jeudi 24 octobre 2019

Chez des amis (Anton Tchékhov)


     Imaginé un an plus tôt, le récit fut rédigé à Nice à l’automne 1897, période d’intense activité créatrice pour Tchékhov, après la grave alerte de santé à Moscou en mars. La nouvelle parut en février 1898 dans la section russe de la revue internationale « Cosmopolis », dont le directeur avait souhaité la collaboration de Tchékhov.

     L’histoire a été inspirée à Tchékhov par ses relations antérieures, dix-douze ans plus tôt, avec des gens dont la propriété, autrefois très jolie, était menacée, le chef de famille étant surtout occupé à boire et à manger – et à tromper sa femme –, entre deux lettres à Tchékhov pour l’informer de l’état désastreux de ses finances et lui demander de le secourir… Une nouvelle lettre quémandant de l’aide arriva justement à Tchékhov à la fin de l’année 1897, ce qu,i en tout cas, relança l’écriture du récit. Et il écrivit une lettre au directeur de la revue « Cosmopolis » pour lui préciser que sa contribution serait nécessairement russe, car il ne pouvait écrire qu’en réutilisant des souvenirs de gens et de situations rencontrés, filtrés par sa mémoire pour en extraire la substantifique moelle, si l’on peut dire…

     Les citations du poème Le chemin de fer ne surviennent pas par hasard : Tchékhov déclamait dans les années mille huit cent quatre-vingt, en compagnie d’autres jeunes gens, des vers de Nékrassov... L’année 1897 marquait le vingtième anniversaire de la disparition du poète, qui fut évoquée dans des articles que reçut  Tchékhov à Nice… C’est aussi, pour moi, une bonne occasion de traduire ce poème ! 

     La critique russe ignora le récit, et Tchékhov lui-même n’était pas content du résultat, il s’était trop pressé pour respecter sa promesse et travaillait sur d’autres récits et pièces. Dans un premier temps, il refusa de l’intégrer dans un recueil de ses œuvres. Le récit souffrit peut-être aussi de sa parenté, quant au thème, avec La Cerisaie. Le voici tout de même, ce récit un peu triste, mais intéressant à plus d’un titre, dans une traduction « à la française », c’est-à-dire conservant le sens du texte russe mais habillant certaines de ses tournures d’habits plus français.






Chez des amis1


(Anton Tchékhov)



       
     Le matin était arrivé la lettre suivante :

     « Cher Micha, vous nous avez complètement oubliés, venez au plus vite, nous voulons vous voir. Nous vous implorons à genoux toutes les deux, venez aujourd’hui même, faites voir vos yeux brillants. Nous vous attendons avec impatience.

     Ta et Va.
Kouzminki, le 7 juin. »

     La lettre était de Tatiana Alexeïevna Lossiev, qu’on appelait Ta dix ou douze ans plus tôt, lorsque Podgorine faisait de fréquents séjours à Kouzminki. Mais qui était donc Va ? Podgorine se souvint de longues discussions, de rires joyeux, de romances ,de promenades le soir et de tout un parterre de jeunes filles et de jeunes femmes vivant à l’époque à Kouzminki ou dans les environs, et lui revint à la mémoire un visage assez quelconque, plein de vie et d’intelligence, dont les taches de rousseur s’accordaient à merveille avec des cheveux d’un roux foncé : celui de Varia, ou plutôt de Varvara Pavlovna, une amie de Tatiana. Elle avait terminé des études de médecine et travaillait dans une usine quelque part au-delà de Toula, de toute évidence elle était venue à Kouzminki rendre visite à son ami.
     « Chère Va ! pensa Podgorine en s’abandonnant à ses souvenirs. Ce qu’elle est gentille ! »
     Tatiana, Varia et lui étaient quasiment du même âge ; mais lui était alors étudiant, tandis qu’elles étaient déjà des jeunes filles en âge de se fiancer, et le considéraient comme un gamin. Même à présent qu’il était avocat et commençait à grisonner, elles continuaient à l’appeler Micha, le trouvaient jeune et disaient qu’il n’avait aucune expérience de la vie.
     Il les aimait beaucoup, mais aimait surtout le souvenir qu’il avait d’elles, apparemment. Leur vie présente lui restait assez peu connue, incompréhensible et étrangère. Pareil pour cette lettre brève et enjouée, sans doute rédigée avec difficulté, le mari de Tatiana, Sergueï Serguéitch se tenant probablement derrière elle tandis qu’elle écrivait… Elle avait reçu en dot Kouzminki seulement six ans plus tôt, mais ce même Sergueï Serguéitch avait déjà mené la propriété à la ruine, et maintenant, à chaque fois qu’il fallait rembourser la banque ou payer pour les hypothèques, on s’adressait à Podgorine pour qu’il donne un conseil en tant que juriste et, à deux reprises, un prêt lui avait été demandé. Visiblement, on attendait de lui, cette fois encore, un conseil ou de l’argent. 
     Kouzminki ne l’attirait plus comme autrefois. La tristesse y régnait. Plus de rires bruyants, plus de visages gaiement insouciants, plus de rendez-vous au clair de lune, dans le silence de la nuit, et, surtout, plus de jeunesse ; et puis, tout cela n’avait sans doute que le charme du souvenir… Hormis Ta et Va, il y avait encore Na, c’est-à-dire Nadièjda, la sœur de Tatiana, qu’on appelait moitié pour rire, moitié sérieusement, sa fiancée ;  il l’avait vue grandir, on comptait qu’il l’épouserait et, un temps, il avait eu le béguin pour elle et s’était préparé à faire sa demande, mais voilà qu’elle avait déjà vingt-trois ans et il ne l’avait toujours pas épousée…
     « Quel tour tout cela a pris, quand même, se disait-il à présent en relisant la lettre. Mais il n’y a pas moyen de ne pas y aller, il se vexeraient… »
     Il avait mauvaise conscience d’être resté longtemps sans aller voir les Lossiev. Ayant marché de long en large en réfléchissant, il décida de faire un effort et d’y aller passer deux ou trois jours, de s’acquitter de cette obligation pour être ensuite libre et tranquille au moins jusqu’à l’été suivant. Et, faisant ses préparatifs pour aller prendre le train à la gare de Brest, il dit aux domestiques qu’il serait de retour dans trois jours.
     Il y avait deux heures de train de Moscou à Kouzminki, et ensuite vingt minutes en fiacre. Dès la gare, on voyait la forêt appartenant à Tatiana et trois hautes et étroites datchas que Lossiev, engagé dans différentes spéculations les premières années de son mariage, avait commencé à faire bâtir, sans en achever la construction. Ces datchas et diverses entreprises l’avaient ruiné, ainsi que ses fréquents voyages à Moscou, où il déjeunait au Bazar slave, dînait à L’Ermitage et finissait la journée à la Malaïa Bronnaïa ou à la Jivodierka2 chez les Tziganes (il appelait cela « se changer les idées »). Podgorine aimait lui-même boire un coup, parfois pas mal, fréquentait des femmes sans trop les choisir, mais avec indolence, sans le moindre plaisir, et un sentiment de dégoût s’emparait de lui lorsque d’autres se livraient avec passion à la débauche en sa présence ; il ne comprenait pas, et n’aimait pas les gens qui se sentaient plus libres rue Jivodierka que chez eux en compagnie de femmes honnêtes ; il lui semblait que la moindre malpropreté s’accrochait à lui comme de la bardane. Il n’aimait pas Lossiev, le trouvait sans intérêt, voyait en lui un incapable doublé d’un paresseux, et ressentait souvent du dégoût en sa compagnie…
     Sergueï Serguéitch et Nadièjda l’accueillirent juste après à la forêt. 
     — Pourquoi donc nous avez-vous oubliés, cher ami ? dit Sergueï Serguéitch en l’embrassant trois fois et en lui passant ensuite ses deux bras autour de la taille. Vous ne nous aimez plus du tout, vieille branche.
     Il avait un visage aux traits sans finesse, un gros nez, une barbe clairsemée châtain clair ; il se coiffait de côté, comme un marchand, pour faire simple Russe. Quand il parlait, il soufflait directement dans la figure de son interlocuteur, et quand il se taisait, il respirait lourdement par le nez. Son corps replet et trop bien nourri l’embarrassait et, pour respirer plus librement, il bombait tout le temps la poitrine, ce qui lui donnait l’air arrogant. À côté de lui, sa belle-sœur Nadièjda semblait légère comme un souffle d’air. C’était une svelte jeune femme blonde aux cheveux très clairs, à la figure pâle et aux yeux caressants et remplis de bonté ; Podgorine n’arrivait pas à savoir s’il la trouvait belle, puisque, la connaissant depuis qu’elle était petite, il était habitué à son physique. Elle portait présentement une robe blanche décolletée, et son long cou blanc fut pour lui une vision nouvelle et un brin désagréable. 
     — Nous vous attendons, ma sœur et moi, depuis ce matin, dit-elle. Varia est chez nous, elle vous attend aussi.
     Elle lui prit le bras et tout à coup se mit à rire sans raison en poussant un petit cri de joie, comme sous le charme d’une pensée soudaine. Le champ de seigle aux épis dressés, immobiles comme l’air, et la forêt éclairée par le soleil étaient admirables ; on aurait dit que Nadièjda le remarquait pour la première fois, marchant en compagnie de Podgorine. 
     — Je vais rester trois jours chez vous, dit-il. Je n’ai absolument pas pu m’extraire de Moscou plus tôt, pardonnez-moi.
     — Ce n’est pas bien, ce n’est pas bien, vous nous oubliez complètement, lui reprochait Sergueï Serguéitch d’un air bon enfant. Jamais de ma vie3 ! dit-il brusquement en claquant des doigts. 
     C’était dans son style, de surprendre son interlocuteur en lançant des phrases sans aucun rapport avec la conversation, le tout accompagné d’un claquement de doigts. Et il était toujours en train d’imiter quelqu’un : lorsqu’il roulait des yeux ou rejetait négligemment ses cheveux en arrière, ou encore prenait des airs pathétiques, c’est qu’il était allé la veille au théâtre, ou à quelque dîner où se prononçaient des discours. Il marchait à présent comme s’il souffrait de la goutte, à petits pas et les genoux raides – là encore, il devait imiter quelqu’un.
     — Vous savez, Tania4 ne croyait pas que vous viendriez, dit Nadièjda. Mais Varia et moi avions un pressentiment ; je ne sais pas pourquoi, j’étais sûre que vous arriveriez par ce train.
     Jamais de ma vie ! répéta Sergueï Serguéitch.
     Les dames attendaient sur la terrasse du jardin. Dix ans plus tôt, Podgorine – étudiant pauvre, à l’époque – donnait à Nadièjda des leçons de mathématiques et d’histoire, en étant pour cela nourri et logé ; et Varia, qui étudiait elle aussi, en profitait pour prendre avec lui des cours de latin. Tania, quant à elle, déjà grande et belle fille, ne songeait qu’à l’amour, désirait seulement l’amour et le bonheur, les désirait ardemment et attendait le fiancé dont elle rêvait jour et nuit. Maintenant , à plus de trente ans, toujours aussi belle dans son large peignoir, montrant ses bras blancs et potelés, elle ne pensait qu’à son mari et à ses deux fillettes, son expression indiquant que, même lorsqu’elle bavardait en souriant, une idée ne la quittait pas, elle défendait sans trêve son amour et ses droits à cet amour, prête à tout instant à se jeter sur l’ennemi qui voudrait lui enlever son mari et ses enfants. Elle aimait fortement, se croyait aimée en retour, mais la jalousie et les craintes pour ses enfants la tourmentaient constamment et l’empêchaient d’être heureuse. 
     À la suite de leur bruyante rencontre sur la terrasse, ils allèrent tous, sauf Sergueï Serguéitch, dans la chambre de Tatiana. Les stores baissés n’y laissaient pas passer les rayons du soleil, la pénombre qui y régnait donnait une teinte uniforme à toutes les roses d’un grand bouquet. On installa Podgorine dans un vieux fauteuil près de la fenêtre, Nadièjda s’assit à ses pieds, sur un petit banc bas. Il savait que, outre les reproches affectueux, les plaisanteries et les rires qui se faisaient entendre maintenant et qui lui rappelaient tant le passé, il y aurait aussi – impossible de l’éviter – une discussion désagréable à propos de traites et d’hypothèques, et songea qu’il valait peut-être mieux parler affaires tout de suite, sans attendre ; s’en débarrasser au plus vite pour ensuite aller au jardin, au grand air…
     — Ne devrions-nous pas commencer par parler affaires ? dit-il. Quoi de neuf à Kouzminki ? Tout va-t-il bien au royaume de Danemark ?
     — Non, ça va mal à Kouzminki, répondit Tatiana en soupirant tristement. Ah, cela va si mal que ça ne saurait être pire dit-elle, marchant dans la pièce avec agitation. Notre propriété est vendue, les enchères sont fixées au sept août, c’est déjà affiché partout et les acheteurs viennent ici visiter, examiner…  N’importe qui a maintenant le droit d’entrer dans ma chambre pour y jeter un coup d’œil. C’est peut-être juste sur le plan juridique, mais c’est humiliant pour moi, cela me blesse profondément. Nous n’avons pas de quoi payer, et nous ne pouvons plus emprunter nulle part. Bref, c’est affreux, affreux ! Je vous jure, poursuivit-elle en s’arrêtant au milieu de la chambre avec les larmes aux yeux et la voix qui tremblait, je vous jure sur tout ce que j’ai de sacré, sur le bonheur de mes enfants, je vous jure que je ne peux pas me passer de Kouzminki ! J’y suis née, c’est mon nid, si l’on me le prend, je ne survivrai pas, je mourrai de désespoir.
     — Je crois que vous voyez les choses trop en noir, dit Podgorine. Tout s’arrangera. Votre mari prendra un emploi, commencera pour vous une nouvelle existence, une vie nouvelle.
     — Comment pouvez-vous dire cela ! s’exclama  Tatiana ; elle semblait à présent très belle et pleine de force, et sa figure comme sa silhouette entière exprimaient d’une façon particulièrement nette sa détermination à se jeter à tout instant sur l’ennemi qui voudrait lui enlever son mari, ses enfants et son nid. — Vous parlez d’une vie nouvelle ! Sergueï se démène, on lui a promis un poste d’inspecteur des impôts dans la région d’Oufa ou de Perm et je suis prête à partir n’importe où, même en Sibérie, je suis prête à y rester dix ou vingt ans, à condition de savoir que tôt ou tard, je rentrerai à Kouzminki. Je ne peux pas me passer de Kouzminki. Je ne le peux pas et ne le veux pas. Je ne veux pas ! cria-t-elle en tapant du pied.
     — Vous êtes avocat, Micha, dit Varia : vous avez l’habitude de plaider, c’est à vous de nous conseiller ce qu’il faut faire.
    La seule réponse juste et sensée était : « Il n’y a rien à faire », mais Podgorine ne se résolut pas à le dire tout de go et marmonna d’un air indécis :
     — Il faut voir… Je vais réfléchir.
     Il y avait deux hommes en lui. En tant qu’avocat, il lui arrivait de s’occuper d’affaires vulgaires et, tant au tribunal qu’avec ses clients, il se montrait hautain et exprimait toujours son opinion sans détours et de façon tranchante, et il faisait grossièrement la noce avec ses compagnons ; mais dans son intimité, dans sa vie privée, en compagnie de proches ou de vieux amis, il se montrait extraordinairement délicat, il était sensible et réservé, et ne savait pas dire les choses carrément. Il suffisait d’une larme, d’un regard oblique, d’un mensonge ou même d’un vilain geste pour le voir se recroqueviller et abdiquer toute volonté. Nadièjda était présentement assise à ses pieds, et la vue de son cou nu lui déplaisait, cela le gênait et lui donnait même envie de rentrer chez lui. Un an pus tôt, il avait un jour rencontré Sergueï Serguéitch chez une dame de la rue Bronnaïa, et à présent il était mal à l’aise devant Tatiana comme s’il avait trempé dans cet adultère. Et cette conversation au sujet de Kouzminki l’embarrassait grandement. Il était habitué à ce que toutes les questions délicates et pénibles fussent tranchées par des juges ou par des jurés, ou simplement réglées par quelque article de loi, et lorsqu’on lui soumettait, à lui personnellement, une telle question et que c’était à lui de décider, il ne s’y retrouvait pas.
     — Vous êtes notre ami, Micha, nous vous aimons comme quelqu’un de notre famille, reprit Tatiana ; je vais vous parler franchement : nous plaçons en vous tout notre espoir. Pour l’amour du Ciel, apprenez-nous ce que nous devons faire ! Peut-être faut-il présenter une requête ? Peut-être est-il encore temps de mettre la propriété au nom de Nadia ou de Varia ?… Que faire ?
     — Donnez-nous un coup de main, Micha, dépannez-nous, dit Varia en allumant une cigarette. Vous avez toujours  été un garçon intelligent. Vous avez peu vécu, vous n’avez pas encore une grande expérience de la vie, mais vous avez la tête sur les épaules… Je suis sûre que vous allez aider Tania.
     — Il faut voir… Je trouverai peut-être quelque chose.
     Ils allèrent se promener au jardin, puis dans la campagne. Sergueï Serguéitch les avait rejoints. Il avait pris Podgorine par le bras et l’entraînait sans cesse au-devant des autres, se préparant visiblement à l’entretenir de quelque chose, probablement des affaires qui allaient mal. Et marcher en compagnie de Sergueï Serguéitch en discutant avec lui était une vraie torture. L’autre n’arrêtait pas de vous embrasser, toujours à trois reprises, vous prenait le bras, vous enlaçait la taille et vous soufflait dans la figure, on aurait dit qu’il était recouvert de sirop poisseux et allait se coller à vous ; et l’expression de ses yeux, montrant qu’il attendait quelque chose de Podgorine et allait d’un moment à l’autre formuler cette demande, produisait une impression pénible, comme si l’autre le visait avec un revolver.
     Le soleil se coucha, il se mit à faire sombre. Des feux s’allumèrent le long de la voie ferrée, ici verts, là rouges… Varia s’arrêta et, les regardant, se mit à réciter :

          Voie droite ; remblais étroits,
          Poteaux, rails, ponts.
          Et sur les côtés, plein d’ossements de Russes…
          Ô combien5 !…

     — Et puis ? Ah, mon Dieu, j’ai tout oublié !

          Nous nous échinions dans le froid ou la fournaise,
          Le dos éternellement courbé…

     Elle récitait d’une superbe voix de poitrine, en y mettant du sentiment, une vive rougeur s’alluma sur son visage et des larmes apparurent dans ses yeux. C’était la Varia d’autrefois, celle qui était élève dans un Cours supérieur6, et, en l’écoutant, Podgorine repensait au passé et se rappelait que lui-même, quand il était étudiant, savait par cœur une quantité de bons vers, et qu’il aimait les réciter.

          Il ne redresse toujours pas son dos
          Encore voûté : il se tait, hébété…

     Mais Varia ne se souvenait pas de la suite… Elle se tut et eut un petit sourire indolent, et les feux verts et rouges7 parurent tristes après l’avoir entendue réciter…
     — Ah, j’ai oublié.
     Mais Podgorine retrouva soudain les vers, accrochés par hasard à un coin de sa mémoire depuis ses années d’étudiant :

          Le peuple russe a suffisamment enduré,
          Il a enduré ce chemin de fer —
          Il endurera tout — et de sa poitrine
          Se fraiera Un large et clair chemin…

          Dommage seulement…

     — Dommage seulement, dit Varia en l’interrompant, dommage seulement qu’il ne me soit pas donné de connaître cette belle époque, pas plus qu’à toi !
     Et, en riant, elle lui tapa sur l’épaule.
     Ils rentrèrent à la maison et se mirent à table pour dîner. Sergueï Serguéitch fourra négligemment le coin de sa serviette dans son col – imitant quelqu’un.
     — Allez, buvons, dit-il en se versant un verre de vodka, ainsi qu’à Podgorine. Nous autres, anciens étudiants, nous savions boire, et bien causer, et faire les choses. Je bois à votre santé, mon vieux, et vous, buvez donc à la santé d’une vieille bête d’idéaliste et souhaitez-lui de rester idéaliste jusqu’à sa mort. La tombe redressera le bossu.
     Tout le temps du dîner, Tatiana observa tendrement son mari, jalouse et inquiète à l’idée qu’il pût boire ou manger quelque chose de nocif. Il lui semblait gâté par les femmes et lassé — ce qui lui plaisait tout en la faisant souffrir.  Varia et Nadia également lui montraient de la tendresse et le regardaient avec inquiétude, comme si elles craignaient de le voir les quitter d’un seul coup. Quand il voulut se resservir un petit verre, Varia fit mine de se fâcher et dit :
     — Vous vous empoisonnez, Sergueï Serguéitch. Vous êtes un homme nerveux, impressionnable, vous pourriez facilement devenir alcoolique. Tania, fais enlever la vodka. 
     Sergueï Serguéitch avait beaucoup de succès avec les femmes. Elles aimaient sa stature, sa constitution, son visage aux traits forts, son oisiveté et ses malheurs. Elles disaient qu’il était très bon, donc prodigue ; c’était un idéaliste, d’où son manque de sens pratique ; il était honnête, avait l’âme pure et ne savait pas s’adapter aux gens ni aux circonstances, ce qui expliquait qu’il ne possédât rien et n’eût aucune activité précise. Elles avaient profondément foi en lui, l’adoraient et cette adoration ne lui avait pas réussi, il avait fini par se voir en idéaliste dénué de sens pratique, en homme honnête et à l’âme pure, et largement supérieur à ces femmes, nettement meilleur qu’elles. 
     — Pourquoi ne faites-vous pas l’éloge de mes petites ? disait Tatiana en regardant avec amour ses deux filles, éclatantes de santé, semblables à des petits pains bien ronds, tout en remplissant de riz leurs assiettes. Regardez-les donc plus attentivement ! On dit que toutes les mères vantent leurs enfants, mais je vous l’assure en toute impartialité, mes filles sont extraordinaires. En particulier l’aînée.
     Podgorine souriait à la mère comme aux fillettes, mais il trouvait étrange que cette vigoureuse jeune femme, nullement sotte, qu’un grand organisme complexe comme elle, en fait, dépensât toute son énergie et consacra toutes ses forces à une tâche aussi élémentaire et aussi insignifiante que l’aménagement d’un nid déjà bien installé comme cela.
     « C’est peut-être nécessaire, se disait-il, mais ce n’est ni intéressant ni intelligent. »
     Il n’eut pas le temps de dire ouf que déjà l’ours lui avait sauté dessus8, dit Sergueï Serguéitch en claquant des doigts.
     Après le dîner, Tatiana et Varia firent asseoir Podgorine sur un canapé du salon et se mirent à converser avec lui à mi-voix, toujours à propos des affaires.
     — Nous devons venir en aide à Sergueï Serguéitch, dit Varia, nous y sommes moralement obligés. Il a ses faiblesses, il n’est pas assez économe, ne pense pas aux mauvais jours, mais c’est parce qu’il est très bon et d’une grande générosité. Il a tout à fait l’âme d’un enfant. Qu’on lui donne un million, au bout d’un mois il n’en restera rien, il aura tout distribué.
     — C’est vrai, c’est vrai, dit Tatiana, et des larmes coulèrent sur ses joues. Il m’a fait souffrir, mais je dois reconnaître que c’est un homme merveilleux.
     Et toutes les deux, Tatiana et Varia, ne purent se retenir de la petite cruauté qu’était ce reproche adressé à Podgorine :
     — Il en va différemment, Micha, de votre génération !
     « Qu’est-ce que la génération vient faire ici ? pensa Podgorine. Tout de même, Lossiev est plus âgé que moi de six ans seulement… »
     — Ce n’est pas facile, de vivre en ce monde, dit Varia avec un soupir. On est constamment menacé d’une perte. Tantôt on veut t’enlever ton bien, tantôt c’est un de tes proches qui tombe malade et l’on craint pour sa vie, et ça recommence chaque jour. Mais qu’y faire, mes amis ?  Il faut se soumettre sans protester à une volonté supérieure, il faut se souvenir qu’en ce monde rien n’arrive par hasard, tout obéit à des fins lointaines. Vous, Micha, vous n’avez pas beaucoup vécu encore, vous avez peu souffert, et vous allez vous moquer de moi ; vous pouvez vous moquer, je le dirai tout de même : dans mes moments de plus grande angoisse, il m’est arrivé d’avoir des visions, et cela a provoqué en moi une révolution, je sais maintenant que rien n’arrive fortuitement, tout, dans notre vie, obéit à une nécessité.
     Comme cette Varia déjà grisonnante, sanglée dans un corset et vêtue d’une robe à la mode aux manches bouffantes, cette Varia qui tournait sa cigarette dans ses longs doigts maigres qui tremblaient inexplicablement, cette Varia s’adonnant un peu au mysticisme et parlant d’une voix monotone et sans énergie, comme cette Varia ressemblait peu à la Varia d’autrefois, l’étudiante rousse, joyeusement bruyante, pleine d’audace…
     « Dieu sait où tout cela est passé ! » se disait Podgorine en l’écoutant avec ennui.
     — Chantez-nous quelque chose, Va, lui dit-il pour mettre fin à cette histoire de visions. Vous chantiez bien, autrefois.
     — Hélas, Micha, le passé, c’est le passé.
     — Eh bien, récitez-nous du Nékrassov.
     — J’ai tout oublié. Tout à l’heure, c’est revenu par mégarde.
     En dépit de son corset et de ses manches bouffantes, on la sentait dans la gêne, il était visible qu’elle ne mangeait pas à sa faim, dans son usine du coté de Toula. Et il était encore plus visible qu’elle était surmenée ; son travail pénible et monotone, ainsi que son immixtion continuelle dans les affaires d’autrui, et les tracas que cela lui procurait l’avaient épuisée, la vieillissant ; et Podgorine, à la vue de son visage triste et déjà fané, se disait qu’en fait, c’était à elle qu’il aurait fallu venir en aide, et non à Kouzminki ni à Sergueï Serguéitch, pour lesquels elle se mettait en quatre.
     Ses études supérieures et le fait d’être devenue médecin ne semblaient pas avoir modifié la femme qui était en elle. Elle aimait tout comme Tatiana les mariages, les accouchements, les baptêmes, les longues conversations portant sur les enfants, aimait les romans aux dénouements heureux, dans les journaux elle ne lisait que ce qui se rapportait aux incendies, aux inondations et les solennités ; elle désirait beaucoup que Podgorine demandât la main de Nadièjda et, si cela se produisait, l’attendrissement lui ferait verser des larmes.
     Hasard ou manœuvre de Varia, il n’en savait rien, en tout cas il se retrouva seul avec Nadièjda ; mais la seule idée qu’on le surveillait en attendant quelque chose de lui le mettait mal à l’aise, l’embarrassait, aux côtés de Nadièjada, il avait l’impression qu’on les avait encagés ensemble, elle et lui. 
     — Allons au jardin, dit-elle.
     Ils sortirent ; lui, mécontent, contrarié, ne sachant pas de quoi lui parler, et elle, gaie, fière d’être en sa compagnie, très contente de le voir rester là trois jours, peut-être pleine d’espoir et caressant des rêves. Il ignorait si elle l’aimait, mais il savait que, le connaissant depuis longtemps, elle avait de l’attachement pour lui et continuait à voir en lui celui qui donnait naguère des leçons, qu’en outre il lui arrivait maintenant ce qui s’était produit par le passé pour Tatiana, c’est-à-dire qu’elle ne songeait qu’à l’amour, à se marier au plus vite, à avoir un mari, des enfants et son chez-soi. Elle lui avait conservé son amitié, ce sentiment si fort chez les enfants, et il était fort possible qu’elle eût seulement de l’estime pour Podgorine et ne l’aimât que comme un ami, étant amoureuse non pas de lui, mais de ses rêves de mari et d’enfants. 
     — Il commence à faire sombre, dit-il.
     — Oui. La lune se lève tard, en ce moment.
     Ils marchaient toujours sur la même allée, près de la maison. Podgorine n’avait pas envie de s’enfoncer dans le jardin : il y faisait sombre, il faudrait prendre Nadièjda par le bras, être tout contre elle. Des ombres semblaient se mouvoir sur la terrasse, il avait l’impression que Varia et Tatiana l’observaient.
     — Je dois vous demander un conseil, dit Nadièjda en s’arrêtant. Si la propriété est vendue, Sergueï Serguéitch s’en ira rejoindre son poste et notre existence changera du tout au tout. Je ne partirai pas avec ma sœur, car je ne veux pas être un fardeau pour sa famille. Il faut que je travaille. Je me ferai engager à Moscou dans quelque place, je gagnerai ma vie, j’aiderai ma sœur et son mari. Vous allez bien me donner un conseil ?
     Ignorant tout du travail, elle s’enthousiasmait à présent à la pensée d’être indépendante et de mener une vie laborieuse, elle faisait des plans pour l’avenir – cela se lisait sur sa figure, cette vie où elle travaillerait et en aiderait d’autres lui semblait magnifique et pleine de poésie. Il voyait près de lui sa figure pâle et ses sourcils noirs et se rappelait quelle élève vive et intelligente elle avait été, ses bonnes dispositions, tout le plaisir qu’il avait éprouvé à lui donner des leçons. À présent, ce n’était sans doute pas une quelconque demoiselle cherchant un fiancé, mais une jeune fille intelligente et noble, d’une rare bonté, dotée d’une âme douce et tendre que l’on pouvait modeler à sa guise comme de la cire et qui, pour peu qu’elle tombât dans un milieu approprié, deviendrait une femme de grande qualité.
     « Pourquoi ne l’épouserais-je pas, en effet ? » se dit Podgorine, mais cette idée l’effraya aussitôt, pour une raison qu’il ignorait, et il revint vers la maison.
     Au salon, Tatiana était assise au piano, et l’entendre jouer lui rappela vivement le passé, lorsque dans cette même pièce on jouait, on chantait et on dansait jusqu’à la nuit en laissant les fenêtres ouvertes, et les oiseaux du jardin et au bord de la rivière chantaient aussi. Podgorine devint gai, se mit à faire le gamin, il dansa avec Nadièjda et avec Varia, puis chanta. Gêné par un cor au pied , il demanda la permission de mettre les pantoufles de Sergueï Serguéitch et, les ayant chaussées, se sentit étrangement de la famille (« comme un beau-frère », pensa-t-il fugitivement), ce qui le rendit encore plus gai. À le voir, les autres s’animèrent, rajeunirent, la joie régna et l’espoir illumina les visages : Kouzminki était sauvé ! C’était tout bête : il suffisait d’imaginer un truc, de fouiller le code ou de marier Nadia à Podgorine… Et visiblement, l’affaire allait bon train. Rose et heureuse, des larmes plein les yeux dans l’attente d’un événement extraordinaire, Nadia tournoyait, sa robe blanche se gonflait, on voyait ses jolies jambes et ses petits pieds dans leurs bas de couleur chair… Varia, très contente, prit Podgorine par le bras et lui dit à mi-voix d’un air significatif :
     — Micha, ne fuyez pas votre bonheur. Saisissez-le tant qu’il vous tend les bras, plus tard vous courrez en vain après lui.
     Podgorine avait envie de lui répondre et de lui donner de l’espoir, il commençait lui-même à penser que sauver Kouzminki était à portée de main. 
     — Et tu se-ras la reine du mon-onde9… entonna-t-il en prenant une pose, mais il se souvint brusquement qu’il ne pouvait rien pour ces gens, absolument rien, et il se tut, se sentant fautif.
     Puis il resta assis dans un coin, gardant le silence, ramenant sous lui ses pieds enfoncés dans des chaussons qui n’étaient pas les siens.
     En le regardant, les autres comprirent que l’affaire était sans espoir et se turent. On referma le piano. Et tout le monde s’aperçut qu’il était tard, il était temps de dormir, et Tatiana éteignit la grande lampe du salon.
     On avait préparé le lit de Podgorine dans le pavillon séparé où il avait habité autrefois. Sergueï Serguéitch l’y accompagna, élevant au-dessus de sa tête une bougie allumée, bien que la lune fût déjà haute et qu’il fît clair. Ils suivaient une allée passant entre des buissons de lilas, et le gravier crissait sous leurs pas.
       Il n’eut pas le temps de dire ouf que déjà l’ours lui avait sauté dessus, dit Sergueï Serguéitch.
      Et Podgorine eut l’impression d’entendre cette phrase pour la millième fois. Quel ennui ! Quand ils furent arrivés au pavillon, Sergueï Serguéitch sortit de son ample veston une bouteille et deux petits verres qu’il posa sur la table.
     — C’est du cognac, dit-il. Du double zéro. À la maison, avec Varia, pas moyen de boire, elle commence tout de suite avec l’alcoolisme, tandis qu’ici nous sommes libres. Du très grand cognac.
     Ils s’assirent. Le cognac s’avéra bon, en effet.
     — Allez, aujourd’hui, buvons pour de bon, reprit Sergueï Serguéitch en mordant dans un citron. Je suis un vieil étudiant, j’aime de temps en temps me changer les idées. C’est indispensable.
     Et dans ses yeux se lisait toujours la même expression montrant qu’il attendait quelque chose de Podgorine et allait d’un moment à l’autre formuler cette demande.
     — Buvons, mon cher, continua-t-il avec un soupir ; ah, ça devient très pénible. C’en est fait de nous autres, les vieux originaux, c’est la fin pour nous. La mode n’est plus à l’idéalisme. À présent, le rouble règne en maître, et si l’on ne veut pas être jeté sur le bas-côté, il faut se mettre à plat ventre devant lui et le vénérer. Mais moi, je ne peux pas. Ça me dégoûte !
     — Quand a lieu l’adjudication ? demanda Podgorine pour changer de sujet.
       Le sept août. Mais je ne compte pas du tout sauver Kouzminki, mon cher. Les arrérages cumulés sont énormes, et la propriété ne rapporte rien que des dettes chaque année. Cela n’en vaut pas la peine… Évidemment, c’est dommage pour Tania, c’est son patrimoine, mais moi, je l’avoue, cela va jusqu’à me réjouir, en partie. Je ne suis pas du tout un homme de la campagne. Mon champ à moi, c’est la grande ville, la cité bruyante, mon élément naturel, c’est la lutte !
     Il continuait à dire autre chose que ce dont il avait envie de parler, tout en suivant Podgorine de son regard aigu, comme s’il attendait le bon moment. Et soudain Podgorine vit ses yeux de près et sentit son haleine sur sa figure…
     — Sauvez-moi, cher ami ! dit Sergueï Serguéitch en respirant lourdement. Donnez-moi deux cents roubles. Je vous en supplie !
     Podgorine avait envie de répondre qu’il était lui-même à court d’argent, et la pensée lui vint qu’il valait mieux donner ces deux cents roubles à quelque mendiant, ou même les perdre tout simplement aux cartes, mais il se trouva horriblement embarrassé et, se sentant comme pris au piège dans cette petite chambre éclairée d’une seule bougie, désirant se défaire au plus vite de ce souffle sur lui, de ces mains molles qui lui prenaient la taille et semblaient déjà y adhérer, il se mit à chercher en toute hâte dans ses poches le calepin où il rangeait son argent.
     — Tenez… bredouilla-t-il en sortant cent roubles. Le reste plus tard. Je n’ai que ça sur moi. Vous voyez, je ne sais pas refuser, poursuivit-il avec irritation, commençant à se fâcher. J’ai un exécrable tempérament de bonne femme. Mais je vous prie de me rendre cet argent par la suite. Je suis moi-même très serré. 
     — Je vous remercie. Merci, vieille branche !
     — Et, de grâce, arrêtez de vous prendre pour un idéaliste. Vous êtes un idéaliste autant que moi je suis un dindon. Vous êtes un homme léger et oisif, rien de plus. 
     Sergueï Serguéitch soupira lourdement et s’assit sur le canapé.
     — Cher ami, vous êtes fâché, dit-il, mais si vous saviez comme tout ça m’est pénible ! Je traverse à présent une période épouvantable. Cher ami, je vous jure que ce n’est pas moi que je plains ! Je plains ma femme et mes enfants. Si’il n’y avait pas ma femme et les enfants, il y a longtemps que j’aurais mis fin à mes jours.
     Ses épaules et sa tête furent soudain secouées d’un tremblement et il éclata en sanglots.
     — Il ne manquait plus que cela, dit Podgorine en se mettant à marcher de long en large dans la pièce, remué et fortement irrité. Par quel bout prendre un homme qui a fait plein de mal et se met ensuite à sangloter ? Devant ces larmes désarmantes, je ne peux plus rien vous dire. Vous pleurez, donc vous avez raison.
     — J’ai fait plein de mal ? demanda Sergueï Serguéitch, se levant et regardant Podgorine d’un air étonné. Cher ami, c’est bien ce que vous avez dit ? J’ai fait plein de mal ? Oh, comme vous me connaissez peu ! Comme vous me comprenez peu !
     — Regardez-vous dans la glace, poursuivit Podgorine, vous n’êtes plus un jeune homme, vous serez bientôt vieux, il est grand temps de vous reprendre et de vous rendre compte de ce que vous êtes. Passer sa vie à ne rien faire, à babiller comme un enfant oisif, à faire des grimaces et des simagrées, se peut-il que ça ne vous donne pas des vertiges, que vous n’en ayez pas assez ? Vous êtes pénible ! Vous êtes plus qu’ennuyeux, vous êtes abrutissant !
     Sur ce, Podgorine quitta le pavillon en claquant la porte. C’était peut-être la première fois de sa vie qu’il était sincère, et disait ce qu’il avait envie de dire.
     Peu après, il regrettait déjà d’avoir été si sévère. À quoi bon parler sérieusement ou discuter avec un homme mentant en permanence, mangeant et buvant en abondance, dépensant sans compter l’argent d’autrui et restant convaincu, en même temps, d’être un idéaliste et un martyr ? On avait ici affaire  à de la stupidité ou à de vieilles habitudes profondément ancrées dans l’organisme, comme une maladie désormais incurable. Dans tous les cas, l’indignation et les sévères reproches étaient ici inutiles, le rire serait mieux venu ; une raillerie bien sentie ferait bien plus qu’une dizaine de prêches !
     «  Il eût été bien plus simple, se dit Podgorine, de ne lui accorder aucune attention – et surtout, de ne pas lui donner d’argent. »
     Mais un peu plus tard, il ne pensait plus ni à Sergueï Serguéitch ni à ses cent roubles. C’était une nuit paisible et rêveuse, très claire. Lorsque, au clair de lune, il arrivait à Podgorine de regarder le ciel, il lui semblait qu’ils étaient les seuls à veiller, la lune et lui, pendant que tous les autres dormaient ou somnolaient ; et ni les gens ni l’argent ne lui venaient à l’esprit, il s’apaisait graduellement, il avait l’impression d’être seul au monde, et le bruit de ses pas lui paraissait si triste, dans le silence de la nuit. 
     Le jardin était entouré d’un mur de pierre blanche. Du côté donnant sur les champs, dans l’angle de droite, se dressait une tour très ancienne, remontant à l’époque du servage. Sa base était en pierre, la partie supérieure en bois, avec une plate-forme et un toit conique muni d’une grande flèche portant une girouette sombre. Dans le bas se trouvaient deux portes qui permettaient de passer du jardin dans les champs, ainsi qu’un escalier menant à la plate-forme et dont les marches grinçaient. De vieux fauteuils cassés s’entassaient sous l’escalier, et la lumière de la lune, se glissant par une porte, donnait sur ces fauteuils qui semblaient, avec leurs pieds recourbés pointant en l’air, revivre au cœur de la nuit et guetter silencieusement quelqu’un. 
     Podgorine monta l’escalier et se jucha sur la plate-forme. Juste après le mur d’enceinte, il y avait un fossé de bornage et un talus, ensuite c’était la campagne, les vastes champs baignés par la clarté lunaire. Podgorine savait qu’à quelque trois verstes de là en ligne droite se trouvait la forêt, il lui semblait à présent voir une bande sombre au loin. On entendait les cris des cailles et des râles ; et, venant de la forêt, celui d’un coucou qui, lui non plus, ne dormait pas.
     Des pas se firent entendre. Quelqu’un marchait dans le jardin, s’approchant de la tour.
     Un chien aboya.
     — Jouk10 ! appela doucement une voix de femme. Jouk, en arrière !
     On entendit quelqu’un entrer dans la tour, et quelques instants plus tard un chien noir se montra sur le talus : une vieille connaissance de Podgorine. L’animal s’arrêta et, regardant vers le haut, dans la direction de Podgorine, remua amicalement la queue. Peu après, une silhouette blanche émergea comme une ombre du fossé sombre pour s’immobiliser sur le talus. C’était Nadièjda.
     — Que vois-tu là-haut ? demanda-t-elle au chien en levant les yeux.
     Elle ne voyait pas Podgorine, mais devait le sentir à proximité, car elle souriait et son pâle visage éclairé par la lune avait l’air heureux. L’ombre noire de la tour s’étendant sur le sol loin dans les champs, la silhouette blanche immobile, un sourire bienheureux sur son visage pâle, le chien noir, leurs deux ombres, tout cela était comme sorti d’un rêve…
     — Il y a quelqu’un là-bas… dit à voix basse Nadièjda.
     Elle restait à sa place, attendant qu’il descendît ou qu’il l’appelât à le rejoindre pour lui faire enfin sa demande, et ce serait le bonheur pour tous deux dans cette belle nuit paisible. Blanche, pâle, mince, très belle au clair de lune, elle attendait des caresses ; ses incessants rêves d’amour et de bonheur l’avaient épuisée, elle ne pouvait plus cacher ses sentiments, et toute sa personne, la lueur dans ses yeux comme le sourire heureux figé sur ses lèvres trahissaient ses pensées secrètes, et Podgorine était gêné, il se recroquevillait et se tenait coi, ne sachant s’il devait parler et, à son habitude, se mettre à blaguer, ou garder le silence, il était dépité à l’idée qu’ici, dans cette propriété, par ce clair de lune, devant une belle jeune fille rêveuse et amoureuse, il ressentait autant d’indifférence qu’à la Malaïa Bronnaïa — visiblement parce que cette poésie était pour lui aussi passée de mode que de la prose grossière. Passés de mode, les rendez-vous au clair de lune, les silhouettes blanches à la taille fine, les ombres mystérieuses, les tours, les propriétés, les « types » comme Sergueï Serguéitch et les autres comme lui-même, Podgorine, avec son ennui froid, son insatisfaction perpétuelle, son incapacité à se faire à la vie réelle et à prendre d’elle ce qu’elle peut offrir et sa sourde et torturante soif de ce qui n’existe pas et ne peut exister sur terre. À cet instant, de cette tour, il aurait préféré voir un beau feu d’artifice ou quelque procession sous la lune, ou entendre de nouveau Varia réciter Le chemin de fer, ou écouter une autre femme, se tenant sur le talus à la place de Nadièjda, raconter quelque chose d’intéressant, de nouveau, sans rapport avec l’amour ni avec le bonheur, ou alors, si elle avait parlé d’amour, que ce fût un appel à de nouvelles formes de vie, élevées et sensées, des formes que nous sommes peut-être à la veille de voir surgir, que nous pressentons par moments…
     — Il n’y a personne, dit Nadièjda.
     Elle resta encore quelques instants, puis prit la direction de la forêt, marchant lentement en baissant la tête. Le chien courait devant elle. Podgorine put distinguer un long moment la tache blanche dans la nuit.
     « Quel tour tout cela a pris,quand même… » répétait-il en lui-même en revenant vers le pavillon.
      Il n’arrivait pas à s’imaginer de quoi il discuterait le lendemain avec Sergueï Serguéitch, avec Tatiana, comment il se comporterait avec Nadièjda – le lendemain et aussi le surlendemain, et il ressentit à l’avance de l’embarras, de la crainte et de l’ennui. comment occuper ces trois longues journées qu’il s’était engagé à passer ici ? Il repensa aux visions de Varia, ainsi qu’à la phrase de Sergueï Serguéitch : « Il n’eut pas le temps de dire ouf que déjà l’ours lui avait sauté dessus », il se rappela qu’il lui faudrait demain, pour faire plaisir à Tatiana, faire des sourires aux fillettes potelées et bien nourries – et décida de partir.
     À cinq heures et demie du matin, Sergueï Serguéitch fit son apparition sur la terrasse de la grande habitation, vêtu d’une robe de chambre en tissu de Boukhara et coiffé d’un fez à gland. Sans perdre un instant, Podgorine alla vers lui et se mit à lui faire ses adieux.
     — Je dois impérativement être à Moscou à dix heures, dit-il sans le regarder. J’avais complètement oublié qu’on m’attendait chez un notaire. Permettez-moi de m’en aller, s’il vous plaît. Quand les vôtres seront levées, dites-leur que je leur demande pardon et suis terriblement désolé…
     Il n’écoutait pas ce que disait Sergueï Serguéitch et se hâtait, le regard tourné vers les fenêtres de la grande maison, dans la crainte que les dames ne se réveillent et ne le retiennent. Sa nervosité lui faisait honte. Il sentait que c’était la dernière fois qu’il venait à Kouzminki et, en partant, se retourna à plusieurs reprises pour observer le pavillon où autrefois s’étaient écoulés tant de jours heureux, mais il restait froid, il n’éprouvait pas de tristesse…
     Sur le bureau, chez lui, ses yeux tombèrent sur le mot qu’il avait reçu la veille. « Cher Micha, lut-il, vous nous avez complètement oubliés, venez au plus vite… » Et, inexplicablement, il revit Nadièjda en train de tourbillonner, avec sa robe qui se gonflait, montrant ses jambes dans leurs bas de couleur chair…
     Une dizaine de minutes plus tard, il était assis à son bureau et travaillait sans plus penser à Kouzminki.        
     



  1. Le mot est ici à prendre dans un sens restreint : des relations. Ce n’est pas droug, qui, lui, renvoie à une amitié forte et fidèle.
  2. Rues de Moscou, mal famées à l’époque (indication trouvée chez Génia Cannac).
  3. Tel quel, en français dans le texte.
  4. Diminutif de Tatiana.
  5. Extrait du poème Le chemin de fer de Nikolaï Nékrassov : voir l’annexe.
  6. L’équivalent de l’Université - réservée aux jeunes gens – pour les jeunes filles.
  7. Tchékhov écrit cela pas loin de vingt ans après avoir rédigé la nouvelle Lueurs, titre que l’on peut aussi traduire par Les feux… Le récit – que l’auteur, rarement content de sa production, critiquait vertement dans sa correspondance, se trouve sur ce blog. Voyez le répertoire.
  8. Extrait approximatif d’une fable de Krylov, le La Fontaine russe, Le paysan et l’ouvrier. Ce vers sera répété par Soliony, celui qui tuera en duel Touzenbach, dans Les Trois Sœurs.
  9. Extrait d’une aria de l’opéra Le Démon (1871) du compositeur russe Anton Rubinstein, le livret s’inspirant du poème éponyme de de M. Lermontov.
  10. Scarabée, ou… filou.






Annexe : Le chemin de fer, texte du poème de 1864 de Nékrassov évoqué dans le récit :




Vania (en petite capote de grosse toile). 
Qui a construit ce chemin, papa ?
     Le papa (en manteau doublé de rouge). Le comte
Piotr Andréitch Kleïnmikhel, mon chou !
                        
                          Conversation dans un wagon




I

Bel automne ! L’air vivifiant et frais
Ranime les forces lasses ;
Sur la  froide rivière la glace fragile
S’étale comme du sucre fondu ;

Près du bois, comme en un lit moelleux
On peut bien dormir – calme et liberté !
Les feuilles ne sont pas encore flétries,
Jaunes et encore fraîches, elles gisent en tapis.

Bel automne ! Gelées nocturnes,
Jours clairs et paisibles…
Rien de laid dans la nature ! Les taillis,
Les marais moussus et les souches —

Tout est beau sous l’éclat de la lune,
J’y reconnais partout ma patrie russe…
Je vole rapidement sur les rails de fonte,
Plongé dans mes pensées…


II

« Brave papa ! À quoi bon laisser
Le sage Vania sous le charme ?
Laissez-moi, à la lueur de la lune
Lui montrer la vérité.

Ce labeur, Vania, fut énorme, effrayant —
Et réclamait bien des épaules !
Un tsar sans pitié règne sur le monde,
La faim est son nom.

Il mène les armées et dirige en mer
Les navires ; il regroupe les gens en artels,
Marche derrière la charrue, se tient derrière
Le tisserand comme le tailleur de pierre.

Il a rassemblé ici le peuple en masse.
Bien des gens, en une lutte effrayante,
Appelèrent à la vie ces forêts stériles,
Et y trouvèrent leur tombe.

Voie droite ; remblais étroits,
Poteaux, rails, ponts.
Et sur les côtés, plein d’ossements de Russes…
Ô combien ! Le sais-tu, Vanietchka ?

Écoute ! On entend des cris menaçants !
Piétinements et grincements de dents ;
Une ombre a couru sur les carreaux gelés…
Qu’est-ce, là-bas ? La foule des morts !

On dépasse le chemin en fonte,
On court sur les côtés.
Entends-tu leur chant ?… “À la lueur de la lune,
Nous aimons voir notre travail !

Nous nous échinions dans le froid ou la fournaise,
Le dos éternellement courbé,
Nous vivions dans des abris, luttions contre la faim,
Gelés, trempés, souffrant du scorbut.

Les chefs instruits nous volaient,
Les contremaîtres nous fouettaient, le besoin nous tenaillait…
Nous avons tout enduré, en soldats de Dieu,
Pacifiques enfants du labeur !

Frères ! Vous récoltez le fruit de nos efforts !
Notre sort est de pourrir dans la terre…
Gardez-vous toujours souvenir de nous,
Ou nous avez-vous depuis longtemps oubliés ?…”

Ne t’effraie pas de ce chant sauvage !
Du Volkhov, de la mère Volga, de l’Oka,
Des divers confins du grand État —
Ce sont tous tes frères — les moujiks !

Courage, il serait honteux de te cacher derrière un gant,
Tu es un grand garçon !… Vois ce grand homme blond
Qui se tient, épuisé, tout fiévreux,
Ce Biélorusse malade :

Ses lèvres sont exsangues, il a les paupières affaissées,
Des ulcères sur ses mains décharnées,
D’être toujours dans l’eau jusqu’aux genoux
Ses jambes ont enflé ; il a sur la tête la plique des Polonais ;

Sa poitrine s’est creusée d’avoir toute une éternité
Appuyé avec zèle sur sa bêche, de jour en jour…
Regarde-le bien, Vania :
L’homme a durement gagné son pain !

Il ne redresse toujours pas son dos
Encore voûté : il se tait, hébété,
Et d’un geste mécanique
Abat sa pelle rouillée sur le sol gelé !

Il serait bon pour nous d’adopter
Cette habitude du travail qui anoblit…
Bénis donc le labeur du peuple
Et apprends à respecter le moujik.

Et n’aie crainte pour la patrie chérie…
Le peuple russe a suffisamment enduré,
Il a enduré ce chemin de fer —
Il endurera tout ce que le Seigneur lui enverra !

Il endurera et se fraiera de sa poitrine
Un large et clair chemin.
Dommage seulement qu’il ne me soit pas donné
De connaître cette belle époque, pas plus qu’à toi. »



III

À cet instant, un sifflet assourdissant
Glapit – disparue, la foule des morts !
« Papa, j’ai fait un rêve étrange,
Dit Vania, cinq mille moujiks,

Représentant les tribus russes
Sont soudain apparues – et il m’a dit :
“Les voilà, les constructeurs de notre chemin !” »
     Un général se mit à rire !

« J’étais récemment dans l’enceinte du Vatican,
J’ai erré deux nuits au Colisée
J’ai vu à Vienne la cathédrale Saint-Stéphane,
Tout cela, est-ce l’œuvre du peuple ?

Pardonnez-moi mon rire irrespectueux,
Votre logique est un peu fruste.
Ou pour vous l’Apollon du Belvédère
Ne vaut pas la moindre terre cuite ?

Voilà votre peuple – ces thermes et ces bains,
Miracle artistique – il a tout emporté ! »
« Ce n’est pas à vous que je parle, mais à Vania… »
Mais le général ignora l’objection :

« Vos Slaves, Anglo-Saxons et Teutons
Sont des maîtres pour détruire – non pour créer,
Des barbares ! Un ramassis de sauvages et d’ivrognes !…
En outre, il serait temps de s’occuper de Vania ;

Sachez que c’est pécher de perturber l’âme d’un enfant
Devant le spectacle de la mort et de l’affliction.
Vous feriez mieux de lui montrer
À présent les aspects lumineux… »


IV

« Je les montre avec joie !
Écoute, mon chéri : les fatidiques travaux
Sont finis – l’Allemand pose déjà les rails.
Les morts sont enterrés ; les malades 
Cachés dans les abris ; le peuple travailleur

S’est rendu en bande à l’office…
Ils se grattent fort la nuque :
Ils doivent tous de l’argent au maître d’œuvre,
Les jours non travaillés ne valent rien !

Les chefs ont tout noté dans leurs carnets,
L’un a pris un bain, l’autre était malade :
“Il reste peut-être quelque chose,
Oui, viens un peu !” Ils font un signe de la main…

Dans son caftan bleu — respectable marchand,
Replet, repu, rouge comme le cuivre,
L’entrepreneur est venu pour la fête
Inspecter la ligne, regarder son travail.

Le peuple oisif s’écarte décemment…
Le marchand essuye la sueur sur sa figure
Et dit, les mains sur les hanches, pittoresque :
“Ça va… Pas mal… Bravo !…  Bravo !… 

Vous pouvez rentrer chez vous – je vous félicite !
(Ôtez vos chapeaux quand je parle !)
J’offre un tonneau de vin aux ouvriers
Et – je leur fais cadeau de leurs dettes !…”

L’un a crié “hourrah !” Les autres ont repris
en chœur, de plus en plus fort, longuement… Regarde :
Les chefs d’équipe roulent le tonneau en chantant…
Même le plus apathique ne peut y résister !

Les gens ont dételé les chevaux – et mis
En route le marchand en criant “hourrah !” …
Difficile de trouver tableau
Plus réjouissant, non, général ?… »

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