Ce récit fut publié en février 1887 dans Temps nouveau, la revue de Souvorine, puis intégré au recueil Au crépuscule, et enfin dans l’édition d’Adolphe Marx.
Quant à son cadre, il s’inspirait du jardin de Babkino, où la famille Tchékhov passa plusieurs étés. Les fringues d’Ogniov ont rappelé à certains celles du jeune carabin Tchékhov, en dernière année de médecine, lors de soirées autour du docteur Arkhangelsk, où l’on lisait à haute voix Tourguéniev, et où l’on chantait fort tard dans la nuit…
Le texte fut souvent attaqué par la critique, qui reprocha encore plus que d’habitude à l’auteur de faire une coupe trop brève dans la vie des personnages, sans expliquer les aboutissants, et surtout ici les tenants de leur conduite : pourquoi Ogniov était-il ainsi ? et Véra ? Au mieux, cette dernière manquait d’originalité, elle rappelait l’héroïne Assia de Tourguéniev. L’écrivain et critique Bilibine reprocha gentiment à l’auteur d’avoir réemployé « son Oléna » et lui conseilla de laisser tomber les sujets mineurs. Mais cette petite nouvelle reçut un accueil favorable du public, plut à d’autres écrivains, comme Grigorovitch (celui qui avait poussé Tchékhov à oser devenir ce qu’il était)… et à Tolstoï.
(Cette présentation a été faite à partir de la notice historique trouvée dans l’édition intégrale des œuvres de Tchékhov par l’Académie des sciences de l’URSS, voici une cinquantaine d’années.)
Ceci est une traduction « à la française », prenant parfois quelques libertés savec le texte russe, en restant bien sûr fidèle à son esprit.
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Ivan Alexeïévitch Ogniov1 se souvient d’avoir, ce soir d’août, ouvert la porte vitrée – celle-ci tintant – et d’être sorti sur la terrasse. il portait à l’époque un léger macfarlane2 et un chapeau de paille à larges bords, celui-là même qui s’étale à présent dans la poussière sous son lit, en compagnie de ses grosses bottes. Il tenait dans une main un grand paquet de livres et de cahiers attachés par une ficelle, et dans l’autre un gros bâton noueux.
Derrière la porte, lui éclairant le chemin avec une lampe, se tenait le maître de maison, Kouznetsov, vieillard chauve à la longue barbe chenue, portant un veston en piqué d’une blancheur de neige. Le vieil souriait d’un air débonnaire et hochait la tête.
« Adieu, grand-père ! « lui cria Ogniov.
Kouznetsov plaça la lampe sur une petite table et sortit sur la terrasse. Deux longues ombres minces dévalèrent les marches en direction des parterres de fleurs, se balancèrent et appuyèrent leur tête contre le tronc des tilleuls.
« Adieu, et encore une fois merci, mon cher ! dit Ivan Alexéitch. Merci pour votre cordialité, votre douceur, votre affection… Je n’oublierai jamais votre hospitalité. Vous êtes une bonne personne, votre fille également, vous êtes tous bons, gais, aimables… Je n’arrive pas à dire à quel point vous êtes des gens admirables ! »
Dans le débordement de ses sentiments et sous l’effet de la liqueur qu’il venait de boire, Ogniov parlait d’une voix chantante de séminariste, en étant si ému qu’il exprimait moins ses sentiments par ses paroles que par le clignement de ses yeux et le mouvement de ses épaules. Lui aussi un peu gris et ému, Kouznetsov tendit ses bras au jeune homme et tous les deux s’embrassèrent.
« Je me suis habitué à vous comme un chien couchant ! reprit Ogniov. Je venais presque tous les jours chez vous, j’y ai passé la nuit dix fois, j’y ai tant bu de liqueur que cela m’effraie maintenant d’y repenser. Et je vous remercie surtout, Gavriil Pétrovitch3, pour l’aide et l’assistance que vous m’avez fournies. Sans vous, j’en aurais eu jusqu’à octobre, avec mes statistiques. J’écrirai donc dans la préface que j’estime de mon devoir d’exprimer ma reconnaissance à monsieur Kouznetsov, président du conseil du zemstvo4 du district de N***, pour son aimable concours. La science statistique a un bri… brillant avenir ! Mes salutations respectueuses à Véra Gavrilovna5, et faites savoir aux docteurs et aux deux juges d’instruction, ainsi qu’à votre secrétaire, que je n’oublierai jamais leur aide ! Et maintenant, grand-père, étreignons-nous et faisons-nous une dernière embrassade. »
Tout attendri6, Ogniov embrassa encore une fois et se mit à descendre les marches. Sur la dernière, il se retourna et demanda :
« Nous reverrons-nous un jour ?
— Dieu seul le sait ! répondit le vieux. Sans doute jamais !
— Vous dites vrai ! On ne risque pas de vous voir à Piter7, et moi je ne me retrouverai sans doute jamais dans ce district. Eh bien, adieu !
— Vous devriez laisser ici vos livres ! lui cria Kouznetsov tandis que l’autre lui tournait déjà le dos. En voilà un plaisir, de trimballer un tel poids ! J’aurais envoyé demain quelqu’un vous les apporter. »
Mais Ogniov ne l’écoutait plus et s’éloignait de la maison d’un pas rapide. Réchauffé par l’alcool, il sentait en lui-même de la joie, de la chaleur, et aussi de la tristesse… Il marchait en songeant que la vie vous fait souvent rencontrer de bonnes personnes, et que c’est bien dommage qu’il ne subsiste rien de ces rencontres, à part des souvenirs. Il arrive qu’à l’horizon passent des grues8, un vent léger ramène leur cri plaintif et passionné, mais une minute plus tard, on a beau scruter les lointains bleutés du mieux qu’on peut, on ne distingue plus de points, on n’entend plus aucun son : de même les visages et les propos des gens ne font que défiler dans notre vie et s’enfoncent dans notre passé, ne nous laissant que d’infimes traces en mémoire. Se trouvant depuis le printemps dans le district de N***, et se rendant presque chaque jour chez les aimables Kouznetsov, Ivan Alexéitch était devenu un familier du vieillard et de sa famille, s’était habitué à eux et à leurs domestiques comme à des proches, il connaissait dans les moindres détails la maison, la terrasse accueillante, les sinuosités des allées, les silhouettes des arbres au-dessus de la cuisine et de l’étuve9 ; mais il lui suffirait de franchir le portillon pour que tout cela ne soit plus qu’un souvenir et perde à jamais pour lui sa réalité, et d’ici deux ou trois ans, toutes ces charmantes images perdraient de leur netteté dans sa conscience, et se retroouveraient au même niveau que ses réflexions et que les produits de son imagination.
« Dans la vie, rien n’est plus précieux que les gens ! se disait Ogniov avec émotion en suivant l’allée menant au portillon. Non, rien ! »
Le jardin était paisible et il y faisait bon. Il y régnait une odeur de réséda, de tabac et d’héliotrope, dont les fleurs n’avaient pas encore eu le temps de se faner dans les parterres. Les intervalles entre les buissons et les troncs des arbres étaient remplis d’un brouillard délicat, clairsemé, baignant entièrement dans le clair de lune et, ce qui devait rester longtemps dans le souvenir d’Ogniov, des touffes de brouillard passaient en file indienne en travers des allées, sans bruit mais bien visibles, tels des spectres. La lune flottait en hauteur au-dessus du jardin, et, en-dessous d’elle, de translucides taches de brouillard filaient quelque part vers l’est. Le monde entier semblait réduit à de noires silhouettes et à de fugitives ombres blanches, et Ogniov, qui observait peut-être pour la première fois du brouillard un soir d’août, croyait voir, à la place de la nature, une sorte de décor où des artificiers malhabiles, souhaitant éclairer le jardin d’un feu de Bengale blanc, s’étaient mis à l’abri des buissons et avaient envoyé de la fumée blanche en même temps que leur lumière.
Alors qu’Ogniov s’approchait du portillon du jardin, une ombre obscure se détacha de la clôture basse et vint à sa rencontre.
« Véra Gavrilovna ! dit-il joyeusement. Vous êtes là? Moi qui vous ai tant cherchée, je voulais vous dire adieu… Voilà, adieu, je m’en vais !
— Si tôt ? Il n’est que onze heures.
— Non, non, il est temps que j’y aille ! J’ai cinq verstes10 à faire à pied, et il faut encore que je prépare mes bagages. Je dois me lever tôt demain… »
Devant Ogniov se tenait la fille de Kouznetsov, Véra, une jeune fille de vingt-et-un ans, triste selon son habitude, habillée avec négligence et attirante. Les jeunes filles qui rêvent beaucoup et passent des journées entières allongées, à lire avec indolence tout ce qui leur tombe sous la main, qui éprouvent ennui et mélancolie, s’habillent généralement sans recherche. Cette relative indifférence à l’égard de leur mise confère un charme particulier à celles d’entre elles qui ont naturellement du goût et le sens instinctif de la beauté. En tout cas, lorsqu'il arrivait à Ogniov, par la suite, de repenser à la jolie Vérotchka, il la voyait toujours dans son ample blouse chiffonnée à la taille en plis profonds restant à distance de sa taille, avec la boucle échappée de sa haute coiffure et retombant sur son front, et ce châle de tricot rouge aux bords garnis de petites boules duveteuses qui, le soir, pendait mélancoliquement sur l’épaule de Vérotchka comme un oriflamme par temps calme, et dans la journée traînait, tout chiffonné, dans le vestibule à côté de chapeaux d’homme, ou encore sur le coffre de la salle à manger, le vieux chat ne se gênant pas pour venir s’installer dessus. Ce châle et les plis de la blouse exhalaient tout à loisir une liberté nonchalante et une placidité casanière. Du fait, peut-être, que Véra plaisait à Ogniov, il parvenait à lire dans chacun de ses boutons ou de ses volants quelque chose de chaud, de douillet et de naïf, ces choses si jolies et si poétiques qui sont précisément absentes chez les femmes manquant de sincérité, dépourvues du sens de la beauté et froides.
Vérotchka était bien faite, avait un profil régulier et de beaux cheveux bouclés. Pour Ogniov, qui avait peu vu de femmes dans sa vie, c’était une beauté.
« Je vais partir ! disait-il près du portillon pour lui faire ses adieux. Ne m’en veuillez pas pour mes défauts ! Merci pour tout ! »
De la même voix chantante de séminariste qu'en bavardant avec le vieux, avec les mêmes clignements d’yeux et les mêmes mouvements d’épaules, Ogniov se mit à remercier Véra pour son hospitalité et sa cordialité pleine d’attentions.
« J’ai parlé de vous dans chacune des lettres envoyées à ma mère, dit-il. Si tout le monde était comme vous et votre papa, la vie sur terre ne serait qu’une fête. Chez vous, il n’y a que des gens remarquables ! Simples, cordiaux, sincères.
— Où allez-vous, tout de suite ? demanda Véra.
— Maintenant, je vais à Orel, chez ma mère, j’y passerai deux petites semaines, et ensuite j’irai à Piter10 me remettre au travail.
— Et ensuite ?
— Ensuite ? je travaillerai tout l’hiver, et, au printemps, je repartirai dans quelque district rassembler du matériel. Eh bien, soyez heureux, vivez cent ans… Ne m’en veuillez pas pour mes défauts ! Nous ne nous reverrons pas. »
Ogniov se pencha et baisa la main de Vérotchka. Puis, dans un silence ému, il réajusta sur lui sa pèlerine, ressaisit mieux son paquet de livres, se tut un moment et dit :
« Qu’est-ce qu’il y a comme brouillard !
— Oui. Vous n’avez rien oublié chez nous ?
— Quoi donc ? Non, rien, je crois… »
Ogniov resta silencieux quelques instants, puis se retourna d’un mouvement gauche vers le portillon et sortit du jardin.
« Attendez, je vais faire un bout de chemin avec vous, jusqu’à notre bois », dit Véra en lui emboîtant le pas.
Ils suivirent le chemin. À présent, les arbres ne faisaient plus écran, et l’on pouvait voir le ciel et les lointains. Comme se couvrant d’un voile, la nature entière se cachait derrière une brume légère, mate et translucide, à travers laquelle sa beauté jetait de gais regards ; un peu plus épais et plus blanc, le brouillard s’étendait de façon inégale près des petites meules et des buissons, ou bien errait par flocons en traversant le chemin pour se serrer contre la terre, comme s’il s’efforçait de ne pas cacher l’espace. À travers ce voile de brume, on voyait toute la route jusqu’au bois, avec ses fossés sombres sur les côtés et les arbustes y poussant et retenant les touffes de brouillard qui s’y accrochaient. À une demi-verste du portillon se dessinait la ligne noire du bois des Kouznetsov.
« Pourquoi m’a-t-elle accompagné ? Il faudra bien que je la raccompagne ! » songea Ogniov ; mais, après un coup d’œil vers le profil de Véra, il sourit d’un air tendre et dit :
« Un aussi beau temps, cela ne vous donne pas envie de partir ! Voilà une soirée vraiment romanesque, avec la lune, le silence et tout ce qui va avec11. Vous savez quoi, Véra Gavrilovna ? J’ai vingt-neuf ans12, et je n’ai jamais eu d’histoire d’amour. Pas une seule histoire d’amour, si bien que les rendez-vous13, avec leurs allées des soupirs et des baisers, je ne les connais que par ouï-dire. Ce n’est pas normal ! En ville, quand on est dans sa chambre d’hôtel, on ne fait pas attention à cette lacune, mais ici, à l’air libre, elle se fait sentir avec force… C’est un peu vexant !
— D’où vient que vous soyez comme cela ?
— Je ne sais pas. Je n’ai jamais eu le temps, sans doute, ou peut-être qu’il ne m’a jamais été donné de rencontrer des femmes qui… De façon générale, je connais peu de monde et ne vais nulle part. »
Les jeunes gens firent en silence quelque trois cents pas. Ogniov jetait des regards sur la tête nue et le châle de Vérotchka, et, dans son âme, les récentes journées de printemps et d’été renaissaient l’une après l’autre ; c’était l’époque où, loin de sa chambre d’hôtel grisâtre de Péteersbourg, jouissant des attentions caressantes de braves gens, de la nature et du travail qu’il aimait, il n’avait pas remarqué que les crépuscules succédaient aux aurores et que l’un après l’autre, annonçant la fin de l’été, les oiseaux avaient cessé de chanter, le rossignol d’abord, puis la caille, et un peu plus tard le râle d’eau… Le temps s’écoulait vite, sans qu’on s’en aperçût, c’était donc que la vie était bonne et sans peine… Il se mit à se rappeler à haute voix le peu d’entrain avec lequel, désargenté et peu habitué aux voyages et aux gens, il était parti fin avril pour le district de N***, où il s’attendait à connaître l’ennui et la solitude, et à rencontrer l’indifférence à la statistique, celle des sciences occupant de nos jours, à son avis, la place la plus en vue. Arrivé un matin d’avril dans cette petite ville du district, à l’auberge du vieux-croyant14 Riaboukhine, où on lui avait donné, pour vingt kopecks par jour, une chambre lumineuse et propre, à la condition qu’il aille fumer au-dehors, dans la rue15. S’étant reposé, il demanda qui était le président du conseil du zemstvo du district, et se rendit sans attendre à pied chez Gavriil Pétrovitch. Il lui fallut parcourir quatre verstes à travers des prés magnifiques et des bosquets en train de pousser de nouveau. Sous les nuages, les alouettes tremblantes remplissaient l’air de leurs chants argentins, et les freux volaient au-dessus des labours verdissants, en battant des ailes avec une gravité cérémonieuse.
« Seigneur, s’était alors étonné Ogniov, serait-ce qu’on respire toujours un tel air, ici, ou bien est-ce seulement aujourd’hui, pour mon arrivée ? »
S’attendant à un accueil sèchement administratif, il s’était présenté chez les Kouznetsov avec crainte, en regardant par en dessous et en triturant timidement sa barbiche. Le vieux avait commencé par par plisser le front et lever les sourcils, sans comprendre pourquoi ce jeune homme et ss statistique avaient besoin du conseil du zemstvo, mais lorsque l’autre lui eut expliqué en quoi consistait le matériel statistique et où on le collectait, Gavriil Pétrovitch s’anima et se mit en souriant à jeter un coup d’œil dans ses cahiers avec une curiosité enfantine… Le soir même, Ivan Alexéitch dînait16 chez les Kouznetsov, la liqueur forte le rendant pompette en un rien de temps, et, en regardant les visages paisibles et les mouvements sans hâte de ses nouvelles connaissances, il ressentait dans tout son corps cette somnolence paresseuse et délicieuse qu’on éprouve lorsqu’on a envie de dormir, de s’étirer et de sourire. Et ces gens nouvellement rencontrés l’examinaient en lui demandant si ses parents étaient en vie, combien il gagnait par mois, s’il allait souvent au théâtre…
Ogniov se souvint de ses expéditions dans les volosts17, des pique-niques, des parties de pêche, du voyage en troupe au couvent de la Supérieure Marthe18, laquelle offrit à chacun des visiteurs une bourse en perles de verre ; il se rappela les discussions enflammées, interminables, proprement russes, au cours desquelles les protagonistes, postillonnant et tapant du poing sur la table, ne se comprennent pas et se coupent la parole sans même s'en apercevoir, se contredisent eux-mêmes à chaque phrase et changent sans cesse de sujet, pour, au bout de deux ou trois heures, se mettre à rire en disant :
« Pourquoi diable cette controverse entre nous ? Cela a bien commencé, et mal fini20 ! »
« Vous vous souvenez de la fois où nous sommes allés à cheval à Chestovo, le docteur, vous et moi ? dit Ivan Alexéitch à Véra, alors qu’ils approchaient du bois. Nous avons alors rencontré un innocent. Je lui ai donné cinq kopecks, mais il est signé à trois reprises et a jeté la pièce au milieu du seigle. Seigneur, j’emporte avec moi tant d’impressions que si l’on pouvait former avec cela une masse compacte, cela donnerait un beau lingot d’or ! Je ne comprends pas pourquoi des gens intelligents et sensibles se tassent dans les capitales21 au lieu de venir ici ! Trouverait-on donc, sur l’avenue Nevski et dans les grandes demeures grises22, davantage d’espace et de vérité qu’ici ? Décidément, mes hôtels de chambres meublées, bourrées du haut en bas d’artistes, de savants et de journalistes, m’ont toujours semblé quelque chose de surfait. »
À vingt pas du bois, la route empruntait une petite passerelle avec des bornes aux quatre coins qui faisaient toujours office de petites stations aux Kouznetsov et à leurs invités, lors de promenades le soir. De là, on pouvait, si on le souhaitait, jouer à provoquer l’écho de la forêt, et l’on voyait le chemin se perdre dans une trouée noire.
« Eh bien, voilà la passerelle ! dit Ogniov. C’est ici qu’il vous faut rebrousser chemin… »
Véra s’arrêta et reprit son souffle.
« Asseyons-nous peu en se mettant sur l’une des bornes. Au moment des adieux, avant un voyage, tout le monde s’assoit, c’est la coutume23. »
Ogniov se percha à côté d’elle sur sa pile de livres et continua à discourir. Elle respirait lourdement après leur marche et regardait ailleurs que du côté d’Ivan Alexéitch, si bien qu’il ne voyait pas son visage.
« Supposez que nous nous retrouvions dans dix ans, dit-il. Que serons-nous alors ? Vous serez une respectable mère de famille, et moi l’auteur d’un recueil de statistiques, aussi vénérable qu’inutile, épais comme quarante mille recueils. En nous rencontrant, nous évoquerons le passé… Tout de suite, nous ressentons le présent, nous en sommes remplis et émus, mais plus tard, en nous retrouvant, nous ne souviendrons plus du jour ni du mois, ni même de l’année où nous nous étions vus une dernière fois sur cette passerelle. Vous aurez sans doute changé… Hein, vous aurez changé ? »
Véra tressaillit et se tourna vers lui.
« Comment ? demanda-t-elle.
— Je viens de vous demander…
— Excusez-moi, je n’ai pas entendu ce que vous disiez. »
Ce fut seulement à ce moment qu’Ogniov s’aperçut du changement qui s’était produit en Véra. Elle était blême, haletait, le tremblement de sa respiration se communiquait à ses mains, à ses lèvres et à sa tête, et ce n’était plus, comme toujours, une boucle qui s’échappait de sa coiffure pouur retomber sur son front, mais deux24… On la voyait éviter de regarder Ogniov dans les yeux et s’efforcer de cacher son émotion tantôt en en arrangeant le petit col qui semblait lui écorcher le cou, tantôt en faisant passer son châle d’une épaule à l’autre…
« Vous paraissez avoir froid, dit Ogniov. Ce n’est pas très sain de rester assis au milieu du brouillard. Allez, je vais vous ramener nach Hause25. »
Véra se taisait.
« Qu’avez-vous ? sourit Ivan Alexéitch. Vous gardez le silence, sans répondre aux questions. Vous ne vous sentez pas bien, ou vous êtes fâchée ? Hein ? »
Véra appliqua fortement sa main contre la joue tournée vers Ogniov et l’en retira tout aussitôt.
« Affreuse situation… murmura-t-elle, une expression de douleur intense sur le visage. Vraiment affreuse !
— Qu’y a-t-il d’affreux ? demanda Ogniov sans cacher son étonnement, et en haussant les épaules. Que se passe-t-il ? »
Respirant toujours lourdement, les épaules tremblantes, Véra lui tourna le dos, regarda le ciel trente secondes et dit :
« Il faut que je vous parle, Ivan Alexéitch.
— Je vous écoute.
— Cela va peut-être vous sembler étrange, vous allez être étonné, mais ça m’est égal… »
Ogniov haussa derechef les épaules et se disposa à écouter.
« Voilà ce qu’il y a, commença Vérotchka en baissant la tête et en triturant une petite boule de son châle. Voyez-vous, je voulais en fait… vous dire… cela va vous paraître étrange et… stupide, mais… je n’en peux plus. »
Les propos de Véra devinrent un bredouillement confus, et soudain elle éclata en sanglots. La jeune fille cacha son visage sous son châle, se pencha encore davantage et pleura à chaudes larmes. Ivan Alexéitch toussota avec gêne et, surpris, ne sachant que dire ni que faire, regarda autour de lui avec désespoir. N’ayant pas l’habitude des pleurs et des larmes, il sentit que ses propres yeux commençaient à le piquer.
« Voilà autre chose ! marmonna-t-il, désemparé. Véra Gavrilovna, quel sens cela a-t-il ? il y a de quoi se le demander. Ma chère, vous… vous êtes souffrante ? On vous a faut du mal ? Dites-moi, peut-être que… je pourrai… »
Lorsque, tentant de la consoler, il se permit d’écarter avec précautions ses mains de son visage, elle lui sourit à travers ses larmes et déclara :
« Je… je vous aime ! »
Ces paroles toutes simples, ordinaires, étaient prononcées d’une voix très humaine, mais Ogniov, grandement troublé, se détourna de Véra, se leva et ressentit, après le trouble, de l’effroi.
La mélancolie, lla chaleur et l’humeur sentimentale que lui avaient inspirées les adieux et la liqueur s’étaient évanouies d’un seul coup, cédant la place à un sentiment désagréablement aigu de gêne. L’âme quasiment chamboulée, il jeta de biais un regard sur Véra, qui lui parut, après lui avoir fait sa déclaration d’amour, s’être dépouillée de cette inaccessibilité qui embellit tant les femmes, et lui sembla plus petite, plus ordinaire, moins lumineuse.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’effraya-t-il en son for intérieur. Moi, je l’aime… ou non ? Drôle de problème ! »
Quant à elle, ayant enfin dit ce qu’elle avait d’important, et de difficile, à dire, elle respirait déjà plus librement. Elle se leva aussi et, regardant Ivan Alexéitch bien en face, se mit à parler avec ardeur et volubilité.
De même qu’un homme soudain saisi d’épouvante ne peut ensuite se rappeler l’ordre dans lequel se sont succédé les sons de la catastrophe l’ayant abasourdi, Ogniov ne se rappelle pas les paroles et les phrases de Véra. Il se souvient seulement de sa personne, du contenu de ses propos et de l’impression qu’ils lui ont ont faite. Il se souvient de sa voix étranglée, rendue rauque par l’émotion, et de son intonation à la musique très inhabituelle, avec sa note de passion. Rient et pleurant, les cils brillants de larmes, elle lui disait qu’elle avait été frappée, dès les premiers temps de leur rencontre, par son originalité, son esprit, ses yeux pleins d’intelligence et de bonté, par les problèmes qu’il étudiait et les buts qu’il assignait à sa vie, qu’elle s’était profondément éprise de lui, follement et passionnément ; que parfois, cet été, quand elle entrait dans la maison en venant du jardin et voyait son macfarlane dans le vestibule ou entendait de loin le son de sa voix, son cœur était envahi par une fraîcheur, et par un pressentiment de bonheur ; même ses blagues bébêtes la faisaient rire aux éclats, le moindre chiffre dans ses cahiers lui semblait d’une intelligence grandiose, son bâton noueux lui paraissait plus beau que les arbres.
Le bois, les touffes de brouillard et les fossés sombres des deux côtés de la route, tout semblait s’être tu pour écouter Véra, tandis que chez Ogniov se produisait quelque chose d’étrangement mauvais… en lui déclarant son amour, Véra était d’une beauté captivante, elle parlait bellement et avec passion, mais il ne ressentait ni jouissance ni joyeux élan vital, comme il l’aurait souhaité, seulement de la pitié pour elle, de la douleur et le regret de voir souffrir, à cause de lui, une bonne personne. Allez savoir si parlait en lui la raison livresque ou si s’exprimait cette insurmontable habitude à l’objectivité qui empêche tant les gens de vivre, toujours est-il que les élans et la souffrance de Véra lui paraissaient mièvres, sans grande portée, en même temps que s’insurgeait en lui un sentiment lui soufflant que tout ce qu’il voyait et entendait ici et maintenant avaient, du point de vue de la nature et du bonheur personnel, davantage de sens que toutes les statistiques et toutes les vérités livresques… Et il s’en voulait et se sentait coupable, mais de quoi au juste, il ne le comprenait pas.
Ne pas du tout savoir ce qu’il devait dire le mettait au comble de la gêne, mais il fallait bien dire quelque chose. Dire carrément : « Je ne vous aime pas » était au-dessus de ses forces, mais dire : « oui », il ne le pouvait pas, car il avait beau fouiller dans son âme, il n’y trouvait pas la moindre étincelle…
Tandis qu’il gardait le silence, elle continuait à dire que son plus grand bonheur était de le voir, de le suivre à l’instant pour aller où il voudrait, d’être sa femme et son assistante, ajoutant que, s’il la quittait, elle mourrait de chagrin…
« Je ne peux pas rester ici ! dit-elle en se tordant les mains. Cette maison, cette forêt et cette atmosphère me sont devenues odieuses. Je ne supporte pas ce calme perpétuel et cette vie oisive, je ne supporte pas ces gens fades et insignifiants, autour de nous, qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau ! Ils sont tous cordiaux et bienveillants parce qu’ils sont repus, ne souffrent pas, n’ont pas à lutter… Mais moi, je désire précisément les grandes bâtisses humides26 dans lesquelles vivent des gens souffrant et connaissant trop les duretés du travail et du besoin… »
Ce qui parut aussi mièvre et superficiel à Ogniov. Quand Véra eut achevé son discours, il ne savait toujours pas quoi dire, pourtant il lui était impossible de continuer à se taire, et il balbutia :
« Véra Gavrilovna, je vous suis très reconnaissant, même si je trouve que je n’ai nullement mérité un tel… sentiment… de votre part. En deuxième lieu, je dois, en tant qu’homme honnête, dire que… le bonheur repose sur l’équilibre, c’est-à-dire lorsque les deux parties… aiment pareillement… »
Mais Ognio eut tout de suite honte de marmonner cela et se tut. Il sentait qu’il avait à ce moment l’air stupide, coupable, un peu vil, que son visage était tout tendu… il faut croire que Véra sut lire la vérité sur ce visage, car elle devint d’un coup grave, pâlit et baissa la tête.
« Excusez-moi, bredouilla Ogniov, ne pouvant supporter son silence. J’ai tant d’estime pour vous que… j’en souffre ! »
Véra lui tourna brusquement le dos et revint vers la maison d’un pas rapide. Ogniov la suivit.
« Non, laissez ! dit Véra en agitant la main. Ne venez pas, je rentrerai toute seule…
— Tout de même… Je ne peux pas ne pas vous raccompagner… »
Tout ce que disait Ogniov, tout jusqu’au dernier mot lui semblait d’une platitude répugnante. Le sentiment de sa faute grandissait en lui à chaque pas. Il s’en voulait, serrait les poings et maudissait sa froideur et son inaptitude à bien se comporter avec les femmes. Dans un effort pour s’exciter, il regardait la taille bien prise de Vérotchka, sa natte et les traces que ses petits pieds laissaient dans la poussière du chemin, repensait à ses paroles et ses larmes, mais tout cela ne faisait que l’attendrir, sans allumer d’étincelle en lui.
« Ah, on ne peut pas se forcer à aimer ! » se dit-il pour se convaincre, en songeant en même temps : « Quand donc connaîtrai-je l’amour sans avoir à me forcer ? J’arrive presque à trente ans ! Je n’ai jamais rencontré de femme valant mieux que Véra, et je n’en trouverai jamais… Oh, saleté de vieillesse ! Vieillesse à trente ans ! »
Tête baissée, Véra allait toujours en avant de lui, marchant de plus en plus vite, sans se retourner. Il lui semblait que, sous l’effet du chagrin, ses épaules avaient rétréci…
« J’imagine ce qui se passe dans son âme à l’heure actuelle ! se disait-il en regardant son dos. Elle doit avoir honte, et souffrir au point de souhaiter mourir ! Seigneur, il y a tant de sens et de poésie dans toute cette vie qu’une pierre s’en trouverait émue, et moi… Imbécile absurde que je suis ! »
Au portillon, Véra lui jeta un regard fugitif et, se baissant, enveloppée dans son châle, elle remonta rapidement l’allée.
Ivan Alexéitch resta seul. En revenant vers le bois, il allait lentement, s’arrêtait sans cesse pour regarder en arrière vers le portillon, toute sa silhouette exprimant l’incrédulité. Il cherchait des yeux les traces laissées sur le chemin par les pieds de Vérotchka et ne pouvait croire que cette jeune fille qui lui plaisait tant et venait de lui déclarer son amour, il l’avait si maladroitement repoussée, à la hache, quasiment ! Pour la première fois de sa vie, il lui fallait, au vu de cette expérience, se convaincre à quel point l’homme ne dépend guère de sa bonne volonté, et éprouver par lui-même la situation d’un homme honnête et sensible causant contre sa volonté des souffrances cruelles et imméritées à son prochain.
Sa conscience était douloureuse, et lorsque Véra eut disparu, il lui sembla avoir perdu quelque chose de très cher, de très proche, qu’il ne retrouverait jamais. Il sentait qu’avec Véra se détachait furtivement de lui une partie de sa jeunesse, et que les instants qu’il avait vécus de façon si stérile ne reviendraient jamais.
Arrivé à la passerelle, il s’arrêta et devint songeur. Il voulait savoir la raison de son étrange froideur. Il était clair pour lui qu’elle logeait en lui-même, et non ailleurs. Il s’avoua avec sincérité que ce n’était pas la froideur réfléchie que revendiquent souvent les gens d’esprit, ni la froideur d’un crétin narcissique, mais tout bonnement une impuissance de l’âme, une incapacité à percevoir en profondeur la beauté, une vieillesse prématurée, résultat de son éducation, de sa lutte désordonnée pour gagner son pain et de sa vie solitaire dans des chambres d’hôtel.
De la passerelle, il passa lentement, comme à contrecœur, dans la forêt. Là, dans la noirceur et la profondeur des ténèbres, où la clarté lunaire se manifestait en rares taches, où il ne percevait que ses propres pensées, il éprouva le fol désir de recouvrer ce qu’il avait perdu.
Ivan Alexéitch se souvient d’être alors revenu de nouveau sur ses pas. S’excitant à coup de réminiscences, se forçant à revoir en pensée Véra, il revint en hâte au jardin. Sur la route et dans le jardin, le brouillard avait disparu, et une lune nette se montrait, comme lavée, dans un ciel qui s’embrumait et se renfrognait seulement à l’est… Ogniov se rappelle ses pas prudents, les fenêtres obscures, la forte odeur de l’héliotrope et du réséda. Frétillant amicalement de la queue, son compère Caro s’approcha et lui renifla la main… Ce fut la seule créature vivante à le voir faire deux fois le tour de la maison, rester un temps sous la fenêtre sombre de Véra, avant de sortir du jardin avec un geste de découragement et un profond soupir.
Une heure plus tard, il était déjà en ville, et, harassé, abattu, appuyant son torse et son visage brûlant au portail de l’auberge, il y frappait avec le heurtoir en forme de crochet. Quelque part dans la petite ville un chien aboya à travers son sommeil, et comme en réponse, près de l’église, le gardien fit résonner sa plaque de fonte27…
« On se baguenaude la nuit… rouspéta l’aubergiste vieux-croyant en longue chemise, quasiment une chemise de femme, venu lui ouvrir. Au lieu de te baguenauder, tu ferais mieux de prier Dieu. »
Revenu dans sa chambre, Ivan Alexéitch se laissa tomber sur le lit et fixa longuement la lampe, puis il secoua la tête et se mit à faire ses bagages…
Notes
- Alexeïevitch est son patronyme : fils d’Alexeï. On rencontrera dans la suite du texte la forme courte dudit patronyme : Alexéitch. Le nom Ogniov dérive de ogogne, qui signifie « le feu ». On verra par la suite ce qu’il en est…
- Sorte de pèlerine sans manche, penser à la silhouette de Sherlock Holmes !
- Gabriel, fils de Pierre. Il existe des formes simplifiées, populaires de Gavriil, comme Gavril ou Gavrila. On rencontrera tantôt Gavril, tantôt Gavriil. Le nom de famille du vieux, Kouznetsov, est assez courant, il vient de kouznets, le forgeron.
- Assemblée locale, de district ou, à l’échelon supérieur, de province, créée en 1864, trois ans après l’abolition du servage. Assemblée élue, censitaire, dominée par les nobles et exerçant diverses responsabilités, notamment dans le domaine de la santé et de l’éducation.
- La fille du vieux, comme l’indique son patronyme. Vérotchka est un « diminutif », une forme caressante de Véra.
- Il y a là un tchékhovisme, une tournure particulière : le verbe utilisé s’emploie d’ordinaire pour la viande…
- Saint-Pétersbourg.
- On trouve dans la Pléiade, comme dans le titre français du fameux film de Mikhaïl Kalotozov, l’euphémisation « cigognes » à la place de grues. Cela est peu défendable !
- Petit bâtiment à l’écart pour les bains de vapeur.
- Presque cinq kilomètres et demi.
- L’expression du texte signifie au départ : avec toutes les grosses cartes d’atout (au whist ou au wint… le terme russe transcrit le français « honneur », quisignifie : as, roi, dame ou valet d’atout).
- Comme d’habitude dans les textes russes, le nombre est indiqué en chiffres. C’était déjà le cas pour l’âge de Véra.
- Simplement transcrit du français, avec une note traduisant le terme en russe.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Orthodoxes_vieux-croyants
- On trouve ici dans la Pléiade un cuir monumental et incompréhensible : « à condition qu’il ne fume pas dans la rue ».
- Au sens moderne : repas du soir.
- Plus petite unité administrative : les provinces, ou régions, sont divisées en districts, chacun d’eux subdivisé en volosts, ou cantons ruraux.
- Marfa (pour Martha) dans le texte russe : je francise car le prénom est seul ici.
- La Pléiade parle généreusement de bourses en perles…
- Proverbe russe signifiant qu’on est passé du rire aux larmes : on commence par porter un toast, et ça se termine en « Regrets éternels »…
- Moscou et Saint-Pétersbourg.
- Allusion aux maisons de rapport de Saint-Pétersbourg, décrites par Gogol et par Dostoïevski.
- Pour une brève méditation. Coutume russe.
- L’ironie perd rarement ses droits chez notre auteur…
- Transcrit de l’allemand (de façon incomplète), avec une note traduisant en russe : à la maison.
- Voir la note 22. L’auteur fait ici allusion aux tendances sacrificielles de la jeune intelligentsia russe de l’époque, qui firent la force des narodniki et de leurs successeurs. Dans Anna Karénine, Tolstoï avait, en la personne de Lévine, fait le choix d’aller à la campagne, certes pas pour fainéanter…
- Nous sommes dans une petite ville, là. À la campagne, le veilleur de nuit surveillant les potagers et les vergers frappe les heures sur une planchette de bois, c’est l’une des images sonores qu’on trouve partout chez Tchékhov, avec le grésillement des fils du télégraphe…