mardi 14 janvier 2020

Cœur de chien (Mikhaïl Boulgakov), chapitre III

     Moscou durant la NEP. Un professeur de médecine s'intéressant au problème du rajeunissement a recueilli chez lui, dans le vaste appartement dont la superficie fait râler le Comité d'immeuble, un chien errant et blessé, baptisé Bouboule...







III

    Sur des assiettes au large liseré noir et peintes de couleurs paradisiaques, un saumon coupé en fines tranches et des anguilles marinées. Un morceau de fromage coulant sur une grosse planche et, dans une coupe entourée de neige, du caviar. Quelques petits verres fins entre les assiettes, ainsi que trois carafons en cristal contenant des vodkas de différentes couleurs. Tous ces objets se trouvaient sur une petite table de marbre gentiment collée contre un immense buffet en chêne sculpté d’où jaillissaient des faisceaux lumineux vitreux ou argentés. Au milieu de la pièce, une table lourde comme un tombeau, recouverte d’une nappe blanche, et dessus deux couverts, deux serviettes pliées en forme de tiares pontificales et trois bouteilles sombres.

     Zina apporta un plat couvert en argent dans lequel quelque chose bougonnait. Il en émanait une telle odeur que la bouche du chien se remplit aussitôt de salive. « Ah, les jardins de Sémiramis ! » pensa-t-il, sa queue frappant le parquet comme une canne. 
     — Apportez-les ici, ordonna Philippe Philippovitch avec rapacité. Docteur Bormenthal, je vous en supplie, laissez ce caviar tranquille. Et si vous voulez un bon conseil : versez-vous de la vodka russe ordinaire et non de l’anglaise. 
     Le beau mordu – il avait quitté sa blouse et portait un costume foncé correct – haussa ses larges épaules, eut un sourire poli, et se versa de la vodka transparente.
     — On vient de la bénir ? s’enquit-il.
     — Pensez-vous, mon ami, répliqua le maître des lieux. C’est de l’alcool. Daria Piétrovna fabrique elle-même de l’excellente vodka. 
     — On ne le dirait pas, Philippe Philippovitch, tout le monde affirme qu’une vodka correcte fait trente degrés.
     — Primo, la vodka doit faire quarante degrés et non trente ; et secundo, allez savoir ce qu’ils ont flanqué dedans. Vous pouvez dire ce qui leur passe par la tête ?
     — N’importe quoi, dit avec assurance le mordu. 
     — Je suis du même avis, ajouta Philippe Philippovitch qui se jeta d’un seul coup dans le gosier le contenu de son petit verre. Hmm… Docteur Bormenthal, je vous en supplie, essayez ça à l’instant, et si vous me dites que c’est… Je suis votre ennemi juré pour la vie entière.

          De Séville jusqu’à Grenade…

     En disant cela, il accrocha une sorte de petit pain bruni avec une fourchette d’argent aux dents écartées. Le mordu suivit son exemple.
     Les yeux de Philippe Philippovitch brillèrent.
     — C’est mauvais ? demanda-t-il en mâchant ? C’est mauvais ? Répondez, monsieur le docteur.
     — C’est incomparable, répondit avec sincérité le mordu.
     — Je vous crois… Vous remarquerez, Ivan Arnoldovitch, que les derniers propriétaires que les bolcheviks n’ont pas encore égorgés sont les seuls à prendre en entrée des zakouski froids et du potage. Un homme qui se respecte un tant soit peu emploie des zakouski chauds. Et ça, c’est le meilleur des  zakouski chauds de Moscou. À une époque, on en préparait de somptueux au Bazar Slave. Tiens, attrape.
     — Si vous lui donnez de bonnes petites choses dans la salle à manger, dit une voix de femme, on ne pourra plus l’en faire sortir, même en lui montrant un petit pain.
     — Ce n’est pas grave. Le pauvre a eu longtemps le ventre creux.
     Du bout de sa fourchette, Philippe Philippovitch tendit au chien un morceau que celui-ci fit disparaître avec l’agilité d’un prestidigitateur, et la fourchette fut bruyamment jetée dans un bac.
     Ensuite, une vapeur sentant l’écrevisse monta des assiettes ; assis à l’ombre de la nappe, le chien avait l’air d’une sentinelle postée à l’entrée d’un dépôt de poudre. Quant à Philippe Philippovitch, ayant fourré le bout de sa serviette amidonnée dans son col, il prêchait :
     — La nourriture, Ivan Arnoldovitch, est chose délicate. Il faut savoir manger, et figurez-vous que la plupart des gens ne savent pas du tout manger. Il ne suffit pas de savoir quoi, encore faut-il savoir quand et comment manger. (Philippe Philippovitch agita sa cuillère avec importance). Et savoir que dire à cette occasion. Oui monsieur. Si vous vous souciez de votre digestion, suivez mon conseil : à table, ne parlez ni de bolchevisme ni de médecine. Et – Dieu vous en préserve – ne lisez pas, avant le dîner, de journaux soviétiques.
     — Hem… C’est qu’il n’y en a pas d’autres.
     — Précisément, n’en lisez aucun. Vous savez, j’ai suivi trente patients dans ma clinique. Et vous savez quoi ? Ceux qui ne lisent pas de journaux se portent à merveille. Ceux que j’ai obligés tout exprès à lire la « Pravda » ont perdu du poids.
     — Hum… dit en marquant de l’intérêt le mordu, devenant rose sous l’effet du potage et du vin.
     — Bien plus encore. Diminution des réflexes rotuliens, appétit médiocre, état dépressif.
     — Bigre…
     — Oui monsieur. D’ailleurs, qu’est-ce qui me prend ? Voilà que je parle moi-même de médecine.
     Se rejetant en arrière, Philippe Philippovitch sonna, et Zina émergea de la portière cerise. Un gros bout d’esturgeon pâle échut au chien sans lui plaire, et tout de suite après une tranche de rosbif saignant. 
     L’ayant boulottée, le chien ressentit une brusque envie de dormir, il ne pouvait plus voir la moindre nourriture. « Étrange sensation, se disait-il en fermant ses paupières alourdies, mes yeux refuseraient de voir la moindre nourriture. Et, pour ce qui est de fumer après le dîner, c’est une idiotie. »
     La salle à manger se remplit d’une désagréable fumée bleue. Le chien sommeillait, la tête posée sur ses pattes de devant.
     — Le Saint-Julien est un vin correct, entendait le chien à travers son sommeil, seulement, maintenant, on n’en trouve pas.
     Étouffé par les plafonds et les tapis, un choral leur parvint sourdement, provenant d’en haut et de côté.
     Philippe Philippovitch sonna et Zina se montra. 
     — Zinoucha, qu’est-ce que cela signifie ?
     — Ils ont tenu une nouvelle assemblée générale, Philippe Philippovitch, répondit Zina.
     — Encore ! s’écria douloureusement Philippe Philippovitch. Eh bien, si c’est ça, terminé, l’immeuble Kalaboukhov est fichu. Il va falloir déménager, mais où aller, on se le demande. Tout va aller comme sur des roulettes. Tout d’abord, du chant tous les soirs, ensuite les tuyaux gèleront dans les chiottes, puis ce sera la chaudière du chauffage à la vapeur qui claquera, et ainsi de suite. C’en est fait, du Kalaboukhov.
     — Voilà Philippe Philippovitch tout affligé, observa en souriant Zina, qui emporta une pile d’assiettes.
     — Et il n’y a pas de quoi être affligé ? ! cria Philippe Philippovitch. Quand on pense à la maison que c’était, comprenez donc !
     — Vous voyez les choses trop en noir,  Philippe Philippovitch, objecta le beau mordu. Elles ont beaucoup changé, à présent.
     — Mon ami, vous me connaissez, n’est-ce pas ? Je suis un homme de faits, un homme d’observations. Je suis l’ennemi des hypothèses infondées. On le sait non seulement en Russie, mais aussi en Europe. Si je dis quelque chose, c’est que réside quelque part un fait dont je tire des conclusions. Le voici, votre fait : le porte-manteau et l’étagère à caoutchoucs de notre immeuble.
     — C’est intéressant…
     « Bêtise, que les caoutchoucs. Les caoutchoucs ne font pas le bonheur, pensa le chien ; mais lui est un type hors du commun. »
     — N’est-ce pas pratique, une étagère à caoutchoucs ? Je vis dans cet immeuble depuis 1903. Eh bien, de tout ce temps jusqu’au mois de mars 1917, il n’est pas arrivé une seule fois – je souligne au crayon rouge : pas une seule – qu’une paire de caoutchoucs disparaisse, dans notre entrée principale, le tout avec une porte commune non fermée à clef. Notez bien qu’il y a ici douze appartements, et que je reçois des patients. Un beau jour de mars 17, tous les caoutchoucs ont disparu, dont deux paires à moi, ainsi que trois cannes, le manteau et le samovar du portier. Et depuis ce jour, plus d’étagère à caoutchoucs Mon ami ! Je ne parle même pas du chauffage à la vapeur. N’en parlons pas. Soit : du moment que c’est la révolution sociale, il n’est pas nécessaire de se chauffer. Mais je demande : pourquoi, depuis que toute cette histoire a commencé, tout un chacun s’est-il mis à prendre l’escalier de marbre en caoutchoucs et bottes de feutre sales ? Pourquoi faut-il, jusqu’à présent, mettre les caoutchoucs sous clef ? Et y poster en outre un soldat pour que personne ne les barbote ? Pourquoi le tapis du grand escalier a-t-il été retiré ? Est-ce que par hasard Karl Marx interdit qu’il y ait des tapis dans les escaliers ? Est-ce qu’il y a un passage de Karl Marx où celui-ci dit qu’il faut condamner avec des planches la deuxième entrée de la maison Kalaboukhov, rue Prétchistienka, pour faire le tour et passer par l’entrée de service ? Qui a besoin de cela ?  Pourquoi le prolétaire ne peut-il pas laisser en bas ses caoutchoucs, au lieu de salir le marbre ?
     — Mais, Philippe Philippovitch, il n’en a même pas, de caoutchoucs, tenta de dire le mordu.
     — Absolument faux ! répondit  Philippe Philippovitch d’une voix tonitruante, et il se versa un verre de vin. Hum… Je désapprouve les liqueurs après le dîner : elles alourdissent et ont un mauvais effet sur le foie… C’est absolument faux ! Il a des caoutchoucs, maintenant, et ces caoutchoucs sont… les miens ! Ce sont précisément les caoutchoucs qui ont disparu au printemps 1917. La question est : qui les a chipés ? Moi ? Impossible. Le bourgeois Sabline ? (Philippe Philippovitch montra le plafond du doigt.) Cette simple hypothèse est comique. Le sucrier Polozov ? (Philippe Philippovitch indiqua un côté.) En aucun cas ! Voilà, monsieur. Mais ils pourraient au moins les enlever dans l’escalier ! (Philippe Philippovitch commença à s’empourprer.) Au nom de quel diable a-t-on enlevé les fleurs sur les paliers ? Pourquoi l’électricité qui, que la mémoire me revienne, a connu deux pannes en l’espace de vingt ans, en a-t-elle régulièrement une tous les mois, de nos jours ? Docteur Bormenthal, la statistique est une chose effrayante. Vous le savez mieux que quiconque, vous qui n’ignorez pas ma dernière œuvre.
     — L’anarchie, Philippe Philippovitch.
     — Non, répliqua Philippe Philippovitch avec une absolue certitude. Non. Vous le premier, cher Ivan Arnoldovitch, abstenez-vous d’employer ce mot. C’est un mirage, une fumée, une fiction. 
     Philippe Philippovitch écarta largement ses doigts courts et deux ombres se trémoussèrent comme des tortues sur la nappe.
     — Qu’est-ce donc que votre anarchie ? Une vieille avec un bâton ? Une sorcière qui a cassé tous les carreaux et fait s’éteindre toutes les lampes ? Elle n’existe aucunement. Que sous-entendez-vous en employant ce mot ? demanda rageusement Philippe Philippovitch à un malheureux canard en carton pendu par les pieds à côté du buffet, aet il répondit à la place de ce dernier :
     — Voici ce qui est : si je me mets à chanter en chœur tous les soirs dans mon appartement au lieu d’opérer, ce sera le début de l’anarchie chez moi. Si, en allant aux toilettes, je me mets, pardonnez l’expression, à pisser à côté de la cuvette, imité ensuite par Zina et Daria Alexandrovna, l’anarchie commencera à régner aux toilettes.L’anarchie n’est donc pas dans les cabinets, mais dans les têtes. Ainsi, lorsque ces barytons crient : « Mort à l’anarchie ! », cela me fait rire. (Le visage de Philippe Philippovitch grimaça au point que le mordu en resta bouche bée.) Je vous jure que ça me fait rire ! Cela signifie que chacun d’eux doit se flanquer des tapes sur la nuque ! Et quand, à force de tapes, il aura fait sortir de lui les hallucinations en tout genre et se sera mis à nettoyer les remises – son vrai travail –, l’anarchie disparaîtra d’elle-même. On ne peut pas servir deux dieux ! On ne peut pas en même temps balayer la voie du tramway et s’occuper du destin de je ne sais quels gueux d’Espagnols ! Cela ne réussit à personne, encore moins à des gens qui, déjà en retard de deux cents ans sur l’Europe, manquent encore d’assurance pour boutonner leur propre pantalon !
     Philippe Philippovitch s’emballa. Les narines de son nez busqué se gonflèrent.
     Ayant repris des forces à la suite de son copieux dîner, il tonnait tel un prophète des temps anciens et l’on voyait étinceler l’argent sur sa tête. 
     Sur le chien ensommeillé, ses paroles tombaient comme un sourd grondement souterrain. Tantôt la chouette aux stupides yeux jaunes surgissait à travers son sommeil, tantôt c’était la sale trogne du cuisinier au bonnet blanc crasseux, tantôt la moustache crâne de Philippe Philippovitch, éclairée par la vive lumière de l’abat-jour, ou un traîneau endormi qui crissait avant de disparaître, tandis que l’estomac du chien digérait un morceau de rosbif tout déchiré, baignant dans son jus.
     « Il pourrait carrément gagner de l’argent dans des meetings, pensait confusément le chien, c’est un margoulin de première. Du reste, visiblement, il roule sur l’or. »
     — Un agent de police ! criait Philippe Philippovitch. Un agent de police !
     « Houhouhou ! »
     Des sortes de bulles crevaient dans la cervelle du chien…
     — Un agent de police !  Purement et simplement. Et peu importe qu’il porte une plaque ou un képi rouge. Flanquer tout un chacun d’un agent de police et obliger cet agent de police à tempérer les ardeurs vocales de nos concitoyens. Vous parlez d’anarchie. Je vous dirai, docteur, que rien n’ira en s’améliorant dans notre immeuble, ni dans aucun autre, tant qu’on n’aura pas fait taire ces chanteurs ! Dès qu’ils auront cessé leurs concerts, la situation s’arrangera d’elle-même.
     — Vous dites des choses contre-révolutionnaires, Philippe Philippovitch, plaisanta le mordu, Dieu nous garde que quelqu’un vous entende !
     — Il n’y a là rien de dangereux, répliqua avec feu Philippe Philippovitch. Rien de contre-révolutionnaire. À propos, voilà encore un terme que je ne peux pas souffrir. On ne sait absolument pas ce qui se cache en-dessous. Du diable si on le sait ! Je dis donc qu’il  n’y a aucune espèce de contre-révolution dans mes propos. Ils contiennent du bon sens et l’expérience de la vie.
     Sur ce, Philippe Philippovitch extirpa de son col le bout de sa serviette brillante et chiffonnée et, l’ayant roulée en boule, la posa à côté de son verre où il restait du vin. Le mordu se leva aussitôt et dit : « merci1 »
     — Un instant, docteur ! l’arrêta Philippe Philippovitch en tirant son portefeuille de la poche de son pantalon. Il cligna des yeux, compta les billets blancs2 et les tendit au mordu en lui disant :
     — Quarante roubles vous reviennent aujourd’hui, Ivan Arnoldovitch. Je vous en prie.
     La victime du chien remercia poliment et fourra en rougissant l’argent dans la poche de son veston.
     — Vous n’avez pas besoin de moi ce soir, Philippe Philippovitch ? s’enquit-il.
     — Non, mon ami, je vous remercie. Nous n’allons rien faire aujourd’hui. Primo, le lapin a crevé, et secundo, ce soir, il y a « Aïda » au Bolchoï. Cela fait longtemps que je ne l’ai pas entendu. J’aime… Vous vous rappelez, le duo… tra-la-la ?
     — Comment trouvez-vous donc le temps, Philippe Philippovitch ? demanda respectueusement le médecin.
     — Trouve toujours le temps celui qui ne presse jamais, dit d’un ton édifiant le maître de maison. Bien sûr, si je me précipitais de réunion en réunion et si je chantais toute la journée comme un rossignol au lieu de m’occuper de mon vrai travail, je n’aurais de temps pour rien.
     Sous les doigts de Philippe Philippovitch, le mécanisme de sa montre à répétition fit entendre des sons célestes au fond de sa poche.
     — Huit heures passées… J’irai pour le deuxième acte… Je suis partisan de la division du travail. Qu’on chante au Bolchoï, moi je ferai mes opérations. Voilà qui est bien. Et il n’y a aucune anarchie… Bon, veillez-y, Ivan Arnoldovitch, dès que se présente un mort propice, l’enlever de la table, le mettre dans une solution nutritive et chez moi au plus vite !
     — Soyez sans crainte, Philippe Philippovitch, les anatomo-pathologistes me l’ont promis.
     — Parfait, et d’ici là nous allons observer ce neurasthénique des rues. Laissons son flanc cicatriser.
     « Il se fait du souci à mon sujet, se dit le chien. Très chouette type. Je sais qui c’est. C'est un enchanteur, un mage, un magicien sorti d’un conte de chiens… Car il est impossible que tout cela ne soit qu’un rêve. Et si c’était un rêve ? (le chien eut un frisson dans son sommeil) Je vais m’éveiller… et il n’y aura rien. Ni lampe entourée de soie, ni chaleur, ni satiété. Ce sera de nouveau le bas de la porte cochère, la gelée à devenir fou, le bitume verglacé, la faim, les gens méchants… La cantine, la neige… Dieu, comme ce sera pénible ! »
     Mais rien de tout cela ne se produisit. Ce fut justement la porte cochère qui fondit, tel un rêve gelé, et ne réapparut plus. 
     L’anarchie ne semblait pas une chose si effroyable. Elle n’empêchait pas les accordéons gris, sous le rebord des fenêtres, de faire deux fois par jour le plein de chaleur brûlante, et l’air chaud se répandait par vagues dans tout l’appartement.
     Très clairement, le chien avait tiré le gros lot des chiens. À présent, ses yeux se remplissaient au moins deux fois par jours de larmes de gratitude envers le sage de la Prétchistienka. De plus, tous les trumeaux, au salon comme dans la salle d’accueil, entre les bibliothèques, reflétaient un chien superbe, un vrai veinard.
     « Je suis très beau. Je suis peut-être un prince canin incognito, supputait le chien en regardant le chien à la gueule satisfaite et aux longs poils couleur café qui se promenait dans les lointains des miroirs. Il est très possible que ma grand-mère ait fauté avec un terre-neuve. Tiens, je vois que j’ai une tache blanche sur le museau. D’où vient-elle, on se le demande. Philippe Philippovitch est un homme de goût, il ne ramènerait pas chez lui le premier cabot venu. »
     Le chien boulotta en une semaine autant que les dernières six semaines de famine passées dans la rue. Seulement en termes de poids, bien sûr. Il n’y avait pas à discuter la qualité de la nourriture chez Philippe Philippovitch. Sans même considérer le fait que Daria Alexandrovna achetait tous les jours pour dix-huit kopecks de bas morceaux au marché Smolienski, il suffit de mentionner les dîners à sept heures du soir dans la salle à manger, qui se tenaient en présence du chien malgré les protestations de la distinguée Zina. Lors de ces dîners, Philippe Philippovitch obtint définitivement le titre de divinité. Le chien se dressait sur ses pattes de derrière et mordillait son veston, il avait appris la façon de sonner de Philippe Philippovitch – deux coups sonores, espacés et impérieux –, et se précipitait en aboyant à sa rencontre dans le vestibule. Le maître des lieux faisait irruption dans sa pelisse de renard argenté, tout scintillant de paillettes de neige, fleurant la mandarine le cigare, le parfum, le citron, l’essence, l’eau de cologne et le drap, et sa voix resonnait dans le logement tout entier comme une trompette de commandement.
     — Pourquoi as-tu déchiqueté la chouette, salopard ? Elle te dérangeait ? Elle te dérangeait, je te demande ? Pourquoi as-tu cassé le professeur Mietchnikov ?
     — Il faudrait le fouetter, ne serait-ce qu’une fois, Philippe Philippovitch, disait Zina, indignée. Autrement, il va tout se permettre. Regardez donc ce qu’il a fait de vos caoutchoucs.
     —On ne doit fouetter personne, s’alarmait Philippe Philippovitch, retiens-le une fois pour toutes. On ne peut agir, sur les humains comme sur les animaux, que par la suggestion. Il a eu de la viande, aujourd’hui ?
     — Seigneur, il s’est empiffré de tout ce qu’il y avait. En voilà une question, Philippe Philippovitch. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’éclate pas.
     — Eh bien, qu’il mange tant qu’il veut…. En quoi elle te gênait, la chouette, voyou ?
     — Hou-ouh ! geignait le chien flagorneur en se traînant sur le ventre, les pattes à l’envers.
     Il fut ensuite traîné par la peau du cou, dans un grand vacarme, jusqu’au cabinet en passant par l’accueil. Le chien hurlait, montrait les dents, s’accrochait au tapis, freinant du derrière comme au cirque.
     Au beau milieu du cabinet, la chouette aux yeux de verre gisait sur le tapis, et des espèces de chiffons rouges sentant la naphtaline sortaient de son ventre décousu. Sur la table traînait un portrait fracassé en mille morceaux.
     — J’ai fait exprès de ne pas ranger pour que vous puissiez admirer, exposa Zina, affligée. C’est qu’il a sauté sur la table, le misérable ! Et hop, que je l’attrape par la queue ! Il l’avait déchirée avant que j’ai eu le temps de réagir. Enfoncez-lui le museau dans la chouette, Philippe Philippovitch, pour lui apprendre à abîmer les choses.
     Les hurlements commencèrent. Le chien, qui se plaquait au tapis, fut traîné à la chouette et on lui enfonça la gueule dedans, et le chien pleurait à chaudes larmes et pensait : « Battez-moi, mais ne me chassez pas de l’appartement. »
     — La chouette doit être aujourd’hui même envoyée chez le taxidermiste. Par ailleurs, voici huit roubles, et quinze kopecks pour le tramway, va chez Mur et achète-lui un bon collier avec une chaîne.
     Le lendemain, on mit au chien un collier large et brillant. Tout d’abord, s’étant regardé dans le miroir, il fut très chagriné, baissa la queue et alla dans la salle de bains en réfléchissant au moyen d’entamer le collier en le frottant contre un coffre ou une caisse. Mais très vite, le chien comprit qu’il n’était qu’un imbécile. Zina l’emmena se promener avec sa chaîne dans le passage Oboukhov. Le chien marchait comme un détenu, mourant de honte, mais en suivant la Prétchistienka jusqu’à la cathédrale du Christ Sauveur, il comprit à la perfection ce qu’un collier signifiait dans la vie. Une envie furieuse se lisait dans les yeux de tous les chiens rencontrés, et, en arrivant au passage Miortvy, un escogriffe de corniaud à la queue coupée lui aboya dessus en le traitant de « vendu à la haute » et de « chien d’attelage ». Alors qu’ils traversaient les rails du tramway, un milicien observa le collier avec satisfaction et respect, et quand ils revinrent, une chose absolument inouïe se produisit : le portier Fiodor ouvrit de ses propres mains la grande porte et laissa entrer Bouboule tout en faisant à Zina cette observation :
     — Elle est drôlement poilue, l’acquisition de Philippe Philippovitch, et extraordinairement grasse. 
     — Je crois bien ! Il bouffe comme six, expliqua Zina, rougie et embellie par le gel.
     « Un collier, c’est comme un porte-documents », ironisa in petto le chien qui, tortillant du derrière, suivit Zina au bel étage comme un grand seigneur. 
     Ayant apprécié à sa juste valeur le collier, le chien fit sa première visite à cette section essentielle du paradis dont l’entrée lui avait été jusqu’alors refusée de façon catégorique, à savoir le royaume de la cuisinière Daria Piétrovna. L’appartement tout entier ne valait pas le dixième du royaume darien. Les flammes se déchaînaient et crépitaient toute la journée dans le fourneau noir et revêtu sur le dessus de carreaux de faïence. Le four grésillait. Dans les colonnes pourpres luisait la face de Daria Piétrovna, miroitante de graisse, soumise à l’éternelle torture du feu et à sa passion inassouvie. Dans sa coiffure à la mode, les oreilles recouvertes et une corbeille de cheveux clairs sur la nuque, étincelaient vingt-deux faux diamants. Aux murs, des casseroles dorées pendaient à leurs crochets, la cuisine entière n’était qu’odeurs grondant, bouillonnant et sifflant dans les récipients clos…
     — Va-t-en ! Dehors, le vagabond chapardeur ! Que viens-tu faire ici ? Je vais te faire tâter du tisonnier !…
     « Qu’est-ce qui vous prend ? Qu’avez-vous donc à aboyer ? pensa le chien en plissant les yeux avec attendrissement. Chapardeur, moi ? Vous ne voyez donc pas mon collier ? »
     Et il se glissait de côté pour entrer, pointant son museau dans l’ouverture.
     Le chien Bouboule avait l’art et la manière de conquérir le cœur des gens. Deux jours plus tard, il était déjà couché près du panier à charbon et regardait travailler Daria Alexandrovna. De son couteau mince et aiguisé, celle-ci coupait la tête et les pattes à de pauvres gélinottes puis, tel un bourreau furieux, arrachait la chair des os, extirpait les entrailles des poules et faisait tourner quelque chose dans le hachoir. Pendant ce temps-là, Bouboule déchiquetait la tête d’une gélinotte. D’une jatte pleine de lait, Daria Piétrovna retirait des morceaux de mie de pain trempée, les mélangeait sur une planche avec la viande en bouillie, versait en abondance de la crème sur le tout, saupoudrait le mélange de sel et modelait des boulettes sur sa planche. Le four ronflait comme un incendie tandis que la poêle grésillait, formait des bulles et tressautait. La porte du four s’ouvrait dans un bruit de tonnerre, découvrant un effrayant enfer de flammes bouillonnantes et chatoyantes. 
     La gueule de pierre s’éteignait le soir, et la nuit profonde et solennelle de la Prétchistienka, avec son étoile solitaire, dominait la fenêtre de la cuisine, au-dessus du petit rideau blanc montant à mi-hauteur. Le sol de la cuisine était humide, les casseroles luisaient mystérieusement d’un éclat mat, une casquette de pompier traînait sur la table. Tel un lion sculpté en haut d’un portail, Bouboule était couché sur le fourneau tiède et, la curiosité lui faisant lever une oreille, regardait un homme ému à la moustache noire et au large ceinturon de cuir prendre dans ses bras Daria Piétrovna, derrière la porte entrouverte de la chambre que Zina partageait avec Daria. Le visage de celle-ci brûlait tout entier de passion et de souffrance, excepté son livide et poudré. Un peu de lumière éclairait le portrait du moustachu, d’où pendait une rose de Pâques3.
     — Il se colle comme un démon, murmurait Daria Piétrovna dans la pénombre. Laisse-moi ! Zina va arriver à l’instant. Qu’est-ce qui te prend, tu t’es fait rajeunir, toi aussi ?
     — Nous n’en avons nul besoin, répondait l’autre d’une voix enrouée, se maîtrisant à peine. Et vous, que vous êtes ardente !
     Dans la soirée, l’étoile de la Prétchistienka disparaissait derrière les lourds stores et, les soirs où le Bolchoï ne donnait pas « Aïda » et où la société panrusse de chirrurgie ne tenait pas séance, la divinité prenait place dans un profond fauteuil de son cabinet. Il n’y avait pas de lumière au plafond. Une seule lampe verte donnait de la lumière sur le bureau. Bouboule était couché sur le tapis, dans l’ombre, et ne pouvait détacher son regard de choses affreuses. Dans des récipients de verre, baignant dans un liquide âcre, trouble et répugnant, reposaient des cervelles humaines. Les bras de la divinité étaient
dénudés jusqu’au coude, ses mains revêtues de gants de caoutchouc rougeâtre, et ses doigts inexpressifs et glissants grouillaient dans les circonvolutions. De temps en temps, la divinité s’armait d’un petit couteau brillant et taillait sans bruit les cervelles élastiques et jaunes.

          Vers les rivages sacrés du Nil

     fredonnait tout bas la divinité en se mordant les lèvres et en repensant aux dorures du Bolchoï, à l’intérieur.
     À cette heure-là, les tuyaux chauffaient au plus haut point. Leur chaleur montait au plafond puis se répandait dans toute la pièce, et la dernière puce du chien se réveillait, celle que Philippe Philippovitch n’avait pas encore délogée avec son peigne, mais qui était déjà condamnée. Les tapis étouffaient les bruits dans l’appartement. Puis, au loin, tintait la porte d’entrée.
     « La Zinette est allée au cinéma, se disait le chien. Ainsi, lorsqu’elle reviendra, nous souperons. Je suppose que ce sera des côtelettes de veau, aujourd’hui ! »

  * * *

     Ce jour horrible, Bouboule fut taraudé dès le matin par un pressentiment. 
     Du coup, il se mit soudain à geindre et mangea sans le moindre appétit son petit-déjeuner, une demi-tasse de gruau d’avoine et un os de mouton de la veille. Il se rendit avec ennui à l’accueil et poussa de petits gémissements devant son propre reflet. Mais après que Zina l’eut emmené faire un tour sur le boulevard, le restant de la journée suivit son cours habituel. On ne recevait pas de patients ce jour-là, puisque c’était un mardi, et la divinité siégeait dans son cabinet, ayant ouvert sur le bureau de lourds volumes garnis d’images bariolées. On attendait le dîner. La pensée qu’on aurait aujourd’hui de la dinde en plat chaud, renseignement recueilli de façon sûre à la cuisine, le revigora un peu.
     En passant dans le couloir, le chien entendit, dans le cabinet de Philippe Philippovitch, la sonnerie inattendue et déplaisante du téléphone. Philippe Philippovitch décrocha, écouta et commença brusquement à s’agiter.
     — Parfait, dit sa voix, apportez-le à l’instant, immédiatement !
     Il s’affaira, sonna et ordonna à Zina de servir le dîner au plus vite.
     — Le dîner ! Le dîner ! Le dîner !
     Il y eut aussitôt dans la salle à manger un bruit d’assiettes, Zina se mit à courir et, dans la cuisine, on entendit Daria Piétrovna grommeler que la dinde n’était pas prête. Le chien ressentit de nouveau un trouble.
     « Je n’aime pas qu’il y ait du remue-ménage dans l’appartement », réfléchissait-il… Et à peine se fut-il dit cela que le remue-ménage prit un caractère encore bien plus désagréable. Et avant tout en raison de la survenue du docteur Bormenthal, le ci-devant mordu. Il apporta avec lui une valise qui sentait mauvais et, sans même quitter son manteau, se hâta de traverser le couloir avec ladite valise en direction de la salle des examens. Philippe Philippovitch laissa en plan sa tasse de café non terminée, ce qui ne lui arrivait jamais, pour courir à la rencontre de Bormenthal, ce qui ne lui arrivait jamais non plus.
     — La mort remonte à quand ? cria-t-il.
     — Trois heures, répondit Bormenthal, déverrouillant la valise sans ôter sa chapka couverte de neige.
     « Mais qui est mort ? se demanda le chien, mécontent et renfrogné, en se fourrant dans leurs jambes. Je déteste qu’on cavale de tous les côtés. »
     — Ne reste pas dans nos jambes ! Allez, allez, allez ! cria Philippe Philippovitch dans toutes les directions, et il appuya sur toutes les sonnettes, à ce qu’il sembla au chien.   
     Zina arriva en courant.
     — Zina ! Que Daria Piétrovna se mette au téléphone et note tout. On ne reçoit aucun patient ! Toi, on a besoin de toi. Docteur Bormenthal, par pitié, plus vite, plus vite, plus vite !
     «  Ça ne me plaît pas, ça ne me plaît pas. »
     Vexé, le chien se mit à se balader, l’air renfrogné, dans l’appartement, tandis que toute l’agitation se concentrait dans la salle des examens. Zina se montra inopinément dans une blouse ressemblant à un suaire, faisant des allers-retours au pas de course entre la salle des examens et la cuisine. 
     « Si je bouffais quelque chose ? Qu’ils aillent au diable ! » décida le chien, qui fut brusquement pris au dépourvu.
     — Ne rien donner à Bouboule ! tonna un ordre venant de la salle des examens.
     — On ne peut pas avoir l’œil sur lui, voyons.
     — Qu’on l’enferme !
     Et Bouboule fut attiré et enfermé dans la salle de bains.
     « Grossiers personnages ! pensa Bouboule assis dans la demi-obscurité de la salle de bains. C’est tout bonnement stupide… »
     Il passa près d’un quart d’heure dans la salle de bains, dans un étrange état d’esprit – furieux par moments, très abattu à d’autres. Ennui et incertitude…
     « Bien bien, vous verrez demain vos caoutchoucs, très estimé Philippe Philippovitch, se disait-il, vous avez déjà dû vous en racheter deux paires, vous serez bon pour une autre. Pour vous apprendre à enfermer les chiens. »
     Mais soudain sa pensée rageuse s’interrompit. Sans savoir pourquoi, il se souvint tout à coup très clairement d’un épisode de sa prime jeunesse – une vaste cour ensoleillée près de la barrière Préobrajenski, des éclats de soleil dans des bouteilles, de la brique pilée, des chiens errants, libres.
     « Non, y a pas mèche, aucune liberté ne vaut de quitter la place, inutile de se raconter des histoires, soupirait le chien. J’ai pris mes habitudes. Je suis un chien de la haute, une créature intelligente, j’ai goûté à la bonne vie. Et puis, qu’est-ce que la liberté ? Juste une fumée, un mirage, une fiction… Un délire de ces démocrates de malheur… »
     Puis, effrayé par la demi-obscurité de la salle de bains, il se mit à hurler, se jeta contre la porte et commença à l’égratigner.
     Hou-hou-hou ! Le hurlement se répandit dans l’appartement comme dans un tonneau.
     « Je déchirerai la chouette à nouveau » se dit le chien avec une rage impuissante. Puis il faiblit, se coucha, et lorsqu’il se releva, ses poils se hérissèrent soudain, il avait cru voir de hideux yeux de loup dans la baignoire.
     Alors qu’il était en plein supplice, la porte s’ouvrit. Le chien sortit en se secouant et, morose, voulut aller dans la cuisine, mais Zina le prit par le collier et l’entraîna avec opiniâtreté à la salle d’examen.
     Un froid pénétra le chien en-dessous du cœur.
     « Pourquoi a-t-on besoin de moi ? se demanda-t-il avec suspicion. Mon flanc a cicatrisé, je ne comprends pas du tout. »
     Et il fut traîné, ses pattes dérapant sur le parquet glissant, à la salle d’examen. L’éclairage inouï qui y régnait le frappa. Le globe blanc au plafond brillait d’une lueur aveuglante. Le grand-prêtre se tenait au milieu de cette blancheur éclatante, fredonnant entre ses dents quelque chose à propos des bords sacrés du Nil. Seule une vague odeur permettait de reconnaître en lui Philippe Philippovitch. Ses cheveux blancs soigneusement coupés disparaissaient sous un bonnet blanc rappelant une cuculle de patriarche ; la divinité était tout en blanc, avec par-dessus, en guise d’étole, un étroit tablier de caoutchouc. À ses mains - des gants noirs.
     Le mordu portait également une cuculle. Une longue table était déployée, à côté de  laquelle on avait avancé une petite table rectangulaire au pied étincelant.
     Le chien ressentit un accès de haine envers le mordu, surtout en raison des yeux qu’il avait à présent. Braves et honnêtes d’ordinaire, ils partaient maintenant dans toutes les directions pour fuir ceux du chien. Ils étaient sur le qui-vive et pleins de fausseté, une sale affaire se cachait dans leurs profondeurs, une mauvaise action, voire un véritable crime. Le chien lui adressa un regard lourd et sombre, et alla dans un coin.
     — Zina, le collier, dit à mi-voix Philippe Philippovitch. Mais ne l’affole pas.
     Les yeux de Zina se firent en un instant aussi abjects que ceux du mordu. Elle s’approcha du chien et le caressa avec une évidente hypocrisie. Lui la regarda avec tristesse et mépris.
     « Eh bien… Vous êtes trois. Emparez-vous de moi, si c’est ça que vous voulez. Mais honte à vous… Si au moins je savais ce que vous allez me faire… »
     Zina déboucla le collier, le chien secoua la tête, s’ébroua. Le mordu surgit devant lui, répandant une vilaine odeur écœurante.
     « Pouah, quelle horreur !… Pourquoi ai-je tant la nausée, qu’est-ce qui me fait si peur ? » se dit le chien en reculant devant le mordu.
     — Pressons, docteur, dit Philippe Philippovitch avec impatience.
     L’air s’emplit d’une odeur âcre et douceâtre. Sans quitter Bouboule de ses yeux méchants et vigilants, le mordu sortit sa main droite de derrière son dos et enfonça prestement une boule de coton humide dans la truffe du chien. Bouboule fut stupéfait, sa tête se mit un peu à tourner, mais il parvint encore à faire un saut en arrière. Le mordu le rattrapa d’un bond et lui colla entièrement le coton sur le museau. Le souffle manqua aussitôt au chien qui réussit tout de même à se dégager encore une fois. « Que t’ai-je fait, scélérat ? » lui traversa l’esprit. La gueule dans le coton, de nouveau. Au milieu de la salle d’examen apparut alors un lac inattendu, avec dessus, dans des barques, des chiens d’outre-tombe, roses, très joyeux et irréels. Les pattes du chien devinrent molles et se plièrent.
     — Sur le billard ! Ces mots, quelque part joyeusement prononcés par Philippe Philippovitch, retentirent et se répandirent en filets orange. L’effroi disparu, remplacé par de l’allégresse. Pendant deux ou trois secondes, le chien qui s’éteignait aima le mordu. Puis le monde entier se retourna, il y eut encore la sensation d’une main froide mais agréable sous le ventre. Ensuite, rien.  
     



  1. Simplement transcrit du français.
  2. D’une valeur de dix roubles.
  3. Passage obscur.






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