mardi 13 septembre 2016

À la pharmacie (Anton Tchékhov)


À la pharmacie


(Anton Tchékhov)




     Une toute petite nouvelle de 1885.






     Il était déjà tard. Sortant de chez le médecin, l’instituteur Iégor Aleksiéitch Svoïkine se rendit sans perdre de temps à la pharmacie.
     « Tout à fait comme si l’on allait voir une riche courtisane ou un employé du chemin de fer, se disait-il en gravissant l’escalier luisant de propreté et recouvert de riches tapis. On a peur d’avancer  ! »
    En entrant dans l’officine, Svoïkine fut saisi à la gorge par l’odeur inhérente aux pharmacies du monde entier. Avec le temps, les connaissances scientifiques et les médicaments évoluent, mais l’odeur d’une pharmacie a l’éternité devant elle, comme la matière. Nos grands-pères l’ont respirée, nos petits-enfants la respireront. En raison de l’heure tardive, il n’y avait pas de clients. Derrière le comptoir jaune et luisant, garni de bocaux étiquetés, se tenait un homme de haute taille, la tête renversée largement en arrière, au visage sévère encadré de favoris soignés – le pharmacien, assurément. Tout dans cet homme, depuis sa petite calvitie jusqu’à ses ongles longs et roses, était propre, net et soigné, comme s’il se préparait à se marier à l’église. Ses yeux renfrognés parcouraient de haut un journal étalé sur le comptoir. Sur le côté, derrière une grille en fer, siégeait un caissier occupé à compter paresseusement sa monnaie. De l’autre côté du comptoir séparant le laboratoire1 du public, deux silhouettes indistinctes s’affairaient dans la demi-obscurité. Svoïkine s’approcha du comptoir et tendit son ordonnance. Le pharmacien s’en empara sans lui accorder un regard, acheva de lire son paragraphe et, tournant un peu la tête vers la droite, marmonna :
     — Calomedi grana duo, sacchari albi grana quinque, numero decem2 !
     — Ja3 ! fit écho une voix brusque et métallique en provenance du fond de l’officine.
     Le pharmacien dicta également, de sa voix sourde, la composition d’une mixture.
     — Ja ! reprit l’écho.
     Le pharmacien écrivit quelque chose sur l’ordonnance, fronça le sourcil et, rejetant la tête en arrière, reprit sa lecture du journal.
     — Ce sera prêt d’ici une heure, murmura-t-il en cherchant des yeux l’endroit de l’article où il en était resté.
     — Plus tôt, vous ne pouvez pas ? bredouilla Svoïkine. Il m’est impossible d’attendre.
     Le pharmacien ne répondit rien. Svoïkine se laissa choir sur un divan et se mit à attendre. Le caissier, ayant fini ses comptes, poussa un gros soupir et et fit claquer une serrure. Dans l’arrière-boutique, l’une des silhouettes sombres pilait bruyamment quelque chose dans un mortier de marbre. L’autre silhouette fourrageait dans un flacon bleu. Une pendule égrenait avec régularité et componction les minutes. 
     Svoïkine était malade. Sa bouche était en feu, il se sentait des lourdeurs douloureuses dans les bras et les jambes, des nuages et des silhouettes humaines emmitouflées embrumaient sa tête lourde. Il apercevait le pharmacien, les étagères avec les bocaux, les becs de gaz et les rayonnages à travers un voile, et le bruit monotone du pilon dans le mortier et le tic-tac lent de la pendule lui semblaient résonner à l’intérieur même de sa tête… Son mal de tête empirait et il sentait de plus en plus vivement ses courbatures, si bien qu’après avoir attendu un moment, et ressentant des nausées à écouter le bruit s’échappant du mortier de marbre, il pensa trouver quelque réconfort en discutant avec le pharmacien…
     — Je crois bien que j’ai de la fièvre, dit-il. Le docteur a dit qu’il était trop tôt pour savoir ce que c’est comme maladie, mais je me sens tout faible et endolori… Encore heureux que ça me soit arrivé en ville, Dieu nous garde d’une telle guigne à la campagne, sans médecins ni pharmacies !
     Le pharmacien restait immobile, la tête rejetée en arrière, lisant. Il ‘adressa pas la parole à Svoïkine, n’eut pas un mouvement, à croire qu’il n’avait rien entendu… Le caissier bâilla vigoureusement et frotta une allumette contre son pantalon… Dans le mortier de marbre, le pilonnage se faisait plus intense, sans cesse plus sonore. Voyant que personne ne l’écoutait, Svoïkine leva les yeux sur les bocaux sur les étagères, et se mit à lire les inscriptions… Défilèrent d’abord devant lui toutes les racines4 possibles : la gentiane, la pimprenelle, la tormentille, la zédoaire, etc. Puis ce furent les huiles aromatiques et les graines, portant des appellations plus compliquées les unes que les autres, et semblant remonter au Déluge.
     « En voilà, à coup sûr, un fatras inutile ! » pensa Svoïkine. Tout une routine abritée dans ces bocaux trônant ici par la seule grâce de la tradition, mais il est vrai que cela en impose ! »
     Des étagères, son regard glissa vers une tablette en verre non loin de lui. Il y vit des rondelles en caoutchouc, des billes, des seringues, de petits bocaux contenant de la pâte dentifrice, des gouttes, des savons et des cosmétiques, des onguents pour faire pousser les cheveux…
     Un garçon en tablier crasseux entra et demanda de la bile de taureau pour dix kopecks.
     — Dites-moi, à quoi sert la bile de taureau ? s’enquit l’instituteur, sautant sur l’occasion de discuter avec le pharmacien.
     N’obtenant pas de réponse, Svoïkine se mit à examiner la figure docte et hautaine du pharmacien.
     « Dieu, que ces gens sont étranges ! se dit-il. On se demande en quel honneur ils prennent un air aussi savant ?  Ils vendent un prix astronomique des lotions capillaires et l’on pourrait les prendre pour des grands-prêtres de la science. Et ça écrit en italien, ça parle en allemand… Ils se donnent un petit air d’alchimistes moyenâgeux… Tant qu’on est en bonne santé, on ne prête pas attention à ces faces de Carême ; tombe seulement malade, comme moi maintenant, et gare à ton affaire, aux mains  de ces brutes au profil de fer à repasser… »
     Dévisageant le pharmacien impassible, Svoïkine eut soudain envie de s’allonger coûte que coûte, loin de la lumière, de la face du pédant et du bruit montant du mortier de marbre… Il se sentait épuisé, souffrant des pieds à la tête… il s’approcha du comptoir et, avec une grimace de supplication, implora :
     — Soyez gentil, il faut que je parte ! Je… je suis malade…
     — Tout de suite… Veuillez ne pas vous accouder !
     L’instituteur se rassit sur le divan et, s’efforçant de chasser les mirages qui trottaient dans sa tête, se mit à observer le caissier occupé à fumer.
     « Il ne s’est écoulé qu’une demi-heure, se dit-il. Encore autant à attendre… C’est insupportable !
     Mais voici qu’enfin s’approcha du pharmacien un petit préparateur noiraud qui déposa devant lui une boîte contenant des sachets de poudre et un flacon rempli d’un liquide rosâtre… Le pharmacien acheva de lire son paragraphe, s’écarta lentement et, prenant en mains le flacon, l’agita un peu devant ses yeux… Puis il rédigea une étiquette qu’il attacha au goulot du flacon et tendit le bras pour cacheter le tout…
     « En voilà un cérémonial ! pensa Svoïkine. Perte de temps, que tout cela , et, en plus, ils me feront payer ce temps perdu ! »    
     Ayant enveloppé, ficelé et dûment tamponné la mixture, le pharmacien se mit à répéter l’opération avec les poudres.
     — Voici pour vous ! dit-il à la fin, sans lever les yeux sur Svoïkine. Acquittez-vous d’un rouble et six kopecks à la caisse !
     Svoïkine fouilla dans sa poche, en sortit un rouble et se souvint que c’était absolument tout ce qu’il avait sur lui…
     — Un rouble et six kopecks ! bredouilla-t-il, très embarrassé. Heu, je n’ai qu’un rouble, je pensais que cela suffirait… Comment faire ?
     — Aucune idée ! articula posément le pharmacien, se remettant à lire son journal.
     — Dans ce cas, excusez-moi… Je vous rapporterai demain les six kopecks, ou je vous les ferai parvenir…
     — Hors de question… Nous ne faisons pas crédit…
     — Alors, comment faire ?
     — Allez chez vous et revenez ici avec les six kopecks, vous aurez les médicaments.
     — Mais… j’ai du mal à marcher, et je n’ai personne à envoyer à ma place…
     — Ceci ne nous regarde pas…
     — Hmm… médita l’instituteur. Très bien, je vais chez moi…
     Svoïkine sortit de la pharmacie et se dirigea vers son logement… Avant d’y arriver, il dut s’asseoir quatre ou cinq fois pour retrouver son souffle… Arrivé chez lui et ayant trouvé dans un tiroir de la monnaie de cuivre, il s’assit sur son lit pour se reposer. L’oreiller attira sa tête… Il s’allongea pour une petite minute… Les brumes en forme de nuages et de gens emmitouflés se mirent à lui obscurcir la conscience… Il se rappela un long moment qu’il lui fallait revenir à la pharmacie, fit de longs efforts pour se relever, mais la maladie eut le dernier mot. Les piécettes de cuivre lui échappèrent et il se mit à rêver qu’il était arrivé à la pharmacie, pour une nouvelle conversation avec le pharmacien.






  1. Dans le texte russe : la cuisine latine. Voyez la note suivante.
  2. Traduction de la note russe : deux grains de calomel, cinq grains de sucre, dix fois. Le grain est une ancienne mesure, pesant 0,062 gramme. Comme on le voit, les ordonnances étaient rédigées en latin. On retrouve ceci en Urss lorsque les médecins veulent communiquer entre eux sans inquiéter (…) leurs malades, voyez par exemple « Le pavillon des cancéreux », d’Alexandre Soljénitsyne.
  3. Un des préparateurs au moins est allemand.
  4. Le texte russe met entre guillemets la transcription du mot latin radix.











Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire