dimanche 25 août 2024

Un soir au bivouac (Alexandre Bestoujev-Marlinski)

 Au sujet de l'auteur : 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Bestoujev


Voir aussi (le chapeau et les commentaires) :


https://blogs.mediapart.fr/michel-delarche/blog/240922/bestoujev-lexile





                                                                            … À peine le jour a-t-il pointé

                                                                            Que chacun voltige sur le champ,

                                                                            Le shako crânement penché,

                                                                            Le caftan tourbillonnant.

                                                                            Le cheval écume sous le cavalier,

                                                                            Le sabre siffle , voilà l’ennemi à terre,

                                                                            Le combat cesse  – et, dans la soirée

                                                                            Remuent de nouveau les cuillers.


                                                                                                 Davydov1




    Au loin s’entendaient de temps en temps des roulements d’artillerie, poursuivant le flanc gauche de l’ennemi culbuté, et cette canonnade jetait des éclairs dans le ciel du soir. Des feux constellaient à perte de vue le champ de bataille, et les appels des soldats, des fourrageurs2, les grincements des roues, les hennissements des chevaux composaient un tableau plein de fumée du campement du ***ième régiment de hussards, dont l’escadron du lieutenant-colonel Metchine occupait les avant-postes. Ayant étiré la ligne et ordonné de nourrir les chevaux l’un après l’autre, les officiers s’installèrent près d’un feu de camp pour boire le thé. Après avoir combattu à l’avant-garde, il fait bon, lorsqu’on est indemne, se retrouver autour d’un verre pris en commun et discuter de tout et de rien, faire l’éloge des vaillants et rire de la courtoisie de certains devant les boulets. La conversation de nos officiers d’avant-poste commençait à faiblir, quand le prince Olski, lieutenant de cuirassiers, sauta devant eux à bas de son cheval.

     — Bonjour les amis.

     — Bienvenue, prince ! Nous avons eu du mal à te faire venir ; où étais-tu passé ?

     — En voilà une question ! J’étais, comme d’habitude, à la tête de mon peloton, occupé à sabrer l’ennemi, à le fendre et à le vaincre – tout de même, vous, les hussards, vous avez montré aujourd’hui que vous ne portiez pas votre mentik3 sur l’épaule droite ; je vous déclare ma gratitude. Au fait, maréchal des logis ! ordonne d’emmener mon Donets, qu’on lui donne à manger : il n’a avalé aujourd’hui que de la fumée de poudre.

     — Écoutez, Votre Excellence…

     — Mon Excellence ne pourra rien entendre tant qu’elle n’aura pas bu de vin chaud, sans lequel il n’est ni chaleur ni lumière ; donnez-moi un verre au plus vite !

     — Tiens ! dit le capitaine Strouïski. Mais sache que cette coupe est ensorcelée : tu dois la payer d’une anecdote.

     — Une centaine, si vous voulez ! Ça ne présente pas de difficulté ; je suis pétri4 d’anecdotes, et je vais vous raconter l’une des dernières histoires qui me soient arrivées. À la santé des braves, les amis !

     Voici : il y a peu de temps, je me suis retrouvé sans rien à manger, trois jours de suite. Tout autour, grâce à vous et aux Cosaques, c’était aussi vide que ma poche, et, malheureusement, on ne laisse pas la cavalerie lourde aller marauder. Que faire ? Ma faim redoublait du fait qu’on entendait, venant des lignes françaises, le mugissement harmonieux des bovins, dont l’écho résonnait en pleurant dans mon estomac vide. Méditant sur la vanité des choses, enveloppé dans ma cape de feutre, je grignotais un biscuit sec couvert de tant de moisissures qu’on aurait pu s’en servir pour un cours de botanique, et si rassis qu’une baguette de fusil eût été utile pour le pousser dans la gorge. J’eus brusquement une heureuse et brillante idée. Je mis aussitôt le pied à l’étrier et partis.

     « Où t’en vas-tu sur ta Beauty enragée ? » me demanda-t-on.

     « Je pars à l’aventure. »

     « Pour quoi faire ? »

     « Vaincre ou mourir ! » répondais-je sur un ton tragique, et donnant un coup d’éperons, je fis mine d’être emporté par mon cheval, filai comme un oiseau et disparus aux yeux étonnés de mes camarades, qui me crurent perdu. Ayant franchi la dernière  ligne russe, j’attachai à un bâton un mouchoir qui avait été blanc dans sa jeunesse, et mis mon cheval au trot.

     « Qui vive6 ? » me cria-t-on d’un poste de l’ennemi.

     « Parlementaire russe ! » répondis-je.

     « Haltela ! »

     Un sous-officier vint à cheval vers moi, le pistolet levé.

     « Que voulez-vous ? »

     « Parler avec le chef de votre détachement. »

     « Pourquoi n‘êtes-vous pas accompagné d’un trompette ? »

     « Il a été tué. »

     On me banda les yeux et on m’emmena à pied, et trois minutes plus tard, je devinai à l’odeur que je me trouvais près d’une tente d’officier. « C’est bon signe ! »  me dis-je. J’ai la chance d’arriver pour le déjeuner. » On m’enleva mon bandeau, et je me retrouvai en compagnie d’un colonel et de huit officiers de chasseurs français ; je ne suis pas timide de nature.

     « Messieurs ! dis-je en les saluant avec désinvolture, cela fait près de trois jours que je n’ai rien mangé, et, sachant que vous ne manquiez de rien, j’ai résolu, par tradition chevaleresque, de me fier à la magnanimité de mes ennemis et de m’inviter à déjeuner chez vous. Je suis fermement convaincu que des Français n’en profiteront pas et que je ne paierai pas cette blague de ma liberté . Qu’aurait d’ailleurs à gagner la France à s’emparer d’un lieutenant de cavalerie dont tout l’étendard se trouve au bout de ce piquet ? »

     Je ne m’étais pas trompé : mon incartade plut énormément aux Français. Ils festoyèrent avec moi jusqu’au soir, me remplirent une malle de vivres et nous nous quittâmes bons amis, avec la promesse mutuelle, à la prochaine rencontre, de nous fendre le crâne de grand cœur.   

     — Ce n’est pas un peu livresque ? demanda, l’air railleur, le capitaine en second Nichtovitch, qui passait, dans le régiment, pour un grand critique.

   — Et quand bien même, cela doit être une nouveauté, pour toi ! répondit Olski. 

   — Et quand est-ce arrivé ? 

   — Après ta blessure à la botte. Le capitaine en second avala la pilule et tortilla en vain sa moustache en cherchant une répartie : cette fois, l’esprit lui manquait.

   — Tu n’as rien à nous raconter à propos de Lidia ? demanda le lieutenant-colonel en s’adressant à un jeune officier qui fumait distraitement une pipe largement éteinte.

   — Non, mon colonel ! Je n’ai rien à raconter. Mon roman a de l’intérêt pour moi seul, car il est riche en sentiments, mais pas en aventures. Et je vous avoue que vous me faites revenir sur terre : je rêvais que j’étais promu pour le mérite, que je décrochais la croix de Saint-Georges sous le feu de l’ennemi, que je rentrais à Moscou couvert de blessures et de gloire ; que mon grand-oncle, lequel est plus vieux que le zodiaque de Dendérah7, en mourait de joie, et que moi, devenu un richard, me jetais aux pieds de la chère, de l’incomparable Alexandrina !

     — En voilà un rêveur ! dit Metchine. Mais qui ne l’a jamais été ? Qui a cru, plus que moi à la fidélité et à l’amour des femmes ? Je vais vous raconter un épisode de ma vie qui pourra te servir de leçon à toi, le chéri de Lidia, si tant est que l’expérience d’autrui puisse servir aux gens épris — j’ajoute, mes amis, que c’est l’histoire du médaillon que j’ai depuis longtemps promis de vous raconter. Alors écoutez !

     Deux ans avant une autre campagne, la jeune princesse Sophia S. attirait tous les cœurs et tous les regards de Pétersbourg : le boulevard Nevski débordait de soupirants lorsqu’elle y faisait sa promenade ; quand elle venait au théâtre, le spectacle était bénéficiaire, et l’on se pressait, au bal, pour la regarder, je ne dis même pas pour danser avec elle.  La curiosité me poussa à en savoir davantage ; l’amour-propre m’incita à attirer sur moi l’attention de Sophia, et son amabilité, son esprit cultivé et la bonté de son cœur m’enchantèrent à jamais. En outre, on dit, et je le crois, que l’amour ne peut voler qu’avec les ailes de l’espérance : je ne m’étais pas en vain épris de la princesse. Vous savez, les amis, que la nature m’a doté de violentes passions, qui peuvent me causer des élans de joie, mais aussi des accès de fureur et de désespoir. Jugez quelle fut ma félicité en voyant que mon amour était partagé ! J’étais en plein délire idyllique ; la vie en solitaire me semblait insupportable, d’autant plus que les parents de Sophia me regardaient d’un œil favorable. À cette époque mon grand ami vivait avec moi : le major en retraite Vladov, homme aux nobles principes, au caractère emporté mais à la tête froide. « Tu t’aventures, me dit-il plus d’une fois en réponse à mes élans d’enthousiasme, en prenant une fiancée dans un milieu brillant. Le père de la princesse a plus de dettes et de lubies que d’argent, et ton bien ne suffira pas longtemps à satisfaire une femme habituée au luxe. Tu vas me dire qu’on peut la rééduquer, elle n’a que dix-sept ans; mais combien de préjugés n’a-t-elle pas reçus de son éducation ?! L’amour peut tout, répètes-tu, mais es-tu bien sûr que la princesse soupire d’amour, et non d’un corset trop serré, et qu’elle te regarde en face pour te voir toi, et non pas pour s’apercevoir, elle, dans tes yeux ? Crois-moi, lorsqu’elle te parle de sobriété, de bonheur en famille, elle pense déjà à une toque, ou à la calèche tirée par des chevaux blancs dans laquelle elle brillera à Iékatiéringof8, ou à un nouveau châle qui te vaudra d’être traîné à d’ennuyeuses présentations de mode. Mon ami ! Je sais combien t’irritent les choses mesquines, et je vois la princesse comme une femme aimable et charmante, mais une femme aimant vivre dans le monde, et je doute qu’elle te sacrifie les bals, ou la vie de la capitale lorsque ta situation financière ou le service te renverront à l’armée. L’indifférence répondra aux reproches, et alors, tu pourras dire adieu au bonheur ! » À ces paroles, je riais, cependant, je me renseignais sur les penchants de Sophia, en découvrant chaque jour en elle de nouveaux mérites, et ma passion ne faisait que croître. Cependant, je ne me hâtais pas de faire ma déclaration : je voulais que la princesse aimât en moi non pas le militaire en uniforme, non pas le danseur lâchant des mots d’esprit, mais moi, tout simplement. Je finis par me convaincre que c’étais le cas et me décidai. La veille de ma demande en mariage, dansant avec la princesse chez le comte T., j’étais heureux comme un enfant, tout enivré d’espoir et d’amour. Un capitaine qui passait alors pour le parangon de la mode, se plaignant que Sophia ne dansât pas avec lui, se permit, non loin de moi et à voix assez haute, des expressions impudentes à son sujet. Celui qui ose offenser une dame oblige son cavalier à venger cette offense, même s’il ne faisait que danser avec elle, sans la connaître. Ayant entendu cette pique visant la princesse, je piquai un fard et pus à peine me contenir jusqu’à la fin du quadrille. Notre explication ne tarda pas. Le capitaine pensait s’en sortir en blaguant, il prétendait ne pas se souvenir de ce qu’il avait dit. À quoi je répondis : « J’ai malheureusement une excellente mémoire. Vous devrez présenter, à genoux, vos excuses à ma cavalière, ou me retrouver, bon gré, mal gré, demain matin à dix heures sur les bords de l’Okhta9. » Vous savez que je ne suis pas adepte des duels au bouchon10 : nous nous écartâmes de cinq pas, et le tirage au sort voulut qu’il tirât le premier ; son coup de feu m’étendit pour mort. Un poète espagnol dont j’ai oublié le nom a dit que le bruit du pilon, frappant dans le mortier du pharmacien, était déjà comme le son du glas : la balle m’avait traversé de part en part non loin des poumons ; la gangrène menaçait de s’y déclarer, mais, envers et contre Molière et Lesage11, je me rétablis, à l’aide de mes soignants et d’emplâtres, en un mois et demi. 

     La pâleur du visage a son charme, mais, pour ne pas apparaître à la princesse comme un mort, je fis taire quelques jours mon impatience et, un peu plus en forme, je partis à cheval à la datcha12 de la princesse. Mon cœur battait d’une vie nouvelle : je rêvais de mes joyeuses retrouvailles avec Sophia, de son trouble, de la déclaration que je lui ferai, du premier jour de notre vie commune… Plein des élans de l’espoir, je gravis quatre à quatre les marches du perron et me retrouvai dans le vestibule : en provenance du salon, un grand rire de la princesse frappa mon oreille. J’avoue que cela me causa du chagrin. Quoi ! cette Sophie, qui naguère s’affligeait en restant deux jours sans me voir, étalait sa gaieté à présent, alors qu’elle pouvait me supposer sur mon lit de mort ! je m’arrêtai près d’un miroir : il me sembla entendre mon nom mentionné, il était question de Don Quichotte ; j’entrai : un jeune officier, penché sur le dossier de la chaise de Sophia, lui racontait quelque chose à mi-voix d’une façon qui me parut bien amicale. La princesse ne montra nul trouble : elle s’informa de ma santé avec une froide prévenance, en me parlant comme à un vieil ami, mais en montrant clairement sa préférence pour son voisin, et en refusant de comprendre mes regards, ainsi que mes allusions au passé. Je ne pouvais imaginer ce que cela signifiait, ni comprendre la cause d’une telle froideur - et cherchais vainement dans ses regards la trace d’un tendre dépit, gage de douce réconciliation : je ne lisais plus dans ses yeux ni l’étincelle ni l’ombre de l’amour. Elle me regardait parfois à la dérobée, mais je voyait seulement de la curiosité dans ces regards. L’orgueil m’alluma le sang, la jalousie me perça le cœur. Je bouillais, me mordant les lèvres, et, craignant un débordement de mes sentiments, décidai de partir. Je galopai par les prairies et les marais, je ne sais plus où, sous une pluie battante ; je revins chez moi à minuit, sans chapeau et l’esprit égaré. « Tu me fais pitié ! » dit Vladov en m’accueillant. Pardonne les reproches d’un ami, ne t’avais-je pas averti que la princesse serait pour toi la boîte de Pandore13 ? Cela dit, les grandes maladies nécessitent de forts remèdes. Lis donc. » Il me tendit un billet annonçant les fiançailles de la princesse et de mon rival !… La fureur et le désir de vengeance allumèrent en moi un incendie, comme un éclair : je voulais du sang. Je jurai de l’abattre suivant les règles du duel (il me restait à faire feu sur lui), pour que la perfide ne pût triompher en sa compagnie. Je résolus de tout lui dire, de l’accabler de reproches… bref, j’étais fou de rage. Savez-vous, mes amis, ce qu’est la soif de vengeance, le désir de faire couler le sang ? Je ressentis cette soif, ce désir durant cette nuit affreuse ! Dans le silence de la nuit, j’entendais mon sang  en effervescence dans mes veines, tantôt étouffant mon cœur sous son afflux, tantôt se figeant comme de la glace. Mes visions étaient sans interruption : le tonnerre du pistolet, le coup de feu, le sang, les cadavres. Au matin seulement, je m’endormis d’un sommeil pesant. Ce fut l’ordonnance du Ministre de la guerre qui me réveilla : « Votre Noblesse, le général vous attend ! » Je bondis en pensant qu’on me convoquait sans doute à propos du duel. Je me présentai. « Sa Majesté l’Empereur, me dit le ministre, m’a ordonné de choisir un officier sûr pour faire parvenir d’importantes dépêches au général Koutouzov, commandant en chef de l’armée du sud ; je vous ai désigné – hâtez-vous ! Voici les lettres cachetées, et l’argent pour vos frais de voyage. Le secrétaire va noter sur votre feuille de route l’heure de votre départ. Bon voyage, M. le courrier ! Une calèche stationnait devant le perron, et je repris mes esprits seulement au troisième relais ; le magnanime Vladov m’accompagnait. J’appris là que l’amitié console, mais n’apaise pas, et cette longue route, en dépit de l’opinion commune, ne fit que me briser, sans me distraire. Le commandant en chef me reçut avec une parfaite aménité, et finit par me convaincre de rester dans l’active. Le mépris à l’égard de la vie m’avait fait songer au suicide, mais Vladov me toucha par ses conseils et sa tendre sympathie. Celui qui recommande de vivre est toujours éloquent, et il épargna à ma conscience deux assassinats, de même qu’il évita à mon nom d’être l’objet de la risée générale. « Je savais tout, me dit-il, mais je n’ai pas osé te dire la vérité tant que tu étais souffrant. Voyant le secret découvert, et connaissant ta tendance à l’emportement, je me suis précipité chez le secrétaire du Ministre de la guerre, un ami à moi, pour le supplier : on t’a envoyé comme courrier. Le temps est le meilleur des conseillers, et, à présent, avoue-le : ton adversaire vaut-il de faire parler la poudre ? Mérite-t-elle qu’on fasse un esclandre, ta chérie, qui a pris pour fiancé un homme sans honneur et sans règles, juste parce qu’il suit la mode et que sa mère a remarqué les titres ronflants d’un monsieur, une nullité par rapport à toi, qui m’a donné, pour payer une dette de jeu, le portrait orné de brillants que sa fiancé lui avait offert ? » Il me tendit alors ce médaillon.

     Le lieutenant-colonel tira de son sein un médaillon qu’il montra aux officiers.

     — Ma tête à couper14 si je distingue quelque chose ! s’écria Olski. L’émail est complètement fracassé.

     — La Providence, poursuivit le lieutenant-colonel, m’a évité la mort sur les bords du Danube, ce qui m’a permis de continuer à servir ma patrie : la balle s’est écrasée sur le portrait de Sophia, sans l’épargner. Un an plus tard, la paix conclue avec les Turcs, l’armée fit mouvement pour couper la route de Napoléon. l’ennui et le climat me détériorèrent la santé : j’obtins une permission d’un mois et partis au Caucase, vers des eaux réparatrices pour ma santé, et pour mon moral.

     Le lendemain de mon arrivée, j’accompagnai le médecin de l’endroit dans ses visites. « Vous allez voir, me dit le docteur alors que nous approchions d’une maisonnette, une jeune et belle personne qui dépérit, victime d’un mariage d’intérêt. Ses parents l’ont habitué à la splendeur, et son amour-propre offensé l’a attirée dans les filets d’un brillant vaurien : abusée par un caprice momentané de son cœur, elle s’est jetée dans ses bras. Pour quel résultat ? Ses tantes et sa mère, qui recherchaient la richesse dans son fiancé, ne trouvèrent chez lui que vantardise, débauche et dettes immenses ; c’était un coureur de dot qui, trompé par les promesses, se révéla à son tour dans toute sa noirceur : il épuisa sa femme de ses reproches empoisonnés, l’amena par sa conduite à tomber malade et finit, après avoir tout perdu au jeu et tout dilapidé, par l’abandonner, en la diffamant dans le monde. Elle est venue ici avec son père pour mourir au chaud soleil du Caucase. » Je craignis que ma visite ne la dérangeât. « Oh non, me dit le docteur, les phtisiques ne font pas de vieux os, et j’ai pour règle de distraire les malades pour faire passer le temps, lorsque les traitements ne peuvent prolonger leur vie. » Tout en parlant, nous entrâmes dans la pièce. C’était Sophia !…

     Certains sentiments sont ineffables, certaines scènes sont indescriptibles. Je pensais haïr Sophia ; j’étais persuadé que si le destin me mettait en sa présence, je lui paierais sa trahison d’un froid mépris ; mais je sus à quel point je l’aimais en voyant, à la place d’une beauté orgueilleuse, une pauvre victime du monde, aux yeux éteints et au visage d’une pâleur mortelle. Les convenances ne sont plus de mise au bord de la tombe, et quand Sophia reprit connaissance, elle avait la main mouillée par mes larmes et mes baisers. « Vous ne me maudissez pas ? Viktor, tu me pardonnes ? » dit-elle d’une voix qui me déchira le cœur.  « Noble âme, reprit-elle, tu as pitié, en me voyant si cruellement punie de ma légèreté. À présent, je mourrai en paix. »

     Comme cela arrive à une mèche de lampe consumée, qu’un souffle d’air rallume, la vie se ranima en elle quelques jours. Mais quel effet cela me faisait de voir la dégradation de l’état de Sophia, d’entendre son souffle se raccourcir, de sentir les souffrances qu’elle endurait avec une patience d’ange !… Elle s’éteignait sans récriminations, se tenant pour seule coupable. Les amis ! Les amis ! j’ai connu bien des épreuves, mais aucun tourment ne peut se comparer avec la torture de voir sa bien-aimée se mourir ; c’est un horrible souvenir… Sophia est morte dans mes bras !

     Le lieutenant-colonel ne put poursuivre. Émus, les officiers se taisaient, une larme roula même dans l’œil du capitaine, glissa sur sa moustache et tomba dans le gobelet d’argent contenant du vin chaud.  On entendit soudain un coup de feu, un deuxième puis un troisième. Sortant des lignes en avant, les Cosaques passèrent en coup de vent à côté de l’escadron.

     — L’ennemi est il en nombre ? se hâta de demander le capitaine en sautant sur son Tcherkesse.

     — Il y en a à perte de vue, Votre Haute Noblesse, répondit le sous-officier cosaque.

     — En selle, bridez les chevaux ! ordonna le lieutenant-colonel. Les patrouilleurs ! Vérifiez les pistolets. Sabre au clair ! À gauche par trois ! Au trot ! En avant !



     1823   




Notes


  1. Cette épigraphe est un extrait (deux strophes) du Chant du vieux hussard (1817 ou 1819) de Denis Davydov. D’après V. Volkoff, Léon Tolstoï fit de Davydov le Vassili Denissov de Guerre et Paix.
  2. Chargés du ravitaillement - parfois pris sur l’ennemi – des  chevaux.
  3. Veste courte de hussard, bordée de fourrure et munie de cordons, portée sur l’épaule gauche. Porté à droite, il empêcherait le cavalier (en le supposant droitier) de tirer son sabre…
  4. Le texte dit : « Je suis tout sculpté d’anecdotes. »
  5. Transcrit de l’anglais.
  6. En français dans le texte. Entre crochets, la traduction en russe.
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Zodiaque_de_Dend%C3%A9rah
  8. Parc à Saint-Pétersbourg.
  9. Rivière à l’est de Saint-Pétersbourg, affluent de la Néva.
  10. Désireux de sauver la face, les duellistes, se tiraient dessus, mais leurs seconds avaient remplacé la balle par du bouchon…
  11. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alain-Ren%C3%A9_Lesage
  12. Rappel : c’est une villa dans les bois.
  13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Bo%C3%AEte_de_Pandore
  14. Le texte dit : « Je veux bien qu’on me scie la tête avec un silex mal aiguisé ».