vendredi 2 novembre 2018

Oblomov : chapitre XI


     Résumé du chapitre précédent : tandis que son maître dort en rêvant à son enfance, Zakhar est allé tailler une bavette au-dehors, et la discussion s'est vite envenimée, pour se terminer à la taverne, sans qu'on sache plus. Mais, comme Tarentiev reviendra bientôt pour le dîner (voir le chapitre IV), Zakhar se doit de réveiller Oblomov...





XI

     Peu après quatre heures, Zakhar ouvrit prudemment, sans faire de bruit, la porte d’entrée et se faufila sur la pointe des pieds dans son réduit ; de là, il s’approcha de la porte du cabinet1 de son maître et y appliqua l’oreille, avant de s’accroupir pour coller son œil au trou de la serrure.
     Un ronflement cadencé se faisait entendre dans la pièce.
     — Il dort, murmura Zakhar, il faut le réveiller : il sera bientôt quatre heures et demie.
     Il toussa et entra dans le cabinet.
     — Ilia Iltch !  Hé, Ilia Ilitch ! dit-il doucement, se tenant au chevet d’Oblomov.
     Le ronflement persistait.
     — Tout de même, qu’est-ce qu’il dort ! fit Zakhar. Un vrai maçon2. Ilia Ilitch !
     Zakhar effleura la manche d’Oblomov.
     — Levez-vous : il est quatre heures et demie.
     Ilia Ilitch grogna indistinctement, sans se réveiller.
     — Levez-vous donc, Ilia Ilitch ! En voilà une honte ! fit Zakhar en élevant la voix.
     Pas de réponse.
     — Ilia Ilitch ! répétait Zakhar en touchant la manche de son maître.
     Oblomov tourna un peu la tête et, comme un paralysé, ouvrit péniblement un œil unique qu’il braqua sur Zakhar.
     — Qui est là ? demanda-t-il d’une voix rauque.
     — C’est moi, voyons. Levez-vous.
     — Va-t-en, grommela Ilia Ilitch avant de retomber dans son lourd sommeil. Un sifflement nasal se mit à remplacer le ronflement. Zakhar tira Oblomov par un pan de sa robe de chambre.
     — Que veux-tu ? demanda celui-ci d’un ton menaçant en ouvrant soudain les deux yeux.
     — Vous aviez donné l’ordre de vous réveiller. 
     — C’est bon, je le sais. Tu as fait ton devoir, maintenant va-t-en. Le reste, c’est mon affaire…
     — Je ne m’en irai pas, dit Zakhar en lui touchant de nouveau la manche. 
     — Dis donc, ne me touche pas ! reprit Oblomov d’une voix plus douce, et, enfonçant sa tête dans l’oreiller, il se prépara de nouveau à ronfler.
     — C’est impossible, Ilia Ilitch, fit Zakhar ; cela me ferait très plaisir, mais c’est absolument impossible !
     Et il continuait à frôler Oblomov.
     — Allons, sois gentil, ne me dérange pas, essaya de le convaincre celui-ci, en ouvrant les yeux.
     — Oui, oui, je serai gentil et après vous vous fâcherez parce que je ne vous aurai pas réveillé…
     — Ah mon Dieu ! Quel homme ! fit Oblomov. Allons, laisse-moi savourer une petite minute ; hein, qu’est-ce que c’est, une petite minute ? Je sais très bien…
     Ilia Ilitch se tut brusquement, terrassé par le sommeil.
     — Pioncer, ça tu sais le faire ! dit Zakhar, persuadé que son maître ne l’entendait pas. Regardez-moi ça, une vraie bûche3 ! Que fais-tu sur la terre du bon Dieu ? Mais lève-toi donc, qu’on te dit ! commença à hurler Zakhar.
     — Quoi ? Quoi ? gronda Oblomov en soulevant la tête.
     — Je vous demande, Monsieur, pourquoi vous ne vous levez pas, répondit Zakhar avec douceur.
     — Non, comment as-tu dit ? Hein ? Comment oses-tu ainsi… Hein ?
     — Quoi donc ?
     — Me parler grossièrement !
     — Vous avez rêvé ça… Dieu m’est témoin…
     — Tu crois que je dors ? Je ne dors pas, j’entends tout…
     Et déjà, il se rendormait.
     — Ah, fit Zakhar au désespoir, ah, pauvre tête ! Pourquoi restes-tu étendu comme une souche ? Vraiment, tu es dégoûtant à voir. Regardez donc, braves gens ! Pouah !
     — Levez-vous; levez-vous ! dit-il soudain d’une voix effrayée. Ilia Ilitch ! Intéressez-vous à ce qui se passe autour de vous…
     Oblomov dressa vivement la tête, jeta un coup d’œil à la ronde et se recoucha avec un profond soupir.
     — Laisse-moi tranquille ! dit-il avec autorité. Je t’avais donné l’ordre de me réveiller, je t’en donne à présent le contrordre – tu m’entends ? Je me réveillerai moi-même quand il me plaira.
     Il arrivait à Zakhar, dans ces cas-là, d’abandonner en disant : « Eh bien, roupille, le diable t’emporte ! » D’autres fois, il insistait, comme maintenant.
     — Levez-vous, levez-vous ! cria-t-il d’une voix pitoyable en attrapant des deux mains Oblomov par la manche et le pan de sa robe de chambre. Tout à coup, de façon inattendue, Oblomov se leva d’un bond et fondit sur Zakhar.
     — Attends un peu, je vais t’apprendre à déranger le maître quand il veut dormir ! fit-il.
     Zakhar fut pour se sauver à toutes jambes, mais Oblomov, sortant tout à fait de son sommeil, s’étirant et bâillant, l’arrêta au bout de deux pas.
     — Donne-moi… du kvas, dit-il entre deux bâillements.
     À ce moment, un rire sonore se fit entendre derrière le dos de Zakhar qui se retourna, ainsi que son maître.
     — Stolz ! Stolz ! s’écria Oblomov avec enthousiasme, en s’élançant vers le visiteur.
     — Andreï Ivanytch4 ! dit Zakhar avec un grand sourire.
     Stolz, qui avait observé toute la scène, n’en finissait pas de rire.



  1. Rappel : ce cabinet, pièce principal de l’appartement, sert aussi de chambre.
  2. Je n’ai pas retrouvé ailleurs l’expression.
  3. Et même une bûche de pin, précise le texte…
  4. Pour Ivanovitch, comme d’habitude.





Fin de la première partie






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