lundi 19 mai 2025

Rue Dante (Isaac Babel)

     Ce court texte parut en mars 1934 dans Trente jours, revue littéraire mensuelle fondée en 1925 et qui publia Ilf & Petrov et une flopée d’écrivains soviétiques.

     En 1927-1928, Isaac Babel fait en Europe le voyage que l’éclatement de la guerre, en 1914, avait rendu impossible – et il s’en était passé, des choses, depuis ce temps-là, notamment la participation de Babel, comme correspondant de guerre du journal Le Cavalier rouge, à la campagne de Pologne de la première armée de cavalerie commandée par Boudionny – ce qu’il décrira, les années suivantes, dans les récits composant le recueil Cavalerie rouge. Il séjourne à Berlin, puis à Paris, où il renoue avec sa femme Ievguénia, qui avait quitté la Russie en 1925. Mais auparavant, il fait l’expérience de la solitude…


     (Cette courte présentation utilise certains des repères biographiques qu’on trouve à la fin du petit livre regroupant des récits de Babel se rapportant à son enfance et à sa jeunesse, livre intitulé Histoire de mon pigeonnier et traduit par Sophie Benech, pour les éditions Le bruit du temps.)


    Babel n’est pas un auteur de tout repos, on trouve souvent diverses langues dans ses textes, et son style est très imagé : pour y faire face, il faut parfois prendre quelques libertés, en veillant à ne pas faire de sortie de route, tout de même…



———————————————————————————————




     Ce court texte parut en mars 1934 dans Trente jours, revue littéraire mensuelle fondée en 1925 et qui publia Ilf & Petrov et une flopée d’écrivains soviétiques.

     En 1927-1928, Isaac Babel fait en Europe le voyage que l’éclatement de la guerre, en 1914, avait rendu impossible – et il s’en était passé, des choses, depuis ce temps-là, notamment la participation de Babel, comme correspondant de guerre du journal Le Cavalier rouge, à la campagne de Pologne de la première armée de cavalerie commandée par Boudionny – ce qu’il décrira, les années suivantes, dans les récits composant le recueil Cavalerie rouge. Il séjourne à Berlin, puis à Paris, où il renoue avec sa femme Ievguénia, qui avait quitté la Russie en 1925. Mais auparavant, il fait l’expérience de la solitude…


     (Cette courte présentation utilise certains des repères biographiques qu’on trouve à la fin du petit livre regroupant des récits de Babel se rapportant à son enfance et à sa jeunesse, livre intitulé Histoire de mon pigeonnier et traduit par Sophie Benech, pour les éditions Le bruit du temps.)


    Babel n’est pas un auteur de tout repos, on trouve souvent diverses langues dans ses textes, et son style est très imagé : pour y faire face, il faut parfois prendre quelques libertés, en veillant à ne pas faire de sortie de route, tout de même…



———————————————————————————————




     De cinq à sept, notre hôtel, l’Hôtel Danton2, était soulevé en l’air par des gémissements d’amour. Des experts officiaient dans les chambres. Persuadé, à mon arrivée en France, que son peuple avait perdu sa force, je fus grandement étonné par cette énergie. Chez nous, on est loin de porter les femmes à cette incandescence, très loin, même. Mon voisin Jean Biénal3 me dit un jour :

     « Mon vieux, au cours de nos mille ans d’histoire, nous avons créé la femme, la gastronomie et la littérature… Cela, personne ne nous le déniera… »

     Vendeur d’automobiles d’occasion, Jean Biénal m’en apprit davantage sur la France que tous les livres que je lisais et toutes les villes que je visitais. Lors de notre première rencontre, il s’enquit du restaurant, du café et de la maison de tolérance dont j’étais l’habitué4. Il fut effaré par ma réponse.

     « On va refaire votre vie… »

     Et nous la refîmes en effet. Nous nous mîmes à déjeuner dans les  gargotes fréquentées par les marchands de bétail et les négociants en vins – en face de la Halle aux vins.

     Des filles de la campagne en claquettes nous servaient des homards en sauce rouge, du lièvre rôti farci à l’ail et aux truffes, et un vin qu’il ne fallait pas espérer trouver ailleurs. Biénal commandait, et c’était moi qui payais, mais je payais la même chose que les Français. Ce n’était pas bon marché, mais c’était le vrai prix. De même, je payais le prix habituel à la maison de tolérance maintenue en état par plusieurs sénateurs à côté de la Gare St. Lazare. Biénal se dépensa davantage pour me présenter toutes les habitantes de cette maison qu’il n’aurait dû faire d’efforts si l’envie m’avait pris d’assister, à la Chambre, au renversement d’un ministère. Nous finissions la soirée à la Porte Maillot, dans le café où se rassemblent les organisateurs de matches de boxe et les pilotes de courses automobiles. Mon professeur appartenait à cette moitié de la nation qui vend des automobiles – l’autre moitié les échangeant. Il était commissionnaire pour Renault, et faisait surtout du négoce avec des hommes d’affaires roumains, qui sont les plus louches des brasseurs d’affaires. Durant ses loisirs, Biénal m’enseignait l’art d’acheter une automobile d’occasion. Pour ce faire, d’après lui, il fallait aller sur la Riviera à la fin de la saison, au moment où les Anglais partent en abandonnant dans les garages les voitures qui leur ont servi pendant deux ou trois mois. Biénal  se déplaçait lui-même dans une Renault à la peinture écaillée, qu’il conduisait comme un Samoïède dirige son attelage de chiens. Le dimanche, nous faisions, à bord de cette charrette tressautante, cent vingt kilomètres pour gagner Rouen et y manger du canard cuit dans son propre sang5. Germaine nous accompagnait : Germaine était vendeuse de gants dans un magasin de la Rue Royale. Le mercredi et le dimanche étaient, pour Biénal, les jours de Germaine. Elle arrivait à cinq heures. Peu après, on entendait dans leur chambre des ronchonnements, la chute de corps, un cri de frayeur, et puis commençait la tendre agonie féminine :

     « Oh, Jean… »

     Je comptais en moi-même : bon, Germaine est entrée, elle a fermé la porte derrière elle, ils se sont embrassés, la jeune  fille a retiré son chapeau et ses gants et les a posés sur la table, d’après mes calculs, il ne leur restait plus de temps. Il manquait de temps pour se déshabiller. Sans dire une seul mot, ils sautaient dans leurs draps, comme des lièvres. Après avoir poussé des gémissements, ils se pâmaient de rire et causaient de leurs affaires. J’en savais tout ce que pouvait en savoir un voisin se trouvant de l’autre côté d’une cloison de planches. Germaine était en bisbille avec monsieur Anrich, le gérant du magasin. Elle rendait visite à ses parents, lesquels habitaient Tours. Un samedi, elle s’était acheté un boa de fourrure, un autre samedi elle avait écouté « La Bohème » à l’Opéra. Monsieur Anrich obligeait ses vendeuses à porter des tailleurs stricts. Monsieur Anrich faisait une Anglaise de Germaine, qui avait pris place dans sa batterie de femmes actives à la poitrine plate, vives, bouclées et maquillées d’un rouge éclatant tirant sur le marron, mais ses chevilles rondes, son rire bref et grave, le regard de ses yeux attentifs et brillants, ainsi que ses soupirs d’agonie – oh Jean ! –, tout cela revenait à Biénal.

     Dans la fumée d’or du soir parisien se mouvait devant nous le corps svelte et robuste de Germaine ; en riant, elle rejetait la tête en arrière et pressait ses doigts agiles et roses contre ses seins. Mon cœur se réchauffait pendant ces heures. Il n’est pas de solitude plus désespérante que d’être seul à Paris.

     Pour tous ceux qui viennent de loin, cette ville est une sorte d’exil, et il m’arrivait de penser que les Germaine nous étaient plus nécessaires qu’à Biénal. Avec cette idée en tête, je partis à Marseille.

     Y étant resté un mois, je revins à Paris. J’attendais le mercredi, pour entendre à nouveau la voix de Germaine.

     Le mercredi s’écoula sans que fût rompu le silence de l’autre côté de la cloison. Biénal avait changé de jour. Une voix féminine se fit entendre le jeudi, à cinq heures, comme toujours. Biénal laissa à son invitée le temps d’ôter son chapeau et ses gants. Germaine avait changé de jour, mais aussi de voix. Ce n’était plus la supplication entrecoupée oh, Jean… suivie d’un silence, le terrible silence du bonheur d’autrui. À la place, un tapage rauque dans la pièce, de petits cris gutturaux. La nouvelle Germaine grinçait des dents, tombait d’un seul élan sur le divan et, durant les pauses, dissertait d’une voix épaisse et traînante. Elle ne parla pas de monsieur Anrich et, après avoir rugi et grondé jusqu’à sept heures, se prépara à partir. J’entrouvris ma porte pour aller à sa rencontre, et vis, marchant dans le couloir, une mulâtresse avec une haute crinière de cheveux et portant en avant une grosse poitrine tombante. Traînant les pieds dans des mules avachies sans talon, la mulâtresse remonta le couloir. Je frappai chez Biénal. Il était vautré sur le lit, sans veston, dans des vêtements chiffonnés, l’air vieilli, portant des chaussettes relavées. 

     « Mon vieux, vous avez laissé tomber Germaine ?

     Cette femme est folle, me répondit-il en se pelotonnant. Qu’il y ait sur terre des hivers et des étés, un début et une fin, que l’été succède à l’hiver et inversement, tout ça ne concerne pas mademoiselle Germaine, ce ne sont pas des chansons pour elle… Elle vous met un fardeau sur le dos et exige que vous alliez le porter… où donc ? Personne ne le sait, à part mademoiselle Germaine… »

    Biénal s’assit sur le lit, son pantalon tout froissé couvrant ses jambes flasques ; la peau pâle de son crâne se montrait à travers ses cheveux collés, sa moustache triangulaire frémissait. Le vin de Mâcon à quatre francs le litre le remit d’aplomb. Au dessert, il haussa les épaules et déclara, répondant à ses propres pensées :

     « … Outre l’amour éternel, il y a aussi sur terre les Roumains, les lettres de change, les gens qui font faillite, les automobiles au châssis éventré. Oh, j’en ai plein le dos… »

     Il retrouva sa gaieté au « Café de Paris » devant un petit verre de cognac. Nous étions assis à la terrasse, sous un parasol blanc à larges bandes. Se mêlant aux étoiles électriques, la foule coulait sur les trottoirs. En face de nous s’arrêta une automobile étirée comme une torpille. En sortirent un Anglais, et une femme en mantelet de zibeline. Elle glissa devant nous dans un tiède nuage de fourrure et de parfum, d’une taille non humaine, avec une petite tête de porcelaine brillante. En la voyant, Biénal avança une jambe dans son pantalon fripé et lui fit un clin d’œil, comme on cligne de l’œil aux filles, Rue de la Gaîté. La femme sourit du coin de sa bouche rouge carmin, inclina sa tête imperceptiblement voilée de rose et, faisant sinuer et onduler son corps de serpent, disparut. Droit comme un « I », l’Anglais la suivit en cliquetant.

     « Ah, la canaille ! dit Biénal dans leur dos. Il y a deux ans, avec elle, un apéritif suffisait… »

     Nous nous quittâmes tard. J’avais l’intention d’aller ce samedi voir Germaine, de l’inviter au théâtre et d’aller à Chartres avec elle, si ça lui disait ; mais je dus les voir plus tôt, Biénal et son ex-amie. Le lendemain soir, la police bloqua les entrées de l’hôtel Danton, les pèlerines bleues se déployèrent dans notre vestibule.  On me laissa passer après s’être assuré que j’étais l’un des locataires de madame Truffaut, notre propriétaire. Je trouvais des gendarmes sur le seuil de ma chambre. La porte de celle de Biénal était ouverte. Il gisait sur le sol, dans une mare de sang, les yeux troubles et à demi-fermés. La marque de la mort de rue durcissait sur lui. Il avait été égorgé, mon ami Biénal, proprement égorgé. En tailleur et portant une toque aux bords affaissés, Germaine était assise près de la table. Quand nous nous saluâmes, elle inclina la tête, faisant s’incliner aussi la plume sur sa toque… 

     Tout cela s’était produit à six heures du soir, l’heure de l’amour ; dans chaque chambre se trouvait une femme. Avant de partir – à demi-dévêtues, en bas montant jusqu’aux hanches, comme des pages –, elles se repoudraient hâtivement et remaquillaient leurs lèvres avec su fard sombre. Les portes étaient ouvertes, les hommes en souliers délacés s’alignaient dans le couloir. Dans une chambre, près d’un italien tout ridé, un coureur cycliste, une fille pleurait sur l’oreiller. Je descendis prévenir madame Truffaut. La mère de la fille qui pleurait vendait des journaux boulevard Saint-Michel. Au comptoir de l’hôtel s’amassaient déjà les vieilles de notre rue, de la rue Dante : des marchandes des quatre saisons, des concierges, des vendeuses de marrons et de frites, des masses de chair goitreuse et contractée, moustachue, respirant lourdement, arborant des taies sur l’œil et des taches pourpres sur le visage.

     « Voilà qui n’est pas gai, dis-je en entrant ; quel malheur !

     C’est l’amour, monsieur… Elle l’aimait… »

     Sous la dentelle tombaient les seins lilas de madame Truffaut, qui était campée au milieu de la pièce sur ses jambes éléphantesques bien écartées, et dont les yeux étincelaient.

     « L’amore, lui fit écho la signora Rocca, qui tenait un restaurant rue Dante. Dio castiga quelli, chi non conoscono l’amore… » (L’amour. Dieu punit ceux qui ne connaissent pas l’amour…)6

     Les vieilles s’embrouillèrent, marmonnant toutes en même temps. Un feu de variole incendiait leurs joues, elles avaient les yeux exorbités.

     « L’amour, répéta madame Truffaut en me marchant sur les pieds, c’est une grosse affaire, l’amour… »

     Dans la rue se fit entendre une trompe d’automobile. Des mains adroites traînèrent le mort en bas et le mirent dans une ambulance. Ce n’était plus qu’un numéro, mon ami Biénal, il avait perdu son nom dans le ressac de Paris. La signora Rocca s’approcha de la fenêtre et vit le cadavre. Elle était enceinte, son ventre pointait de façon menaçante, de la soie couvrait ses flancs élargis, le soleil passa sur sa figure jaune et gonflée, sur ses cheveux jaunes et souples.

     « Dio, prononça la signora Rocca, tu non perdoni quello chi non ama… » (Seigneur, tu ne pardonnes pas à celui qui n’aime pas…)7

     Une brume tombait sur le lacis vétuste du Quartier latin, une foule de nains se débandaient à ses terrasses, un souffle brûlant et aillé venait des restaurants. Le crépuscule recouvrit la maison de madame Truffaut, sa façade gothique aux deux fenêtres, ses restes de tourelles et de volutes, son lierre pétrifié.

     Un siècle et demi plus tôt, Danton avait vécu ici. De sa fenêtre, il voyait le palais de la Conciergerie, les ponts gracieusement jetés au-dessus de la Seine, la rangée de masures aveugles serrées contre le fleuve, et ce même souffle lui parvenait. Chahutés par le vent, les chevrons rouillés et les enseignes des auberges grinçaient.



Notes


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Rue_Dante_(Paris)
  2. En français dans le texte, avec la traduction en russe entre parenthèses. Les italiques, dans la suite, concerneront les passages en français. De l’italien apparaîtra vers la fin, également traduit en russe entre parenthèses dans le texte de Babel.
  3. Transcrit du français. Ce sera le cas de tous les noms propres.
  4. Rappel : nous sommes en 1927. La fermeture des maisons closes (loi Marthe Richard) date de 1946…
  5. Le canard au sang, vieille spécialité rouennaise.
  6. Je retraduis en français la traduction en russe, donnée entre parenthèses, de ce passage en italien.
  7. Il semble que l’italien trouvé chez Babel soit un peu fautif, Michel Delarche m’a signalé des corrections à faire.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire