mardi 1 juin 2021

Le médecin du district (Ivan Tourguéniev)

      Voici le quatrième récit du premier cycle des Récits d’un chasseur, publié en 1847. On trouvera deux autres textes appartenant l’un au premier cycle, l’autre au deuxième en suivant ces liens :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/220321/ermolai-et-la-meuniere-ivan-tourgueniev

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/220221/la-relique-vivante-ivan-tourgueniev


     La langue de Tourguéniev, dans ces récits, est allusive et souvent elliptique, d’où la nécessité de recourir parfois à des interprétations, et de s’en tenir à une traduction « à la française », sans prétendre aspirer cette langue russe déjà un peu ancienne, ce qui me semble vain. 



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     Un jour d’automne, en revenant d’un terrain de chasse éloigné, je pris froid et tombai malade. Par chance, la fièvre me surprit au chef-lieu du district, à l’hôtel ; j’envoyai chercher le docteur.  Une demi-heure plus tard, le médecin du district arriva ; c’était un homme aux cheveux bruns, petit et maigrichon. Il me prescrivit le sudorifique habituel ainsi qu’un sinapisme, et glissa fort habilement mon billet de cinq roubles sous le parement de sa manche, tout en toussant d’une toux sèche et en regardant de côté ; il se préparait déjà à regagner ses pénates, mais il se trouva qu’il engagea la conversation avec moi et finit par rester. La fièvre me faisait souffrir ; je prévoyais une nuit d’insomnie et j’étais content de causer un peu avec ce brave homme. On nous servit du thé. Le docteur se mit à parler. Le bonhomme n’était pas bête, se montrait volubile et ses propos étaient assez amusants. D’étranges choses se produisent : on entretient depuis longtemps des relations amicales avec quelqu’un, mais on n’aura jamais avec lui de conversation à cœur ouvert ; tandis qu’avec un autre, dont on vient de faire la connaissance, voilà qu’on  se met à lui révéler tout de notre être, ou c’est lui qui vous livre tous ses secrets. Je ne sais en quoi j’avais mérité la confiance de mon nouvel ami – toujours est-il qu’il saisit de façon très inattendue l’occasion de me raconter un cas assez extraordinaire ; à mon tour, je rapporte son récit à mon lecteur bienveillant. Je m’efforcerai de m’exprimer avec les mots du médecin.


     — Vous ne connaissez pas, commença-t-il d’une voix faible et tremblante – tel est l’effet du gros tabac sans mélange –, vous ne connaissez pas notre juge, Pavel Loukitch ? Non, vous ne le connaissez pas… Bon, peu importe – il s’éclaircit la gorge et se frotta les yeux. Eh bien, voyez-vous, l’affaire était la suivante, comment vous expliquer, – sans mentir, c’était au beau milieu du Grand Carême1, en plein dégel. Je me trouvais chez lui, chez notre juge, en train de jouer à la préférence2. Notre juge est un brave homme, et il adore jouer à la préférence. Tout à coup (mon médecin employait souvent ce mot), on vient m’annoncer : « Quelqu’un vous demande.  — Que veut-il ? — Il a apporté une lettre, sans doute pour un malade. — Donne-moi la lettre. » C’est bien cela, c’est pour un malade… Très bien… vous comprenez, c’est notre pain quotidien… Et voici l’affaire : une propriétaire, une veuve, m’écrit : « Ma fille se meurt, venez pour l’amour de Dieu, je vous envoie une voiture3. » Bon, ça, ce n’est rien… Mais elle habite à une vingtaine de verstes4 de la ville, il fait nuit, et les routes sont affreuses5 ! Et elle doit être pauvre, il ne faut pas espérer plus de deux roubles, et encore, ça n’a rien de sûr, peut-être seulement un bout de toile et un petit sac de grains. Tout de même, vous comprenez, le devoir avant tout : quelqu’un se meurt. Je passe tout à coup mes cartes à Kalliopine, pilier de nos réunions, et vais chez moi. J’aperçois devant le perron un petit chariot ; des chevaux de paysan y sont attelés, fort pansus, un pelage comme du feutre, le cocher est assis tête nue, par respect. Bon, je me dis : « Mon ami, on voit que tes maîtres ne roulent pas sur l’or… » Je vous vois rire, mais je vais vous dire : nous autres, gens pauvres, prenons tout en considération…  Si le cocher se tient comme un prince, garde sa chapka sur la tête et rit dans sa barbe en remuant son fouet court, tu peux parier hardiment sur deux billets de dix roubles6 ! Mais là, je vois que ça ne sent pas pareil.  Cependant, me dis-je, rien à faire, le devoir avant tout. Je prends avec moi les médicaments les plus indispensables et je me mets en route. Le croirez-vous, c’est à peine si j’ai pu me traîner jusque là-bas. Une route infernale : des ruisseaux, de la neige, de la boue, des crevasses remplies d’eau et tout à coup, comble de malheur, une digue qui se rompt ! J’arrive tout de même. Une petite maison couverte de chaume. De la lumière aux fenêtres : on m’attend8. J’entre. Une vénérable vieille en bonnet vient à ma rencontre : « Sauvez-la, me dit-elle, elle se meurt. » Je lui dis : « Calmez-vous… Où est la malade ? — Par ici,s’il vous plaît. » Je jette un coup d’œil : une petite chambre proprette, une veilleuse dans un coin7, sur le lit une jeune fille de vingt ans, inconsciente. Elle est brûlante, elle a du mal à respirer : c’est la fièvre chaude. Deux autres jeunes filles sont là, ses sœurs, en larmes, effrayées. « Elle allait très bien hier, me disent-elles, elle mangeait avec appétit… elle s’est plainte d’un mal de tête ce matin, et vers le soir, tout à coup, elle s’est retrouvée dans cet état… » Je répète : « Calmez-vous. » – c’est une obligation, pour un docteur, voyez-vous –, et j’attaque. Je la saigne, lui fais poser des sinapismes et je rédige une ordonnance pour une préparation. Cependant, je la regarde, je la regarde, voyez-vous – ma parole, je n’ai jamais vu un tel visage… bref, une beauté ! Je me sens envahi de pitié. Des traits si séduisants, des yeux… La voilà plus calme, Dieu soit loué ; elle a transpiré, elle semble revenir à elle ; elle regarde autour d’elle, sourit, se passe la main sur la figure… Ses sœurs se penchent sur elle et lui demandent : « Qu’as-tu ? » « Rien », dit-elle, et elle se retourne. Je l’observe : elle s’est endormie. « Bon, dis-je, à présent, il faut laisser tranquille la malade. » Et nous sortons tous sur la pointe des pieds, en laissant une femme de chambre, à tout hasard. Au salon, le samovar est déjà sur la table, ainsi qu’une bouteille de rhum de la Jamaïque : on ne peut s’en passer, dans notre métier. On me sert du thé, on me propose de rester dormir… Je donne mon accord : où irais-je, à présent ! La vieille ne fait que gémir. « Qu’avez-vous ? lui dis-je. Elle vivra, calmez-vous, mieux encore, allez vous-même vous reposer : il est une heure passée. — Mais vous me ferez réveiller s’il arrive quelque chose ? — Mais oui, mais oui. » La vieille est partie, les jeunes filles sont retournées dans leur chambre, elles aussi ; on m’a installé un lit au salon et je me suis couché – seulement, impossible de m’endormir : en voilà une affaire ! Je m’inquiète terriblement. Ma malade m’obsède. À la fin, ne pouvant y tenir, je me lève tout à coup ; « Je vais aller voir, me dis-je, ce que devient ma patiente. » Sa chambre est contiguë au salon. Je me lève donc, j’entrouvre sans bruit la porte, j’ai le cœur qui bat fort. Je regarde : la femme de chambre dort la bouche ouverte, elle ronfle même, cette bourrique, tandis que la malade est étendue tournée vers moi, les bras écartés, la pauvrette ! Je m’approche… Mais soudain, la voilà qui ouvre les yeux et les braque sur moi ! « Qui est là ? Qui est là ? » Je demeure interdit. « N’ayez pas peur, mademoiselle : c’est le docteur, je suis venu voir comment vous alliez. — Vous êtes docteur ? – Docteur, docteur… Votre maman m’a envoyé chercher en ville ; nous vous avons fait une saignée, mademoiselle, maintenant il faut dormir, et dans deux ou trois jours, plaise à Dieu, vous serez sur pied. – Ah, oui, oui, docteur, ne me laissez pas mourir… je vous en prie, je vous en prie. — Que dites-vous là ? Que Dieu vous vienne en aide ! » Je me dis qu’elle doit avoir de nouveau de la fièvre, je lui tâte le pouls : c’est bien ça. elle me regarde, et me saisit le bras, tout à coup. « Je vais vous dire pourquoi je ne veux pas mourir, je vais vous le dire, je vais vous le dire… nous sommes seuls, à présent ; seulement, pas un mot à personne  s’il vous plaît… écoutez… » Je me penche ; elle applique ses lèvres à mon oreille, ses cheveux effleurent ma joue – et elle commence à murmurer quelque chose… Je ne comprends rien… Ah oui, c’est qu’elle délire… Elle chuchote, chuchote très rapidement et, semble-t-il, pas en russe ; elle cesse, frissonne, laisse retomber sa tête sur l’oreiller et me menace du doigt : « Attention, docteur, à personne… » Je la rassure tant bien que mal, la fais boire, réveille la femme de chambre et sors.


     À ce moment, le docteur absorba violemment une prise de tabac et fut pris quelques instants de torpeur.


     — Cependant, reprit-il, le lendemain, contrairement à mon attente, l’état de la malade ne s’était pas amélioré. J’ai beaucoup réfléchi, et j’ai soudain décidé de rester, en dépit du fait que d’autres patients m’attendaient… Et vous savez, on ne peut pas négliger impunément sa clientèle : la pratique en souffre. Mais primo, la malade était réellement désespérée, et secundo, disons la vérité, j’avais une vive sympathie pour elle. En outre, la famille tout entière me plaisait. Quoique indigents,  ces gens étaient d’une instruction rare, on peut le dire… Le père avait été un savant, un auteur ; bien sûr, il était mort pauvre, mais il avait réussi à donner une excellente éducation à ses enfants ; il leur avait aussi laissé beaucoup de livres. Est-ce parce que je m’empressais autour de la malade, ou pour d’autres raisons, toujours est-il qu’on m’avait pris en affection là-bas, et qu’on m’y traitait, j’ose le dire, comme un parent… Pendant ce temps, avec la fonte des neiges9, les routes étaient devenue affreuses : toutes les communications étaient pour ainsi dire interrompues ; j’avais même du mal à faire venir des médicaments de la ville… La malade ne se rétablissait pas… Les jours passaient… Mais voilà, monsieur10… alors, monsieur… (Le médecin fit une pause.) À vrai dire, monsieur, je ne sais comment vous exposer la chose… (Il aspira une nouvelle prise de tabac, poussa un grognement et avala une gorgée de thé.) Je vous dirai sans détour que ma malade… comment dire… eh bien, était tombée, en quelque sorte, amoureuse de moi… ou non, pas exactement amoureuse… mais, du reste…, vraiment, comment dire, monsieur… (Le médecin baissa les yeux et rougit.)


     — Non, reprit-il avec vivacité, pas amoureuse, c’est absurde ! Il faut être lucide à son propre sujet. C’était une jeune fille instruite et intelligente, une grande lectrice, et moi j’avais pour ainsi dire complètement perdu mon latin. Quant à mon physique (il se regarda dans la glace avec un sourire), là encore, je n’ai pas de quoi me vanter. Mais le Seigneur n’a pas fait de moi un imbécile : le blanc, je ne l’appelle pas noir ; je suis capable de piger. Par exemple, je comprenais très bien qu’Alexandra Andreïevna – elle s’appelait ainsi – n’éprouvait pas pour moi de l’amour, mais, si l’on peut dire, de l’amitié, de la sympathie, du respect, quoi. Bien qu’elle-même ait pu se méprendre sur ses propres sentiments, vous comprenez bien dans quelle situation elle était… d’ailleurs, ajouta le médecin qui me débitait tout cela de façon hachée, sans reprendre son souffle et avec un embarras manifeste, d’ailleurs j’ai l’impression de m’être un peu embrouillé… Vous ne devez rien y comprendre… tenez, laissez-moi vous conter tout cela dans l’ordre.


     Il but un verre de thé et se mit à parler d’une voix plus calme.


     — C’était donc comme cela, monsieur. L’état de ma malade ne faisait qu’empirer. Vous n’êtes pas médecin, cher monsieur ; vous ne pouvez pas saisir ce qui se passe dans l’âme d’un docteur, surtout les premiers temps, lorsqu’il commence à se rendre compte que la maladie se montre plus forte que lui. Que devient son aplomb ? On perd soudain contenance, de façon indicible. Tu as l’impression d’avoir oublié tout ce que tu savais, que le malade ne te fait plus confiance, que les autres commencent à remarquer que tu es perdu et qu’on ne fait plus part des symptômes qu’avec réticence, qu’on te regarde par en-dessous, qu’on chuchote… Eh, ça va mal ! Tu te dis qu’il y a bien un remède contre cette maladie , qu’il faut juste le trouver. Serait-ce celui-ci ? Tu essayes en vain, et tu ne laisses pas au médicament le temps d’agir… Tu te mets à chercher ceci ou cela. Parfois, tu attrapes ton manuel de prescriptions… ce qu’il te faut doit bien s’y trouver ! Ma parole, il t’arrive de l’ouvrir au hasard : dès fois qu’au petit bonheur, le sort te soit favorable… Cependant, le malade se meurt ; un autre médecin l’eût sauvé. On dit : « Un conseil de médecins est nécessaire, je ne peux prendre sur moi une telle responsabilité. » Et comme on a l’air idiot, dans ces cas-là ! Et puis, avec le temps, on s’y fait, ce n’est pas grave. Le malade est mort : ce n’est pas ta faute, tu as procédé selon les règles. Une chose, cependant, peut être encore pénible : c’est de voir qu’on a en toi une confiance aveugle, tandis que toi, tu ne te sens pas en état d’aider les gens. C’est justement cette confiance que toute la famille d’Alexandra Andreïevna a maintenant en moi : ils en oublient de se dire qu’ils ont une fille en danger. Moi, de mon côté, je leur assure que ce n’est rien, alors que dans mon for intérieur, je suis inquiet au plus haut point. Pour comble de malheur, les routes sont tellement impraticables que le cocher met parfois une journée entière à me rapporter les médicaments. Je ne quitte pas la chambre de la malade, impossible de m’en arracher, je passe mon temps, voyez-vous, à raconter des anecdotes amusantes et à jouer aux cartes avec elle. Je passe des heures à la veiller, la nuit. La vieille me remercie, les larmes aux yeux ; moi, je me dis que je ne mérite pas sa reconnaissance. Je vous l’avoue sincèrement — il n’y a pas de raison de vous le cacher, à présent –, j’étais amoureux de ma malade. Et Alexandra Andreïevna s’est attachée à moi : par moments, je suis le seul qu’elle laisse entrer dans sa chambre. Elle se met à bavarder avec moi, à me poser des questions : où ai-je fait mes études, quelle est ma vie, qui sont mes parents, ceux que je vais voir ? Et je sens qu’elle ne devrait pas tant parler ; mais le lui interdire, vous voyez, le lui défendre, je ne le peux pas. Il m’arrive de me prendre la tête dans les mains : « Que fais-tu, bandit ? » Cependant, la voilà qui me prend la main et la tient en me regardant un long moment ; elle me regarde, se détourne, pousse un soupir et me dit : « Que vous êtes bon ! » Ses mains sont si brûlantes, ses yeux si grands, si langoureux. « Oui, dit-elle, vous êtes un homme bon, excellent, vous n’êtes pas comme nos voisins… non, vous n’êtes pas pareil, vous n’êtes pas pareil… Comment se fait-il que je ne vous aie pas connu avant ? » Et moi : « Alexandra Andreïevna, calmez-vous… croyez que je suis sensible, je ne sais pas en quoi je mérite… mais calmez-vous, de grâce ! calmez-vous et tout ira bien, vous retrouverez la santé. » Je dois en outre vous dire – ajouta le médecin en se penchant en avant et en levant les sourcils –, que ces dames ne fréquentaient guère leurs voisins, parce que les gens de peu leur étaient très inférieurs, et que la fierté leur interdisait de frayer avec les riches. Je vous le dis : cette famille était extraordinairement cultivée – si bien que j’étais flatté, voyez-vous. Alexandra n’avalait ses remèdes que venant de ma main… elle se soulève, la pauvrette, avec mon aide, elle absorbe la potion et me regarde… mon cœur chavire. Cependant, elle va de plus en plus mal : « Elle mourra, c’est inévitable. », me dis-je. Croyez-moi, j’aurais voulu prendre sa place dans le cercueil ; c’est alors que sa mère et ses sœurs m’observent, me regardent bien en face… et leur confiance est ébranlée : « Comment ? Qu’y a-t-il ? » — « Ce n’est rien, ce n’est rien ! » Ce n’est rien, en vérité, alors que mon esprit se brouille ! Une nuit, je suis de nouveau assis seul auprès de la malade. Il y a également une jeune servante, mais elle ronfle bruyamment… On ne peut pas lui en tenir rigueur : elle est épuisée, elle aussi. Alexandra Andreïevna s’est sentie très mal toute la soirée ; la fièvre la faisait souffrir. Jusqu’à minuit, elle n’a fait que s’agiter ; enfin, elle a paru s’assoupir ; en tout cas, elle reste étendue sans bouger. Dans un coin, la veilleuse brûle devant l’icône. Je suis assis, voyez-vous, les yeux baissés, je somnole moi aussi. Tout à coup, c’est comme si on m’avait frappé au côté, je me retourne… Mon Dieu, Seigneur ! Alexandra Andreïevna me regarde avec de grands yeux, la bouche ouverte, les joues en feu. « Qu’avez-vous ? — Docteur, c’est vrai que je vais mourir ? —  De grâce, voyons ! — Non, docteur, non, s’il vous plaît, ne me dites pas que je vais vivre… ne me le dites pas… si vous saviez… Écoutez-moi, de grâce, ne me cachez pas mon état ! » Sa respiration est haletante. « Si je sais pour de bon que je dois mourir… alors je vous dirai tout, tout ! — Alexandra Andreïevna, que dites-vous là ! — Écoutez, je ne dormais pas du tout, il y a un bon moment que je vous regarde… de grâce… j’ai confiance en vous, vous êtes un homme bon, quelqu’un d’honnête, dites-moi la vérité, je vous en conjure, au nom de tout ce qu’il y a de saint au monde ! Si vous saviez comme c’est important pour moi… Docteur, au nom du ciel, dites-moi, ma vie est en danger ? — Que vous dire, Alexandra Andreïevna ? — Au nom du ciel, je vous en supplie ! — Je ne peux pas vous le cacher, Alexandra Andreïevna : vous êtes bien en danger, mais Dieu est miséricordieux… — Je vais mourir, je vais mourir… » Elle a l’air de se réjouir, son visage se fait joyeux ; je suis saisi d’effroi. « Mais n’ayez pas peur, n’ayez pas peur, je n’ai pas du tout peur de la mort. » Elle se soulève soudain et s’appuie sur un coude. « À présent… eh bien, à présent, je peux vous dire que je vous suis infiniment reconnaissante, que vous êtes un bon, un excellent homme, que je vous aime… » Je la regarde comme un fou ; je suis épouvanté, voyez-vous… « Vous entendez, je vous aime… — Alexandra Andreïevna, je ne mérite pas ! — Non, non, vous ne me comprenez pas… tu ne me comprends pas… » Et brusquement, elle m’attrape la tête et l’embrasse…. Le croirez-vous, j’ai failli crier… je me suis agenouillé et j’ai caché ma tête sous l’oreiller. Elle se tait ; ses doigts tremblent dans ma chevelure ; je l’entends qui pleure. Je me mets à la consoler, à lui assurer… à la vérité, je ne sais pas trop ce que je lui ai dit. « Vous allez réveiller la domestique, Alexandra Andreïevna… je vous remercie… croyez bien… calmez-vous. » « Assez, assez, répétait-elle. Peu m’importe tous les autres ; qu’on se réveille, qu’on vienne, ça m‘est égal : je vais mourir, moi… Que crains-tu, de quoi as-tu peur ? Lève la tête… ou peut-être que vous ne m’aimez pas, peut-être que je me suis trompée… dans ce cas, pardonnez-moi… — Alexandra Andreïevna, que dites-vous là ? Je vous aime, Alexandra Andreïevna. » Elle m’a regardé dans les yeux et m’a ouvert les bras. « Alors prends-moi dans tes bras… » Je vous dirai sincèrement que je ne sais pas comment je ne suis pas devenu fou, cette nuit-là. Je sens que ma malade se tue ; je vois qu’elle n’est pas totalement consciente ; je comprends aussi qu’elle n’aurait pas pensé à moi si elle ne s’était pas vue sur le point de mourir ; c’est que c’est dur, tout de même, de mourir à vingt-cinq ans sans avoir aimé : voilà ce qui la torturait et pourquoi elle se cramponnait à moi avec désespoir, au moins à moi – vous comprenez, à présent ? Voilà, elle ne me laisse pas m’échapper de ses bras. « Ayez pitié de moi et de vous-même, Alexandra Andreïevna. », dis-je, tandis qu’elle répète sans cesse : « À quoi bon regretter quelque chose, puisque je dois mourir ? Ah, si je savais que j’allais vivre et retourner dans le monde des demoiselles comme il faut, j’aurais honte, oui, honte… mais là ? » « Mais qui vous a dit que vous alliez mourir ? — Eh, non, suffit, tu ne m’abuseras pas, tu ne sais pas mentir, regarde-toi. — Vous resterez en vie, Alexandra Andreïevna, je vous guérirai ; nous obtiendrons la bénédiction de votre maman… nous serons unis par les liens du mariage, nous serons heureux. — Non, no, j’ai ta parole, je dois mourir… tu me l’as promis… tu me l’as dit… » J’éprouvais de l’amertume, et ce pour de multiples raisons. Jugez vous-même du genre de choses qui interviennent parfois : cela semble insignifiant, et pourtant ça fait mal. Elle eut l’idée de me demandais comment je m’appelais, pas mon nom, mais mon prénom. Le malheur veut  que ce soit Triphon. Oui monsieur, Triphon Ivanytch. Là-bas, tout le monde m’appelait « docteur ». Rien à faire, je réponds : « Triphon, mademoiselle. » Elle a cligné des yeux, a hoché la tête et a murmuré quelque chose en français, quelque chose de méchant, et puis elle est partie d’un rire méchant, lui aussi. Voilà comment j’ai passé presque toute la nuit avec elle. Au matin, je suis sorti de la chambre comme un asphyxié ; je suis revenu la voir dans la journée, après le thé. Mon Dieu, mon Dieu ! Elle était méconnaissable : elle avait une mine de déterrée.  Sur mon honneur, je ne comprends pas maintenant, je ne comprends absolument pas comment j’ai pu supporter cette torture. Ma malade râla trois jours et trois nuits… et quelles nuits ! Ce qu’elle me disait ! La dernière nuit, figurez-vous, me voici assis auprès d’elle, en train d’adresser une prière à Dieu pour qu’il la prenne le plus tôt possible, et moi avec elle… Voilà que sa vieille mère entre tout à coup… Et la veille, je lui avais dit qu’il y avait peu d’espoir, que ça allait mal et que ce ne serait pas une mauvaise chose de faire venir le prêtre. Dès que la malade voit sa mère, elle lui dit : « Tu as bien fait de venir… regarde-nous, nous nous aimons, nous nous sommes promis l’un à l’autre. » — « Qu’est-ce qu’elle a, docteur, qu’est-ce qu’elle a ? » Je suis glacé d’effroi. « Elle délire, madame, c’est la fièvre… » Mais elle : « Assez, assez, tu viens à l’instant de me dire autre chose, et tu as pris mon anneau… qu’as-tu à feindre ? Ma mère est bonne, elle pardonnera, elle comprendra, et moi je meurs, pourquoi mentirais-je ? Donne-moi ta main, mon ami… » Je me suis levé d’un bond et me suis enfui. Bien entendu, la vieille avait deviné.


     — Mais je ne vais pas vous faire languir davantage, d’ailleurs j’avoue qu’il m’est pénible de me souvenir de tout cela. Le lendemain, ma malade mourut. Que le Seigneur l’accueille ! ajouta le médecin précipitamment et avec un soupir. Avant de mourir, elle pria les siens de me laisser seul avec elle. « Pardonnez-moi, me dit-elle, je suis peut-être coupable envers vous… la maladie… mais croyez-moi, je n’ai jamais aimé personne davantage que vous… ne m’oubliez pas… conservez mon anneau… »


     Le médecin se détourna ; je lui pris la main.


     — Eh ! dit-il, allons, parlons d’autre chose, à moins que vous ne vouliez faire une petite préférence ? Nous autres, voyez-vous, nous ne devons pas nous livrer à de tels sentiments sublimes. Nous ne devons penser qu’à une chose : nous débrouiller pour que les enfants ne piaillent pas et que l’épouse ne vous invective pas. C’est que, depuis, je me suis marié en bonne et due forme, comme on dit… Et comment ! J’ai pris une fille de marchand, avec sept mille roubles de dot. Elle s’appelle Akoulina ; avec moi, Triphon11, ça fait la paire. C’est une méchante femme, je dois le dire, mais par bonheur, elle dort toute la journée… Alors, cette préférence  ?


     Nous nous assîmes pour faire une partie à un kopeck le pli. Triphon Ivanytch me gagna deux roubles et demi, et s’en alla tard, très content de sa victoire.











Notes


  1. Celui qui précède Pâques.    
  2. Jeu de cartes répandu en Russie au XIXe siècle.
  3. On retrouve cette situation dans la nouvelle de Tchékhov Un cas de pratique médicale, paru cinquante ans pus tard :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/270421/un-cas-de-pratique-medicale-anton-tchekhov
  4. La verste mesurait un peu plus d’un kilomètre.
  5. Le texte russe dit : « comme un fa ! »
  6. Le texte dit seulement : deux billets. Mais on trouve, dans une notice russe, la précision suivante : « sans doute deux billets de dix roubles, car le manuscrit parlait d’abord de vingt roubles. »
  7. Avec une icône au-dessus…
  8. Je choisis, par plages, le présent narratif : le texte russe, comme d’habitude, saute sans arrêt du présent au passé et vice-versa.
  9. Je rajoute cette explication, contenue dans le terme russe de raspoutitsa.
  10. Toujours simplement indiqué par la sifflante « s » accolée au dernier mot.
  11. Henri Mongault signale que ces prénoms n'étaient plus en vogue que dans les basses classes...

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