samedi 8 avril 2023

Un démon mesquin (Fiodor Sologoub), chapitres IV à VI

IV



     La fumée de tabac emplissait la salle de billard. Peredonov, Routilov, Falastov, Volodine et Mourine – ce dernier d’une taille gigantesque, l’air stupide, propriétaire d’un petit domaine, homme habile et à la bourse bien garnie –, ayant fini de jouer, se disposaient tous les cinq à partir.


     Le soir tombait. Sur une table sale en planches se dressaient de nombreuses bouteilles de bière vides. Ayant bu pas mal en jouant, les joueurs étaient bien rouges et, éméchés, faisaient du boucan. Seul Routilov conservait son air souffreteux et son habituelle pâleur. Il buvait moins que les autres, et beaucoup boire n’aurait fait qu’accentuer sa pâleur. 


     Les jurons volaient dans l’air. Personne ne s’en offensait : c’était en toute amitié.


     Comme toujours, ou presque, Peredonov avait perdu. Il jouait mal au billard. Mais son visage gardait son impassibilité morose, et il s’acquittait à contrecœur de sa dette. 


     Mourine mit Peredonov en joue avec sa queue de billard,  et cria d’une voix forte :


     — Feu !


     Peredonov, effrayé, poussa un cri et s’accroupit. L’idée bête que Mourine voulait l’abattre lui avait traversé la tête. Tous s’esclaffèrent. Contrarié, Peredonov marmonna : 


     — Je ne puis supporter ce genre de plaisanteries.


     Mourine regrettait déjà d’avoir effrayé Peredonov : son fils faisait ses études au lycée, et il se croyait obligé de complaire de mille façons aux professeurs de l’établissement. Il présenta donc ses excuses à Peredonov et lui offrit du vin et de l’eau de Seltz. Peredonov dit d’un air sombre :


     — J’ai les nerfs un peu détraqués. Je suis mécontent de notre directeur.


     — Le futur inspecteur a perdu, il regrette ses sous ! bêla Volodine tout haut.


     — Malheureux au jeu, heureux en amour, dit Routilov avec un petit rire, en montrant ses dents gâtées. 


     Peredonov était déjà de mauvaise humeur d’avoir perdu et d’avoir eu peur, et voilà qu’on le taquinait à propos de Varvara.


     Il s’écria :


     — Je vais me marier, et Varka1, je la chasse !


     Ses amis éclatèrent de rire et l’excitèrent :


     — Tu n’oseras pas.


     — Que si. J’irai demain faire ma demande.


     — On parie ? Tenu ? proposa Falastov. Dix roubles.


     Mais Peredonov plaignait déjà son argent : on peut perdre, et alors il faut payer. Il détourna la tête et s’enferma dans un mutisme morose.


     En sortant du jardin, on se sépara, chacun partant de son côté. Peredonov et Routilov s’en allèrent ensemble. Routilov tenta de convaincre Peredonov d’épouser tout de suite une de ses sœurs.


     — J’ai tout arrangé, ne t’inquiète pas, affirma-t-il.


     — Il n’y a pas eu de publication, alléguait Peredonov.


     — J’ai tout arrangé, je te dis, l’exhortait Routilov. J’ai trouvé le bon pope : il sait que vous n’êtes pas parents. 


     — On n’a pas de garçons d’honneur, dit Peredonov.


     — La belle affaire. On les trouvera tout de suite, j’enverrai les chercher, ils viendront directement à l’église. Plus tôt, cela ne se pouvait pas, ta sœurette2 l’aurait appris et nous aurait mis des bâtons dans les jambes.


     Peredonov se tut, il regardait tristement sur les côtés, là où se dessinait la silhouette sombre des rares maisons, silencieuses au-delà de leurs jardinets ensommeillés, derrière leurs haies vacillantes. 


     — Reste ici, sous le porche, dit Routilov, tâchant toujours de le convaincre. Je t’amène celle que tu veux. Écoute, je vais te le prouver. Deux et deux, ça fait quatre3, oui ou non ?


     — Oui, répondit Peredonov.


     — Eh bien, puisque deux et deux font quatre, tu dois épouser ma sœur.


     Peredonov était étonné.


     « C’est tout de même vrai, se dit-il, bien sûr que deux et deux font quatre. » Et il  regarda avec respect le judicieux Routilov. « Je dois me marier ! Pas moyen de lui échapper. » 


     Cependant, les amis étaient arrivés à la maison de Routilov, et s’arrêtèrent sous le porche.


     — Cela ne peut pas se faire par un coup d’audace, dit Perodonov avec irritation.


     — Espèce d’original, elles t’attendent, elles ne font que ça ! s’exclama Routilov.


     — Et peut-être que moi, je n’ai pas envie.


     — Encore des extravagances ! Tu as l’intention de rester vieux garçon toute ta vie ? répliqua Routilov avec aplomb. Ou tu te prépares à entrer dans un monastère ? Ou tu n’en as pas assez de Varia ? Allons, réfléchis un peu à la gueule qu’elle fera en te voyant ramener une jeune épouse. 


     Peredonov eut un rire bref et saccadé, mais se renfrogna de nouveau tout de suite après, et dit :


     — Peut-être que ce sont elles, qui ne veulent pas.


     — Que tu es étrange, comment ne le voudraient-elles pas ?! répondit Routilov. Je t’en donne ma parole.


     — Elles sont fières, inventa Peredonov.


     — C’est encore mieux pour toi !


     — Moqueuses.


     — Elles ne se moquent pas de toi, assura Routilov.


     — Qu’est-ce que j’en sais ?


     — Fais-moi confiance, je ne vais pas te tromper. Elles te respectent. Tu n’es tout de même pas un quelconque Pavlouchka4, pour qu’on se moque de toi. 


     — Te faire confiance, dit Peredonov, incrédule. Non, je veux m’assurer moi-même qu’elles ne se moquent pas de moi.


     — Sacré original, s’étonna Routilov. Mais comment oseraient-elles se moquer de toi ? Eh bien, soit, comment veux-tu te convaincre ?


     Peredonov réfléchit et dit :


     — Qu’elles sortent tout de suite.


     — Bon, d’accord, c’est faisable, convint Routilov.


     — Toutes les trois, poursuivit Peredonov.


     — Bon, d’accord.


     — Et que chacune dise quelles attentions elle aura pour moi.


     — Dans quel but, tout cela ? demanda Routilov, surpris.


     — Comme ça, je verrai ce qu’elles veulent, autrement vous me mènerez par le bout du nez, expliqua Peredonov.


     — Personne ne te mènera par le bout du nez.


     — Elles veulent peut-être se moquer de moi, raisonnait Peredonov : qu’elles sortent, et si elles veulent se payer ma tête, c’est moi qui leur rirai au nez.


     Routilov réfléchit, repoussa son chapeau sur sa nuque, le ramena sur son front et dit enfin :


     — Eh bien, attends, je vais aller leur parler. En voilà un original ! Mais entre dans la cour, sinon un passant pourrait te voir.


     — M’en fiche, dit Peredonov, qui suivit tout de même Routilov et passa le portillon.


     Routilov alla dans la maison voir ses sœurs, tandis que Peredonov restait à attendre dans la cour. 


     Au salon, pièce d’angle face au porche, étaient assises les quatre sœurs, se ressemblant toutes, et ressemblant à leur frère, toutes les quatre mignonnes, les joues vermeilles, et gaies : celle qui était mariée, Larissa, calme, agréable et replète ; la remuante et vive Daria, la plus grande et la plus fine des quatre ; la rieuse Lioudmila ; et enfin Valéria, petite, tendre et d’aspect fragile. Elles se régalaient de noix et de raisins secs, et attendaient manifestement quelqu’un, ce qui les faisait s’agiter et rire plus que de coutume, elles évoquaient les derniers cancans en ville et se moquaient de leurs connaissances, aussi bien que des inconnus.


     Elles étaient, depuis le matin, prêtes à ceindre la couronne nuptiale. Il leur restait juste à passer une robe de mariée convenable et y épingler des fleurs et un voile. Les sœurs ne mentionnaient pas Varvara dans leurs discussions, à croire que celle-ci n’existait pas. Mais le seul fait que ces railleuses impitoyables, cassant du sucre sur le dos de tout un chacun, ne disaient mot à son sujet prouvait que la pensée gênante de Varvara obsédait chacune des quatre sœurs.


     — Je l’ai amené ! annonça Routilov en entrant dans le salon. Il est sous le porche.


     Les sœurs se levèrent avec agitation, se mettant à rire et à parler toutes en même temps.


     — Seulement, il y a un os, dit Routilov en riant.


     — Quoi donc ? demanda Daria.


     Valéria, contrariée, fronça ses beaux sourcils sombres.


     — J’hésite, dois-je le dire ? demanda Routilov.


     — Allez, allez ! le pressa Daria.


     Routilov expliqua, un peu gêné, ce que désirait Peredonov. Les demoiselles se récrièrent et se mirent à invectiver à qui mieux mieux Peredonov. Mais peu à peu, leurs cris d’indignation cédèrent la place à des rires et des plaisanteries. Daria se composa le visage maussade de quelqu’un se morfondant et dit :


     — C’est lui sous le porche.


     C’était ressemblant et amusant.


     Les jeunes filles se mirent à regarder par la fenêtre dans la direction du porche. Daria entrouvrit la fenêtre et cria :


     — Ardalion Borissytch, est-ce qu’on peut vous le dire par la fenêtre ?


     Une voix répondit avec morosité :


     — Pas possible.


     Daria referma bien vite la fenêtre. Ayant le fou rire, ses sœurs partirent en courant dans la salle à manger, pour que Peredonov n’entendît pas leurs rires sonores. Dans cette famille joyeuse, on savait passer de l’humeur la plus noire aux rires et aux plaisanteries, et une parole gaie décidait souvent une affaire. 


     Peredonov attendait. Il était triste et effrayé. Il avait songé à s’enfuir, mais ne s’y décidait pas. De la musique lui parvenait de quelque part, très loin : sans doute la fille du maréchal de la noblesse qui jouait du piano. Les sons faibles et doux se faisaient entendre dans la paisible obscurité du soir, inspirant de la tristesse et faisant naître de douces rêveries.


     Les rêveries de Peredonov prirent au début un tour érotique. Il se figurait les demoiselles Routilov dans les postures les plus séduisantes. Mais, plus se prolongeait son attente, plus Peredonov ressentait de l’irritation : dans quel but le faisait-on attendre ? Et la musique, ayant à peine remué ses sens grossiers et engourdis, mourut pour lui. 


     La nuit descendait autour de lui, bruissant à bas bruit d’approches sinistres et de chuchotements de mauvais augure. Il faisait encore plus noir tout autour, lui semblait-il, du fait qu’il se tenait à un endroit éclairé par la lampe du salon, clarté qui s’étendait en deux bandes dans la cour, s’élargissant vers la palissade voisine, derrière laquelle se devinaient de sombres murs de planches. Dans les profondeurs de la cour, les arbres du jardin noircissaient et bruissaient de façon suspecte. Dans les rues, sur les passerelles non loin, s’entendaient depuis un moment de lourds pas ralentis. Peredonov commençait déjà à craindre qu’on ne lui tombe dessus, pendant qu’il attendait ici, pour le dévaliser, ou même pour l’assassiner. Il se serra contre le mur, dans l’ombre, pour éviter d’être vu, et continua craintivement à attendre.


     Mais voici que de longues ombres couraient le long des bandes éclairées, dans la cour, que des portes claquaient et que des voix se faisaient entendre sur le perron. Peredonov se ranima. « Elles viennent », se dit-il avec plaisir, et sa tête remua de nouveau d’agréables pensées – ignobles fruits de sa pauvre imagination – au sujet des sœurs et de leur beauté.


     Les sœurs se tenaient dans l’entrée. Routilov sortit dans la cour, alla au porche et jeta un coup d’œil à la ronde pour voir si quelqu’un passait dans la rue : on ne voyait ni n’entendait personne.


     — Il n’y a personne, chuchota-t-il bien haut à ses sœurs, mettant ses mains en porte-voix. 


     Il demeura à faire le guet dans la rue. Peredonov l’accompagna. 


     — Voilà, elles vont te le dire, annonça Routilov.


     Peredonov se tenait tout près du portillon5, regardant par une fente entre la petite porte et le pilier. Son visage était sombre, presque épouvanté, et toutes les rêveries s’éteignirent dans sa tête, remplacées par une lourde et vague concupiscence. 


     Daria s’avança la première vers le portillon entrouvert.


     — Eh bien, comment puis-je vous faire plaisir ? demanda-t-elle.


     Peredonov, morose, se taisait. Daria dit :


     — Je vous ferai cuire d’excellentes blini6 brûlantes – seulement, il ne faudra pas vous étouffer avec.


     Lioudmila cria derrière le dos de sa sœur :


     — Moi j’irai en ville tous les matins recueillir les ragots, et je vous les raconterai. Ce sera très drôle.


     Le fin minois capricieux de Valéria se montra un instant entre les gais visages de ses deux sœurs, et l’on entendit sa petite voix frêle :


     — Moi, je ne dirai pour rien au monde comment je vous ferai plaisir, devinez vous-même.


     Les trois sœurs s’enfuirent, riant aux éclats. Leurs voix et leurs rires moururent derrière la porte. Peredonov s’écarta du portillon. Il n’était pas complètement satisfait. Il se disait qu’elles avaient babillé deux-trois choses avant de s’en aller. Il aurait mieux valu lui donner des petits mots. Mais il était trop tard pour continuer à attendre ici.


     — Eh bien, tu les as vues ? demanda Routilov. Laquelle veux-tu ?


     Peredonov se plongea dans ses réflexions. Bien sûr, finit-il par se dire, il faut prendre la plus jeune. Ce serait idiot d’en épouser une déjà vieille !


     — Amène-moi Valéria, dit-il résolument.


     Routilov prit la direction de la maison, tandis que Peredonov revenait dans la cour.


     Lioudmila passait en cachette la tête par la fenêtre, tâchant de surprendre ce qui se disait, mais elle n’entendit rien. Des pas résonnèrent sur les planches dans la cour. Les sœurs se turent. Elles restaient assises, émues et troublées. Routilov entra et annonça :


     — Il a choisi Valéria. Il attend sous le porche.


     Les sœurs se mirent à rire et à chahuter. Valéria avait un peu pâli.


     — Et voilà, répétait-elle. Tout à fait ce que je voulais, j’en avais bien besoin.


     Ses mains tremblaient. On se mit à la parer. Ses trois sœurs s’affairaient autour d’elle. Comme d’habitude, elle minaudait et faisait traîner les choses. Ses sœurs la pressaient. Excité et réjoui, Routilov dégoisait, infatigable. Il était content d’avoir si habilement ficelé toute l’affaire.


     — As-tu prévu les fiacres ? s’enquit Daria, soucieuse.


     Routilov répondit avec contrariété :


     — Impossible. Toute la ville aurait accouru. Varvara l’aurait retenu par les cheveux. 


     — Alors comment allons-nous faire ?


     — Nous irons deux par deux jusqu’à la place, nous en trouverons là-bas. C’est très simple. Tu iras la première avec la promise, ensuite ce sera Larissa avec le fiancé. Je passerai avec Lioudmila prendre Falastov, ils continueront tous les deux et moi j’irai chercher Volodine. 


     Resté seul, Peredonov s’était plongé dans de douces rêveries. Il songeait à Valéria dans le charme de la nuit de noces, dévêtue, pudique mais gaie. toute fluette et délicate.


     Tout en rêvassant, il tirait de sa poche des caramels qu’il suçait.


     Il se souvint ensuite que Valéria était coquette Elle allait sûrement, se dit-il, réclamer des toilettes, des meubles. Il lui faudrait peut-être cesser de mettre chaque mois de l’argent de côté, et même dépenser celui qui avait été amassé. Et sa femme ferait la difficile et ne regarderait peut-être pas trop du côté de la cuisine. Du coup, à la cuisine, on lui mettrait du poison dans sa nourriture : furieuse, Varia soudoierait la cuisinière. « Et puis, se disait Peredonov, l’un dans l’autre, elle est bien trop mince, Valéria. Une fille comme elle, comment l’approcher, l’invectiver, la bousculer ? Elle pleurera toutes les larmes de son corps, elle le couvrira de honte dans toute la ville. Non, ça fait peur, de se lier à elle. Lioudmila, celle-là est plus simple. Alors, la prendre, elle ? »


     Peredonov s’approcha de la fenêtre et frappa le cadre de sa canne. Trente secondes après, Routilov passa la tête par la fenêtre.


     — Que veux-tu ? demanda-t-il avec inquiétude.


     — J’ai changé d’avis, grommela Peredonov.


     — Allons bon ! cria Routilov, très effrayé.


     — Amène-moi Lioudmila, dit Peredonov. 


     Routilov s’écarta de la fenêtre.


     — Diable de binoclard ! bougonna-t-il en allant vers ses sœurs.


     Valéria se réjouit.


     — À toi le bonheur, Lioudmila, dit-elle gaiement.


     Lioudmila éclata de rire, se laissant tomber dans un fauteuil et se renversant contre le dossier, riant, ne faisant que rire.


     — Alors, qu’est-ce que je lui dis ? demanda Routilov. Tu es d’accord ?


     Riant toujours, Lioudmila n’arrivait pas à prononcer un mot, elle agitait juste les mains.


     — Bien sûr, qu’elle est d’accord, dit pour elle Daria. Va vite le lui dire, autrement, par bêtise, il s’en ira sans attendre.


     Routilov passa au salon et chuchota par la fenêtre :


     — Attends un peu, sous peu elle sera prête.


     — Plus vite que ça, dit Peredonov, courroucé. Qu’est-ce qu’elles ont à lambiner ?!


     Lioudmila fut promptement habillée et parée. Au bout de cinq minutes, elle était tout à fait prête. 


     Peredonov songeait à elle : « Elle est corpulente et gaie. Seulement, elle aime terriblement rire. Elle se moquera, peut-être. Bien que vive, Daria et tout de même plus posée, moins pétulante. Et elle est également jolie. Il vaut mieux la prendre. » Il frappa de nouveau à la fenêtre.


     — Il frappe encore, dit Larissa. Serait-ce toi qu’il veut, Daria ?


     — En voilà, un diable ! jura Routilov qui courut à la fenêtre.


     — Quoi encore ? chuchota-t-il avec colère. Tu as encore changé d’avis ?


     — Amène-moi Daria, répondit Peredonov.


     — Eh bien attends, chuchota Routilov, furieux.


     Restant à attendre, Peredonov songea à Daria – et, là encore, la peur succéda à son bref engouement. « C’est qu’elle est très vive et impertinente. Elle me harcèlera. Qu’est-ce ce que je fais ici, à attendre ? se disait-il. De quoi prendre froid, en plus. Dans un fossé au bord de la rue, dans l’herbe au pied de la palissade, quelqu’un est peut-être caché, qui va tout à coup me sauter dessus et me saigner. » Peredonov fut gagné par l’angoisse. Et il songeait qu’elles étaient sans dot. Elles n’avaient aucune protection du côté de l’enseignement. Varvara irait se plaindre à la princesse. Et le directeur aurait une dent contre lui. 


     Peredonov se mit à s’en vouloir. Que diable fricotait-il ici avec Routilov ? À croire que Routilov l’avait ensorcelé. C’était peut-être bien le cas, du reste. Il fallait au plus vite se protéger.


     Peredonov fit des tours sur place, cracha dans toutes les directions et marmonna des formules7.


     Son visage affichait une attention stricte, comme dans l’observance d’un rite solennel. Une fois accomplie cette opération indispensable, il se sentit hors de danger, hors d’atteinte des envoûtements de Routilov. Il frappa résolument à la fenêtre avec sa canne, en marmonnant :


     — Il y a de quoi les dénoncer : ils tendent des pièges. « Non, je ne veux pas me marier aujourd’hui », annonça-t-il à Routilov qui se penchait par la fenêtre.


     — Mais qu’est-ce qui te prend, Ardalion Borissytch, alors que tout est prêt ? » l’exhorta Routilov.


     — Je ne veux pas, dit Peredonov d’un ton décidé. Allons chez moi jouer aux cartes.


     — Quel démon ! Il ne veut plus se marier, il a la frousse, annonça-t-il à ses sœurs. Mais je ferai entendre raison à cet imbécile. Il m’invite à aller jouer aux cartes chez lui.


     Ses sœurs se mirent à invectiver en chœur Peredonov.


     — Et tu y vas, chez ce coquin ? demanda Valéria avec dépit.


     — Mais oui, j’y vais, je le mettrai à l’amende. Et il ne nous échappera pas, dit Routilov en s’efforçant de paraître convaincu – mais il était très mal à l’aise.


     Le dépit ressenti vis-à-vis de Peredonov se mua vite en rires chez les jeunes filles. Routilov sortit. Ses sœurs coururent aux fenêtres. 


     — Ardalion Borissytch ! cria Daria, pourquoi êtes-vous aussi irrésolu ? Ce n’est pas bien.


     — Kisliaï Kisliaïévitch8 ! cria Lioudmila en pouffant de rire.


     Peredonov éprouva du dépit. À son avis, les trois sœurs aurait dû pleurer de chagrin, puisqu’il les avait refusées? « Elles font semblant ! » se dit-il en sortant de la cour en silence. Les jeunes filles coururent aux fenêtres donnant sur la rue, et leurs railleries suivirent Peredonov jusqu’à que l’obscurité l’eût caché.




Notes


  1. Varvara (dépréciateur).
  2. Il s’agit encore de Varvara. Voir chapitre I, notes 3 et 11.
  3. L’expression russe est : « Deux fois deux font quatre ».
  4. Volodine. Voir chapitre II, note 2.
  5. Poterne à l’écart de la grande porte cochère.
  6. Le terme a été adopté en français : crêpes plus petites et plus épaisses que les nôtres, accompagnées de crème aigre, de caviar, etc.
  7. Sorte d’abracadabra, signifiants intraduisibles, mais dont le sens est de demander au diable de cesser d’importuner la personne…
  8. Geignard, fils de geignard…






V



     Peredonov avait le cafard. Il n’avait plus de caramels en poche, ce qui l’attristait et l’irritait. Tout le long du chemin, Routilov ne parla que d’une chose : il continuait à vanter ses sœurs. Peredonov ne prit qu’une fois part à la conversation. Il demanda avec colère :


     — Un bœuf a-t-il des cornes ?


     — Certes, et alors ? fit avec étonnement Routilov.


     — Eh bien, je ne veux pas être un bœuf, expliqua Peredonov.


     Vexé, Routilov déclara :


     — Tu ne seras jamais un bœuf, Ardalion Borissytch, car tu es un vrai cochon.


     — Tu racontes des bobards, fit, morose, Peredonov.


     — Non, je ne raconte pas de bobards, je peux le prouver, dit avec méchanceté Routilov.


     — Prouve-le, exigea Peredonov.


     — Attends un peu, je vais le prouver, répondit Routilov tout aussi méchamment.


     Ils se turent tous les deux. Peredonov attendait avec crainte, rempli d’une colère oppressante contre Routilov. Soudain, celui-ci demanda :


     — Ardalion Borissytch, as-tu cinq kopecks ?


     — Oui, mais je ne te les donnerai pas, répondit haineusement Peredonov. 


     Routilov éclata de rire :


     — Si tu as cinq kopecks, tu n’es donc pas un cochon ! cria-t-il joyeusement.


     Dans sa frayeur, Peredonov s’attrapa le nez.


     — Tu racontes des bobards. Que viennent faire ici les cinq kopecks ? J’ai une gueule humaine, bredouilla-t-il.


     Routilov riait toujours. Le regardant avec peur et colère, Peredonov dit :


     — Tu m’as emmené exprès respirer de l’opium, aujourd’hui, tu m’as drogué pour m’entortiller avec tes sœurs. Comme si une sorcière n’était pas assez pour moi, qu’il m’en fallait épouser trois d’un coup !


     — Espèce d’original, et moi, comment ne me suis-je pas retrouvé drogué également ? demanda Routilov.


     — Tu connais un moyen. Tu respirais peut-être par la bouche et pas par le nez, ou tu disais des formules que je ne connais pas, contre le sortilège. Je ne suis pas nécromancien. Je suis resté ensorcelé jusqu’à ce que je dise les mots pour me délivrer de l’envoûtement.


     Routilov riait toujours.


     — Et comment t’es-tu libéré ? demanda-t-il.


     Mais Peredonov était redevenu silencieux.


     — Qu’as-tu à t’accrocher à Varvara ? dit Routilov. Tu crois que ça te portera chance, qu’elle te fasse obtenir un poste ? Tu seras sous sa coupe.


     Cela était inconcevable pour Peredonov.


     En fait, c’était pour elle-même qu’elle faisait ces efforts, se disait-il. Sa situation s’améliorerait quand lui serait passé chef et gagnerait beaucoup d’argent. Par conséquent, c’était à elle de lui être reconnaissante, et non l’inverse. Et puis, en tout cas, il était mieux avec elle qu’avec n’importe qui d’autre. 


     Peredonov était habitué à Varvara. Il avait de l’attirance pour elle, peut-être à la suite de l’habitude, plaisante pour lui, qu’il avait de se moquer d’elle. Il n’en trouverait pas facilement une autre comme elle.


     Il était déjà tard. Les lampes brillaient chez Peredonov, les fenêtres se détachaient nettement au milieu des ténèbres de la rue. Les hôtes étaient assis autour de la table pour le thé1 : Grouchina – elle venait à présent tous les jours chez Varvara –, Volodine, Prepolovienskaïa2 et son mari, Konstantin Petrovitch, homme de haute taille, d’une quarantaine d’années, d’une pâleur mate et aux cheveux noirs, extraordinairement taciturne. Varvara avait une belle toilette – elle avait passé une robe blanche. On buvait du thé en bavardant. Comme d’habitude, Varvara s’inquiétait de ne pas voir rentrer Peredonov.  Bêlant de rire, Volodine raconta que Peredonov avait accompagné Routilov quelque part. Ce qui accrut l’inquiétude de Varvara.


     Peredonov et Routilov se montrèrent enfin. Ils furent accueillis par des cris, des rires, des plaisanteries stupides et indiscrètes.


     — Varvara, où est la vodka ? cria avec dépit Peredonov.


     Varvara quitta précipitamment la table avec un sourire d’excuse, et rapporta vite la vodka dans une grande carafe au verre grossièrement taillé.


     — Buvons, invita Peredonov d’un ton morne.


     — Attends, dit Varvara : Klavdiouchka3 va nous apporter les zakouski4. Hé, la lambine, remue-toi un peu ! cria-t-elle en direction de la cuisine.


     Mais Peredonov versait déjà la vodka dans les petits verres en marmonnant :


     — À quoi bon attendre, le temps n’attend pas.


     On but en grignotant des petits gâteaux à la confiture de cassis. Peredonov n’avait en réserve, pour distraire ses hôtes, que les cartes et la vodka. Comme on ne pouvait pas encore se mettre à jouer aux cartes – il fallait bien prendre le thé –, il ne restait que la vodka.


     Entretemps, les zakouski avaient été apportés, on put donc boire encore. En sortant, Klavdia oublia de refermer la porte et Peredonov s’alarma.


     — Les portes sont toujours grandes ouvertes, grogna-t-il. 


     Il redoutait les courants d’air : on pouvait prendre froid. Du coup, dans les pièces, il régnait toujours une atmosphère étouffante et fétide.


     Prepolovienskaïa prit un œuf.


     — Ils sont bons, ces œufs, dit-elle. Où les trouvez-vous ?


     Peredonov déclara :


     — Ce ne sont que des œufs, mais dans la propriété de mon père, il y avait une poule qui pondait chaque jour deux gros œufs – et ce, toute l’année.


     — La belle affaire ! répondit Prepolovienskaïa. Il y a vraiment de quoi se vanter ! Chez nous, au village, il y avait une poule qui pondait tous les jours deux œufs, et une cuillerée de beurre.


     — Oui, oui, pareil chez nous, dit Peredonov sans remarquer la moquerie. Si d’autres poules pondent ça, la nôtre aussi. Elle était remarquable.


     Varvara se mit à rire.


     — Ils font les pitres, dit-elle.


     — On a les oreilles fanées, d’entendre vos bêtises, dit Grouchina.


     Peredonov la regarda d’un air féroce et répondit avec aigreur :


     — Si elles sont fanées, il faut les arracher.


     Grouchina fut décontenancée.


     — Alors vous, Ardalion Borissytch, vous sortez toujours des choses comme ça ! se plaignit-elle.


     Les autres compatissaient et riaient. Clignant des yeux et secouant la tête, Volodine expliqua plaisamment :


     — Si vos oreilles sont fanées, il faut vous les enlever, autrement elles vont se flétrir et balloter par-ci par-là.


     Volodine montrait avec ses doigts les oreilles flétries en train de balloter. Grouchina lui cria, élevant la voix :


     — Alors vous, vraiment, vous n’êtes pas capables d’inventer quoi que ce soit, vous savez juste en rajouter sur du tout prêt !


     Volodine se vexa et dit avec dignité :


     — J’en suis fort capable, Maria Ossipovna, mais puisque nous passons le temps en agréable compagnie, pourquoi ne pas reprendre la plaisanterie d’autrui ?Et si cela ne vous plaît pas, faites comme vous l’entendez : ce que vous jugerez à propos de nous dire, nous vous le dirons pareillement.


     — Voilà qui est judicieux, Pavel Vassiliévitch, approuva en riant Routilov.


     — Mais Pavel Vassiliévitch sait se défendre !  dit Prepolovienskaïa avec un sourire malicieux.


     Varvara coupait un bout de pain brioché et restait avec le couteau dans la main en écoutant les propos tarabiscotés de Volodine; La pointe du couteau brillait. Peredonov prit peur – et si elle allait soudain l’égorger ? Il cria :


     — Pose ce couteau, Varvara !


     Varvara tressaillit.


     — Qu’as-tu à crier, tu m’as fait peur ! dit-elle en posant le couteau. Voyez-vous, il a toutes sortes de lubies, expliqua-t-elle au silencieux Prepolovienski5 en le voyant caresser sa barbe et se préparer à dire quelque chose.


     — Cela arrive, déclara Prepolovienski d’une voix douce et triste. Je connaissais un homme qui avait peur des aiguilles, il craignait tout le temps qu’on ne le pique et que l’aiguille ne rentre dans ses viscères. Il avait affreusement peur, figurez-vous, dès qu’il voyait une aiguille…


     Ayant commencé à parler, il ne pouvait plus s’arrêter, et il poursuivit sur le même sujet, en se répétant de toutes les façons possibles, jusqu’à ce que quelqu’un lui coupe la parole en parlant d’autre chose. Il retomba alors dans le silence. 


     Grouchina amena la conversation sur des sujets érotiques. Elle raconta que son défunt mari était jaloux d’elle, et qu’elle le trompait. Puis il rapporta l’histoire, entendue de la bouche d’une connaissance de la capitale6, de la maîtresse d’un haut personnage, laquelle, circulant en fiacre, avait aperçu dans la rue son protecteur.


     — Bonjour, mon petit Jean ! lui a-t-elle crié, en pleine rue !


     — Ah, je vais vous dénoncer, dit sévèrement Peredonov. Depuis quand peut-on raconter de telles sottises sur de si importants personnages ?


     Effrayée, Grouchina balbutia :


     — Pour ce que j’en sais, moi. On me l’a raconté comme ça. Je transmets tel quel.


     Peredonov gardait un silence mécontent et buvait du thé à même la soucoupe, les coudes sur la table. Il se disait qu’il ne convenait pas, chez un futur inspecteur, de parler irrespectueusement de hauts dignitaires. Il était furieux contre Grouchova. Il était également mécontent de Volodine, qu’il trouvait suspect : il appelait tout de même un peu trop souvent Peredonov « le futur inspecteur ». Peredonov lui avait même dit une fois :


     — Serais-tu jaloux, mon ami ? Eh oui, toi, tu ne seras pas inspecteur, et moi si.


     À quoi Volodine, prenant l’air inspiré, avait répliqué :


     — Chacun sa partie, Ardalion Borissytch. Vous êtes compétent dans votre domaine, et moi dans le mien.


     — Quant à notre Natachka7, à peine sortie de chez nous, elle s’est fait engager chez le commandant de la gendarmerie, annonça Varvara.


     Peredonov frémit, son visage exprimant la peur. 


     — Des bobards ? demanda-t-il.


     — Pourquoi raconterais-je des bobards ? répondit Varvara. Tu peux aller le voir, lui demander toi-même.


     Grouchina confirma cette nouvelle désagréable. Peredonov était abasourdi. Elle irait raconter des inventions au gendarme, qui y prêterait l’oreille et écrirait peut-être au ministère. Mauvais, ça.


      Au même moment, les yeux de Peredonov se posèrent sur une étagère au-dessus de la commode. Il s’y trouvait plusieurs livres reliés : des minces, des plaquettes de Pissarev8, d’autres plus épais, des numéros du Bulletin national9. Peredonov devint blême et dit :


     — Ces livres-là, il faut les cacher, autrement, on nous dénoncera.


     Peredonov mettait naguère ces livres en vue pour montrer qu’il avait des idées libérales – bien qu’il n’eût en fait pas d’idées du tout, ni même de penchant pour la réflexion. Ces livres, il les gardait mais ne les lisait pas. Il y avait longtemps qu’il ne lisait plus de livres – disant qu’il n’avait pas le temps –,  et n’était plus abonné à aucun journal, apprenant les nouvelles en discutant. D’ailleurs, il n’avait nul besoin d’apprendre quoi que ce soit, rien du monde extérieur ne l’intéressait. Il se moquait  mêmes des gens souscrivant des abonnements, y voyant un gaspillage de temps et d’argent. Son temps à lui était précieux, figurez-vous !


     Il alla à l’étagère et marmonna :


     — Vu ce qu’est notre ville, on nous dénoncera sans tarder. Aide-moi un peu, Pavel Vassiliévitch, dit-il à Volodine.


     Le visage sérieux et compréhensif, Volodine s’approcha de lui et prit avec soin les livres que lui passait Peredonov. Celui-ci prit le paquet de livres le moins lourd, laissant le plus lourd à Volodine, et alla au salon, suivi par Volodine.


     — Où allez-vous donc les cacher, Ardalion Borissytch ? demanda celui-ci.


     — Tu verras bien, répondit Peredonov avec sa morosité coutumière.


     — Pourquoi traînez-vous donc ça, Ardalion Borissytch ? demanda Prepolovienskaïa.


     — Ce sont des livres rigoureusement interdits, répondit en chemin Peredonov. Si on les voit, on nous dénoncera.


     Au salon, Peredonov s’accroupit devant le poêle, entassa les livres sur la feuille de tôle – Volodine faisant de même – et s’efforça de faire passer un livre après l’autre par l’ouverture étroite. Volodine était accroupi à côté de lui, un peu en arrière, et lui passait les livres, gardant sur son visage de mouton la même expression de compréhension sagace, ses lèvres avançant avec importance, son front raide s’inclinant sous le poids de la compréhension. Varvara les observait par la porte. Elle dit en riant :


     — Il fait encore le pitre !


     Mais Grouchina l’arrêta :


     — Oh, ma chère Varvara Dmitrievna, ne dites pas cela, si cela se savait, de grands désagréments pourraient en résulter. Les autorités craignent terriblement que les professeurs n’enseignent la révolte aux enfants.


     Ils s’abreuvèrent de thé, avant de s’asseoir tous les sept autour de la table de jeu au salon, pour jouer au stoukolka10. Peredonov jouait avec acharnement, mais mal. Le vingt de chaque mois, il devait s’acquitter de ses dettes vis-à-vis de ses partenaires de jeu, en particulier Prepoloviensk ; ce dernier touchait en son nom et en celui de sa femme. Les Prepolovienski étaient le plus souvent gagnants. Ils avaient des signaux conventionnels – des petits coups, de petites toux – grâce auxquels ils s’informaient mutuellement des cartes en leurs mains. Ce jour-là, Peredonov, au début, n’eut pas de chance. Il avait hâte de se refaire, et Volodine prenait son temps pour donner les cartes, qu’il égalisait soigneusement.


     — Distribue, Pavlouchka ! cria impatiemment Peredonov. 


     Volodine, se sentant, au jeu, l’égal de tous, prit un air important et demanda :


     — Comment ça, Pavlouchka ? C’est par amitié, ou quoi ?


     — Par amitié, par amitié, répondit avec nonchalance Peredonov – mais donne vite.


     — Bon, si c’est par amitié, alors je suis content, très content, dit Volodine avec un rire joyeux et bête, en donnant les cartes : tu es un brave homme, Ardacha, et même, je t’aime beaucoup. Si ce n’avait pas été par amitié, la question eût été différente. Mais si c’est par amitié, je suis content. Voilà un as pour la peine, dit Volodine en découvrant l’atout.


     L’as de Peredonov, cependant, n’était pas l’as d’atout, et il se retrouva à l’amende.


     — Voilà un as ! grogna Peredonov avec dépit, seulement, ce n’est pas le bon. Tu brouilles les cartes. Il fallait me donner l’as d’atout, et que m’as-tu donné ? Que veux-tu que je fasse d’un pouz11 de coutil ?


     — Que peux-tu faire d’un pouz11 de coutil, en attendant, ta bedaine12 croît, s’empressa de dire en riant Routilov.


     Volodine émit un bêlement et ricana :


     — Le futur inspecteur a la langue pâteuse : pouz, pouz, karapouz13.


     Routilov dégoisait sans arrêt, racontant des cancans, des anecdotes au contenu parfois très délicat. Pour taquiner Peredonov, il prétendit que les lycéens se comportaient mal, notamment ceux prenant pension chez des particuliers : ils fumaient, buvaient de la vodka et faisaient la cour aux filles. Peredonov le crut. Et Grouchina soutenait la même chose. Ce genre de récits lui procuraient un plaisir particulier : elle aurait voulu, après la mort de son mari, avoir comme locataires trois ou quatre lycéens, mais le directeur avait refusé, malgré les bons offices de Peredonov : en ville, Grouchina avait mauvaise réputation. À présent, elle disait du mal des logeuses de lycéens.


     — Elles donnent de l’argent au directeur, affirma-t-elle.


     — Les logeuses sont toutes des canailles, dit avec conviction Volodine, à commencer par la mienne. Nous avions passé un accord, quand j’ai loué l’appartement, selon lequel elle devait me donner le soir trois verres de lait. Ce qui fut fait un mois, deux mois.


     — Ça ne te faisait pas trop boire ? demanda Routilov en riant.


     — Pourquoi donc ? répliqua Volodine, vexé. Le lait est bon pour la santé. Brusquement, j’ai vu qu’on ne m’apportait plus que deux verres. Je demande pourquoi. La servante me répond : « Anna Mikhaïlovna vous prie de l’excuser, sa vache donne peu de lait, en ce moment. » Qu’est-ce que j’en ai à faire ? Un accord est plus précieux que l’argent. Si sa vache ne donne plus de lait, on ne m’en donnera plus à boire ? « Eh bien, ai-je dit, dites à Anna Mikhaïlovna que s’il n’y a pas de lait, je demande un verre d’eau à la place. J’ai l’habitude de boire trois verres, deux verres ne me suffisent pas. »


     — Notre Pavlouchka est un héros, dit Peredonov. Raconte-nous donc, mon ami, ton accrochage avec le général14.


     Volodine répéta de bon cœur son histoire. Mais on se moqua de lui. Il avança d’un air offensé la lèvre inférieure.


     Au dîner, ils s’enivrèrent tous, y compris les femmes. Volodine proposa de resalir les murs. L’idée plut à tout le monde : aussitôt, sans même finir de manger, on se mit à l’ouvrage, en s’amusant terriblement. On crachait sur les tapisseries, on les arrosait de bière, on lançait aux murs et au plafond des flèches de papier à l’extrémité enduite d’huile, on collait au plafond des diablotins en mie de pain mâchée. On inventa ensuite de déchirer avec frénésie le papier peint – à qui arracherait la bande la plus longue. Les Prepolovienski gagnèrent environ un rouble et demi à ce jeu. 


     Volodine perdit. Cette perte et son ivresse le rendirent soudain triste, et il se mit à se plaindre de sa mère. Le reproche peint sur la figure, sa main faisant d’étranges gestes vers le sol, il disait :


     — Pourquoi m’a-t-elle mis au monde ? À quoi pensait-elle ? Quelle est ma vie, à présent ? Ce n’est pas ma mère, juste ma génitrice. Une vraie mère se soucie de son petit, la mienne s’est contentée de me mettre au monde, pour me confier tout jeune à un établissement d’assistance publique.


     — Vous avez cependant fait des études, vous êtes devenu quelqu’un, lui dit Prepolovienskaïa.


     Volodine regarda fixement par terre, hocha la tête et dit :


     — Non, quelle est ma vie ? C’est la dernière des vies. Pourquoi m’a-t-elle mis au monde ? À quoi pensait-elle ?


     Peredonov repensa brusquement au ierly15 de la veille. « Voilà, se dit-il au sujet de Volodine, il se plaint de sa mère, se demande pourquoi elle l’a mis au monde, il ne veut pas être Pavlouchka. C’est clair, il m’envie bel et bien. Peut-être pense-t-il déjà à épouser Varvara et à se glisser dans ma peau ! » En songeant cela, Peredonov regardait Volodine avec angoisse.


     Si seulement on pouvait lui faire épouser quelqu’un !




     La nuit, dans leur chambre, Varvara dit à Peredonov :


     — Crois-tu que toutes ces filles qui te courent après, ces jeunettes, soient si bien que ça ? Elles ne valent rien, je suis plus jolie qu’elles.


     Elle se déshabilla en vitesse et, avec un sourire impudique et railleur, montra à Peredonov son beau corps svelte et souple, légèrement maquillé.


     Bien que l’ivresse fît tituber Varvara et que son visage eût provoqué, chez tout homme dispos, un sentiment de dégoût à cause de son expression lascive et flasque, son corps était beau comme celui d’une tendre nymphe auquel un vil enchantement aurait joint de force le visage flétri d’une pécheresse. Et ce corps ravissant se montrait seulement, pour ces deux êtres bas, saouls et sales, comme une source de viles séductions. Cela arrive souvent – en vérité, à notre époque, c’est le lot de la beauté d’être bafouée et profanée.


     Peredonov riait sans joie en contemplant sa maîtresse nue.


     Il rêva toute la nuit de cartes – de dames de toutes les couleurs, nues et ignobles.




     Varvara croyait que les frictions à l’ortie faites sur les conseils de Prepolovienskaïa16 lui avaient été bénéfiques. Elle lui semblait avoir vite commencé à prendre de l’embonpoint. Elle demandait à toutes ses connaissances :


     — N’est-ce pas, que j’ai engraissé ?


     Elle se disait qu’à présent, Peredonov, la voyant grossir et ayant de plus reçu la fausse lettre17, allait immanquablement l’épouser.


     Les attentes de Peredonov étaient loin d’être aussi agréables. Il était depuis longtemps persuadé de l’hostilité du directeur à son égard – le directeur voyait en effet en lui un enseignant paresseux et incompétent. Peredonov pensait que le directeur incitait les élèves à lui manquer de respect – ce qui était, bien entendu, une absurde invention de Peredonov lui-même. Mais cela inspirait à Peredonov la certitude qu’il lui fallait se défendre contre le directeur. Cette animosité l’avait amené plus d’une fois à dénigrer le directeur auprès des élèves les plus âgés, ce qui n’avait pas été pour déplaire à de nombreux lycéens.


     À présent que Peredonov voulait devenir inspecteur, l’hostilité du directeur à son égard lui était particulièrement désagréable. On pouvait supposer que, si la princesse lui accordait sa protection, celle-ci l’emporterait sur les intrigues du directeur. Mais ces dernières demeuraient un danger.


     Et il y avait encore en ville, comme l’avait récemment remarqué Peredonov, d’autres gens qui lui étaient hostiles et désiraient s’opposer à sa nomination comme inspecteur. Prenons Volodine : ce n’est pas pour rien qu’il répète sans cesse : « Le futur inspecteur ». Il y avait bien des cas où des gens s’appropriaient le nom d’autrui et vivaient comme un coq en pâte. Évidemment, prendre la place de Peredonov était, pour Volodine, un peu difficile – mais un imbécile dans le genre de Volodine pouvait se lancer dans les entreprises les plus extravagantes. On sait bien qu’il faut toujours se méfier des méchants. Et Routilov, Verchina avec sa Marta18, les collègues envieux, tout ce monde-là serait ravi de lui nuire. Comment ? C’était clair, en le dénigrant auprès des autorités, en le faisant passer pour un homme peu sûr.


     De la sorte, Peredonov avait deux soucis : prouver sa loyauté vis-à-vis des autorités, et s’assurer contre Volodine en lui faisant épouser quelqu’un de riche.


     Alors, un jour, Peredonov demanda à Volodine :


     — Veux-tu que j’aille demander pour toi la main de mademoiselle Adamenko ? Ou soupires-tu toujours après Marta ? Un mois entier ne t’a pas suffi pour te consoler ?


     — Soupirer après Marta ! répondit Volodine. Je lui ai fait honnêtement ma demande, si elle ne veut pas, qu’est-ce que ça peut me faire ? J’en trouverai une autre : me serait-il impossible de trouver une fiancée, par hasard ? Cela se trouve à volonté.


     — En attendant, Marta t’a laissé en plan, le taquina Peredonov.


     — Je ne sais pas quel fiancé ils attendent, dit Volodine, vexé : si seulement la dot était grosse, mais là ils donnent une misère. En fait, elle est amoureuse de toi, Ardalion Borissytch.


     — À ta place, j’enduirais sa porte de goudron, lui conseilla Peredonov.


     Volodine se mit à ricaner, mais il se calma très vite et dit :


     — Si l’on m’attrape, cela pourrait me coûter cher.


     — Pourquoi le faire toi-même, engage quelqu’un, dit Peredonov.


     — Ce ne serait que justice, ma parole, dit Volodine avec animation. Parce que, ne voulant pas se marier honnêtement, elle laisse tout de même des jeunes gens entrer chez elle par la fenêtre, voilà ce qui est ! Cette personne n’a donc ni pudeur ni conscience.  




Notes


  1. Thé du soir, pris avec des confitures, par exemple, bien après le copieux repas principal. 
  2. Revoir le chapitre II…
  3. La nouvelle domestique. Voir le chapitre III.
  4. Hors-d’œuvre. Le terme est passé en français, parfois francisé en zakouskis.
  5. Le mari de Prepolovienskaïa…
  6. Saint-Pétersbourg.
  7. L’ancienne domestique. Voir le chapitre II.
  8. Révolutionnaire. Voir la note 4 du chapitre II.
  9. Revue littéraire influente ayant paru à Saint-Pétersbourg entre 1818 et 1884, avec des interruptions.
  10. Jeu de cartes très populaire à la fin du dix-neuvième siècle.
  11. Ancienne mesure d’environ 26 kg. Il y a ici un jeu de mots (la langue de Peredonov a peut-être fourché) intraduisible avec l’as de pique.
  12. Autre jeu de mots : la bedaine se dit : pouzo. 
  13. Encore un : karapouz signifie mioche, marmouset.
  14. Voir le chapitre II.
  15. Plat sucré décrit au chapitre II.
  16. Vengeance de cette dernière, voir la fin du chapitre II.
  17. Imitation d’une lettre de la princesse. Voir la fin du chapitre III.
  18. Voir le chapitre I.






VI



     Le lendemain, Peredonov et Volodine allèrent chez mademoiselle Adamenko. Volodine s’était fait beau – il avait passé sa toute nouvelle redingote étriquée, une chemise propre et empesée, s’était mis au cou un foulard bariolé, passé de la pommade dans les cheveux, parfumé – il avait repris courage.


     Nadiejda Vassilievna Adamenko habitait avec son frère une petite maison de briques rouges qui lui appartenait ; elle possédait, à proximité de la ville, une propriété qu’elle louait. Elle avait achevé ses études au lycée deux ans plus tôt, et passait maintenant son temps étendue sur un canapé, à lire des livres au contenu varié, et à dresser son frère, lycéen de onze ans qui ne se soustrayait à ses rigueurs qu’en déclarant avec colère :


     — C’était mieux du temps de maman. Maman ne mettait au coin que le parapluie.


     Habitait aussi avec Nadiejda Vassilievna sa tante, créature décrépite et sans personnalité, n’ayant aucunement voix au chapitre dans les affaires de la maison. Nadiejda Vassilievna était très sévère quant au choix de ses relations. Peredonov venait rarement chez elle, et seul le caractère superficiel de leurs relations expliquait qu’il ait pu imaginer un mariage entre cette demoiselle et Volodine.


     Elle fut surprise de cette visite inattendue, mais accueillit courtoisement ses hôtes impromptus. Il fallait s’occuper de ses visiteurs, et il sembla à Nadiejda Vassilievna que la conversation la plus opportune et la plus agréable avec un professeur de russe porterait sur l’état de l’enseignement, la réforme des lycées1, l’éducation des enfants, la littérature, le symbolisme et les revues russes2. Elle effleura tous ces thèmes, sans recevoir d’autre réponse que des répliques déconcertantes lui montrant que ces questions n’intéressaient pas ses visiteurs. Elle vit que la seule conversation possible portait sur les potins urbains. Mais Nadiejda Vassilievna fit tout de même une autre tentative.


     — Avez-vous lu L’Homme à l’étui3 de Tchékhov ? demanda-t-elle. N’est-ce pas, que c’est très bien observé ?


     — Comme la question s’adressait à Volodine, celui-ci fit un grand sourire et demanda :


     — Qu’est-ce, un article ou un roman ?


     — Un récit, expliqua Nadiejda Vassilievna.


     — De monsieur Tchékhov, avez-vous dit ? s’informa Volodine.


     — Oui, de Tchékhov, dit Nadiejda Vassilievna avec un petit sourire.


     — Où est-ce paru ? continua de s’informer Volodine.


     — Dans La Pensée russe4, répondit aimablement mademoiselle Adamenko.


     — Dans quel numéro ? s’enquit Volodine.


     — Je ne m’en souviens pas bien, un numéro de cet été, répondit, toujours aimable mais un peu étonnée, Nadiejda Vassilievna.


     Le petit lycéen passa la tête par la porte.


     — C’est paru dans le numéro de mai, dit-il en se retenant de la main à la porte et en enveloppant les visiteurs et sa sœur du joyeux regard de ses yeux bleus.


     — C’est un peu tôt pour que vous lisiez des romans dit avec animosité Peredonov. Vous devez étudier, et non pas lire des histoires scabreuses.


     Nadiejda Vassilievna regarda avec sévérité son frère.


     — Comme c’est gentil, d’écouter aux portes, dit-elle. Et, levant les mains, elle fit un angle droit avec les extrémités de ses petits doigts.


     Le lycéen fronça les sourcils et disparut. Il alla dans sa chambre, se mit dans un coin et regarda sa montre ; les deux petits doigts formant un angle droit – ce signe voulait dire : dix minutes au coin. « Non, se disait-il avec dépit, c’était mieux du temps de maman : maman ne mettait que le parapluie au coin. »


     Cependant, au salon, Volodine rassurait la maîtresse de maison en promettant de se procurer sans faute le numéro de mai de La Pensée russe et de lire le récit de monsieur Tchékhov. Peredonov l’écoutait, l’ennui peint sur le visage. Il dit enfin :


     — Je ne l’ai pas lu non plus. Je ne lis pas de choses futiles. On écrit un tas de bêtises dans les romans et les nouvelles. 


     Nadiejda Vassilievna sourit aimablement et dit :


     — Vous êtes très sévère avec la littérature contemporaine. On écrit tout de même de bons livres également, de nos jours.


     — J’ai lu par le passé tous les bons livres, déclara Peredonov. Je ne vais pas me mettre à lire les blagues que l’on écrit aujourd’hui.


     Volodine regardait Peredonov avec respect. Nadiejda Vassilievna poussa un petit soupir et, en désespoir de cause, se mit à bavasser et à potiner autant qu’elle y arrivait. Bien que cette conversation ne fût pas de son goût, elle y prenait part avec l’adresse et la vivacité enjouée d’une jeune fille conservant sa maîtrise de soi. Ses visiteurs s’animèrent. Elle s’ennuyait de façon insupportable, tandis qu’ils la trouvaient d’une excessive amabilité, ce qu’ils attribuaient à la séduction exercée par les dehors charmants de Volodine.


     En partant, dehors, Peredonov félicita Volodine pour son succès. Volodine riait et sautait de joie. Il avait déjà oublié tous les refus qu’il avait essuyés.


     — Ne lance pas de ruades, lui disait Peredonov. Le voilà qui saute comme un mouton ! Attends un peu, tu vas encore rester en plan.


     Mais il disait cela pour rire, il croyait fermement au succès de son projet de mariage.




     Grouchina accourait presque chaque jour chez Varvara, celle-ci allait la voir encore plus souvent, de sorte qu’elles ne se quittaient quasiment plus. Varvara s’agitait, tandis que Grouchina lambinait, assurant qu’il était très difficile d’imiter les lettres pour que le tout soit tout à fait ressemblant. 


     Peredonov ne voulait toujours pas fixer de date pour leur mariage. Il exigeait de nouveau qu’on lui donnât au préalable le poste d’inspecteur. Repensant aux nombreuses demoiselles prêtes à l’épouser, il recommençait, comme l’hiver précédent, à menacer Varvara :


     — Je vais me marier à l’instant. Je rentre demain matin avec ma femme, et toi, tu dégages. C’est la dernière nuit que tu passes ici.


     Sur ces mots, il allait jouer au billard. Il en rentrait parfois le soir, mais allait plus souvent avec Routilov et Volodine faire la noce dans quelque sale bouge. Ces nuits-là, Varvara ne parvenait pas à s’endormir. Ce qui faisait qu’elle souffrait de migraines. Cela pouvait encore aller si Peredonov rentrait vers une ou deux heures : elle pouvait alors respirer librement. Mais s’il ne se montrait qu’au matin, Varvara était malade pour la journée.


     Grouchina termina enfin la lettre, et la montra à Varvara. Elles l’étudièrent longuement, la comparant avec une lettre de la princesse de l’année précédente. Grouchina soutenait que c’était tellement ressemblant que la princesse elle-même ne reconnaîtrait pas la fausse lettre. Varvara la crut, bien qu’en réalité la ressemblance fût bien petite. Et puis elle comprenait que Peredonov ne pouvait se souvenir d’une écriture dont il avait peu l’habitude au point de repérer le faux.


     — Eh bien voilà, enfin, dit-elle. J’attendais, j’attendais, je n’en pouvais plus d’attendre. Et pour l’enveloppe, s’il la demande, que lui dire ?


     — L’enveloppe, il n’y a pas moyen de la contrefaire — à cause du cachet de la poste –, dit Grouchina en riant et en observant Varvara de ses yeux malicieux et dissymétriques – le droit un peu plus grand que le gauche.


     — Alors, que faire ?


     — Varvara Dmitrievna, ma chérie, vous n’aurez qu’à lui dire que vous avez jeté l’enveloppe dans le poêle. Que vous importe l’enveloppe ?


     Varvara reprit espoir. Elle dit à Grouchina :


     — Qu’il m’épouse seulement, et je ne cavalerai plus pour lui. Non, je resterai tranquille, qu’il trotte pour moi à son tour.


     Le samedi, après le déjeuner, Peredonov alla jouer au billard. Ses pensées étaient péniblement tristes. Il se disait : « C’est moche, de vivre au milieu de gens envieux et hostiles. Mais il n’y a rien à faire : tout le monde ne peut pas être inspecteur ! C’est la lutte pour la vie ! »


     À un coin de rue, il rencontra un officier supérieur de gendarmerie. Rencontre peu agréable !


     Le lieutenant-colonel Nikolaï Vadimovitch Roubovski, homme courtaud et bedonnant aux sourcils drus, aux gais yeux gris et boitant légèrement, ce qui donnait une sonorité inégale à ses éperons, était fort aimable, et apprécié pour cela de la société. Il connaissait tout le monde en ville, était au fait de  toutes les affaires comme de toutes les relations, aimait écouter les potins, tout en étant discret et muet comme une tombe, ne causant à personne de désagrément inutile.


     Ils s’arrêtèrent, se saluèrent et conversèrent un peu. Peredonov fronça les sourcils, jeta un coup d’œil à la ronde et dit d’un ton mal assuré :


     — J’ai entendu dire que notre Natacha était chez vous, alors n’ajoutez pas foi à ce qu’elle raconte à mon sujet, ce sont des mensonges.


     — Je ne recueille pas les commérages des domestiques, fit Roubovski avec dignité.


     — Elle ne vaut rien, poursuivit Peredonov sans faire attention à la réplique de Roubovski, elle a un Polonais comme amant ; il se peut bien qu’elle se soit fait engager chez vous exprès pour y dérober quelque secret.


     — Veuillez ne pas vous inquiéter à ce sujet, répondit sèchement le lieutenant-colonel, je ne garde pas chez moi les plans des forteresses.


     La mention des forteresses déconcerta Peredonov. Il lui sembla que Roubovski faisait allusion au fait qu’il pourrait jeter Peredonov en prison.


     — Bon, il ne s’agit pas de forteresse, loin de là, bredouilla-t-il, mais on dit tant de bêtises à mon endroit, le plus souvent par jalousie. ne croyez rien de tel. Les gens qui me dénoncent le font pour détourner les soupçons d’eux-mêmes, mais moi aussi je peux les dénoncer.


     Roubovski était perplexe.


     — Je vous assure, dit-il en haussant les épaules et en faisant cliqueter ses éperons, que je n’ai reçu aucune dénonciation à votre sujet. On vous aura sûrement menacé pour rire – Dieu sait ce qui se dit, parfois.


     Peredonov n’en crut rien. Il se dit que le gendarme lui cachait la vérité – et cela lui fit très peur.




     À chaque fois que Peredonov passait près du jardin de Verchina5, celle-ci l’arrêtait et, par ses gestes et ses paroles de magicienne, l’attirait chez elle. Et il entrait, se soumettant malgré lui à ce paisible sortilège. Peut-être pourrait-elle arriver à ses fins avant les Routilov – Peredonov était en effet aussi éloigné des uns que des autres, pourquoi n’épouserait-il pas Marta ? Mais il était visible que le marais où Peredonov avait pénétré était visqueux, et nul sortilège ne pouvait l’en extraire pour le faire plonger dans un autre.


     Ainsi, à présent que Peredonov avait quitté Roubovski et qu’il passait non loin, Verchina, tout de noir vêtue, comme à son habitude, lui fit signe de venir.


     — Marta et Vladia partent pour la journée chez eux, dit-elle en regardant amicalement Peredonov de ses yeux marron, à travers la fumée de sa cigarette. Vous devriez les accompagner à la campagne : un valet de ferme est venu les chercher en télègue6. 


     — On sera trop serrés, dit Peredonov d’un ton morne.


     — Comment, trop serré ? répliqua Verchina. Vous vous caserez parfaitement. Et puis, vous serrer un peu ne serait pas un grand malheur, ce n’est pas loin, dans les six verstes7. 


     À ce moment, Marta sortit de la maison pour demander quelque chose à Verchina. Les petits tracas précédant le départ avaient un peu secoué sa paresse, et son visage était plus animé et plus gai que d’ordinaire. Elles se mirent toutes les deux à proposer à Peredonov de venir à la campagne. 


     — Vous allez vous Installer confortablement, assurait Verchina : vous avec Marta sur la banquette arrière, et Vladia avec Ignati sur celle de devant. Vous voyez, la télègue est déjà dans la cour.


     Peredonov suivit Verchina et Marta dans la cour, où se trouvait la télègue, tandis que Vladia s’affairait à côté, y rangeant quelque chose. La télègue était spacieuse. Mais Peredonov, après l’avoir examiné d’un air morne, annonça :


     — Je ne viens pas. Trop serré. Quatre plus les affaires.


     — Eh bien, si vous trouvez que ça manque de place, dit Verchina, Vladia peut aussi aller à pied.


     — Bien sûr, dit Vania avec un sourire amical et discret. À pied, j’y serai très bien en une heure et demie. En partant tout de suite, j’arriverai avant vous.


     Peredonov déclara alors qu’on allait être secoué, et qu’il n’aimait pas les cahots. On revint au kiosque. Tout était installé dans la télègue, mais le valet Ignati mangeait encore à la cuisine, se rassasiant à fond, sans se presser. 


     — Comment marchent les études de Vladia ? demanda Marta.


     Elle ne trouvait pas d’autre sujet de conversation avec Peredonov, et vervhina lui avait maintes fois reproché de ne pas savoir éveiller l’intérêt de celui-ci.


     — Mal, dit Peredonov. Il est paresseux et n’écoute pas.


     Verchina aimait maugréer. Elle se mit à réprimander Vladia. Ce dernier, rougissant, souriait et se recroquevillait comme s’il avait froid, en levant, à son habitude, une épaule plus haut que l’autre.


     — Ben quoi, l’année ne fait que commencer, j’ai encore le temps, dit-il.


     — Il faut étudier dès le début de l’année dit Marta du ton de la grande sœur, mais en rougissant un peu.


     — En plus, il joue les polissons, se plaignit Peredonov. Hier, ils ont fait du tapage, on aurait dit des gamins des rues. Et il est grossier, il m’a sorti jeudi une insolence.


     Vladia piqua soudain un fard et se mit à parler avec animation, mais sans cesser de sourire :


     — Je ne vous ai pas dit d’insolence, j’ai seulement dit la vérité : dans d’autres cahiers vous aviez laissé passer cinq fautes, tandis que sur le mien vous aviez souligné toutes les fautes, en me mettant un deux8, alors que j’avais mieux écrit que ceux à qui vous aviez mis un trois.


     — Vous m’avez dit une autre insolence, maintenait Peredonov.


     — Aucune insolence, j’ai seulement dit que je le dirais à l’inspecteur, s’emporta Vladia. Pourquoi me mettre un deux pour rien ?


     — Vladia, n’oublie pas à qui tu parles ! dit Verchina avec colère. Tu devrais demander pardon, et voilà que tu recommences.


     Vladia se rappela soudain qu’il ne fallait surtout pas irriter Peredonov, qui pouvait se retrouver fiancé à Marta. Il rougit davantage, tripota la ceinture par-dessus sa blouse et dit timidement :


     — Excusez-moi. Je voulais seulement  vous demander de revoir ma note.


     — Tais-toi, tais-toi, s’il te plaît, l’interrompit Verchina. Je ne supporte pas ce genre de discussion, je ne le supporte pas, répéta-t-elle, et l’on vit un frisson parcourir tout son corps sec ; tais-toi lorsqu’on te fait des observations. 


     Et Verchina fit tomber sur Vladia une pluie de reproches, tout en exhalant la fumée de sa cigarette et en souriant d’un sourire qui lui tordait les lèvres, un tel sourire accompagnant toujours ses propos, quels qu’ils fussent.


     — Il faudra le dire à ton père, pour qu’il te punisse, conclut-elle.


     — Il faut le fouetter, jugea Peredonov en regardant avec courroux celui qui l’avait offensé.


     — Évidemment, il faut le fouetter, confirma Verchina.


     — Oui, il faut le fouetter, dit Marta en rougissant.


     — Je vais aller voir votre père aujourd’hui, dit Peredonov, et je lui dirai de vous fouetter en ma présence, et joliment.


     Vladia se taisait, regardait ses bourreaux, se recroquevillait et souriait à travers ses larmes. Son père était dur. Vladia essayait de se réconforter en se disant que ce n’étaient que des menaces. Pouvait-on vraiment, songeait-il, vouloir lui gâter ce jour de fête ? Un jour de fête est un jour particulier, marqué par la joie, très différent des jours ordinaires, où l’on va à l’école.


     Mais Peredonov aimait voir pleurer les garçons, tout spécialement quand il arrivait à les faire pleurer et demander pardon. Le trouble de Vladia, les larmes contenues dans ses yeux et son sourire timide et innocent, tout cela faisait plaisir à Peredonov. il décida d’accompagner Marta et Vladia.


     — C’est bien, j’airai avec vous, dit-il à Marta.


     Celle-ci s’en réjouit, tout en étant quelque peu effrayée. Certes, elle désirait que Peredonov les accompagnât – plus exactement, c’était Verchina qui le désirait pour elle et lui avait inspiré ce désir par ses procédés rapides d’ensorcellement. Mais, dès lors que Peredonov avait dit qu’il viendrait, Marta se sentait gênée pour Vladia, qui lui faisait pitié.


     L’angoisse saisit aussi Vladia. Peredonov venait-il vraiment pour lui ? Voulant fléchir Peredonov, il dit :


     — Ardalion Borissytch, si vous trouvez qu’on est trop à l’étroit, je peux aller à pied.


     Peredonov le regarda d’un œil soupçonneux et déclara :


     — Oui, si on vous laisse partir seul, vous allez vous enfuir. Il vaut mieux que nous vous conduisions à votre père, qu’il vous corrige. 


     Vladia rougit et soupira. Il éprouva de l’embarras, du chagrin et du dépit à l’endroit de cet homme morose qui le tourmentait. Afin d’adoucir tout de même Peredonov, il décida d’aménager son siège pour le mieux.


     — Je vais arranger votre siège, vous serez très bien, dit-il.


     Et il se dépêcha d’aller vers la télègue. Verchina le suivit du regard avec son sourire tordu et à travers sa fumée, et elle dit tout bas à Peredonov.


     — Ils craignent tous leur père, qui est très sévère avec eux.


     Marta rougit.


     Pour aller à la campagne, Vladia voulait prendre avec lui une canne à pêche, une nouvelle, une anglaise, achetée avec ses économies, il voulait encore prendre d’autres choses, mais tout cela aurait occupé pas mal de place dans la télègue. Et Vladia retira de la télègue et ramena à la maison tout son attirail. 


     Il ne faisait pas très chaud. Le soleil déclinait. La route, que la pluie matinale avait arrosée, n’était pas empoussiérée. La télègue roulait régulièrement sur le cailloutis, emportant les quatre voyageurs hors de la ville ; bien nourri, le petit cheval gris cavalait sans paraître s’apercevoir de leur poids, et le paresseux et silencieux valet Ignati dirigeait sa course par de petits mouvements des rênes, perceptibles seulement à un œil exercé.


     Peredonov était assis à côté de Marta. On lui avait fait tellement de place que Marta était assise de façon très malcommode. Mais il ne le remarquait pas. Et, s’il l’avait remarqué, il eût trouvé cela normal : n’était-il pas l’invité ?


     Peredonov se trouvait très bien. Il décida de bavarder aimablement avec Marta, de plaisanter, de l’amuser. Il commença ainsi :


     — Alors, vous allez bientôt vous révolter ?


     — Nous révolter, dans quel but ?


     — Vous autres Polonais, vous êtes toujours prêts à vous révolter, mais c’est en vain.


     — Je n’y pense même pas, dit Marta – et personne, chez nous, n’a envie de se rebeller.


     — Ça, c’est vous qui le dites, mais vous détestez les Russes.


     — Nous n’y songeons pas du tout, dit Vladia en se retournant depuis le banc de devant, où il siégeait à côté d’Ignati.


     — Nous savons, comme vous n’y songez pas du tout. Mais nous ne vous rendrons pas la Pologne. Nous vous avons conquis9. Nous vous avons abreuvé de bienfaits, mais, c’est clair, on peut nourrir le loup tant qu’on veut, il regarde toujours du côté de la forêt10.


     Marta ne répliqua rien. Peredonov se tut quelques instants, puis déclara brusquement :


     — Les Polonais sont stupides.


     Marta rougit.


     — Il y a toutes sortes de Russes comme de Polonais, dit-elle.


     — Non, c’est comme ça, c’est la vérité, insista Peredonov. Les Polonais sont bêtes. Ils prennent des airs, c’est tout. Tenez, les Juifs11 : ceux-là sont intelligents.


     — Les Juifs sont des filous, ils ne sont pas du tout intelligents, dit Vladia.


     — Non, les Juifs sont des gens très intelligents. C’est toujours le Juif qui roulera le Russe, jamais l’inverse. 


     — Seulement, il ne faut pas rouler autrui, dit Vladia. L’intelligence consisterait-elle juste à rouler et à filouter ?


     Peredonov regarda Vladia avec colère.


     — L’intelligence consiste à étudier, ce que vous ne faites pas, dit-il. 


     Vladia poussa un soupir, se retourna et observa la course régulière du cheval. Cependant, Peredonov reprenait :


     — les Juifs sont intelligents en tout, dans les études et dans tout le reste. Si les Juifs étaient autorisés à devenirs professeurs12, tous les professeurs seraient juifs. Et les Polonaises sont toutes des souillons.


     Il regarda Marta et, ayant observé avec plaisir qu’elle avait fortement rougi, il lui dit pour se montrer aimable :


     — Mais ne pensez pas que je parle de vous. Je sais que vous ferez une bonne ménagère.


     — Toutes les Polonaises sont de bonnes ménagères, répondit Marta.


     — Mais oui, répliqua Peredonov : chez ces ménagères, le haut est propre, mais les jupons sont sales. D’ailleurs, vous avez eu votre Mickiewicz13. Il est supérieur à notre Pouchkine. Il est accroché à un mur, chez moi. J’y avais d’abord mis Pouchkine, et puis je l’ai accroché dans les cabinets. C’était un courtisan faisant office de valet de chambre14. 


     — Vous êtes russe, vous, dit Vladia, que vous importe notre Mickiewicz ? Pouchkine est un bon auteur, Mickiewicz aussi.


     — Mickiewicz est supérieur, répéta Peredonov. Les Russes sont une bande d’imbéciles. Tout ce qu’ils ont su inventer, c’est le samovar.


     Peredonov regarda Marta, cligna des yeux et dit :


     — Vous avez plein de taches de rousseur. Ce n’est pas joli.


     — Qu’est-ce que je peux y faire ? demanda en souriant Marta.


     — Moi aussi j’ai des taches de rousseur, dit Vladia en se retournant sur son siège étroit, heurtant le silencieux Ignati.


     — Vous êtes un garçon, dit Peredonov. Ce n’est rien, la beauté n’est pas nécessaire à un garçon ; mais pour vous, poursuivit-il à l’adresse de Marta, ce n’est pas bon. Personne ne vous épousera, ainsi. Il faut vous laver à la saumure de concombres.


     Marta le remercia du conseil.


     Vladia regarda en souriant Peredonov.


     — Qu’avez-vous à sourire ? dit celui-ci. Attendez un peu, nous allons arriver, et vous recevrez une bonne correction.


     Retourné sur son siège, Vladia observait Peredonov en essayant de voir s’il plaisantait ou s’il était sérieux. Or Peredonov ne supportait pas qu’on le regardât fixement. 


     — Qu’avez-vous à me dévisager ? demanda-t-il grossièrement. Je n’ai pas d’arabesques sur la figure. Ou serait-ce que vous voulez me jeter un sort ?


     Vladia prit peur et détourna les yeux.


     — Excusez-moi, dit-il timidement. Je ne le faisais pas exprès.


     — Mais vous croyez vraiment à ces histoires de sorts jetés ? demanda Marta.


     — Non, c’est de la superstition, dit avec dépit Peredonov. Mais il est extrêmement impoli de fixer quelqu’un des yeux et de le dévisager.


     Un silence embarrassé se prolongea quelques minutes.


     — Vous êtes bien pauvres, déclara tout à coup Peredonov.


     — Nous ne sommes pas riches, répondit Marta, mais nous ne sommes tout de même pas si pauvres que cela. Nous avons quand même tous un peu d’argent de côté.


     Peredonov la regarda avec incrédulité, et dit :


     — Allons, je sais que vous êtes pauvres. Vous circulez tous les jours nu-pieds à la maison15.


     — Nous ne le faisons pas par pauvreté, dit avec vivacité Vladia.


     — Ce serait donc par richesse ? demanda grossièrement Peredonov en éclatant d’un rire saccadé.


     — Ce n’est pas du tout par pauvreté, dit Vladia en rougissant. C’est très bon pour la santé, c’est fortifiant, et l’été c’est agréable.


     — Vous mentez, répliqua brutalement Peredonov. Les gens riches ne vont pas pieds nus. Votre père a beaucoup d’enfants, et il gagne très peu. Il n’a pas de quoi vous acheter des souliers.    

   



Notes


  1. Au début du vingtième siècle.
  2. Tout ce qui intéressait le professeur, puis inspecteur Sologoub…
  3. https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/230916/une-trilogie-de-1898-anton-tchekhov
  4. Revue mensuelle paraissant à partir de 1880, d’inspiration libérale, proche du parti KD. Fermée par les bolcheviks en 1918.
  5. Voir le chapitre I.
  6. Charrette à quatre roues. Passé en français : télègue, ou téléga.
  7. Rappel : la verste faisait un peu plus d’un kilomètre (voir la note 9 du chapitre I).
  8. Les notes, en Russie, vont de 1 (nul) à 5 (excellent).
  9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_Pologne
  10. J’ai conservé l’expression russe. Les anglais traduisent par : « Un léopard peut-il perdre ses taches ? » On trouve en français : « D’un âne, on ne fera jamais un cheval de course ».
  11. Le terme russe utilisé est dépréciateur, on peut le traduire par youpins. 
  12. Des quotas limitaient sévèrement cette possibilité.
  13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Adam_Mickiewicz
  14. Par perversité et pour le retenir, Nicolas Ier avait nommé Pouchkine gentilhomme de la Chambre.
  15. Comprendre : chez Verchina. Voir la deuxième partie du chapitre I.





———————————————————————————————




(à suivre)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire