vendredi 11 mars 2016

Les pays ( Vassili Choukchine )





Les pays



(Vassili Choukchine)




     De nombreux thèmes se retrouvent dans ce récit : l’inépuisable lyrisme de la littérature russe devant le spectacle de la nature; les allusions aux terribles années trente, qui renvoient par exemple à la célèbre nouvelle « Tout passe » d’un autre Vassili, V. Grossman ; l’amour de la fenaison, rappelant la joie éprouvée par Levine-Tolstoï à faucher son champ, dans  « Anna Karénine » ; le face-à-face avec la mort, autre renvoi à Tolstoï, ainsi qu'à Tchékhov, le grand inspirateur de Choukchine. Double face-à-face, car le vieillard se dédouble. Texte captivant, rempli de sons, d’odeurs et de soleil...










     La nuit avait été pluvieuse. Le tonnerre avait roulé dans le lointain...Au matin, le temps s’éclaircit, d’une secousse, le soleil émergea du brouillard; le feuillage humide et frémissant laissa ruisseler une coulée argentée. Les brumes accumulées dans les creux, délaissant la terre à regret, commencèrent à s’élever.

     Envisager calmement la mort est l’affaire du vieillard. Alors se révèle à l’être humain l’étonnant secret, l’immortelle beauté de la Vie. Comme si Quelqu’un désirait que l’homme, en dernier lieu, s’en remplisse douloureusement, avant de partir.
     On s’en va. Les pas de ceux qui partent rendent un son léger et ralenti, comme le mors tiède des chevaux fatigués. C’était bon de vivre, poignant, aussi. On resterait bien !

     Le long du chemin humide marchait un vieillard chenu. Il s’en allait faucher de l’herbe pour sa médiocre vache. Le village se trouvait en arrière, derrière de petites hauteurs. Il se dirigeait vers un endroit s’appelant Koutchgoury. Cette immense vallée mamelonnée est au pied de la montagne. De la butte suivante, on pouvait voir toute la vallée, cernée, sur trois côtés, par les montagnes silencieuses. C'était une zone en bordure, verte et libre, où, de longue date, on faisait les foins.

     Dans les hautes herbes, un cheval en a jusqu’au ventre. Plus bas, le terrain devient marécageux, la fraîcheur y règne, les taillis exhalent une odeur de pourriture. De la terre grasse et couleur de rouille jaillissent des sources d’une eau claire et froide. Qu’elle a bon goût, cette eau ! On a envie de s’asseoir un petit moment; l’endroit est sombre et frais, solitaire et, on ne sait pourquoi, un peu triste. Il y a bien sûr des gens pour qui cela fait une différence, que tu sois là ou pas, mais...qu’est-ce au juste ? Quelle énigme : dans quel but,  cette beauté écrasante ? Qu’en faire ?...Mais notre bonhomme n’en avait cure, qui passait son chemin en vitesse, sans rien regarder.

     À peine est-on ressorti à la lumière, qu’on regrette déjà ce moment de tristesse, on se sent envahi par la paix douce qui précède l’aube; on se réjouit, on s’exalte même, prêt à se réjouir encore, et puis – non, les pensées s’embrouillent, la joie n’est plus là.

     Le soleil montait dans le ciel. Les brumes s’élevaient et se désagrégeaient. Une légère vapeur montait du sol. Cette respiration de la terre ne s’opposait pas à la lumière, elle la faisait s’élever, elle aussi, semblait-il.

     Les feuilles de bouleaux montraient quelques cassures desséchées, mais gardaient encore leur verdeur et leur brillant. D’invisibles oiseaux perçaient de leurs sifflements la grande sérénité matinale.

     Il fait de plus en plus chaud. La chaleur se glisse depuis les coteaux dans les vallons encore humides; de la terre monte une odeur enivrante de sève forte et abondante.

     Le vieillard hâta le pas. Avec mesure, de façon à ménager le peu de forces qu’il lui restait avant d’arriver à destination.

     Il avait souvent emprunté ce chemin - toute sa vie, en fait. Il en connaissait le moindre tournant, savait où l’on pouvait lâcher la bride à sa monture et où, au contraire, la serrer, afin que celle-ci, en route depuis l’aube, ne gaspillât point ses forces avant le travail. Pour l’heure, il était sans cheval. Il gardait le souvenir de tous les chevaux qu’il avait eu dans sa vie, pouvait détailler à qui était prêt à l’écouter le caractère et les habitudes de chacun d’entre eux. Il repensait à ses chevaux avec un pincement au coeur. Surtout au dernier : celui-là, il ne l’avait ni vendu ni échangé, il n’avait pas été volé par les tsiganes - il avait crevé sous son maître.

     C’était en trente-trois. Le vieillard ( à l’époque, Anissime Kvassov n’était certes pas un vieillard, mais un gars méritant, qu’on appelait Anissimka ) était déjà au kolkhoze, travaillant d’un champ à l’autre. Une grande famine survint en ce temps-là. On mangeait des arroches, on faisait cuire des orties, on s’empoisonnait avec le grain d’hiver que l’on rassemblait au balai, sur l’aire. On attendait la nouvelle récolte; encore fallait-il passer l’été. Tout l’espoir reposait sur les vaches : on gorgeait de lait les enfants au ventre gonflé.

     Et voilà que le berger du village, un petit gars guère costaud, de faiblesse tombe inanimé dans les prés, en courant après ses vaches. Combien de temps était-il resté sans connaissance, allez savoir, lui-même, un peu plus tard, disait : un long moment. Pendant ce temps, les bestiaux étaient partis dans le trèfle...Tard le soir, il les ramena au village tout enflées, criant au premier qu’il rencontra : « Faites quelque chose, elles se sont bourrées de trèfle !» Quelle panique !...Les femmes se mirent à hurler, alertant les hommes qui se saisirent de fouets et pourchassèrent les vaches dans les rues du village. Malheur et gémissements recouvrirent tout. Les vaches crevaient, à leur tour les humains dépérissaient et mouraient d’épuisement. Anissime avait un cheval ( lorsqu’on l’avait nommé travailleur itinérant, le kolkhoze lui avait attribué son propre cheval, Michka, le hongre qui lui appartenait auparavant ) ; voyant ce qui se passait, Anissime sauta sur Michka et se lança lui aussi à la poursuite des vaches. On leur donna la chasse toute la nuit. Au matin, Michka renâcla et s’abattit sur ses pattes avant. Anissime eut beau le fouetter, cela le fit pas revenir à la vie. Eperdu de chagrin, Anissime pleura tant et plus la mort de son cheval...Il fut accusé de sabotage et se morfondit six semaines à la prison du district. Ce fut tout, il s’en tirait à bon compte.

     Voici qu’apparaissait enfin la coupe du vieillard : un ravin en pente douce, avec, dans le fond une source et un sol marécageux.

     Le soleil était déjà haut; il avait pris du retard.

     Ayant avalé à la hâte un morceau de pain et un concombre aigre-doux, le vieillard aiguisa sa faux avec une pierre, le fil de l’outil grinçant dans les aigus.

     Rien de meilleur, comme travail – faucher. De plus, il aimait faucher seul. Qu’est-ce qu’on peut se raconter comme histoires, le temps d’une journée !

     Avec un sifflement savoureux, la faux coupe; l’herbe tressaille et s’incline. A trois pas de lui se dressa la tête d’un serpent...Qui se coula dans l’herbe, corps abominable, souple et scintillant. Encore un souvenir : un jour, encore gamin, il montait un cheval qui trottait joliment. Soudain, ayant aperçu ou flairé un serpent, le cheval fit un saut de côté. Anissime, qui n’était pas encore un cavalier émérite, se retrouva par terre. Le derrière posé sur le serpent. Quelle diarrhée, une semaine durant !

     Le ressouvenir fait sortir de l’oubli, l’un après l’autre, les jours anciens, lumineux et attendrissants. Tels des sources pures bouillonnant au fond des eaux troubles et stagnantes d’un lac. Les serpents, par exemple...En ce temps-là, vivait au village le grand-père Koudielka. Il racontait aux mômes que tuer un serpent, c’était effacer quarante péchés. Et qu’en jetant au feu un serpent, on apercevait plein de petites pattes sur son ventre. Et la marmaille de chercher frénétiquement à effacer ses péchés. Et de flanquer au feu force serpents, et quand ils sautaient dans les flammes, ma foi, on voyait briller plein de petits trucs blancs. Et les gamins hurlaient : «Regardez ! Les voilà !» Tous voyaient des petites pattes.

     Le vieillard faucha jusqu’au déjeuner l’herbe en train de sécher. Le soleil tournait à l’incendie; exactement comme si on vous posait une crêpe brûlante sur le crâne.

     — Dieu soit loué !  fit le vieillard en observant la zone qu’il avait fauchée, comme une bande devenue chauve : c’était impressionnant. Ça lui faisait chaud au coeur.

     Il se rendit dans la petite hutte qu’il s’était confectionnée à l’avance, en venant voir où en était l’herbe, un peu plus tôt. A présent, on pouvait tranquillement casser la croûte.

     Il règne dans la hutte une forte odeur d’herbe fanée. Quelque moucheron fait entendre un grésillement aigu; la stridulation infatigable et monotone des criquets remplit l’air brûlant, autrement silencieux. Du haut du ciel coulent et glissent les traits d’argent des alouettes.
Que c’est beau ! Seigneur, comme ça fait du bien !...Un tel sentiment est rare, alors, on le reconnait. Lorsque nous sommes en peine, il nous arrive de nous dire : «Quelque part, il y en a pour qui tout va bien». Mais quand c’est notre tour, nous ne nous disons pas : « Quelque part, il y en a pour qui tout va mal ». Pour nous, ça va, et puis c’est tout.

     Le vieillard étendit sur l’herbe un torchon propre, étala dessus du pain, des concombres, de la ciboule déjà lavée...Il se dirigea vers la source, où il avait laissé une bouteille de lait, soigneusement bouchée avec un bout de chiffon. Il se pencha, s’appuyant des deux mains à la berge menaçant de s’ébouler, et but à petite gorgées, en prenant tout son temps. Il observait des grains de sable clair tourbillonner au-dessus de la terre ocre du fond.
« On dirait qu’ils sont vivants»,  pensa-t-il. Il se releva avec peine, prit la bouteille et revint à la hutte. Devant laquelle, assis sur une natte de chanvre, un autre vieillard avec un chapeau et une canne, était occupé à fumer.

     — Salut et santé, déclara le vieillard au chapeau. J’ai vu la hutte, il y a quelqu’un, je me suis dit, je me suis assis, histoire de me reposer un peu. Ça ne dérange pas ?
     — Pourquoi donc ?  dit Anissime. Mais entrons, il n’y a pas beaucoup de place, mais il y fait plus frais.
     — Il fait chaud, en effet.  Le vieillard au chapeau entra à son tour dans la hutte, et s’assit sur l’herbe. Plutôt chaud.
     « Dommage pour le pantalon...sera tout vert », - se dit Anissime.
     — Tu veux déjeuner avec moi ?  invita-t-il.
     — Merci, j’ai mangé il n’y a pas longtemps. Le vieillard au chapeau dévisageait tant Anissime que celui-ci commençait à être mal à l’aise. Tu fais les foins ?
     — Il faut bien. Tu n’es pas du coin, apparemment ?
     — Mais si.
     Anissime jeta en silence un coup d’oeil à son hôte.
     — Je n’en ai pas l’air ?
     — Bah, pourquoi ? Il y a toute sorte de gens, de nos jours. Anissime se mit à croquer un concombre...Et surprit le regard de l’autre : celui-ci observait les simples victuailles de paysan étalées sur le torchon. « Il a sans doute faim » .
     — Assieds-toi donc, fit-il encore une fois.
     — Mange donc, tu as encore une demi-journée de travail devant toi. Un sacré boulot.
     — Oh, là, ça va !
     Le vieux citadin ôta son chapeau, découvrant son crâne chauve et brillant, s’avança un peu, prit un concombre, cassa un morceau de pain.
     — Tu n’as pas de journal ? demanda Anissime.
     — Pourquoi faire ?  s’étonna l’autre.
     — Tu es en train de salir ton pantalon. C’est de la bonne qualité.
     — Aha...Tant pis pour lui. Ah, les concombres !...
     — Quoi donc ?
     — Un vrai délice !
     — Tu es du coin, tu dis... D’où viens-tu ?
     — De pas loin...
     Anissime n’en croyait rien. Son hôte n’avait pas la bobine des gens d’ici.
     — A l’heure actuelle, je vis ailleurs. Mais je suis d’ici.
     — Aha. En visite ?
     — Il faut bien revoir sa terre natale...La mort n’est pas loin. Tu es de quel village ?
     — Liébiajé. C’est de ce côté-là...
     — Tu vis seul avec ta vieille ?
     — Hmmm.
     — Des enfants ?
     — Trois. Deux autres ne sont pas revenus de la guerre.
     — Où sont-ils ? En ville ?
     — L’un est en ville, Kolka1. Les filles se sont mariées...L’une est à Tchébourlak, elle a épousé un chef d’équipe du kolkhoze, l’autre vit un peu plus loin. Il s’abstint de préciser que la deuxième avait épousé un non-Russe. La Ninka2, elle est venue nous voir au printemps... Ses enfants grandissent.
     — Et le Kolka, il est dans quelle ville ?
     — Lui, il est à la fois en ville et à la fois non : son travail est un peu chaotique, il est toujours à se balader, à la recherche de minerai de fer.
     — Mais dans quelle ville ?
     — A Leningrad. Il nous écrit, nous envoie de l’argent... Il a un bon travail. Il veut venir nous voir, lui aussi, seulement, il ne trouve pas le temps. Il viendra, si ça se trouve.
     Le vieux citadin avala un peu de lait, s’essuya les lèvres avec son mouchoir.
     — Merci. C’était très bon.
     — Pas de quoi.
     — Tu retournes faucher ?
     — Non, je vais attendre un peu. Qu’il y ait moins de soleil.
     — Ton Kolka, il est de quelle année ?
     — De l’année vingt. Là, Anissime s’interrogea : « Pourquoi diable me pose-t-il toutes ces questions ? » Et regarda son hôte.
     Celui-ci eut un sourire en demi-teinte, pas vraiment joyeux, mais pas franchement triste non plus.
     — Hé oui, mon pays, - dit-il.
     « Drôle de gars, pensa Anissime. Un vieil extravagant » .
     — Et la santé ? Le citadin faisait une nouvelle tentative.
     — Dieu m’épargne, pour le moment... La tête me fait mal. Chez nous, la moitié des villageois ont mal au crâne. Même les jeunes.
     — Et le reste de ta famille ? Tes frères, tes soeurs ?...
     — Non, il y a longtemps que...
     — Qu’ils sont morts ?
     — Mes soeurs sont mortes, mon frère n’est pas revenu de l’autre guerre.3
     — Il a été tué ?
     — Sûrement. Autrement, il serait revenu.
     Le citadin se mit à fumer. Par couches, le jet de fumée bleutée s’éleva dans l’air. Elle était bien visible dans la pénombre verdâtre de la hutte, pour disparaître dans la luminosité du dehors, en l’absence du moindre souffle d’air. On entendait toujours les criquets; les petits oiseaux, furetant dans les buissons, lançaient des sifflements;  les artistes huppés déroulaient leurs trilles sans fin, que la terre chaude absorbait en son sein.
     Devant l’entrée de la hutte, une coccinelle escaladait un haut brin d’herbe. Elle grimpait toujours, persévérante, intrépide... Les deux vieillards l’observaient. Parvenue au sommet, la bête à bon Dieu se mit à osciller, déploya ses petites ailes et s’envola au-dessus des herbes.
     — Voilà, notre vie est derrière nous, - dit à mi-voix le vieux citadin. Anissime eut un tressaillement : étrange, comme cette phrase lui paraissait familière. Pas tant la phrase, que l’intonation : son père avait la même, quand il rêvassait – avec une imperceptible pointe de malice, mêlée d’étonnement. Il aurait ajouté : « C’est vrai aussi pour ta mère », d’une voix caressante.
     — Cela ne t'attriste pas, pays ?
     — A quoi bon se chagriner ?
     — A cet âge, rien ne peut aider l’homme ?
     — Où as-tu mal ?
     — À l’âme. Un petit peu. J’ai des regrets... Je n’ai pas assez vécu, je ne suis pas las. Je ne suis pas prêt, quoi.
     — Ehhh !... Qui peut dire qu’il a suffisamment vécu ? Celui qui aspire à voir arriver la petite mère, il se couche.
     — Il y a des gens qui se suicident...
     — Ce sont des malades. Il y a des cas : la personne est brisée, à l’extérieur, rien de particulier encore, mais à l’intérieur, c’est le désert. Le locataire est parti.
     — Je n’arrive pas à m’y retrouver...Ce qui est parti, ça je le comprends depuis longtemps. - Le citadin se tut. Je regrette de devoir quitter cette paix... Je me suis pas mal démené. Maintenant, il faut céder la place. Hein ?
     — Bien sûr, qu’il le faut... Ehhh !...
     — On pourrait se caser quelque part et se faire oublier pendant deux siècles, non ?  Le vieillard se mit à rire gaiement. Mais une inquiétude familière perçait, même dans ce rire. Que tout reste pareil. Hein ?
     — Quelle barbe ça serait.
     — Pas du tout !
     — Ne pense pas à elle à l’avance, et tu n’auras pas peur. Elle viendra bien, à son heure... Il y a tant de gens malades ! En l'espace d'une semaine, combien de gens pour qui ça tourne mal.
     — C’est vrai.
     — Toi, tu penses tout le temps à l’avenir, et moi, sans arrêt, au passé – ce qui n’est pas mieux. On ne fait que broyer du noir, dans les deux cas.
     — Tu as des souvenirs ?
     — Ouais.
     — C’est bien.
     — C’est peut-être bien, mais ça me remue tout entier. Quel intérêt ?
     — Non, c’est bien. Qu’est-ce que tu te rappelles ? Ton enfance ?
     — Surtout mon enfance.
     — Raconte un peu ! Tu jouais les polissons ?
     — J’avais un frère, Grinka4,  qu’est-ce qu’il pouvait faire comme bêtises. Anissime eut un sourire rêveur. Il en avait, de l’énergie !... Et à l’autre guerre, je suis sûr qu’il était devant tout le monde...
     — Quel genre de bêtises il faisait ? Le vieux citadin paraissait au plus haut point intéressé.  Raconte un peu, s’il te plaît, pendant que tu te reposes...
     — Ehhh !... Anissime hocha la tête, garda longtemps le silence. - C’était un sacré coquin... Un jour, le voisin, Iégor Tchalchev, nous a surpris dans son potager, bref, il nous a flanqué une fessée. Pour nous apprendre à ne pas faire de dégâts, bien sûr. Les pastèques encore vertes, nous les avions davantage abîmées que mangées.Tu goûtes, si c’est vert, tu recraches. Dans l’obscurité, hein. Il nous a fessés sur ses genoux, en y mettant tout son coeur. Ensuite, le paternel a complété. Grinka était furieux. Il a imaginé un truc. Il a pris une vessie de porc, – d’un porc qu’on venait de saigner – il l’a frottée avec de la cendre...Tu sais comment on fait, avec ces vessies ?
     — Oui.
     — Bon. Il l’a fait sécher, puis il l’a gonflée, il a dessiné dessus une gueule effrayante...  Anissime se mit à rire. Où diable avait-il vu une trogne pareille ? Bref, on a attendu la nuit, on s’est glissé en silence chez Iégor, jusqu’au perron, on a attaché la vessie par une ficelle au jambage de la porte, vers le haut... Au matin, Egor a ouvert la porte pour sortir, – et s’est retrouvé nez à nez avec ce mufle qui le contemplait...Tout juste s’il n’a pas fait dans son pantalon. Il a refermé la porte à toute volée et s’est réfugié à l’intérieur. On l’a entendu qui criait par la cheminée : « Au secours ! Il y a un diable sur mon perron ! »
     Le vieux citadin partit d’un grand rire. Il en pleurait de rire...
     — Ça, pour avoir la frousse, il a eu la frousse, le gars ! Hein ? Ha ! Ha !
     — Oui, même qu’après ça, on l’appelait : « Iégor-le-diable-sur-le-perron ».
     Une autre fois, – nous étions déjà plus grands – pendant les foins, tiens... Mikolaï Rogodine, – un type malin, amateur de curiosités, – le voilà qui dit un soir : « Grinka, selle donc un cheval, le mien si tu veux, va faire un tour dans la campagne, chipe quelques poules. J’ai une envie de poulet ». Sans hésiter longtemps, Grinka selle un cheval et hop, le voilà parti. Un peu plus tard, le voilà qui revient avec cinq poules auxquelles il avait tordu le сou. On était tout content. On les a fait cuire tout de suite... On savait y faire. Et Mikolaï de manger, en le félicitant : quel gaillard, qu’il dit, ce Grinka ! Et mon frère de répondre : « Mange donc, oncle5 Mikolaï ! Mange comme si c’étaient les tiennes ».
     Les deux vieillards riaient à n’en plus pouvoir. Le citadin se remit à fumer.
     — Là dessus, il s’est mis à gueuler comme un âne ! Tout de même, c’était son idée.
     — Oui...Le vieux citadin s’essuya les yeux. Retomba dans sa rêverie.
     Ils restèrent longtemps silencieux, chacun plongé dans ses pensées. Au-delà de la hutte, au soleil, la végétation surchauffée faisait éperdument étalage de son inconcevable beauté.
     — Bon, je vais y aller, plaise à Dieu... fit Anissime. Le soleil a un peu baissé.
     — Il fait encore très chaud...
     — Pas grave.
     — Il est nécessaire d’avoir une vache ?
     — Sans doute.
     Anissime prit sa faux, l’aiguisa un peu... Il jeta un coup d’oeil aux rangées d’herbe déjà coupée – il avait pas mal mouliné, pendant la matinée. Et le vieux citadin continuait à le regarder attentivement. Avec tristesse.
     — Bon, je vais y aller, dit encore une fois Anissime.
     — Très bien, dit le citadin. Eh bien, adieu, – il regarda une fois encore Anissime droit dans les yeux, n’ajouta rien, lui serra fortement la main et s’en alla dans la montagne rejoindre le chemin. Arrivé là, il se retourna, s’arrêta, se remit en marche. Pour disparaître derrière le tournant.

     Le vieillard faucha jusqu’au soir.
     Puis rentra chez lui.
     Où sa vieille femme l’attendait avec une impatience très visible.
     — Quelqu’un est venu chez nous ! dit-elle, à peine eut-il franchi le portail. Dans une grande autonobile. Il a demandé à te voir.  «Où est ton vieux ? », qu’il m’a dit. Anissime s’assit sur le petit perron, posa par terre son baluchon...
     — Un vieux avec un chapeau ? Un drôle de vieux.
     — Oui, en chapeau. Et dans un de ces costumes... Comme un maître d’école.
     Le vieillard resta un long moment silencieux, à fixer la terre sous ses jambes. A présent il se souvenait de l’étrange ressemblance qui l’avait tantôt frappé, dans la journée. Maintenant, cette ressemblance... Se pouvait-il ?
     — Ce n’était pas Grinka ? Tu n’as rien remarqué ?
     — Seigneur ! Il perd la boule. Il n’est plus de ce monde, Grinka, non ?
     Avec sa vieille, cela servait à rien d’exprimer ses doutes – elle ne comprendrait pas. Hé oui, aux jeunes, on peut sans sans vergogne raconter les pires sornettes, elles y croient ; aux vieilles, essaye seulement de raconter les pensées les plus accidentelles qui te traversent la tête, tu passes pour un crétin.
     — Il est parti ?
     — Oui, après le déjeuner...
     Est-ce que ça pouvait être Grinka ? Il serait en vie ?
     Le vieillard ne put fermer l’oeil de la nuit. Il réfléchissait. Au matin, il conclut que c’était une simple ressemblance. Pas si grande que ça, du reste ! Et puis, il se serait fait reconnaître, non ? Ou alors, il n’avait pas voulu raviver son vieux chagrin vainement ? Il avait toujours été bizarre...
     «Et si c’était Grinka ?»
     Une semaine plus tard, les deux vieux reçurent un télégramme :
     « Adressé à Anissime Stepanovitch Kvassov. Votre frère Grigori est décédé le douze de ce mois. Il a demandé qu’on vous prévienne. Signé : famille Kvassov ».
     C’était bien son frère. Grinka.









(1)  Nikolaï
(2) Nina
(3) Il s'agit de la première guerre mondiale
(4) Grigori
(5) Appellation familière des cadets envers les aînés, en Russie comme en Chine.


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