédain absolu pour la ponctuation.
     Six mois ne s’étaient pas écoulés que je reçus une lettre pleine d’enthousiasme et poétique au plus haut point, débutant par ces mots : « Je suis amoureuse » . Une photographie était jointe à la lettre, celle d’un jeune homme au visage glabre, portant un chapeau à larges bords, un plaid jeté sur l’épaule. Les lettres suivantes étaient encore très belles, mais elles comportaient déjà des signes de ponctuation, les fautes de grammaire avaient disparu, elles sentaient fort l’homme. Katia se mit à m’écrire que ce serait superbe de construire quelque part au bord de la Volga un grand théâtre au moyen d’une société par actions, en y intéressant les riches marchands et les compagnies de navigation sur le fleuve ; l’argent affluerait, les recettes seraient énormes, les acteurs formeraient une société théâtrale… C’est peut-être une bonne idée, pour le coup, mais il me semble que ce genre d’élucubration ne peut provenir que d’une cervelle masculine.
     Quoi qu’il en soit, tout alla encore bien pendant un an et demi ou deux : Katia était amoureuse, avait confiance dans ce qu’elle faisait, elle était heureuse ; mais ensuite, je commençai à remarquer dans ses lettres des signes manifestes d’abattement. Au début, Katia se mit à se plaindre de ses camarades – ce symptôme est le premier et le plus alarmant ; lorsqu’un jeune savant ou un écrivain débutant commence par se plaindre des savants ou des écrivains, cela signifie que son inspiration s’est tarie et qu’il n’est plus bon à rien. Katia m’écrivait que ses camarades désertaient les répétitions et qu’il leur arrivait de ne pas connaître leurs rôles ; on pouvait voir en chacun d’eux, dans leur façon d’adapter des pièces ineptes et de se comporter sur scène, un mépris complet du public ; la recette étant l’unique sujet de discussion, l’appât du gain fait pousser la chansonnette à des tragédiennes, les acteurs dramatiques n’étant pas en reste, avec leurs couplets sur les maris cocus et les femmes infidèles dans des situations fâcheuses, etc. On peut d’ailleurs se demander comment, en province, l’art dramatique fait pour survivre jusqu’à présent, en équilibre sur un fil aussi précaire.
     Pour toute réponse, j’envoyai à Katia une longue et, disons-le, très barbante lettre. Je lui écrivais des choses comme : « Il m’est arrivé à maintes reprises de discuter avec de vieux acteurs, des gens très distingués qui m’ont gratifié de leur amitié ; j’ai retiré de ces conversations l’idée que leur activité était moins guidée par leur libre intelligence que par la mode et l’humeur du public  ; il était arrivé aux meilleurs d’entre eux de jouer dans des tragédies comme dans des opérettes, des farces parisiennes ou des féeries, en conservant tous à chaque fois le sentiment de suivre leur chemin et de conserver leur utilité. Ainsi, comme tu peux le voir, il faut chercher la racine du mal non dans les acteurs, mais plus en profondeur, dans l’art lui-même et les relations que la société entretient avec lui. »
Cette lettre eut pour seul effet d’irriter Katia. Voici ce qu’elle me répondit : « Vous et moi ne parlons pas la même langue. Je ne vous parlais pas de gens très distingués vous gratifiant de leur amitié, mais d’une bande d’aigrefins n’ayant rien de distingué. C’est un troupeau de sauvages qui ont envahi les scènes de théâtre parce qu’on ne voulait d’eux nulle part ailleurs, et qui ont l’impudence de se baptiser “artistes“. Il n’y a chez eux pas le moindre talent, en revanche, les nullités abondent, de même que les ivrognes, les intrigants et les commères. Je ne puis vous exprimer l’amertume que je ressens à voir l’art que je chéris tant tomber aux mains de gens que je hais ; vous dire à quel point il est amer pour moi de constater que les gens de valeur observent de loin le mal et refusent de s’en approcher et, au lieu d’intervenir, écrivent, dans un style des plus lourd, des lieux communs agrémentés d’une morale bien inutile… » et tout le reste à l’avenant.
     Peu après, je reçus la missive suivante : « J’ai été cruellement trahie. Je ne puis vivre davantage. Disposez de mon argent comme vous en jugerez bon. Je vous ai aimé comme un père et comme mon seul ami. Pardonnez-moi. »
     Il semble que son chéri se soit révélé appartenir lui aussi au « troupeau de sauvages » . Par la suite, quelques allusions m’ont permis de deviner une tentative de suicide. Katia avait sans doute tenté de s’empoisonner. Il faut croire que cela l’avait rendue gravement malade, car je reçus la lettre suivante en provenance de Yalta, où, très vraisemblablement, l’avaient envoyée les médecins. Dans sa dernière lettre, elle me priait de lui envoyer au plus vite un millier de roubles à Yalta et terminait ainsi : « Pardonnez-moi la  noirceur de cette lettre. J’ai enterré hier mon enfant. » Après être restée presqu’un an en Crimée, elle nous était revenue.
     Elle avait voyagé pas loin de quatre ans et il faut bien reconnaître que, tout ce temps, j’avais joué vis-à-vis d’elle un rôle étrange et peu enviable. Lorsqu’au début elle m’avait annoncé son intention de devenir actrice, puis m’avait écrit au sujet de son amour, lorsque s’emparaient d’elle ses périodiques accès de prodigalité et qu’il me fallait sans cesse, à sa demande, lui envoyer mille ou deux mille roubles, quand elle m’avait annoncé son désir de mourir puis la mort de son enfant, à chaque fois je m’étais égaré et le seul concours que je lui avais apporté se résumait à de longues réflexions et de longues et ennuyeuses lettres que j’aurais aussi bien fait de ne pas écrire. Et, tout ce temps-là, je lui tenais lieu de père et je l’aimais comme ma fille !
     À présent, Katia habite à une demi-verste5 de chez moi. Elle loue un appartement de cinq pièces qu’elle a meublé assez confortablement et avec le goût qui lui est propre. Si l’on se mettait en tête de décrire cet ameublement, disons que l’humeur prédominante dans l’appartement est l’indolence. Des couchettes moelleuses et des poufs pour des corps alanguis, des tapis pour des jambes indolentes, des tons passés, éteints ou mats pour des regards fatigués ; aux murs, pour une âme paresseuse, une pléthore d’éventails bon marché et de petits tableaux dans lesquels l’originalité de l’exécution l’emporte sur le contenu, un amoncellement d’étagères et de guéridons  inutilement encombrés de choses de peu de valeur, d’informes lambeaux de tissu en guise de rideaux… Tout cela, joint à la peur des couleurs vives, de la symétrie et de l’espace, témoigne non seulement de l’indolence de l’âme, mais encore d’une altération du goût naturel. Katia reste allongée des jours entiers à lire, de préférence des romans et des nouvelles6. Elle sort de chez elle une seule fois par jour, après midi, pour venir me voir.
     Moi, je travaille, et Katia est assise sur un divan, pas très loin de moi, silencieuse, emmitouflée dans son châle comme si elle avait froid. Est-ce par sympathie ou du fait de l’habitude prise de ses fréquentes visites, quand ce n’était encore qu’une petite fille, sa présence ne gêne pas ma concentration. Je lui pose de rares questions machinales auxquelles elle répond très brièvement ; ou encore, pour me reposer un instant, je me tourne vers elle et je la vois, pensive, qui parcourt quelque revue médicale ou le journal. Et  je note la disparition, sur son visage, de l’expression confiante de jadis. On lit maintenant sur ce visage une indifférence froide et distraite rappelant celle des passagers obligés d’attendre un train. Ses habits sont simples et beaux, comme à son habitude, avec une touche de négligence ; on voit sur sa robe et sur sa coiffure la marque de la couchette et du fauteuil à bascule où elle passe des journées entières. Et elle a perdu de sa curiosité d’autrefois. Elle ne pose plus de questions, comme si elle avait déjà fait le tour de ce que l’on peut éprouver, et n’espérait plus rien apprendre de nouveau.
     Peu avant quatre heures, ça commence à bouger dans la salle et au salon. C’est Lisa qui rentre du conservatoire avec des amies. Elles jouent du piano, essayent leurs voix, rient aux éclats ; dans la salle à manger, Iégor met le couvert, on entend des bruits de vaisselle.
     — Je m’en vais, fait Katia. Je ne reste pas, aujourd’hui. Mes excuses à votre famille. Je n’ai pas le temps. Passez me voir.
     Tandis que je la raccompagne jusqu’au vestibule, elle m’examine sévèrement des pieds à la tête et me dit, mécontente :
— Vous avez encore maigri ! Pourquoi ne vous soignez-vous pas ?Je vais aller voir Sergueï Fiodorovitch pour l’inviter à venir vous examiner.
— C’est inutile, Katia.
— Je ne comprends pas à quoi pense votre famille ! C’est du joli, vraiment.
     Elle enfile précipitamment sa pelisse et sa coiffure un peu en vrac laisse échapper à chaque fois deux ou trois épingles. Elle n’a jamais le temps ni l’énergie d’arranger sa coiffure ; elle s’efforce tant bien que mal de cacher sous son chapeau les boucles qui dépassent et s’en va.
     À mon entrée dans la salle à manger, mon épouse me demande :
— Katia était avec toi ? Comment se fait-il qu’elle ne soit pas venue nous voir ? C’est tout de même étrange.
— Maman ! fait Lisa sur un ton de reproche. Si elle n’a pas envie de nous voir, grand bien lui fasse. Nous n’allons pas la supplier.
— Certes, mais c’est ne faire aucun cas de nous. Rester trois heures dans le bureau de ton père sans venir nous voir. Oh, et puis, comme ça lui chante. 
     Elles détestent Katia toutes les deux. Une haine pour moi incompréhensible, il faut sans doute être une femme pour la comprendre. J’en mettrais ma main au feu, sur les cent-cinquante gaillards que je vois presque chaque jour dans mon amphithéâtre et sur la centaine d’hommes plus mûrs que je rencontre chaque semaine, je doute qu’on puisse en trouver un seul capable de comprendre cette aversion haineuse pour le passé de Katia, c’est-à-dire pour sa grossesse hors mariage et la naissance d’un enfant naturel ; et, pendant que j’y suis, je n’ai pas souvenir d’une seule femme ou jeune fille, parmi mes connaissances, ne nourrissant pas, consciemment ou non, de tels sentiments. Cela ne provient pas de ce que les femmes soient plus vertueuses, plus pures que les hommes : la vertu et la pureté ne sont guère éloignées du vice lorsqu’elles ne se tiennent pas à l’écart de la méchanceté. J’explique simplement le fait par l’arriération des femmes. La tristesse compatissante et la souffrance intérieure que ressent notre contemporain homme devant le malheur sont pour moi des indices beaucoup plus sûrs du développement culturel et moral que la haine et le dégoût. Les femmes de notre époque pleurnichent autant et ont le cœur aussi dur qu’au Moyen Âge. Ceux qui recommandent pour les femmes la même éducation que pour les hommes sont dans le vrai, à mon avis.
     Ma femme n’aime pas Katia aussi pour avoir été actrice, pour sa fierté et son ingratitude, et pour tous ces innombrables vices que seule une femme aperçoit chez une autre femme.
     En dehors de moi et de ma famille, il y a encore deux ou trois amies de ma fille à manger chez nous, ainsi que le soupirant de Lisa, son prétendant, Alexandre Adolphovitch Gnekker. C’est un blondinet d’à peine trente ans, de taille moyenne, large d’épaules et corpulent, avec des favoris roux près des oreilles et de petites moustaches teintes qui donnent à son visage lisse et replet un air poupin. Il porte un veston très court, un gilet coloré et un pantalon à larges carreaux dont le haut est très large et le bas très étroit, et enfin des bottines jaunes à talon plat. Il a des yeux globuleux à fleur de tête, sa cravate évoque une queue d’écrevisse et je trouve même que toute la personne de ce jeune homme exhale une odeur de soupe à l’écrevisse7 On le voit quotidiennement chez nous mais personne de ma famille ne connaît son origine ni quelles études il a faites ou quels sont ses moyens d’existence. Il ne joue d’aucun instrument, ne chante pas, mais semble évoluer dans les sphères de la musique et du chant, il vendrait des pianos ; on le voit souvent au conservatoire, il y connaît toutes les célébrités et dispose des concerts ; en matière musicale, il tranche avec aplomb, et tous se rangent avec empressement à ses avis.
     Les gens riches sont toujours entourés de parasites ; c’est aussi vrai pour les sciences et les arts. En ce monde, il n’est aucun art ni aucune science qui puisse s’affranchir de la présence de « corps étrangers » du type du sieur Gnekker8. N’étant pas musicien, je me trompe peut-être quant à Gnekker que, du reste, je connais peu. Mais son ascendant et la dignité avec laquelle, se tenant près du piano, il écoute quelqu’un jouer ou chanter, me paraissent plus que suspects. 
     Vous avez beau être un parfait gentleman et avoir le rang de conseiller secret, si vous avez une fille, vous n’avez aucune assurance contre l’intrusion chez vous de cette gâteuse d’humeur, la mesquinerie petite-bourgeoise qui sait faire la cour, introduire des demandes en mariage et finalement épouser. Ainsi, je ne puis prendre mon parti de cette expression solennelle que ma femme arbore chaque fois que Gnekker se trouve chez nous, pas plus que je ne puis me résoudre à ces bouteilles de Château Lafite, de porto et de xérès qui apparaissent seulement en son honneur, pour qu’il puisse constater de visu sur quel grand pied nous vivons. Je ne digère ni le rire convulsif de Lisa, affèterie mise au point au conservatoire, ni sa façon de cligner des yeux lorsqu’il y a des hommes chez nous. Et surtout, je ne puis comprendre pourquoi l’on m’impose chaque jour chez moi, et même à table, la présence d’un être rigoureusement d’un autre monde que le mien, étranger à mes habitudes, ma science et ma tournure d’esprit, n’ayant strictement rien de commun avec les gens que j’aime. Mon épouse et mon domestique ont beau faire des messes basses à propos du « fiancé » , je ne comprends pas ce qu’il fait chez moi ; sa présence éveille en moi la même perplexité que celle que j’éprouverais en voyant s’asseoir à ma table un Zoulou. Et je m’étonne que ma fille, qui est restée pour moi une enfant, puisse aimer cette cravate, ces yeux, ces joues molles…
             J’aimais bien, jusqu’alors, déjeuner, au pire, j’y étais indifférent, tandis qu’à présent cela ne fait qu’éveiller en moi un sentiment d’ennui teinté d’irritation. Lorsque je fus devenu une Excellence9 et un doyen de faculté, ma famille jugea bon, allez savoir pourquoi, de bouleverser notre menu et l’ordonnance de nos repas. Au lieu des mets simples auxquels je m’étais habitué du temps de mes études et lorsque j’étais un médecin ordinaire, on me sert aujourd’hui un mélange de soupe et de purée dans lequel nagent comme des glaçons blancs, et puis des rognons au madère. Le rang de général9 et la célébrité me privent pour toujours de la soupe aux choux, des petits pâtés savoureux, de l’oie rôtie aux pommes et de la brème servie avec de la kacha. Ils m’ont aussi privé des services de la femme de chambre Agacha, vieille pie amusante, à présent remplacée par Iégor, individu lourd et hautain qui nous sert à table, un gant blanc à la main droite. Les pauses entre les plats sont courtes mais semblent durer une éternité, faute de conversation. La gaieté d’antan a disparu, de même que les conversations détendues, les blagues, les rires et les caresses échangées, cette joie que nous ressentions, les enfants comme mon épouse et moi, à nous retrouver dans la salle à manger ; pour l’homme très occupé que j’étais, le repas était un moment de détente et une occasion de revoir mes proches, pour ma femme et mes enfants, c’était une fête, certes brève mais remplie de lumière et de joie, car ils savaient que, pour une demi-heure, je n’étais plus le savant accaparé par sa science ni le professeur tout à ses étudiants, je n’appartenais qu’à eux. Le coup de main pour s’étourdir d’un petit verre10 a disparu avec Agacha, de même que la brème à la kacha et le bruit accompagnant les petits scandales du déjeuner, les bagarres du chien et du chat sous la table ou le bandage de la petite Katia tombant de sa joue dans l’assiette de soupe. 
     Décrire notre repas actuel est aussi désagréable que le repas lui-même. Sur le visage de ma femme se lisent la solennité, une gravité feinte et son inquiétude habituelle. Elle regarde nos assiettes d’un air soucieux et dit : « Le rôti ne vous plaît pas, je le vois bien… Dites-le moi : il ne vous plaît pas, vraiment ? »Et je suis obligé de lui répondre : « Tu t’inquiète pour rien, ma chérie, le rôti est très bon. » Mais elle fait : « Tu prends toujours mon parti, Nikolaï Stiépanovitch, sans jamais dire la vérité. Comment se fait-il qu’Alexandre Adolphovitch y ait à peine touché ? » Et le tout à l’avenant durant tout le repas. Lisa a son rire convulsif et cligne des yeux. Je les regarde toutes les deux et me rends brusquement compte, pour la première fois et de façon claire, que la vie intérieure de ces deux-là est depuis longtemps en dehors de mon contrôle. J’ai l’impression d’avoir longtemps vécu au sein de ma vraie famille et de déjeuner à présent comme un invité chez une femme qui n’est pas la mienne, en compagnie d’une Lisa qui n’est pas la mienne. Un changement radical s’est opéré en elles, je n’ai pas remarqué le long processus suivant lequel s’est accomplie cette métamorphose, et il n’est pas étonnant que je n’y comprenne plus rien. Quelle est la cause de ce bouleversement ? Je l’ignore. Tout le malheur provient peut-être de ce que Dieu n’a pas accordé à mon épouse et à ma fille autant de force qu’à moi. Depuis l’enfance, je suis habitué à résister aux influences extérieures et je me suis pas mal endurci ; les accidents du quotidien, comme le fait de devenir célèbre, d’avoir le rang de général, de passer de l’aisance à la vie au-dessus de ses moyens, de faire la connaissance d’aristocrates, etc, ne m’ont nullement ébranlé, je suis resté le même, sain et sauf ; mais cela s’est abattu sans crier gare sur mon épouse et Lisa, déjà faibles et non endurcies, et cette énorme boule de neige les a écrasées.
     Les demoiselles et Gnekker parlent de fugues, de contrepoint, de chanteurs et de pianistes, de Bach et de Brahms et ma femme, de peur de se voir suspecter d’ignorance en matière musicale, leur fait des sourires complaisants et bredouille : « C’est charmant… N’est-ce-pas ? Dites… » Gnekker mange posément, lâche des bons mots avec componction et il écoute avec une indulgence condescendante les remarques des demoiselles. De temps en temps, il lui prend l’envie de converser en mauvais français, et je deviens alors immanquablement Votre Excellence11.
     Moi, je reste maussade. Il est évident que je les gêne tous, de même qu’ils me gênent. Je n’avais jamais encore fait d’aussi près la connaissance des antagonismes sociaux, et c’est quelque chose de cet ordre qui me torture à présent. Je m’efforce de ne voir que les mauvais côtés de Gnekker, j’y parviens sans peine et la pensée qu’un individu d’un autre monde que le mien joue chez moi le rôle de fiancé me met la mort dans l’âme. Il exerce encore autrement une mauvaise influence sur moi. En temps ordinaire, que je sois seul ou en compagnie de gens que j’aime, je ne repense jamais à mes mérites, ou alors ils me semblent bien insignifiants, comme si je n’étais qu’un savant de la veille ; en présence de gens comme Gnekker, je fais des mêmes mérites une montagne dont le sommet se perd dans les nuages, tandis qu’à son pied grouillent, indistincts, les Gnekker.
     Après le déjeuner, je vais dans mon bureau fumer ma seule pipe de la journée, unique survivance de la sale habitude qui était la mienne autrefois de fumer du matin au soir. Tandis que je fume, mon épouse vient me voir et s’assoit pour bavarder un peu avec moi. Exactement comme chaque matin, je sais de quoi il va être question.
— Il faudrait que nous ayons une conversation sérieuse, Nikolaï Stiépanytch, se lance-t-elle. C’est au sujet de Lisa… Pourquoi n’y prêtes-tu pas attention ?
— Comment cela ?
— Tu fais comme si tu ne remarquais rien, ce n’est pas bien. L’insouciance ne mène nulle part… Gnekker a des vues sur Lisa… Qu’en penses-tu ?
— Dans la mesure où je ne le connais pas, je ne peux pas dire que ce soit un vilain personnage, mais il ne me plaît pas, je te l’ai déjà dit mille fois.
— Mais on ne peut pas… il ne faut pas…
     Elle se lève et se met à marcher, toute à son émoi.
— On ne peut pas considérer de la sorte une démarche sérieuse… dit-elle. Quand il s’agit du bonheur de son enfant, il faut mettre l’accessoire de côté. Je le sais, qu’il ne te plaît pas… Très bien… Si nous refusons sa demande aujourd’hui et ruinons ce projet, es-tu sûr que Lisa ne nous en fera pas le reproche toute sa vie ? Des fiancés, de nos jours, il n’y en a pas tant que ça, il se pourrait qu’aucun autre parti ne se présente… Il aime beaucoup Lisa et, visiblement, il lui plaît… Bien sûr, sa situation n’est pas très claire, mais que peut-on y faire ? Avec l’aide de Dieu, il obtiendra un jour son poste quelque part. Il est de bonne famille et il a de l’argent.
— D’où le tiens-tu ?
— C’est lui qui l’a dit. Son père a une grande maison à Kharkov et du bien dans cette région. Bref, Nikolaï Stiépanytch, il faut impérativement que tu ailles à Kharkov.
— Pour quoi faire ?
— Tu te renseigneras là-bas… Tu y as des collègues qui t’aideront. J’y partirais bien moi-même, mais c’est impossible. Je suis une femme…
— Je n’irai pas à Kharkov, dis-je d’un ton bourru.
     Effrayée, ma femme paraît souffrir horriblement.
— De grâce, Nikolaï Stiépanytch ! me supplie-t-elle dans un sanglot. De grâce, enlève-moi ce fardeau ! Je souffre !
     Il m’est alors douloureux de la regarder.
— Très bien, Varia, dis-je tendrement. Soit, si tu veux cela, j’irai à Kharkov et ferai tout ce que tu désires.
     Elle s’applique son mouchoir sur les yeux et s’en va pleurer dans sa chambre. Je reste seul.
     Peu après, on allume ma lampe. Le fauteuil et l’abat-jour répandent sur le sol des ombres qui ne sont que trop familières et, en les voyant, j’ai l’impression qu’il fait déjà nuit et qu’est revenue ma maudite insomnie. Je me couche, me relève, déambule dans la chambre, me recouche… Mon excitation nerveuse est à son comble après le repas. Je pleure sans raison et cache ma tête sous l’oreiller. À ce moment, j’ai peur que quelqu’un n’entre, peur de mourir subitement, mes larmes me font honte, tout ceci est insupportable. Il m’est impossible de supporter plus longtemps cette lampe, ces livres, ces ombres par terre, d’entendre ces voix qui résonnent au salon. Une force invisible et mystérieuse me force à sortir. Je m’élance, m’habille en coup de vent et sors dehors en faisant attention à n’être vu de personne de la maisonnée. Où irai-je ?
     La réponse à cette question, je l’ai en tête depuis un bon moment : chez Katia.





  1. Les notes, en Russie, vont de 1 (complètement nul) à 5 (excellent)
  2. Après l’échec de sa première grande pièce, « Ivanov » , Tchékhov doute de son talent de dramaturge. Pendant plusieurs années, outre ses nouvelles, il n’écrit que des farces en un acte qui rencontrent un vif succès, comme « L’ours » ou « La demande en mariage » , traduites sur ce blog.
  3. Personnage principale de la pièce de Griboïédov évoquée ici.
  4. Sans doute l’opinion de Tchékhov. La pièce de Griboîédov, interdite de son vivant et copiée sous le manteau, est un des premiers exemples de samizdat russe que l’on connaisse. Elle fut enfin mise en scène en 1861. Elle est très connue en Russie, et source d’apophtegmes. Elle fut créée en France en 2007 au Théâtre de Chaillot, dans une mise en scène de Jean-Louis Benoit, à partir d’une traduction d’André Markowicz. Je crains de la trouver moi-même fort ennuyeuse, à la simple lecture en tout cas…
  5. La verste mesure un peu plus d’un kilomètre.
  6. Ce que notre vieux ronchon de savant désapprouve, bien sûr. Ah, ce clin d’œil de l’auteur !
  7. Le texte russe marque davantage d’insistance comique, car le russe dit, pour des yeux à fleur de tête : des yeux d’écrevisse.
  8. Il faut prononcer le « gn » comme dans « gnome » . Le double "k" indique une origine étrangère. 
  9. Comme indiqué au début de la nouvelle, notre héros est conseiller secret, ce qui lui donne le titre d’Excellence, et correspond, dans le registre militaire, au rang de général -lieutenant : http://www.phaleristique.com/russie_imperiale/phaleristique/tchin.htm
  10. De vodka, bien sûr.
  11. En français dans le texte.






III

     Je la trouve comme d’habitude allongée sur son divan turc ou son fauteuil-couchette, en train de lire. À ma vue, elle lève paresseusement la tête, s’assoit  et me tend la main.
— Tu passes ta vie couchée, lui dis-je après m’être reposé en silence quelque temps. Voilà qui n’est pas sain. Tu devrais te trouver une occupation !
— Pardon ?
— Je dis que tu devrais trouver quelque chose à faire…
— Quoi donc ? Une femme ne peut être que simple travailleuse ou actrice.
— Et alors ? Si tu ne veux pas faire l’ouvrière, fais l’actrice.
     Elle se tait.
— Tu devrais te marier, dis-je en plaisantant à moitié.
— Avec qui ? Et pour quoi faire ?
— Ce n’est pas bon, de vivre comme tu le fais.
— Sans mari ? La belle affaire ! Si j’en avais envie, ce ne sont pas les hommes qui manquent.
— Voilà qui n’est pas très élégant, Katia.
— Quoi donc ?
— Ce que tu viens de dire.
     Se rendant compte qu’elle me cause du chagrin et voulant effacer cette mauvaise impression, Katia me fait :
— Allez. Venez avec moi.
     Elle m’emmène dans une petite pièce douillette et me dit, en désignant un bureau :
— Voyez… Je l’ai préparé pour vous. Vous travaillerez ici. Venez tous les jours avec de quoi vous occuper. Chez vous, on ne fait que vous déranger. Vous viendrez travailler ici ? D’accord ?
     Pour ne pas lui faire de peine par un refus, je lui dis que j’accepte et que la petite pièce me plaît beaucoup. Nous nous y asseyons alors tous les deux, et nous mettons à bavarder.
     Cette pièce bien chauffée et intime, la présence d’une personne que j’aime bien, tout ceci n’éveille plus en moi comme jadis une sensation heureuse, mais une forte envie de me plaindre et de ronchonner. J’ai l’impression que le fait de me plaindre et de rouspéter me procurera quelque soulagement.
— Vilaine affaire, ma chérie ! fais-je avec un soupir. Très vilaine…
— De quoi parlez-vous ?
— Je vais t’expliquer de quoi il s’agit, mon amie. Le droit le plus saint et le plus beau qu’ont les rois est le droit de grâce. Et je me suis toujours senti comme un roi, dans la mesure où j’utilisais sans compter ce droit. Je ne jugeais pas, montrais de l’indulgence et pardonnais à tous sans barguigner. Là où d’autres protestaient et s’indignaient, moi je prodiguais de simples conseils et tâchais de convaincre. Je me suis efforcé, ma vie durant, d’être accepté aussi bien par ma famille que par mes étudiants, tant par mes collègues que par mes serviteurs. En me comportant de la sorte, je suis conscient d’avoir éduqué les gens de mon entourage. Mais maintenant, je ne suis plus un roi. Ce qui m’arrive convient aux seuls esclaves : je remue jour et nuit dans ma tête de méchantes pensées, des sentiments que j’ignorais jusqu’ici se sont emparés de mon âme. J’abrite désormais la haine, le mépris, l’indignation, la révolte et l’effroi. Me voici à présent exagérément sévère, exigeant, irritable, désobligeant et soupçonneux. Ce qui, auparavant, me donnait simplement l’occasion de faire un calembour douteux et de rire avec bonhomie pèse à présent sur mon âme. Ma logique n’est plus la même : jusque là, je réservais mon mépris à l’argent, aujourd’hui c’est aux riches que j’en veux, comme s’ils étaient coupables de quelque chose ; je détestais la violence et l’arbitraire, ce sont les gens violents que je hais à présent, comme s’ils étaient les seuls coupables, et non pas nous tous, incapables de nous éduquer les uns les autres que nous sommes. Que signifie tout cela ? Si ces nouvelles idées et ces nouveaux sentiments découlent d’un changement de mes convictions, d’où provient ce changement lui-même ? Le monde serait-il devenu plus mauvais, et moi meilleur ? Ou étais-je aveugle et indifférent jusqu’à maintenant ? Si un tel changement est le résultat d’un affaiblissement général de mes forces physiques et mentales – de fait, je suis malade et perds du poids chaque jour – , alors me voici dans une piètre situation : ces idées sont donc maladives et anormales, je dois en rougir et les ignorer.
— Il ne s’agit nullement de maladie, m’interrompt Katia. Vous avez seulement ouvert les yeux, voilà tout.Vous apercevez ce que, pour quelque raison, vous ne vouliez pas voir par le passé. À mon avis, il vous faut avant toute chose rompre définitivement avec votre famille et vous en aller.
— C’est absurde, ce que tu dis.
— Vous ne les aimez plus, à quoi bon chercher des accommodements ? D’ailleurs, c’est quoi, cette famille ? Des nullités ! Qu’ils disparaissent demain, personne ne s’en apercevra.
     Katia a pour mon épouse et ma fille un mépris aussi fort que la haine qu’elles éprouvent à son endroit. À peine peut-on, de nos jours, parler du droit des gens à se mépriser les uns les autres. Mais en se mettant à la place de Katia et en reconnaissant ce droit aux humains, il faut bien admettre qu’elle a autant le droit de les mépriser qu’elles de la détester.
— Des nullités ! répète-t-elle. Vous avez déjeuné, aujourd’hui ? C’est étonnant qu’elles n’aient pas oublié de vous appeler à table ! Comment peuvent-elles encore se souvenir de votre existence ?
— Katia, dis-je avec sévérité, je te prie de te taire.
— Parce que vous croyez que ça m‘amuse de parler d’elles ? Je m’en passerais joliment bien. Ecoutez-moi plutôt, ami très cher : quittez-les, allez-vous-en. Partez à l’étrange. Le plus tôt sera le mieux.
— En voilà des sornettes ! Que fais-tu de l’université ?
— Quittez-la aussi. Qu’est-elle, pour vous ? Tout ça ne sert à rien. Vous enseignez depuis trente ans, et où sont vos élèves ? De combien d’entre eux avez-vous entendu parler ? Faites donc le compte ! Pour faire croître le nombre de ces docteurs exploitant l’ignorance et accumulant des fortunes1, point n’est besoin de talent et d’honnêteté. Vous ne servez à rien.
— Mon Dieu, comme tu te permets de trancher ! dis-je avec effroi. Tu tranches, tu es cassante ! Tais-toi, ou je m’en vais ! Tes impertinences me laissent sans voix !
     La femme de chambre entre pour nous dire que le thé est prêt. Nous profitons du samovar pour changer de conversation, Dieu merci. Après m’être plaint, il me prend l’envie de donner libre cours à une autre faiblesse de vieillard, la remontée des souvenirs. Je raconte ma vie passée à Katia et, à mon grand étonnement, je lui donne des détails que je ne soupçonnais pas encore intacts dans ma mémoire. Et elle m’écoute avec attendrissement et fierté, en retenant son souffle. J’aime particulièrement lui décrire mes études d’autrefois à l’école normale et mes rêves d’alors d’entrer à l’université :
«  Voici à quoi cela ressemblait : je me promène dans le jardin de l’école. Venant d’un cabaret lointain et portés par le vent, des airs d’accordéon et quelque chanson, ou ce sont les trois chevaux d’un attelage qui longent en coup de vent l’enceinte de l’école en faisant sonner leurs clochettes, et cela suffit largement pour qu’un sentiment de bonheur m’envahisse tout entier, pas seulement la poitrine, mais de la tête aux pieds…Ecouter l’accordéon ou le son des clochettes s’évanouissant et s’imaginer médecin, dans un défilé d’images plus belles les unes que les autres. Et, comme tu vois, j’ai réalisé mes rêves. Et même au delà. J’ai été trente ans durant le professeur préféré des étudiants, j’ai eu d’excellents collègues et j’ai joui d’une réputation flatteuse. J’ai été passionnément amoureux et me suis marié par amour, j’ai eu des enfants. En résumé, si je regarde en arrière, je vois ma vie comme une belle œuvre, composée avec art. Il ne me reste plus, à présent, qu’à ne pas en gâcher le finale. Il faut pour cela mourir comme un homme. La mort est certes redoutable, mais il faut l’affronter comme il sied à un professeur, à un savant et à un chrétien : fermement et avec sérénité. Mais je suis en train de gâcher le finale. Je me noie, je cours te demander de l’aide et toi, tu me dis : noyez-vous, c’est ce qu’il faut. 
     Un coup de sonnette retentit dans l’entrée. Katia et moi nous l’identifions et déclarons ensemble :
« Ce doit être Mikhaïl Fiodorovitch. »
     Effectivement, mon collègue philologue fait son entrée ; Mikhaïl Fiodorovitch est un homme de haute taille, bien charpenté, d’environ cinquante ans, à l’épaisse chevelure argentée et aux sourcils noirs, au menton rasé. C’est un brave homme et un excellent collègue. Il est issu d’une vieille famille de l’aristocratie, famille heureuse et talentueuse qui joue un rôle éminent dans notre histoire littéraire et culturelle. Il est lui-même intelligent, non dépourvu de talent, extrêmement instruit, mais il a ses bizarreries. Nous avons tous nos côtés étranges, nous sommes, jusqu’à un certain point, des originaux, mais chez lui ces étrangetés revêtent un caractère exceptionnel, non sans danger pour ses relations. Nombre des gens qui le connaissent ne voient plus que ses bizarreries et oublient ses nombreux mérites. 
     Une fois entré, il retire lentement ses gants et dit d’une voix veloutée de basse :
« Bonjour. Vous buvez du thé ? Vous avez bien raison. Il fait terriblement froid. »
     Puis il s’assoit à notre table, prend un verre2 et commence tout de suite à parler. Le plus typique, dans sa manière de s’exprimer, c’est ce mélange, débité toujours sur un ton facétieux, de philosophie et de badinage, lui donnant l’aspect d’un fossoyeur shakespearien3. Il parle de choses sérieuses sans aucun sérieux. Ses opinions sont toujours tranchées, ses jugements toujours acerbes, mais le ton doux, égal et badin sur lequel il les exprime atténue leur mordant, même les gros mots n’écorchent pas les oreilles et on s’y habitue vite. Il amène chaque soir cinq ou six anecdotes tirées de la vie universitaire, et commence en général par elles en s’asseyant à table.
— Oh, Seigneur ! soupire-t-il en remuant comiquement ses sourcils noirs. A-t-on jamais vu de  pareils rigolos !
— Quoi donc ? demande Katia.
— Aujourd’hui, en revenant d’un cours, je tombe dans l’escalier sur ce vieil idiot, notre NN… Il avance comme d’habitude, son menton de cheval le premier, en cherchant quelqu’un auprès de qui se lamenter sur sa migraine, sa femme et ses étudiants, lesquels désertent ses cours. Ça y est, je me dis, il m’a vu, rien à faire, je suis cuit… 
     Et ainsi de suite, dans le même genre. Ou même :
     « J’ai assisté hier à la conférence publique de notre ZZ. Je me demande au nom de quel diable notre Alma mater4 se permet de montrer en public un tel nigaud, un crétin confirmé comme ce ZZ. C’est vraiment un idiot d’envergure continentale ! Mille pardons, vous ne trouverez pas son pareil dans toute l’Europe ! Figurez-vous qu’il récite son cours comme il sucerait un bonbon acidulé : siou-siou-siou…Le trac aidant, il ne s’y retrouve pas dans ses notes, il aligne ses idées tout doucement, à la vitesse d’un archimandrite à bicyclette et surtout il ne sait pas lui-même ce qu’il veut dire. De quoi périr d’ennui.Un ennui seulement comparable à celui que nous éprouvons à la salle des Actes, lors de la lecture du discours traditionnel de fin d’année, que le diable l’avale.
     Et, bifurquant abruptement :
     « Il y a trois ans, Nikolaï Stiépanovitch s’en souvient sûrement, c’est à moi qu’il incombait de lire ce texte. Il faisait très chaud, on étouffait, l’uniforme me gênait sous les bras – c’était horrible. Je lis une demi-heure, une heure, une heure et demie, deux heures…“Bon, me suis-je dit, Dieu merci, il ne reste plus que dix pages“. Et dans cette péroraison, on pouvait sauter quatre pages, ce que je me proposais de faire. Il ne me restait donc que six pages. Mais figurez-vous qu’en jetant un rapide coup d’œil devant moi, j’ai aperçu au premier rang, côte à côte, un général avec son cordon et l’évêque. Les malheureux, figés d’ennui, écarquillaient les yeux pour ne pas s’endormir tout en s’efforçant de paraître attentifs et intéressés. Alors, si ça vous plaît, me suis-je dit, voilà pour vous ! Et, pour les faire enrager, j’ai même lu les quatre pages superflues. »
     Lorsqu’il parle, seuls ses yeux et ses sourcils soulignent le comique du propos, artifice classique des railleurs. Il n’y a alors dans ses yeux ni haine ni méchanceté, seulement beaucoup d’esprit et cette finesse de renard qui est le propre des grands observateurs. À propos de ses yeux, j’ai encore noté cette particularité : quand il reçoit un verre des mains de Katia, écoute l’une de ses remarques ou la suit du regard lorsqu’elle absente quelques instants, je perçois dans son regard de la douceur, comme une prière innocente…
     La femme de chambre vient enlever le samovar et poser sur la table un gros morceau de fromage, des fruits et une bouteille de champagne de Crimée, vin assez médiocre dont Katia s’est entichée pendant son séjour là-bas. Mikhaïl Fiodorovitch prend sur une étagère deux jeux de cartes et commence une réussite. Il a la conviction que certaines patiences requièrent un grand esprit d’à-propos et beaucoup de méticulosité, cependant, tout en étalant les cartes, il ne cesse pas son bavardage. Katia observe attentivement les cartes, l’aidant plus par ses mimiques qu’en parlant. De toute la soirée, elle ne boit pas plus que deux tout petits verres, et moi juste le quart d’un grand ; Mikhaïl Fiodorovitch siffle le reste, lui qui peut boire beaucoup sans jamais être ivre.
    Pendant la réussite, nous débattons de questions d’ordre supérieur, ce qui nous ramène le plus souvent à notre sujet de prédilection, la science.
— La science, Dieu merci, arrive à son terme, déclare posément Mikhaïl Fiodorovitch. La chanson se termine. Eh oui…L’humanité commence à ressentir le besoin de passer  à autre chose. Elle s’est développée sur un terrain fait de préjugés, s’est nourrie de préjugés et forme à présent une quintessence de préjugés, au même titre que ses ancêtres à bout de souffle : l’alchimie, la métaphysique et la philosophie. Et, pour tout dire, qu’a-t-elle apporté au monde ? Il n’y a qu’une différence superficielle, vraiment infime, entre les Européens savants et les Chinois ignorants. Qu’ont-ils perdu, les Chinois, à ignorer la science ?
— Les mouches non plus, ne connaissent pas la science, dis-je. Et puis ?
— Inutile de vous ficher, Nikolaï Stiépanovitch. Je dis ça entre nous, hein… Je suis plus prudent que vous ne le croyez, je ne dirai pas cela en public, Dieu m’en garde ! Le préjugé est vivace, chez la grande masse, que les sciences et les arts sont supérieurs à l’agriculture, et le commerce supérieur à l’artisanat. Notre secte se nourrit de ce préjugé, nous n’allons pas le ruiner. Que Dieu nous en préserve !
     Pendant la réussite, la jeunesse en prend aussi pour son grade.
— De nos jours, notre public est en pleine dégénérescence, soupire Mikhaïl Fiodorovitch. Je ne parle même pas des idéaux ou de ce genre de chose, mais si seulement ils étaient capables de travail et de réflexion sensée ! Exactement comme le disait le poète : « J’observe avec tristesse notre génération5 » 
— Oui, c’est effrayant, en convient Katia. Dites-moi, avez-vous eu un seul étudiant un tant soit peu remarquable, ces cinq ou dix dernières années ?
— Je ne puis parler pour mes collègues, mais moi, je n’en ai pas souvenir. 
— J’ai eu l’occasion de voir beaucoup d’étudiants, de même que nombre de vos jeunes savants, une quantité d’acteurs… Eh bien ! Sans même parler de héros ou de gens doués, rencontrer simplement quelqu’un d’intéressant, cela ne m’est pas arrivé. La médiocrité accompagne partout l’absence de talent, le tout avec de grandes prétentions…
     Toutes ces discussions sur le thème de la dégénérescence produisent en moi une impression comparable à celle que j’éprouverais en surprenant une conversation déplaisante à propos de ma fille. Elles m’atteignent, ces accusations gratuites reposant sur un fond de lieux communs éculés et d’épouvantails comme l’abâtardissement, l’absence d’idéaux  ou la référence à un passé glorieux. Toute accusation, même venant d’une dame, doit être formulée aussi précisément que possible, faute de quoi, ce n’est qu’une méchanceté indigne de gens honnêtes. 
     Je suis un vieil homme, j’ai trente ans de service derrière moi, mais je ne remarque ni dégénérescence ni absence d’idéaux et je ne trouve pas qu’aujourd’hui soit pire qu’hier. Mon concierge Nikolaï,  qui est en l’espèce un homme d’expérience, dit que les étudiants actuels ne sont ni meilleurs ni pires que leurs prédécesseurs. 
     Si l’on me demandait ce qui me déplaît chez mes élèves, à présent, je ne répondrais qu’après un moment, et brièvement, mais avec une netteté suffisante. Leurs défauts me sont connus, c’est pourquoi je n’ai pas besoin de recourir au brouillard des lieux communs. Je n’aime pas les voir fumer, consommer des boissons alcoolisées et se marier tardivement ; je n’aime pas leur insouciance, leur fréquente indifférence, qu’ils poussent jusqu’à tolérer la misère dans leur propre milieu et ne pas verser leur cotisation à la caisse de subvention des étudiants. Ils ignorent les langues étrangères et malmènent la leur ; pas plus tard qu’hier, mon collègue hygiéniste s’est plaint à moi de devoir enseigner doublement, du fait que les étudiants savent peu de choses en matière de physique et de météorologie. Ils s’abandonnent avec délices à l’influence des écrivains contemporains, et parfois, pas des meilleurs, tandis qu’ils restent fermés à des classiques comme Shakespeare, Marc Aurèle, Épictète ou Pascal, et cette inaptitude à distinguer les ordres de grandeur témoigne plus que tout de leur manque de pratique quotidienne. Toutes les questions épineuses, présentant plus ou moins un caractère social (par exemple, la question migratoire), ils les lisent dans les journaux auquel ils sont abonnés et non en les étudiant au moyen de la recherche et de l’expérience scientifique, voie correspondant pourtant tout à fait à leur formation et plus encore à leur future carrière. Ils font des pieds et des mains pour devenir internes, assistants, préparateurs ou externes, ils sont prêts à occuper ces places jusqu’à quarante ans, quoique l’autonomie, la liberté et l’initiative individuelle ne soient pas moins nécessaires en matière  de science que de commerce ou d’art, par exemple. J’ai des élèves et des auditeurs, je n’ai pas de collaborateurs ni d’héritiers, ce qui fait que je les aime, ils m’attendrissent, mais ils ne me remplissent pas de fierté. Etc.
     De tels défauts, à condition de ne pas être trop nombreux,  ne peuvent engendrer le pessimisme ou l’aigreur que chez un être faible et pusillanime. Ils présentent tous un caractère contingent, passager et dépendent étroitement des conditions de vie ; une décennie suffira à les faire disparaître ou céder la place à de nouveaux défauts, inévitables, qui effraieront à leur tour les  timorés. Les péchés de mes étudiants m’agacent souvent, mais cet agacement n’est rien en regard du plaisir que j’éprouve depuis trente ans à discuter avec eux, à leur faire cours, à observer leurs relations et à les comparer à des gens d’autres milieux.
     Mikhaïl Fiodorovitch les dénigre, Katia l’écoute et aucun des deux ne remarque la profondeur du précipice dans lequel les entraîne peu à peu ce divertissement innocent à première vue qui consiste à blâmer ses proches. Ils ne sentent pas comme une simple conversation peut graduellement tourner à la dérision et à la raillerie, et ouvrir la voie même à des calomnies.
« On rencontre des individus cocasses, dit Mikhaïl Fiodorovitch. Hier, je vais voir notre Iégor Piétrovitch et, chez lui, je tombe sur un étudiant, un de vos carabins, de troisième année, je crois. Une tête…à la Dobrolioubov5, avec, sur le front, la marque du penseur. Nous avons bavardé. “Les choses sont ainsi, jeune homme, lui dis-je. J’ai lu qu’un Allemand – j’ai oublié son nom – avait extrait du cerveau humain un nouvel alcaloïde : l’idiotine“. À votre avis? Il m’a cru, et son visage a même pris une expression de respect : voyez un peu ! Et l’autre jour, je m’assois au théâtre. Juste devant moi, dans la rangée suivante, se trouvent deux types : l’un est  des nôtres, avec une tête de juriste, et l’autre, hirsute, un étudiant en médecine. Le carabin est saoul comme un cordonnier7et n’accorde aucune attention au spectacle. Il se contente de sommeiller et de piquer du nez. Mais dès qu’un acteur se met à déclamer un monologue ou simplement à élever la voix, mon carabin sursaute, donne un coup de coude à son voisin et lui demande : “Qu’est-ce qu’il a dit ? No-o-lement ?“ “Noblement“, répond l’autre. “Brravo ! hurle le carabin. No-o-lement. Bravo !“ Cette tête de pioche ivre, voyez-vous, est venue au théâtre chercher non pas de l’art, mais de la noblesse. Il lui faut de la noblesse. »
     Katia l’écoute et rit. Elle a un grand rire quelque peu étrange : ses inspirations alternent dans un rythme rapide avec ses expirations, comme si elle jouait de l’harmonica, et, sur son visage, seules ses narines frémissent. Tout cela me déprime et je ne sais pas quoi dire. Sortant de mes gonds, j’éclate, dressé d’un bond et criant : 
— Taisez-vous, à la fin ! qu’avez-vous à siéger comme deux crapauds empoisonnant l’air de leurs souffles ? Assez !
     Et sans attendre la fin de leurs dénigrements, je me prépare à rentrer chez moi. Il est plus que temps, du reste : dix heures passées.
— Moi, je vais rester encore un peu, fait Mikhaïl Fiodorovitch. Vous me donnez la permission, Iékatiérina Vladimirovna ?
— Je vous la donne, répond Katia.
— Bene8. Dans ce cas, faites-nous apporter une autre petite bouteille.
     Ils me raccompagnent tous les deux avec des bougies jusqu’à l’entrée et, tandis que j’enfile ma pelisse, Mikhaïl Fiodorovitch me dit :
— Vous avez terriblement maigri et vous avez vieilli, ces derniers temps, Nikolaï Stiépanovitch. Qu’avez-vous? Vous êtes malade ?
— En effet, un peu souffrant.
— Et il ne se soigne pas… place tristement Katia.
— Comment se fait-il que vous ne vous soigniez pas ? Est-ce possible ? Cher ami, Dieu protège ceux qui se ménagent. Mes salutations à votre femme et à votre fille, excusez-moi de ne pas venir souvent chez vous. Je viendrai bientôt vous dire au revoir avant mon départ pour l’étranger. Sans faute. Je pars la semaine prochaine.
     Je sors de chez Katia irrité et effrayé par cette conversation sur mon état de santé, et aussi mécontent de moi. Je m’interroge : ne pourrais-je pas en effet demander à l’un de mes collègues de me soigner ? Et je me figure tout de suite la scène, le collègue, après m’avoir ausculté, se détourne sans rien dire vers la fenêtre puis revient vers moi et, prenant un air détaché, dit d’une voix qu’il s’efforce de rendre indifférente : « Je ne vois jusqu’ici rien de particulier, néanmoins, collègue, je vous conseillerais bien de prendre un congé… » De quoi m’enlever le dernier espoir.
     Qui est sans espoir ? À présent, quand je pose un diagnostic sur mon propre cas et me soigne moi-même, il m’arrive périodiquement d’espérer m’être trompé par ignorance,  d’avoir mal interprété le sucre et l’albumine que je trouve en moi et les œdèmes que j’ai déjà constatés à deux reprises le matin ; lorsque je dévore, avec le zèle d’un hypocondriaque, les manuels thérapeutiques et change chaque jour de médication, je m’attends tout le temps à dénicher quelque chose de réconfortant. Tout ceci manque de hauteur.
     Que le ciel soit couvert ou qu’on y voie briller la lune et les étoiles, à chaque fois que je rentre chez moi, je l’observe en me disant que la mort viendra bientôt me chercher9. On croirait en vain que mes pensées d’alors ont la profondeur du ciel ou qu’elles sont étonnamment nettes. Oh non !  Je songe à moi, à mon épouse, à Lisa, à Gnéquière, à mes étudiants, aux gens, plus généralement ; mes pensées sont petites est mesquines, je ruse avec moi-même et ma conception du monde peut alors s’exprimer par les mots mêmes d’Araktchéîev10 dans une de ses lettres envoyées à un proche : « Le Bien, en ce monde, a pour pendant le Mal, d’un poids supérieur ». Bref, il n’y a guère de quoi se réjouir d’avoir vécu, et ces soixante-deux années écoulées l’ont été en vain. Je me surprends à méditer de la sorte et tâche de me persuader que ces idées sont accidentelles, passagères et, en moi, superficielles, mais aussitôt me vient à l’esprit cette réflexion :
     « S’il en est ainsi, qu’est-ce qui t’attire chaque soir vers ces deux crapauds ? »
     Et je me fais le serment de ne plus jamais aller chez Katia, tout en sachant que j’y retournerai le lendemain.
     Me pendant à la sonnette, chez moi, puis montant l’escalier, je sens que je n’ai plus de famille, ni aucun désir de la récupérer. Il est clair que mes nouvelles pensées, à la Araktchéïev, sont tout sauf accidentelles et temporaires, qu’elles me dominent entièrement. La conscience malheureuse, triste et indolent, me remuant avec difficulté comme si je traînais mille pouds11 accrochés à moi, je me couche et m’endors très vite.
     Après, ce sera l’insomnie…






  1. Sacré Tchékhov ! Bien sûr, rien de tel de nos jours.
  2. Le thé, en Russie, se boit dans des verres aménagés à cet effet.
  3. Hamlet, acte V, scène 1.
  4. L’université.
  5. Titre d’une élégie de 1838 de Lermontov.
  6. Célèbre critique littéraire.
  7. Pauvres cordonniers ! On dit aussi : « fumer comme un cordonnier ».
  8. En latin dans le texte.
  9. Écrit par un homme de vingt-neuf ans. Mais l’auteur est médecin, a eu sa première hémoptysie quelques années auparavant et vient, six mois plus tôt, de voir mourir son frère Nikolaï – prénom du héros de cette nouvelle – emporté très rapidement par la tuberculose. 
  10. Ministre de la guerre du tsar Alexandre Ier.
  11. Le poud fait environ 16,4 kilos.







IV


     Voici l’été, la vie change.
     Par une belle matinée, Lisa entre chez moi et dit en plaisantant :
     « Allons-y, Votre Excellence. Tout est prêt. »
     On conduit dehors mon excellence, on le fait asseoir dans un fiacre qui se met en route. En chemin, par désœuvrement, je lis les enseignes en inversant les lettres. Le « cabaret » devient « terabac »Cela pourrait être un nom de famille : la baronne Terabac. Me voici par les champs et longeant le cimetière, ce qui me laisse de marbre, quoique ce soit ma demeure, dans un futur proche ; voici un bois, suivi de nouveaux champs. Une trotte de deux heures amène mon excellence au rez-de-chaussée d’une datcha où l’on m’installe dans une chambre aux dimensions restreintes, tendue de bleu et toute pimpante. 
     La nuit, l’insomnie est toujours là, mais au matin je ne suis pas complètement réveillé, en train d’écouter mon épouse, je suis dans mon lit. Je ne dors pas mais je suis dans cet état de somnolence et d’assoupissement qui autorise les rêveries, même en sachant que l’on ne dort pas. À midi, je me lève et m’assieds par habitude à mon bureau mais ce n’est pas pour travailler, je me distrais en lisant des livres français à la couverture jaune que m’envoie Katia. Ce serait certes plus patriotique de lire des auteurs russes, mais je dois reconnaître qu’ils ne m’attirent pas particulièrement. À l’exception de deux ou trois auteurs âgés1, la littérature russe actuelle me semble plus artisanale qu’artistique, artisanat qu’il faut encourager sans pour l’instant en apprécier vraiment les articles. Le meilleur de cette production, on ne peut le déclarer remarquable, et il est impossible d’en faire sincèrement l’éloge sans réserves. Idem en ce qui concerne toutes ces nouveautés que j’ai pu lire ces dix ou quinze dernières années : rien qu'on puisse admirer sans réserve. C’est intelligent, c’est noble, mais cela manque de talent ; ou alors, c’est à la fois noble et exprimé avec talent, mais guère intelligent ; ou, pour finir, on y trouve de l’intelligence et du talent, mais c’est un peu vil : il y a un toujours un mais.
     Je n’irai pas jusqu’à dire que les auteurs français sont à la fois intelligents, nobles et talentueux. Ils ne me satisfont pas non plus. Mais ils sont moins ennuyeux que les russes, et on y trouve souvent ce qui donne son prix à une création, ce sentiment de liberté personnelle qui manque aux auteurs russes. Je ne me souviens d’aucune œuvre nouvelle, chez nous, où l’auteur ne commence d’emblée à s’entraver lui-même d’un tas de conditions et de compromis passés avec sa conscience. L’un s’effraie de la nudité des corps, l’autre se ligote pieds et mains au moyen d’une analyse psychologique, le troisième s’impose un humanisme sentimental, un quatrième barbouille des pages entières de descriptions de la nature pour ne pas se voir soupçonner d’écrire des ouvrages tendancieux… L’un joue résolument les petits-bourgeois, l’autre les gentilshommes, etc. Prudence préméditée, des idées derrière la tête mais pas de liberté d’écriture, ou manque de courage, comme on voudra, le résultat est là : d’œuvre, point.
     C’est ce qu’on appelle chez nous les belles-lettres.
     Les études russes sur les sujets sérieux comme l’art ou la sociologie, je n’ose pas les lire. Enfant et plus tard jeune homme, j’éprouvais, pour d’obscures raisons, de la peur devant les concierges et les ouvreurs des loges théâtrales, et cette peur est restée en moi.  Encore aujourd’hui, je les crains. On dit que seul est redoutable ce que l’on ne peut comprendre. Et certes, il est bien difficile de comprendre pourquoi les concierges et les ouvreurs au théâtre se donnent des airs si imposants, se montrent tellement arrogants et d’une si majestueuse impolitesse. Je ressens exactement le même effroi indéfinissable en lisant des articles sur des sujets sérieux. L’extraordinaire fatuité, le ton de commandement pris, la familiarité avec laquelle sont interpellés les auteurs étrangers, le savoir faire avec lequel on transvase du vide dans du creux – tout ceci me reste mystérieux, m’effraye et tranche avec la retenue tranquille et le ton de gentleman que j’ai l’habitude de trouver dans les écrits de nos médecins et nos naturalistes. Outre ces articles, j’ai aussi du mal avec les traductions faites ou corrigées par nos éminences. La bienveillance orgueilleuse du ton des préfaces, l’abondance des annotations du traducteur, qui gênent ma concentration, les points d’interrogation et les « sic » entre parenthèses généreusement disséminés par le traducteur tout au long de l’article ou du livre, tout ceci représente pour moi un attentat aussi bien contre la personne de l’auteur que contre mon indépendance de lecteur.
     Il m’est un jour arrivé d’être nommé comme expert auprès d’un tribunal d’arrondissement ; pendant une pause, l’un de mes collègues experts attira mon attention sur la grossièreté du procureur envers les accusés, parmi lesquels se trouvaient deux intellectuelles. Je crois n’avoir en rien exagéré en lui répondant alors qu’on rencontrait la même brutalité dans les relations entre auteurs d’articles « sérieux ». Pour le coup, ces rapports sont empreints de grossièreté à un point tel qu’il est tout simplement pesant de les évoquer. Ils adoptent l’un envers l’autre, ou envers les écrivains dont ils font la critique, ou bien une attitude exagérément respectueuse, allant jusqu’à se dénigrer eux-mêmes, ou bien au contraire ils font montre de bien davantage de mépris que je n’en marque, dans mes réflexions et dans mes notes, pour Gnekker, mon futur gendre. Propos irresponsables, intentions troubles voire criminelles, nombre d’articles sérieux se résument à de telles accusations. Et c’est même, selon l’expression favorite des jeunes médecins dans leurs minces publications, l'ultima ratio3. De telles relations rejaillissent inévitablement sur l’humeur de la nouvelle génération d’écrivains, si bien que je ne m’étonne nullement de voir, dans les nouveautés parues depuis dix ou quinze ans, les héros assoiffés de vodka et les héroïnes peu éprises de chasteté.
     Je lis des romans français et jette des coups d’œil par la fenêtre ouverte ; j’aperçois la dentelure de la palissade, deux ou trois arbres maigrichons, au-delà, c’est la route, le champ puis, en une large bande, la forêt de conifères. Je vois souvent avec admiration deux marmots, un garçon et une fille, aussi blonds de cheveux et déguenillés l’un que l’autre, qui escaladent la palissade et s’amusent de ma calvitie. Je lis dans leurs yeux brillants : « Regarde un peu, le chauve4 ! » Ce sont à peu près les seuls à se moquer pas mal de ma célébrité et de mon rang.
     Mes visiteurs se font un peu plus rares. Je mentionnerai juste Nikolaï et Piotr Ignatiévitch. Nikolaï vient les jours de fête, comme en visite officielle, mais c’est pour bavarder. Il est très gai, ce qui ne lui arrive jamais à la mauvaise saison.
— Alors, qu’est-ce que tu racontes ? lui demandé-je en allant à sa rencontre dans l’entrée.
— Votre Excellence ! dit-il, la main sur le cœur et le regard enamouré. Votre Excellence ! Que Dieu me punisse ! Qu’il me foudroie séance tenante ! Gaudeamus igitur iouviéniectus5 !
     Et de m’embrasser avec ferveur l’épaule, la manche et les boutons.
— Tout va bien, là-bas ? lui demandé-je encore.
— C’est la pure vérité, Votre Excellence…
     Il ne cesse, sans raison aucune, de jurer ses grands dieux, il a tôt fait de m’ennuyer et je l’envoie à la cuisine où on lui sert un repas. Piotr Ignatiévitch vient lui aussi les jours fériés, tout exprès pour me voir et échanger des idées avec moi. Il reste le plus souvent assis à côté de mon bureau, discret, propret, plein de bon sens, sans se décider à croiser les jambes ou à s’accouder ; et, tout le temps de sa visite, il me raconte d’une voix douce et posée, s’exprimant de façon livresque, diverses nouvelles à son avis intéressantes et drôles, qu’il a lues dans des revues ou de petits ouvrages. Ces histoires se ressemblent toutes et reviennent en gros à ceci : un Français a découvert quelque chose, un Allemand l’a pris sur le fait en prouvant que ladite découverte a déjà été faite en 1870 par un Américain ; un troisième larron – encore un Allemand – s’est montré plus fin que les deux premiers en montrant qu’ils avaient gaffé tous les deux en prenant, au microscope, des bulles d’air pour des pigments foncés. Même en voulant me divertir, Piotr Ignatiévitch  ne peut s’empêcher de raconter tout longuement et en détail, absolument comme s’il soutenait une thèse, en énumérant ses sources biographiques et leur chronologie, s’efforçant de ne pas se tromper dans les dates et le numéro des revues, non plus que dans les noms, énoncés sans rien omettre, ce qui lui fait dire Jean-Jacques Pti et non simplement Pti6. il lui arrive de rester déjeuner avec nous et alors, tout au long du repas, il poursuit les mêmes histoires drôles, amenant tous les convives au bord de la mélancolie. Lorsque Gnekker et Lisa s’entretiennent en sa présence de fugues et de contrepoint, de Bach et de Brahms, il baisse discrètement les yeux, gêné ; il trouve honteux de parler de choses aussi triviales en présence de gens sérieux comme lui et moi.
     Étant donné mon humeur actuelle, il me rase en cinq minutes comme si je venais de l’écouter durant des siècles. Je me mets à détester ce pauvre diable. Il me fait dépérir, avec ses récits, son débit calme et sans heurts me plonge dans la torpeur… Il a pour moi les meilleurs sentiments et bavarde avec moi dans le seul but de me faire plaisir, et je le récompense en le regardant fixement comme un fakir, en pensant : « Va-t’en, va-t’en, va-t’en… » Mais ma suggestion hypnotique est sans effet sur lui, il reste assis, il est toujours là…
     Tandis qu’il est assis chez moi, je ne peux me défaire de cette idée : « Il est très possible qu’il reprenne ma chaire, après ma mort » , et je me figure mon pauvre amphithéâtre comme une oasis où s’est tarie la source, ce qui me rend morose, silencieux et peu aimable avec Piotr Ignatiévitch, comme s’il était responsable de cette pensée qui m’est venue. Lorsqu’il se met, suivant sa bonne habitude, à porter aux nues les savants allemands, je marmonne d’un air sombre, plus du tout sur le ton de la plaisanterie bonhomme :
  « Ce sont des ânes, vos Allemands… »
     Ceci me rappelle le défunt professeur Nikita Krylov7 qui, se baignant un jour avec Pirogov à Riével8 et se fâchant contre l’extrême froideur de l’eau, s’exclama : « Salauds d’Allemands ! » Je me comporte mal avec Piotr Ignatiévitch, et c’est seulement lorsqu’il s’en va et que j’aperçois son chapeau gris de l’autre côté de la palissade que j’ai envie de lui crier : « Pardonnez-moi, mon ami ! »
     Nos repas sont encore plus ennuyeux ici que l’hiver. Nous avons droit presque chaque jour à ce Gnekker qu’à présent je méprise et je hais. Jusque là, je supportais sa présence sans piper mot, désormais je lui envoie des piques mordantes qui font rougir mon épouse et Lisa. M’emballant et devenant méchant, je sors souvent de véritables idioties, sans bien savoir pourquoi. Un jour, après avoir longuement regardé avec mépris Gnekker, j’ai lâché à brûle-pourpoint :

L’aigle peut voler plus bas que les poules ;
Mais jamais une poule n’atteindra les nuages9 !

     Et le plus fâcheux dans l’histoire, c’est de voir ce volatile de Gnekker se montrer bien plus intelligent que notre aigle de professeur. Sachant mon épouse et Lisa de son côté, il observe la tactique suivante : il répond à mes flèches par un silence indulgent (façon de dire : le vieux déménage, laissons-le tranquille) ou même blague gentiment à mon endroit. Comme elle est étonnante, l’aptitude humaine à la dégénérescence ! Je suis capable, le temps du repas, d’imaginer que Gnekker s’avère un simple aventurier, que mon épouse et Lisa s’en aperçoivent et que je moque d’elles, – tout ceci en ayant déjà un pied dans la tombe !
     Des disputes surviennent à présent, que je ne connaissais jadis que par ouï-dire. Quoi qu’il m’en coûte de la décrire, en voici une survenue après un repas.
     Assis dans ma chambre, je fume une pipe. À son habitude, ma femme entre, s’assoit et commence à dire que ce serait une bonne chose de profiter de la belle saison et du temps libre pour aller faire un tour à Kharkov pour en savoir un peu plus long au sujet de Gnekker.
— D’accord, je vais y aller, en conviens-je.
     Contente de moi, elle se lève et va vers la porte, puis fait demi-tour et me dit :
 — À propos, j’ai encore une chose à te demander. Je sais que tu vas te fâcher, mais je dois absolument t’avertir… Pardonne-moi, Nikolaï Stiépanytch, mais aussi bien nos relations que nos voisins, tout le monde parle du fait que tu vas très souvent voir Katia. Elle est intelligente et instruite, je n’en disconviens pas, il doit être agréable de passer du temps avec elle mais, à ton âge et dans ta situation, il semble étrange que sa compagnie te plaise… De plus, sa réputation fait que…
     Je suis devenu tout blanc, mes yeux ont lancé des étincelles et j’ai crié, hystérique, en trépignant :
— Laissez-moi ! Laissez-moi ! Laissez-moi !
     Était-ce mon visage effrayant, ma voix étrange, toujours est-il que ma femme a blêmi à son tour et a poussé un cri étranglé. En nous entendant crier, Lisa, Gnekker puis Iégor sont accourus
— Fichez-moi la paix ! je continue à crier. Ouste ! La paix !
     Mes jambes s’engourdissent, je ne les sens plus du tout, je m’écroule dans les bras de quelqu’un, puis j’entends brièvement des pleurs avant de sombrer et de rester évanoui deux ou trois heures.
     Passons à Katia. Elle est chez moi tous les jours en fin d’après-midi, ce que les voisins ne peuvent ignorer, pas plus que nos relations. Elle vient en coup de vent et m’emmène faire une balade. Elle a son cheval et un nouveau char à bancs qu’elle a acheté cet été. Dans l’ensemble, elle vit sur un grand pied : elle a loué cher une grosse maison de campagne avec un grand jardin et déménagé là tout son mobilier, elle emploie deux femmes de chambre et un cocher… Je lui demande souvent : 
— Katia, de quoi vivras-tu, après avoir dépensé tout l’argent de ton père ?
— On verra bien, répond-elle.
— Mon amie, cet argent mérite qu’on y fasse un peu plus attention. C’est le produit d’un travail honnête, mis de côté par un brave homme.
— Vous me l’avez déjà dit. Je le sais.
     Nous passons d’abord par le champ, puis traversons la forêt de conifères qu’on voit à travers ma fenêtre. La nature me semble toujours aussi belle, quand bien même un démon me souffle à l’oreille que tous ces pins et ces sapins, tous ces oiseaux et ces nuages blancs dans le ciel ne s’apercevront pas de ma disparition lorsque je serai mort, d’ici trois ou quatre mois. Katia se plaît à mener le cheval, le beau temps et ma présence à ses côtés la réjouissent. Elle n’est pas d’humeur chagrine et oublie les paroles dures.
   « Vous êtes un excellent homme, Nikolaï Stiépanytch, déclare-t-elle. Quelqu’un de rare, et je ne vois pas d’acteur capable de tenir votre rôle. Même un mauvais acteur pourrait jouer mon rôle ou celui de Mikhaïl Fiodorytch, mais personne ne pourrait vous imiter. Comme je vous envie, si vous saviez ! Moi, quelle image est-ce que je donne de moi ? Hein, quelle image ? »
Elle reste pensive quelques instants, puis me demande :
— Nikolaï Stiépanytch, suis-je vraiment quelqu’un de négatif ? Dites ?
— C’est vrai.
— Hmm… Que faire ?
     Que puis-je lui répondre ? C’est facile, de lui dire « travaille » , ou « donne ton argent aux pauvres » ou encore « connais-toi toi-même » , trop facile, alors je ne sais pas quoi lui répondre.
     Mes collègues thérapeutes, lorsqu’ils enseignent comment soigner, conseillent d’individualiser chaque cas. Il faut suivre ce conseil pour se convaincre que les méthodes recommandées par les manuels pour soigner du mieux possible le malade-type s’avèrent inefficaces dans les cas particuliers. Il en va de même à propos des affections morales.
     Mais il faut bien répondre quelque chose, ce qui me fait dire :
— Tu as beaucoup trop de temps libre, mon amie. Il te faut impérativement t’occuper à quelque chose. Puisque tu en as la vocation, pourquoi ne te remettrais-tu pas, pour le coup, au théâtre ?
— C’est impossible.
— Tu joues les victimes. Voilà qui ne me plaît pas, mon amie. Ce qui t’es arrivé, tu en es responsable. Souviens-toi, tu as commencé par être irritée contre les gens et les choses, mais tu n’as rien entrepris pour améliorer quoi que ce soit. Tu n’as pas combattu le mal, tu t’es juste lassée, tu n’es pas tombée au combat, tu es simplement victime de ta faiblesse. Bien entendu, à cette époque, tu étais jeune et sans expérience, mais il peut en aller tout autrement à présent. Lance-toi donc ! Tu te donneras de la peine, mais tu serviras la cause sacrée de l’art.
— Trêve de ruses, Nikolaï Stiépanytch, m’interrompt Katia. Allez, convenons une fois pour toutes de ceci : nous pouvons parler des acteurs et des actrices, des écrivains, encore, mais laissons l’art tranquille. Vous êtes quelqu’un de bien, de rare, mais vous n’avez pas suffisamment le sens de l’art pour voir en lui, honnêtement, une cause sacrée. Vous n’avez pas de sens artistique. Vous avez été très occupé votre vie durant, et n’avez pas trouvé de temps pour développer ce sens. Bref, ces conversations au sujet de l’art me sont désagréables ! dit-elle avec nervosité. Ça ne me plaît pas ! Les gens en usent si trivialement, merci bien !
— Qui et comment ?
— Les ivrognes à leur façon, les journaux par la familiarité de leur ton et les gens intelligents en philosophant. 
— La philosophie n’a rien à y voir.
— Mais si. Si quelqu’un philosophe sur l’art, cela signifie qu’il n’y entend rien.
     Afin d’éviter une altercation, je change de sujet puis reste un long moment silencieux. Ce n’est que lorsque, une fois sortis de la forêt, nous nous dirigeons vers la maison de Katia, que je reviens à la charge et lui demande :
— Tu ne m’as cependant pas répondu : pourquoi ne veux-tu pas être actrice ?
Nikolaï Stiépanytch, vous êtes cruel à la fin ! s’écrie-t-elle, devenue toute rouge. Vous voulez que je vous dise bien haut la vérité ? Eh bien, si cela vous peut vous faire plaisir ! Je n’ai pas de talent ! J’ai beaucoup d’amour-propre, mais pas de talent ! Voilà pourquoi !
     Après un tel aveu, elle détourne son visage et se cramponne aux rênes pour masquer le tremblement de ses mains.
     En approchant de sa datcha, nous apercevons de loin Mikhaïl Fiodorovitch qui fait les cent pas devant le portail et nous attend impatiemment.
« Encore ce Mikhaïl Fiodorytch ! fait Katia, mécontente. De grâce, faites-le disparaître ! Il m’ennuie, il ne fait que se répéter… Il ne manquait plus que lui ! »
     Mikhaïl Fiodorytch a besoin depuis longtemps d’aller à l’étranger, mais il repousse son départ de semaine en semaine. Des changements sont apparus chez lui ces derniers temps : il a les traits tirés, il boit du vin jusqu’à s’enivrer, ce qui ne lui arrivait jamais naguère, et ses sourcils noirs se mettent à grisonner. Lorsque notre char à bancs s’arrête devant le portail, il ne cache pas sa joie impatiente. Il s’empresse de nous aider à descendre, Katia et moi, pose des questions en toute hâte, se met à rire, se frotte les mains et cette prière douce que je remarquais auparavant dans son seul regard candide s’étale à présent sur son visage tout entier. Il est tout réjoui, en même temps il est rempli de honte – il a honte de cette joie qui est la sienne, de l’habitude qu’il a prise de venir chaque soir chez Katia, il croit nécessaire de justifier sa visite par des inepties du genre : « Je passais dans le coin pour affaires, je me suis dit que j’allais venir quelques instants » .
     Nous entrons tous les trois ; nous commençons par boire du thé, puis font leur apparition les jeux de cartes que je connais bien, le gros morceau de fromage et les fruits habituels, ainsi que la bouteille de champagne de Crimée. Nos sujets de conversation sont les mêmes que ceux de cet hiver. Tout y passe et se fait déchirer à belles dents, l’université, les étudiants, la littérature et le théâtre ; l’atmosphère de médisance s’épaissit et devient irrespirable, ses vapeurs empoisonnent notre trio tout entier et non plus seulement les deux crapauds, comme cet hiver. La femme de chambre qui nous sert entend, outre des rires veloutés de baryton et des halètements d’harmonica, le tremblement désagréable d’un rire de général au vaudeville : hé-hé-hé…




  1. Dostoïevski et Tourguéniev sont morts, Tolstoï a soixante ans. 
  2. On pourra comparer ce règlement de comptes en règle avec l’ironie déployée dans la nouvelle “On s’ennuie à Moscou“, parue presque un an plut tôt.
  3. En note : L’argument ultime.
  4. Allusion biblique (voir 2 Rois 2, 23 : à la fin de « Enlèvement d’Élie » )
  5. En note : Nikolaï massacre le début d’une chanson estudiantine signifiant : “réjouissons-nous d’être jeunes“.
  6. Il existe un Jean-Martin Petit, général de Napoléon et sénateur du second empire ; on connaît aussi un Jean-Louis Petit chirurgien et anatomiste du dix-huitième siècle. L’oiseau concocté par Tchékhov (Pti est le début de « Ptitsa » qui signifie oiseau) est inconnu au bataillon.
  7. Professeur de droit romain à Moscou, à ne pas confondre avec le fabuliste Ivan Krylov.
  8. L’actuelle Tallin.
  9. Extrait de la fable de Krylov « l’aigle et les poules » , à la fin, juste avant l’envoi.





V

     Il existe des nuits effrayantes, remplies de tonnerre et d’éclairs, de pluie et de vent, celles que la langue populaire désigne sous le nom de « nuits de moineau ». Au cours de ma vie, j’ai fait l’expérience d’une telle nuit…
     Je me réveille après minuit et saute brusquement au bas du lit. J’ai comme l’impression que je vais mourir d’un instant à l’autre. Pourquoi cette impression ? Physiquement, je ne ressens rien qui annoncerait une fin prochaine, mais je suis envahi d’un sentiment d’horreur, comme si j’apercevais brusquement la lueur sinistre d’un énorme incendie. 
     Je me dépêche d’allumer une lampe et de boire de l’eau à même la carafe, puis me précipite vers la fenêtre ouverte. Dehors, le temps est magnifique. Il y a une odeur de foin mélangée à une autre, aussi agréable. J’aperçois la dentelure de la palissade, les arbres maigrichons et assoupis non loin de la fenêtre, la route, la bande sombre de la forêt ;  la lune se détache, brillante, sur le ciel serein, sans un nuage. Tout est calme, pas une feuille d’arbre ne remue. J’ai l’impression que tout m’observe, prête l’oreille et s’attend à ce que je meure…
     C’est horrible. Je ferme la fenêtre et regagne vite mon lit. Je me tâte le poignet sans trouver mon pouls, essaye les tempes, puis le menton, avant de revenir au poignet, mais tout est froid et couvert d’une sueur gluante. J’ai de plus en plus la respiration coupée, je suis agité de tremblements, mes viscères remuent à l’intérieur de moi, j’ai la sensation d’une toile d’araignée enserrant mon visage et mon crâne chauve.
     Que faire ? Appeler ? Inutile. Je ne vois pas ce que pourront faire pour moi mon épouse et Lisa. 
     Je me cache la tête sous l’oreiller, ferme les yeux et attends…attends…J’ai froid dans le dos et le dos qui s’incurve en dedans, j’ai le sentiment que la mort s’approche de moi par  derrière, à pas de loup…
— Kivi-kivi ! un piaulement déchire soudain le silence de la nuit, je ne sais pas si cela vient du dehors ou si c’est moi qui l’ai poussé.
— Kivi-kivi !
     Dieu que c’est effrayant ! Je bois encore un peu d’eau, mais je n’ose pas ouvrir les yeux ni lever la tête. Ma peur est incontrôlable, animale, je n’arrive pas à comprendre ce que je redoute: est-ce de mourir, ou d’éprouver une douleur nouvelle et inconnue ?
     Au-dessus de ma tête, de l’autre côté du plafond, quelqu’un fait entendre un son tenant à la fois du rire et du gémissement… Je tends l’oreille. Ce sont maintenant des pas qui se font entendre dans l’escalier. On descend précipitamment, pour remonter tout de suite après. Une minute plus tard, les pas redescendent ; quelqu’un s’arrête devant ma porte et écoute.
     Je crie : « Qui est là ? »
     La porte s’ouvre et moi j’ose ouvrir les yeux et je vois ma femme devant moi. Elle a le visage blême et les yeux éplorés.
— Tu ne dors pas, Nikolaï Stiépanytch ? demande-t-elle.
— Que veux-tu ?
— Pour l’amour du Ciel, va voir Lisa et regarde un peu ce qu’elle a. Quelque chose ne va pas…
— Bien… avec plaisir, marmonné-je, tout heureux de ne plus être seul. Très bien… Tout de suite…
     Je suis mon épouse, j’écoute ce qu’elle me dit, mais l’émotion m’empêche de comprendre quoi que ce soit. Sa bougie jette des taches de lumière de marche en marche et nos ombres tremblantes s’allongent, j’ai les jambes qui s’empêtrent dans les pans de ma robe de chambre, je suis hors d’haleine, j’ai l’impression que quelque chose me poursuit et veut m’attraper par derrière. « Je vais mourir à l’instant, dans cet escalier,  me dis-je. À l’instant… » Mais on voit la fin de cet escalier, voici le couloir avec sa fenêtre italienne et la chambre de Lisa. Celle-ci est assise sur son lit, en chemise de nuit, elle laisse pendre ses jambes nues et gémit.
— Ah, mon Dieu… ah, mon Dieu ! murmure-t-elle, et notre bougie la fait cligner des yeux. Je ne peux pas, je ne peux pas…
— Lisa, mon enfant, dis-je, que se passe-t-il ?
     À ma vue, elle pousse un cri et se jette à mon cou.
— Mon cher papa, sanglote-t-elle, mon bon papa… Mon mignon petit papa… Je ne sais pas ce que j’ai… Je souffre !
     Elle m’étreint, m’embrasse et balbutie à mon oreille ces mots doux qu’elle me disait quand elle était petite.
— Calme-toi, mon enfant, je t’en prie ! Il ne faut pas pleurer. Tu me fais mal à moi aussi. 
     Je m’efforce de la reborder, ma femme lui donne à boire et nous nous pressons de façon désordonnée autour de son lit ; mon épaule heurte la sienne et je me souviens alors du temps où nous donnions ensemble leur bain aux enfants.
  « Mais aide-la , fais quelque chose, aide-la donc ! » supplie mon épouse.
     Que puis-je faire, en vérité ? Rien du tout. La jeune fille a quelque secret qui lui pèse, mais je n’y comprends rien et je me contente de bredouiller :
  « Ce n’est rien, rien du tout… Ça va passer… Endors-toi, dors…
     Comme par un fait exprès, au dehors, le chien se met brusquement à aboyer : de façon feutrée, hésitante, au début, de plus en plus fort ensuite, à pleine gorge. Je n’avais jamais attaché d’importance aux aboiements des chiens, pas plus qu’au hululement des chouettes, mais voici que j’ai le cœur terriblement serré et je me sens obligé de commenter les hurlements de ce chien.
« Des bêtises… me dis-je. L’influence d’un organisme vivant sur un autre. J’ai transmis ma grande tension nerveuse à ma femme, à Lisa et au chien, voilà tout… On peut ainsi expliquer les pressentiments et les visions à l’avance… »
     En rentrant peu après  dans mes appartements afin de rédiger une ordonnance pour Lisa, je ne songe plus à ma mort prochaine, mais je trouve tout ceci pénible, assommant, au point d’en regretter presque de ne pas être mort subitement. Je me tiens un long moment immobile au milieu de la pièce en songeant à ce qu’il faut à Lisa, mais les gémissements, au-dessus, s’apaisent et je décide de ne rien prescrire, tout en restant sans bouger…
     Il règne un silence de mort, celui que décrivent les écrivains, j’en ai les oreilles qui bourdonnent. Le temps s’écoule lentement, les raies lumineuses dues à la lune, sur le rebord de la fenêtre, restent à la même place, comme figées… il y a du temps, d’ici l’aube.
     Mais voici que le portillon de la barrière grince, quelqu’un entre furtivement et, cassant une branche de l’un des arbres rabougris, en frappe la fenêtre. 
  « Nikolaï Stiépanytch ! chuchote une voix. Nikolaï Stiépanytch ! »
     J’ouvre la fenêtre et c’est comme dans un rêve : appuyée contre le mur, une femme en robe noire se tient en-dessous, vivement éclairée par la lune et me fixant de ses grands yeux. Son visage est sévère et d’une pâleur que la lune rend surnaturelle, son menton tremble.
  « C’est moi, dit-elle. C’est moi, Katia ! »
     Sous la clarté lunaire, les femmes ont toutes de grands yeux sombres, les silhouettes s’allongent et les visages pâlissent, voilà pourquoi je ne l’ai d’abord pas reconnue.
— Que veux-tu ?
— Pardonnez-moi. J’ai eu une crise d’angoisse… Je n’ai pu y tenir et suis venue jusqu’ici… J’ai vu de la lumière chez vous et… et j’ai frappé à la fenêtre… Je vous demande pardon… Ah, si vous saviez ce que c’était pénible ! Que faites-vous donc ?
— Rien… Mes insomnies.
— J’ai eu comme un pressentiment. Des bêtises. 
     Ses sourcils se relèvent, ses yeux brillent de larmes et son visage s’illumine, comme éclairé par son ancienne expression confiante, resurgie du passé.
— Nikolaï Stiépanytch, m’implore-t-elle, tendant vers moi ses deux mains. Mon cher ami, je vous en prie, je vous en supplie… Au nom de notre amitié et du respect que j’ai pour vous, ne repoussez pas ma demande !
— De quoi s’agit-il ?
— Prenez mon argent !
— En voilà une idée ! Pour quoi faire ?
— Allez vous faire soigner quelque part… Il le faut. D’accord ? C’est entendu, mon cœur ?
     Elle me regarde avec intensité et répète :
— Hein ? C’est entendu ?
— Non, mon amie, je ne ferai pas cela. Je te remercie.
     Elle me tourne le dos et baisse la tête. J’ai refusé sur un ton qui a dû lui sembler définitif.
— Rentre chez toi dormir…. On se verra demain.
— Ainsi, je ne suis pas une amie pour vous ? fait-elle tristement.
— Ce n’est pas ce que je dis. Mais ton argent est inutile.
— Pardonnez-moi… sa voix est plus grave d’une octave. Je vous comprends… Avoir une dette envers quelqu’un comme moi… une actrice retirée… Allons, adieu…
     Elle part si vivement que je n’ai même pas le temps de lui dire au revoir.








VI

     Me voici à Kharkov.
     Étant impuissant à à me battre contre mon humeur actuelle, lutte bien inutile, du reste, j’ai décidé que mes derniers jours seraient irréprochables, au moins en apparence ; si je suis en tort vis-à-vis de ma famille, ce que je sais parfaitement être le cas, du moins vais-je m’efforcer de me conformer à ses désirs. Allons à Kharkov, puisqu’il le faut. De plus, je suis devenu, ces derniers temps, si indifférent à tout, que je ne fais plus de différence entre me rendre à Kharkov, à Paris ou à Berditchev. 
     Je suis arrivé vers midi et suis descendu dans un hôtel proche de la cathédrale. Le balancement du train m’a donné des nausées, j’ai pris froid dans les courants d’air et je suis à présent assis sur mon lit, la tête dans les mains, attendant le retour de mon tic. Il me faut aujourd’hui même rendre visite à des collègues de mes relations, je n’en ai ni l’envie ni la force.
     Le vieux garçon d’étage entre pour réclamer mes draps. Je le retiens un petit moment pour lui poser quelques questions au sujet de Gnekker, qui me vaut ce voyage. Il se trouve que le garçon est natif de Kharkov, qu’il connaît la ville comme sa poche et n’a jamais entendu parler d’une quelconque famille Gnekker, ni d’aucune propriété portant ce nom.
     La pendule du couloir sonne une heure, deux heures, trois heures…Ces derniers mois précédant ma mort s’étirent bien plus qu’aucune autre période de ma vie. Je prends à présent mon parti de la lenteur avec laquelle le temps s’écoule, chose que je ne savais absolument pas faire autrefois. Alors que jadis, quand j’attendais un train ou passais un examen, un quart d’heure représentait pour moi une éternité, je peux à présent rester assis dans mon lit toute la nuit sans bouger, songeant avec indifférence à la grisaille de la nuit prochaine, et puis de la suivante…
     La pendule du couloir sonne cinq heures, six heures, sept heures… Il commence à faire sombre.
     Ma joue me fait sourdement mal – mon tic commence. Pour me distraire intellectuellement, je me remémore mes anciennes façons de juger, avant que de devenir indifférent à tout, et je m’interroge : qu’est-ce qui fait que moi, homme célèbre, conseiller secret, je me retrouve dans cette petite chambre, sur ce lit à la couverture grise et étrangère ? En train de contempler ce lavabo en fer-blanc, d’écouter le tintement de cette méchante pendule, dans le couloir ? Tout ceci est-il vraiment digne de ma réputation et de ma haute position sociale ? En guise de réponse, je m’adresse à moi-même un sourire moqueur. Elle me paraît bien ridicule, la naïveté qui me faisait, dans ma jeunesse, attribuer une signification exagérée à la célébrité et surestimer la position sociale soi-disant exceptionnelle dont jouissent les gens connus. Je suis un homme très connu, mon nom suscite la vénération, j’ai eu ma photo dans les revues « Le champ » et « Images du monde » , j’ai même eu l’occasion de lire ma biographie dans une revue allemande – et puis ? Me voici seul et solitaire dans une ville étrangère, sur un lit étranger, frottant de la main ma joue douloureuse… Les chamailleries domestiques, les créanciers impitoyables, la grossièreté du personnel des chemins de fer, les tracasseries au sujet des passeports, la nourriture onéreuse et malsaine que l’on trouve dans les buffets de gare, l’ignorance et la brutalité universelles, bien d’autres choses encore, trop nombreuses pour les citer toutes, – tout ceci m’affecte autant que le premier petit-bourgeois venu, dont la célébrité se limite à son pâté de maisons. Ce caractère exceptionnel de ma position sociale, comment se manifeste-t-il donc ? J’ai beau être célèbre, un véritable héros, la gloire de ma patrie ; des bulletins de santé décrivant mes maux paraissent dans tous les journaux, je reçois par la poste des messages affectueux de la part de collègues, d’élèves, de simples gens ; tout cela ne m’empêchera pas de mourir sur un lit étranger, dans l’angoisse et la complète solitude… Bien entendu, ce n’est la faute de personne, mais, pêcheur que je suis, j’en viens à ne pas aimer ce nom que je porte et qui m’a peut-être floué.
     Vers dix heures, en dépit de mon tic, je m’endors profondément, et j’aurais pu faire un long somme si l’on n’était pas venu me réveiller. Peu après une heure, on frappe un coup à ma porte.
— Qui est là ?
— Télégramme !
— Ça pouvait attendre demain, dis-je, mécontent, en prenant le télégramme que me tend le garçon d’étage. Je ne pourrai plus me rendormir, maintenant.
— Navré, monsieur. J’ai vu de la lumière, j’ai pensé que vous ne dormiez pas.
     Ayant décacheté le télégramme, je regarde d’abord la signature : mon épouse. Que veut-elle ?
  « Gnekker et Lisa se sont mariés secrètement hier. Reviens. »
     Je lis ce télégramme avec un effroi passager. Ce qui m’effraye, ce n’est pas tant le coup de force de ces deux-là que l’indifférence avec laquelle j’accueille l’annonce de leur mariage. On regarde l’indifférence comme une qualité des philosophes et des vrais sages. Ce n’est pas vrai, l’indifférence n’est que paralysie de l’âme et mort prématurée.
     Je me recouche en réfléchissant à quoi je pourrais bien penser, pour m’occuper. J’ai l’impression d’avoir déjà fait le tour de tout, de ne pouvoir trouver de quoi éveiller ma réflexion.
     L’aube me trouve assis dans mon lit, mes mains enserrant mes genoux et tâchant, pour me distraire de me connaître moi-même. « Connais-toi toi-même » est un excellent et fort utile précepte ; on peut juste regretter que les Anciens ne soient pas arrivés à en fournir le mode d’emploi.
     Autrefois, lorsqu’il me prenait l’envie de comprendre quelqu’un ou moi-même, je m’attachais moins aux actes, qui dépendent toujours des situations, qu’aux désirs Dis-moi ce que tu souhaites, je te dirai qui tu es.
     Voici qu’à présent je me fais passer l’examen : qu’est-ce que je veux ?
      Je veux que nos femmes et nos enfants, nos amis et nos élèves nous aiment comme on aime les humains ordinaires, et non comme on aime une marque ou le nom d’une firme. Et quoi d’autre ? Je souhaiterais avoir des collaborateurs et des héritiers. Quoi encore ? Je voudrais me réveiller dans un siècle et jeter ne soit-ce qu’un coup d’oeil sur ce que sera devenue la science. Je voudrais vivre encore une dizaine d’années… Et puis ?
     Et puis, plus rien. J’ai beau me creuser la cervelle, je ne trouve rien d’autre. Où que s’étendent et se dispersent mes pensées, je n’y aperçois pas de désir essentiel, de souhait d’importance. Je ne peux pas réunir et unifier ma prédilection pour la science, mon désir de vivre, ma présence sur ce lit étranger et mon aspiration à me connaître, mes pensées, mes concepts et mes sentiments, qui n’ont rien en commun. Chacune de mes idées fait bande à part, chacun de mes sentiments vit sa vie isolément et dans tous mes jugements à propos de la science, du théâtre, de la littérature et de mes élèves, dans tous ces tableaux que déploie mon imagination, l’analyste le plus expert ne pourra déceler ce qu’on appelle une idée-force, un principe général ou encore la divinité secrète d’un individu.
     Et cette absence signifie qu’il n’y a rien du tout.
     Vu cette indigence, il a suffi d’une grave maladie, de la peur de la mort, de l’influence des gens et des circonstances pour que ce que j’estimais être ma conception du monde, ce en quoi je voyais le sens radieux de ma vie, soit complètement chambardé et parte en lambeaux. Il n’est donc nullement étonnant que mes sentiments et mes pensées, des sentiments et des pensées dignes d’un esclave barbare, se soient assombris ces derniers mois, me laissant indifférent à tout, même à l’aube. Lorsqu’un individu ne possède pas en lui quelque chose de plus élevé et de plus fort que les influences extérieures, alors il est certain qu’un bon rhume lui fera perdre l’équilibre et commencer à voir dans chaque oiseau un hibou et entendre dans chaque bruit le hurlement d’un chien. Alors, ses accès de pessimisme comme ceux d’optimisme, toutes ses pensées, des plus petites aux plus grandes ne sont ni plus ni moins que des symptômes. 
     Une vraie défaite. S’il en est ainsi, rien ne sert de réfléchir davantage, il est inutile de discourir. Je vais juste attendre en silence ce qui va arriver.
     Au matin, le garçon d’étage m’apporte du thé et le journal local. Je parcours machinalement les titres de la première page, l’éditorial, des extraits, les faits divers… J’y trouve la nouvelle suivante : « Hier est arrivé chez nous par le rapide le célèbre savant et honorable professeur Nikolaï Stepanytch Untel, qui est descendu à l’hôtel H. »
     Il est clair que les noms illustres ont leur vie à eux, indépendante de ceux qui les portent. À présent, le mien se promène tranquillement par toute la ville ; d’ici trois mois, il brillera en lettres d’or sur ma stèle, faisant concurrence au soleil, – tandis que moi, je serai déjà recouvert de mousse…
     On frappe un petit coup à la porte. Quelqu’un me cherche.
— Qui est là ? Entrez !
     La porte s’ouvre et je fais un pas en arrière, bien étonné, me dépêchant de croiser les pans de ma robe de chambre. C’est Katia qui se tient devant moi.
— Bonjour, dit-elle, encore tout essoufflée d’avoir monté l’escalier. Vous ne m’attendiez pas ? Je… je suis venue, moi aussi.
     Elle s’assoit et poursuit en bégayant, sans me regarder :
— Pourquoi vous ne me dites pas bonjour ? Je suis arrivée… aujourd’hui… J’ai appris que vous étiez dans cet hôtel, et me voici.
— Je suis enchanté de te voir, dis-je en haussant les épaules. C’est juste que je suis étonné de te voir débarquer ainsi. Pourquoi es-tu venue ?
— Moi ? Comme ça…sans crier gare.
     Un silence. Dans un élan, elle se lève et s’approche de moi :
— Nikolaï Stepanytch ! dit-elle, toute blanche et ses mains comprimant sa poitrine. Nikolaï Stepanytch ! Je ne peux pas continuer à vivre ainsi ! Je ne le peux pas ! Par pitié, dites-moi ce que je dois faire ! Dites-le moi tout de suite : que dois-je faire ?
— Que pourrais-je te dire ? Je ne sais pas, fais-je, embarrassé.
— Dites-moi, je vous en supplie ! continue-t-elle, hors d’haleine, toute tremblante. Je vous le jure, je ne peux pas continuer à vivre ainsi ! C’est au-dessus de mes forces !
     Elle s’écroule sur une chaise et se met à sangloter. Elle rejette la tête en arrière, se tord les mains, trépigne ; son chapeau a glissé de sa tête et pend au bout de son élastique, elle a les cheveux en désordre.
— Aidez-moi, aidez-moi ! supplie-t-elle. Je n’en peux plus !
     Elle tire un mouchoir de son sac de voyage, en extrayant du même mouvement des lettres qui tombent de ses genoux sur le sol. Je les ramasse et reconnais sur l'une d’elles l’écriture de Mikhaïl Fiodorovitch, attrapant au passage le mot « passion » .
— Je ne peux rien te dire, Katia !
— Aidez-moi ! sanglote-t-elle, attrapant ma main et la couvrant de baisers. Vous êtes un père pour moi, vous êtes mon seul ami ! N’êtes-vous pas intelligent, instruit, plein d’expérience ? Vous avez enseigné toute votre vie ! Dites-le moi : que dois-je faire ?
— Honnêtement, Katia, je n’en sais rien…
     Je suis décontenancé, gêné, ému par ses larmes, je tiens à peine debout.
— Allez, Katia, allons déjeuner, dis-je avec un sourire forcé. Arrête de pleurer !
     Et tout de suite, j’ajoute d’une voix défaillante :
— Je vais bientôt mourir, Katia…
— Juste un mot, juste un mot ! pleure-t-elle en me tendant les mains. Que dois-je faire ?
— Tu es vraiment une drôle de petite bonne femme ! je marmonne. Une fille intelligente comme toi…tout d’un coup, flûte alors ! toute en larmes…
     Nouveau silence. Katia arrange sa coiffure, remet son chapeau, roule ensuite les lettres en boule et les fourre dans son sac, sans hâte, sans dire un mot. Elle a le visage, le corsage et les gants humides de larmes, mais son expression est déjà froide et sévère… Je l’observe en ressentant de la honte à la pensée qu’elle est plus malheureuse que moi. Cette absence en moi de ce que mes collègues philosophes appellent idée-force, je ne l’ai remarquée que peu de temps avant ma mort, durant mon crépuscule, alors que l’âme errante de cette pauvrette va passer toute sa vie à chercher un refuge !
— Allez, Katia, allons déjeuner, dis-je encore une fois.
— Non merci, répond-elle avec froideur.
     Une minute s’écoule, silencieuse.
— Je n’aime pas Kharkov, dis-je. Une ville médiocre, grisâtre…
— Oui, peut-être… Ce n’est pas très beau… Je ne vais pas rester longtemps… Je ne fais que passer… Je vais partir aujourd’hui même.
— Où donc ?
— En Crimée… Enfin, dans le Caucase.
— Ah. Pour longtemps ?
— Je ne sais pas.
     Elle se lève et, avec un sourire sans chaleur et sans me regarder, me tend la main.
     J’ai envie de lui demander : « Tu n’assisteras donc pas à mes obsèques ? » Mais elle évite mon regard, sa main est froide, c’est celle d’une étrangère. Je la raccompagne jusqu’à la porte… La voici qui s’en va par le long couloir, s’éloignant de moi sans se retourner. Elle sait que je la suis du regard, elle se retournera sans doute au moment de tourner.
     Elle ne s’est pas retournée. J’ai eu sa robe noire devant les yeux une dernière fois et j’ai entendu ses pas décroître… Adieu, mon trésor !









FIN





    







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