mercredi 7 décembre 2016

La main droite (Alexandre Soljénitsyne)











Alexandre Soljénitsyne est, d’un bout à l’autre, un écrivain politique. Si ceci signifie quelque chose, c’est l’un des plus grands romanciers politiques du vingtième siècle. La nouvelle ci-dessous préfigure le livre écrit quelques années plus tard : « Le pavillon des cancéreux ».

Cet auteur est difficile à traduire, notamment en raison de la très grande étendue de son vocabulaire, mélangeant différentes époques. Pourvu d’une grande mémoire, Soljénitsyne connaissait quasiment par cœur le dictionnaire de Dahl, un peu comme notre Littré. De plus, à l’occasion, il ne recule pas devant les néologismes – ces derniers naissant, en russe, assez naturellement.





Cet hiver-là, j’étais arrivé à Tachkent plus mort que vif. Je m’attendais à y mourir. 

Mais il me fut donné un surcroît de vie.

Un mois passa, puis un autre, et encore un. Le calme printemps de Tachkent s’écoula au-dehors, commença à se changer en été, il faisait déjà chaud et la verdure se pavanait lorsque je me mis moi aussi à me promener, sur des jambes encore incertaines.

Sans oser encore m’avouer que je me rétablissais, estimant, même dans mes rêves les plus fous, en mois et non en années le temps de vie supplémentaire qui m’était octroyé, je marchais lentement sur le gravier ou l’asphalte des allées du jardin à la végétation touffue d’où émergeaient les pavillons de l’institut médical. Je devais souvent m’asseoir, parfois tête baissée, lorsque s’emparait de moi la nausée due à la radiothérapie.

Je ressemblais aux malades qui m’entouraient, tout en m’en distinguant : j’avais beaucoup moins de droits qu’eux et j’étais bien davantage contraint au silence qu’eux. Eux avaient des visites, des parents pour les plaindre, ils avaient un seul souci, un but unique – guérir. Moi, me rétablir semblait vain : à trente-cinq ans, je n’avais personne au monde, en ce printemps. J’étais de plus sans passeport et, si je guérissais, il me faudrait quitter cette verdure, cette exubérante contrée, et rentrer chez moi, dans le désert de ma relégation perpétuelle où j’étais publiquement surveillé, devant pointer tous les quinze jours, et dont les autorités n’avaient consenti que tardivement à me laisser partir pour aller recevoir des soins, alors que j’étais déjà mourant.

Cela,  je ne pouvais pas le raconter aux malades autour de moi.

Si je l’avais fait, ils n’auraient pas compris…

Cependant, au bout de dix années de lentes réflexions, je connaissais cette vérité : ce sont les petites choses, et non les grandes, qui font saisir le sel de la vie. Par exemple, cette marche hésitante, les jambes encore faibles. Avancer avec précaution pour ne pas ressentir de douleur dans la poitrine. Ce morceau de pomme de terre non pourrie par le gel, pêché dans la soupe.

Ainsi, ce printemps était à la fois le plus beau et le plus douloureux que j’eusse connu.

Oubli ou nouveauté, je voyais tout pour la première fois, je m’intéressais à tout : même au glacier ambulant, à l’arroseuse-balayeuse, à la marchande montrant ses bouquets de radis oblongs ; plus encore, au poulain profitant d’une brèche dans le mur pour venir rôder sur l’herbe.

Je me risquais tous les jours à sortir de mon hôpital et à m’aventurer au-dehors – dans le jardin sans doute planté vers la fin du siècle précédent, en même temps qu’on élevait ces solides bâtiments de briques aux larges jointures1. Dès le lever majestueux du soleil, ce parc était le théâtre d’une effervescence qui durait toute la journée et se prolongeait tard le soir sous la lumière jaune des lampadaires. Les bien portants y faisaient rapidement la navette et les malades s’y promenaient sans hâte.

À l’endroit où plusieurs allées se rejoignaient  pour en former une seule, menant au grand portail, se dressait un imposant Staline en albâtre blanc, ses moustaches de pierre arborant un sourire moqueur. Régulièrement espacés jusqu’au portail apparaissaient d’autres statues de chefs, un peu plus petites.

Venait ensuite un kiosque-papeterie. On y trouvait des crayons en plastique et de séduisants petits carnets. Mais, d’une part j’étais très serré sur le plan financier – et puis, les petits carnets, il m’était déjà arrivé d’en tenir, qui étaient tombés dans de très mauvaises mains, j’en avais conclu qu’il valait mieux s’abstenir.

Au portail même, se tenaient une fruiterie et un salon de thé. Nous autres, les malades, avec nos pyjamas rayés, on ne nous laissait pas rentrer dans ce dernier, mais la barrière était ouverte, ce qui nous permettait de regarder. Je n’avais jamais vu de tels salons de thé, où l’on sert à chacun sa propre théière, avec du thé vert ou du thé noir. Une partie du salon était à l’européenne, avec de petites tables, l’autre suivait la coutume ouzbek – avec une grosse estrade. Du côté des petites tables, on se dépêchait de boire et de manger, en laissant dans les bols vides un peu de monnaie comme pourboire, et l’on s’en allait. Sur l’estrade au contraire, les gens restaient assis ou allongés des heures durant, voire des jours entiers, sur des nattes, sous une tente de roseau tendue dès le début de la belle saison, à boire de pleines théières et à jouer aux dés, ne semblant astreints à aucune obligation.

L’échoppe à fruits acceptait de servir les malades – mais, devant les prix affichés, mes maigres économies de relégué faisaient grise mine. Je regardais attentivement les monticules d’abricots séchés, de raisins secs, de cerises noires – et je m’en allais.

Au-delà s’étendait un grand mur, on ne laissait pas sortir les malades. Deux ou trois fois par jour, par-dessus ce mur résonnait une marche funèbre qui s’infiltrait dans notre village médical (ceci parce que Tachkent compte un million d’habitants et que son cimetière  était tout proche). On l’entendait pendant une dizaine de minutes, tandis que la procession longeait lentement le mur de notre village. Avec un rythme incertain, le tambour battait la mesure. Ce rythme laissait indifférent la foule du village, toujours plus agitée. Les bien portants y prêtaient à peine attention et couraient où ils avaient besoin d’aller (ils semblaient bien savoir ce dont ils avaient besoin). Quant aux malades, ils s’arrêtaient en entendant ces marches et les écoutaient longuement, penchés aux fenêtres des pavillons.

Plus il devenait clair que j’échappais à la maladie et que j’allais rester en vie, plus le spectacle que j’avais sous les yeux me rendait mélancolique : je regrettais déjà de devoir quitter cet univers.

Des silhouettes blanches se renvoyaient des balles de tennis blanches, sur le stade des médecins. J’avais toujours eu envie de jouer au tennis – et je n’avais jamais pu. En bas d’une berge escarpée bouillonnait  l’impétueux Salar2, aux eaux jaune sale. Le parc comprenait des érables donnant de l’ombre, des chênes branchus, de délicats acacias japonais. Et, d’une fontaine octaédrique, jaillissait en hauteur des filets argentés d’eau fraîche. Et l’herbe des pelouses ! – juteuse à un point que j’avais oublié depuis longtemps (au camp, on la faisait arracher, la traitant comme un ennemi, et en relégation, je n’en avais vu nulle part). De simplement se coucher dessus, face contre terre, et de respirer cette odeur d’herbe chauffée par le soleil – c’était la béatitude. 

Je n’étais pas seul, allongé dans l’herbe. Ça et là, des étudiants de la faculté de médecine potassaient leurs volumineux manuels. D’autres sortaient juste d’un oral qu’ils racontaient d’abondance. Ou encore, souples et balançant leur sac de sport – revenaient des douches du stade. Indiscernables le soir, donc plus attirantes encore, des jeunes filles, la robe intacte ou chiffonnée, contournaient la fontaine et faisaient crisser le gravier des allées. 

Je ressentais une pitié déchirante : peut-être pour les jeunes gens de mon âge, morts de froid du côté de Demiansk, brûlés dans les crématoires d’Auschwitz, exterminés à Djezkazgan, mourant dans la taïga – parce qu’eux et moi ne connaîtrions jamais ces jeunes filles. Ou pour ces jeunes filles, à cause de ce que je ne pourrais jamais leur raconter, et de ce qu’elles ne sauraient jamais.

Et, toute la journée, se répandaient le long des allées gravillonnées ou asphaltées des femmes, des femmes, des femmes ! – de jeunes doctoresses, de jeunes infirmières, des laborantines, des secrétaires, des lingères, des vendeuses, ainsi que des parentes venues visiter les malades. Elles passaient à côté de moi dans leurs sévères blouses blanches et leurs robes méridionales aux couleurs éclatantes, souvent fort transparentes, rivalisant de luxe – faisant tourner au-dessus de leur tête, fixées sur des manches de bambou, des ombrelles chinoises, jaunes, bleues ou roses. Chacune de ces apparitions fugitives constituait pour moi un sujet à part entière : sa vie avant de me rencontrer, la possibilité (l’impossibilité) de faire sa connaissance.

J’étais pitoyable. Mon visage amaigri portait les traces de ce que j’avais enduré – les rides de mauvaise humeur, marque du camp, le teint de cendre, la peau rêche et sans vie, les poisons récents, ceux de la maladie comme ceux du traitement, qui avaient verdi mes joues. L’habitude, acquise par instinct de conservation, d’obéir aveuglément et de me cacher, m’avait courbé le dos. Ma ridicule petite veste rayée me cachait à peine le ventre, mon pantalon rayé ne me couvrait pas les chevilles, de mes souliers de prisonnier, en faux cuir et au bout évasé, émergeaient le bout de mes chaussettes russes3, devenues marron avec le temps.

La dernière de ces femmes aurait refusé de faire un tour en ma compagnie ! Mais je ne me voyais pas moi-même. Et mes yeux comme les leurs se remplissaient du monde.

Un jour, vers le soir, je me tenais à côté du grand portail, contemplant le spectacle. Devant moi coulait rapidement le flot habituel, ombrelles se balançant, robes de soie, pantalons de tussor et ceintures claires, calottes et chemises brodées. C’était un concert de voix, on achetait des fruits, de l’autre côté de la barrière, on buvait du thé et l’on jouait aux dés – et, accoudé à la barrière, se tenait un petit être mal fichu, ne ressemblant à rien et sollicitant de temps à autre, presque sans voix :

— Camarades… Camarades…

Toute à ses occupations, la foule bigarrée ne l’écoutait pas. Je me suis approché :

— Qu’y a-t-il, mon vieux ?

Cet homme avait un ventre démesuré, excédant celui d’une femme enceinte, – et il portait une vareuse de couleur brun-kaki, roulée comme un sac et poussée de partout par le ventre, et un pantalon de la même couleur que la vareuse. Il arborait de lourdes bottes poussiéreuses à semelle renforcée. Il avait sur les épaules un lourd manteau déboutonné au col graisseux et aux parements effacés, peu adapté au temps qu’il faisait, et sur la tête une ruine de vieille casquette, digne d’un épouvantail, dans un potager.

Ses yeux étaient troubles et gonflés.

Il a levé avec difficulté sa main droite, le poing serré. J’ai eu de la peine à en retirer un papier tout froissé et humide de sueur. Maladroitement écrite, la plume ayant écorché le papier, c’était une requête du citoyen Bobrov, priant qu’on l’admette à l’hôpital – en travers se voyaient deux visas, l’un à l’encre bleue, l’autre à l’encre rouge. En bleu, c’était un refus raisonnablement argumenté, provenant des services sanitaires de la ville. Mais en rouge, il était ordonné à la faculté de médecine de faire hospitaliser le malade. Le texte bleu datait de la veille, le  texte rouge du jour même.

— Hé bien quoi, me suis-je mis à lui expliquer, comme à un sourd. Il faut vous rendre à l’accueil des malades, dans le premier pavillon. Vous voyez, vous suivez ces… statues…

C’est alors que j’ai vu qu’il était à bout de forces, touchant au but, qu’il ne pourrait ni demander son chemin, ni avancer sur l’asphalte lisse, que même porter son petit sac râpé d’au plus un kilo et demi, c’était trop pour lui. Et je me suis décidé.

— C’est bon, papa, je vais t’accompagner, allons-y. Passe-moi ton sac.

Il entendait parfaitement. Avec soulagement, il m’a passé le sac, a pris appui sur le bras que je lui tendais et, levant à peine les jambes, ses bottes glissant sur l’asphalte, il s’est mis à se déplacer. Je le tenais par le coude à travers son manteau roussi de poussière. On aurait dit que son ventre gonflé portait le vieillard vers l’avant. Il n’arrêtait pas de souffler lourdement.

Ainsi avons-nous, comme deux loqueteux, remonté cette allée qui m’avait vu en imagination prendre par le bras les plus jolies filles de Tachkent. Un long moment, nous nous sommes traînés lentement sous le regard vide des bustes d’albâtre.

Nous avons fini par tourner. Est apparu un banc abrité. Mon compagnon a demandé à s’asseoir. Moi aussi, j’avais trop attendu, je ressentais une légère nausée. Nous nous sommes assis. D’où nous étions, nous pouvions voir la fontaine.

Déjà en marchant, le petit vieux avait prononcé quelques phrases et maintenant, hors d’haleine, il reprenait. Il devait aller dans l’Oural, et l’enregistrement4 de son passeport indiquait l’Oural, son malheur provenait de là. Seulement, il était tombé malade quelque part vers Takhia-Tach5 (je me suis souvenu qu’on avait entrepris à cet endroit la construction d’un grand canal, projet ensuite avorté). On l’avait gardé un mois à l’hôpital d’Ourguentch5, on lui avait fait des ponctions pour  lui retirer de l’eau du ventre et des jambes, son état avait empiré – et on lui avait donné son exeat. Il était descendu du train à Tchardjou6 et à Oursatievski7 – mais il n’avait été admis nulle part, on voulait l’expédier dans l’Oural, conformément à ce qui était écrit sur son passeport. Il n’avait plus la force de faire le voyage, et n’avait plus de quoi acheter le billet de train. Et cela faisait deux jours qu’il cherchait à se faire admettre ici, à Tachkent.

Ce qu’il faisait dans le coin, quel hasard l’avait amené chez nous, je ne lui avais certes pas demandé. D’après sa fiche médicale, il souffrait d’une maladie à étranglements, en le regardant, on se disait surtout qu’elle était mortelle. J’avais le coup d’œil pour discerner s’il restait de la force vitale chez un malade. Ses lèvres étaient toutes molles, ses propos assez incompréhensibles et ses yeux déjà un peu troubles.

Jusqu’à sa casquette qui lui pesait. Levant la main avec difficulté, il l’a ôtée et l’a déposée sur ses genoux. Relevant le bras, toujours avec difficulté, il a essuyé d’une manche crasseuse la sueur qui lui coulait sur le front. Il avait sur le sinciput une couronne de cheveux châtains en désordre et empoussiérés, ceignant la petite coupole d’une calvitie naissante. C’était la maladie, et non la vieillesse, qui en était la cause.

Sa pomme d’Adam jouait librement  sur son cou effroyablement amaigri, un vrai cou de poulet d’où pendouillaient des lambeaux de peau superflue.

Qu’est-ce qui soutenait encore sa tête ? À peine étions-nous assis qu’elle est retombée, menton en avant, sur sa poitrine.

Il s’est figé dans cette position, la casquette sur les genoux et les yeux fermés. Il semblait avoir oublié que nous avions juste fait halte pour nous reposer quelques instants, et qu’il devait se rendre à l’accueil.

Devant nous, pas très loin, le filet argenté émergeait presque sans bruit de la fontaine. Venant de cette direction, sont passées deux jeunes filles, côte à côte. Je les ai suivies du regard. L’une portait une jupe orange, celle de l’autre était rouge foncé. Elles m’ont beaucoup plu toutes les deux.

Mon voisin a poussé un soupir bien audible, a tête a roulé sur sa poitrine et, levant un peu ses paupières grisâtres, il m’a jeté un coup d’œil, à la fois de côté et par en-dessous :

— Vous auriez de quoi fumer, camarade ?

— Sors-toi ça de la tête, papa ! me suis-je écrié. C’est bien de ne pas fumer que nous sommes encore en vie, toi et moi. Tu devrais te voir dans une glace. Fumer !

(Je venais d’arrêter de fumer, un mois plut tôt, la cicatrice était encore fraîche). Il a soufflé par le nez. Puis m’a de nouveau jeté un coup d’œil de derrière ses paupières un peu jaunes, me regardant de bas en haut, un peu comme un chien.

— Donne-moi tout de même deux ou trois roubles, camarade !

J’ai un peu réfléchi, les lui donner ou pas. On avait beau dire, je restais un zek8, et lui un homme libre. Je n’avais reçu aucun salaire, tout le temps que j’avais travaillé là-bas9. Et quand on s’était mis à me payer, on m’avait compté les frais d’escorte, l’éclairage de la zone, la nourriture des chiens, le personnel d’encadrement et la soupe claire reçue en pitance10.

De la petite poche sur le devant de ma veste grotesque, j’ai extrait un porte-monnaie de toile cirée et j’ai regardé les billets qu’il contenait. Avec un soupir, j’ai tendu au vieillard un billet de trois roubles.

— Merci, a-t-il fait d’une voix sifflante.

Maintenant sa main en l’air avec difficulté, il a saisi le billet et l’a mis dans sa poche – et sa main libérée est retombée lourdement sur son genou. Et son menton est revenu s’appuyer sur sa poitrine.

Nous sommes restés silencieux.

Pendant ce temps, une femme était passée, suivie de deux étudiantes. Toutes les trois, elles m’avaient beaucoup plu.

Parfois, il s’écoulait des années sans qu’on entende des voix de femmes ou le claquement de leurs talons.

— Vous avez encore de la chance qu’on vous ait communiqué la décision. Autrement, vous en auriez eu pour une semaine à battre le pavé. Classique. Ça arrive souvent.

Il a décollé son menton de sa poitrine et s’est tourné vers moi. La lueur d’une pensée est apparue dans son regard, sa voix s’est mise à trembler et ses propos sont devenus plus cohérents. :

— Fiston ! On va me prendre parce que je suis un homme honorable. Je suis un vétéran de la révolution. Sergueï Mironytch11 Kirov12 m’a serré la main à Tsaritsyne13. On doit me verser une pension à titre personnel.

Un frémissement de ses lèvres et de ses joues – l’ombre d’un sourire fier – apparaissait sur son visage à la barbe naissante.

J’ai parcouru du regard ses haillons, sa silhouette.

— Et pourquoi ne recevez-vous pas la pension ?


— Ma vie a mal tourné, a-t-il soupiré. Maintenant, on ne me connaît plus. Des archives ont brûlé, d’autres ont été perdues. Va-t-en trouver des témoins. On a tué Sergueï Mironytch… C’est ma faute, je n’ai pas conservé les attestations… Il m’en reste une seule, tiens…

Il a amené sa main droite – les articulations en étaient toutes gonflées, ses doigts empiétaient les uns sur les autres – à sa poche et s’est mis à farfouiller à l’intérieur, mais son bref accès de vivacité s’est interrompu, sa main est retombée, de même que sa tête, il était de nouveau complètement pétrifié.

Le soleil avait déjà disparu, se cachant derrière les bâtiments des pavillons, et il fallait se dépêcher de gagner l’endroit où se faisait l’accueil des malades, qui se trouvait à une centaine de pas de nous : c’était toujours compliqué, d’obtenir une place.

J’ai attrapé le vieillard par l’épaule :

— Réveille-toi, papa ! Tu vois la porte, là-bas ? Tu la vois ? Je vais aller la pousser. Essaye de marcher un peu, sinon attends-moi. Je prends ton sac.

Il a acquiescé, il avait l’air de comprendre.

La réception occupait une partie d’une vaste salle délabrée, et cet espace était compartimenté par des cloisons grossières (reliquat d’une époque où il y avait ici des bains, un vestiaire et un salon de coiffure). Toute la journée s’y pressaient les malades qui passaient là de longues heures avant qu’on ne s’occupe d’eux. Or, à mon grand étonnement, l’endroit était désert. J’ai frappé à une petite fenêtre défendue par du contre-plaqué. L’a ouverte une très jeune femme au nez retroussé et aux lèvres peintes, enduites non de rouge, mais de bleu lilas.

— Que voulez-vous ? Assise à une table, elle paraissait lire une bande dessinée traitant d’espions.

Elle avait des petits yeux sans cesse en mouvement.

Je lui ai tendu la requête portant les deux décisions, en disant :

— Il peut à peine marcher. Je reviens tout de suite avec lui.

— Je vous interdis d’amener qui que ce soit ! s’écria-t-elle d’une voix tranchante, en ayant à peine jeté un coup d’œil au papier. Ignorez-vous le règlement ? On ne reçoit les malades qu’à partir de neuf heures du matin !

C’était elle, qui ne connaissait pas « le règlement » . J’ai passé la tête par le vasistas, engageant aussi mon bras, autant que je le pouvais, pour éviter qu’elle me le claque au nez. La lèvre inférieure pendante et tordue, grimaçant comme un gorille, j’ai dit avec l’intonation ordurière des truands14, chuchotant et zézayant :
— Écoute voir, la petite demoiselle ! D’abord, je ne fais pas partie de ton attelage.

Elle a eu peur et a reculé sa chaise dans le fond de la pièce, en ajoutant :

— On ne reçoit pas, citoyen ! À partir de neuf heures du matin.

— Tu ferais mieux de lire ce papier, lui ai-je conseillé d’une voix grave et inamicale. Elle s’est mise à le lire.

— Hé bien quoi ? Le règlement est le même pour tout le monde. Et, si ça se trouve, demain, on n’aura pas de place pour lui. Ce matin, on n’en avait pas.

Cette dernière précision formulée avec satisfaction, comme dans l’intention de me blesser.

— Mais, comprenez, ce gars est de passage. Il n’a nulle part où aller.

Au fur et à mesure que je retirais ma tête de l’ouverture et que je cessais de parler dans le style des camps15, son visage a retrouvé son expression de joie mauvaise :

— Chez nous, tout le monde est de passage ! Où peut-on les loger ? On attend ! Qu’il loue  une chambre en ville !

— Sortez donc voir son état.

— Et puis quoi encore ! Je vais aller à la pêche aux malades ! Je ne suis pas brancardière ! Son nez retroussé frémissait d’orgueil. Sa réponse avait fusé, comme montée sur des ressorts.

— Alors, pourquoi rester assise ici ? j’ai flanqué un coup du plat de la main sur le contre-plaqué, soulevant un petit nuage de poussière blanche. Vous n’avez qu’à fermer !

— On ne vous a rien demandé ! En voilà, un toupet ! a-t-elle explosé, faisant le tour pour sortir d’un petit couloir. Vous êtes qui, vous ? Ne me faites pas la leçon ! Nous avons les urgences, pour nous amener les malades !

Sans ces lèvres d’un bleu lilas agressif et ces ongles de la même couleur, elle aurait été plutôt attirante. Son petit nez l’embellissait. Et son jeu de sourcils était fort expressif. Elle avait la blouse rabattue sur la poitrine, à cause de la touffeur, et portait un joli fichu rose et un insigne de komsomole16.

— Quoi ? S’il n’était pas venu lui-même, si les urgences l’avaient ramassé dans la rue – vous l’accepteriez ? C’est la règle ?

Elle m’a toisé avec morgue, – moi et ma silhouette grotesque – et je l’ai toisée aussi. J’avais complètement oublié que mes chaussettes russes dépassaient de mes souliers. Elle a pouffé de rire puis, reprenant son air sec, elle a déclaré :

— Hé oui, le malade ! C’est la règle.

Et elle est repartie de l’autre côté de la cloison.

J’ai entendu un bruissement dans mon dos. J’ai regardé derrière moi. C’était mon compagnon. Il avait entendu, il comprenait la situation. Se tenant au mur et se préparant à rejoindre le grand banc du jardin destiné aux visiteurs, il a agité faiblement sa main droite, qui tenait un portefeuille tout abîmé.

— Voici… fit-il d’un air épuisé. Montrez-lui… qu’elle… voilà…

Je me suis dépêché de le soutenir, je l’ai amené jusqu’au banc. Ses doigts sans force essayaient vainement d’extraire du portefeuille l’unique attestation qui lui restait.

C’est moi qui ai pris ce vieux papier, tout plissé, recollé, se désagrégeant, et je l’ai déplié. Des lignes violettes tapées à la machine, avec des lettres tirant tantôt en haut, tantôt en bas :



PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !

Attestation

Par la présente, il est certifié que le camarade Bobrov N.K. a servi en 1921 dans le groupe régional à mission spéciale de Slavnovski « Révolution mondiale » , et qu’il a de sa propre main abattu de nombreuses vermines restées en vie.

Le commissaire…

Signature.

Et un tampon d’un violet pâli.



Me passant la main sur la poitrine, je lui ai demandé doucement :

— Que veut dire : mission spéciale ? Quelle mission ?

— Aha, a-t-il répondu, les paupières à demi fermées. Montrez-lui.

Mais je ne voyais que sa main, sa main droite – si petite, aux veines brunes et saillantes, et aux articulations toutes gonflées, presqu’incapable de sortir le papier du portefeuille. Et je me suis souvenu de cette mode où, à cheval, on abattait les gens à pied en les sabrant en travers17.

Étrange… D’un grand moulinet du bras, le sabre faisait sauter la tête, emportant le cou et une partie de l’épaule, et c’était ce poignet droit qui avait tenu le sabre, cette main qui, à présent, n’arrivait plus à tenir un portefeuille…

Retourné au vasistas, j’ai de nouveau donné un petit coup à la feuille de contre-plaqué. Sans lever la tête, la préposée à l’enregistrement continuait à lire sa bande dessinée. En me soulevant un peu, j’ai aperçu un tchékiste18 de belle apparence sautant sur un rebord de fenêtre, un pistolet à la main.

En silence, j’ai déposé l’attestation toute froissée par-dessus son livre et, me retournant, me massant doucement la poitrine pour combattre la nausée, je me suis dirigé vers la sortie. Il fallait que je m’allonge au plus vite, que je mette la tête en bas.

— Qu’est-ce que c’est que cette paperasse ? Reprenez-moi ça, le malade ! m'a fusillé la petite jeune à travers le vasistas.

Le vétéran était complètement enfoncé dans le banc. Sa tête et même ses épaules disparaissaient dans son torse. À l’écart, pendaient ses doigts sans force. Son manteau grand ouvert pendouillait. Son ventre ballonné, invraisemblablement gonflé, s’étalait comme une petite montagne sur ses cuisses.


1960






  1.  L’auteur avait fait, dans un endroit spécial, un stage de maçonnerie qu’il racontera dans « Une journée d’Ivan Dénissovitch », récit paru à la fin de l’année 1962 avec le soutien de Krouchtchev, et qui rendit du jour au lendemain Soljénitsyne célèbre en Urss.
  2. Rivière de Tachkent transformée en canal.
  3. Protections destinées à garder la chaleur, de matériaux divers, souvent en papier.
  4. La célèbre « propiska », passeport intérieur : les déplacements, en Urss, sont surveillés.
  5. Villes d’Ouzbékistan.
  6. Turkménistan.
  7. Du côté de Tachkent, semble-t-il. Les noms ont changé.
  8. de z/k, abréviation du mot : prisonnier.
  9. Au camp.
  10. Ironie typique de l’auteur, qu’on retrouve tout au long du fameux « Archipel du Goulag ».
  11. Pour Mironovitch.
  12. Il s’agit bien du Kirov dont l’assassinat – organisé ou non par Staline – sonna le début de la Terreur des années trente.
  13. Devenue ensuite Stalingrad, puis Volgograd.
  14. Héritage du camp, où la pègre régnait, au détriment des « politiques ». Voir l’Archipel.
  15. Voir la note ci-dessus
  16. Membre des Jeunesses communistes, en Urss.
  17. Pendant la guerre civile. Voir par exemple "Cavalerie rouge", d'Isaac Babel.
  18. Membre de la Tchéka, devenue ensuite GPU, ancêtre du NKVD stalinien, lui-même futur KGB.

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