mardi 1 mars 2016

Au loup ! Au loup ! ( Vassili Choukchine )


Au loup ! Au loup !


( Vassili Choukchine )







Tôt ce dimanche se pointa chez Ivan Degtariev son beau-père, Nahum Kretchetov, homme point trop vieux encore, un gars débrouillard avec de la finesse et du charme. Ivan ne l’aimait pas.
Nahum, plaignant sa fille, supportait Ivan.
- Tu dors ? - Déclara vivement Nahum. - Eeeh !...Tu sais, Vanietchka*, tu pourras dormir tant que tu voudras après ta mort. Bonjour.
- L’autre monde ne me tente pas trop. Rien ne presse.
- Sans effet, tout ça. Bon, lève-toi...Allons chercher du bois. J’ai demandé deux traîneaux au chef d’équipe. J’ai dû lui graisser la patte, le diable l’emporte - il nous faut du bois.

Toujours allongé, Ivan réfléchit un peu...et commença à s’habiller.
- Tu sais pourquoi les jeunes partent en ville ? - fit-il. - C’est parce que, là-bas, quand tu as rempli ta norme de travail, le reste du temps est à toi, tu peux te balader. Te reposer. Ici, c’est comme une malédiction : peu importe que ce soit le jour ou la nuit. Et il n’y a pas de dimanche qui tienne.
- Et puis quoi , rester sans bois ? - demanda Nioura**, l’épouse d’Ivan. - On lui fournit les chevaux, et il n’est toujours pas content.
- Il paraît qu’en ville aussi, il faut travailler, - fit remarquer le beau-père.
- Hmmm. Je préférerais à l’instant me mettre à creuser des tranchées, je poserais des canalisations avec plaisir : une fois installées, on a sans peine et l’eau et le chauffage.
- D’un côté, bien sûr, une canalisation a du bon, mais il y a aussi le mauvais côté : tu passerais ton temps à roupiller. Bon, ça va comme ça, allons-y.
- Tu veux prendre un petit-déjeuner ? - demanda sa femme.
Ivan refusa, il n’avait pas faim.
- Tu as mal aux cheveux ? S’enquit Nahum, curieux.
- Tout juste, votre Noblesse !
- Eh oui...Et voilà. Et tu parles de canalisations...Bon, allons-y.

Le jour était clair et ensoleillé. La neige brillait, aveuglante. Dans la forêt régnait le silence, une paix surnaturelle.
Il fallait parcourir une bonne vingtaine de kilomètres : la coupe de bois n’était pas autorisée, plus près. Hahum allait devant, marmonnant d’indignation :
- Le diable les emporte !...Aller d’une forêt à l'autre pour chercher du bois.
Ivan sommeillait dans son traîneau, bercé par le trot régulier du cheval.
Ils parvinrent à la trouée, descendirent dans un ravin, remontèrent de l’autre côté, gravissant la montagne. L’autre forêt y dressait un mur bleu.
Ils allaient déboucher...C’est alors qu’ils aperçurent, à proximité du chemin, cinq silhouettes. Sorties de la forêt, immobiles, attendant. Des loups.
Nahum arrêta son cheval et se mit à jurer d’une voix traînante :
- Les fils de pute.Vous voilà, mes petits pigeons. Ils se montrent.
Jeune et peureux, le cheval d'Ivan se déporta. Ivan le retint par les rênes, le forçant à tourner. Le cheval ronflait, donnait des coups de sabot, il s’emmêlait dans les brancards.
Les loups commencèrent à descendre. Ayant fait faire demi-tour à son cheval, Nahum cria :
- Qu'est-ce que tu fiches ?
Ivan jaillit de son traîneau, fit tourner le cheval en le poussant...Se jeta dans le traîneau. Le cheval acheva de tourner et s’élança. 
Nahum était déjà loin.
- Au voooleur ! - criait-il comme un dément, en fouettant son cheval.
«Il est devenu fou ? - se demanda involontairement Ivan. - Où a-t-il pris des voleurs ?»
Il avait peur, mais d’une façon un peu étrange : il ressentait aussi une intense curiosité, et son beau-père lui semblait ridicule. La curiosité, cependant, lui passa vite. Et l’envie de rire aussi. Une centaine de mètres derrière le traîneau, les loups avaient rejoint le chemin et, en file l’un derrière l’autre, rattrapaient sans effort leur retard. Fermement accroché à l’avant-train du traîneau, Ivan les observait.
Fonçait en tête un animal de haute taille, robuste, à la gueule comme brûlée...Il n’était plus qu’à une cinquantaine de mètres, puis une vingtaine. La différence avec un chien de berger frappa Ivan. Il n’avait jamais vu de loup d’aussi près, et pensait que c’était comme un chien de berger, en plus costaud. Là, il comprit que le loup, c’était autre chose, une bête sauvage. Le chien le plus féroce, quelque chose peut, au dernier moment, l’arrêter : la peur, une parole douce, un cri humain impérieux et subit. Mais celui-ci, avec sa gueule brûlée, la mort seule pouvait l’arrêter. Il ne grondait pas, ne menaçait pas...Il rattrapait sa proie. Qu’il regardait tout droit de ses yeux ronds et jaunes.
Ivan parcourut le traîneau du regard - rien, pas le moindre bout de bois. Leurs deux haches étaient dans le traîneau du beau-père. Rien, à part une poignée de foin à côté, et le fouet qu’il tenait en main.
- Au voooleur ! - criait Nahum.
La peur s’empara pour de bon d’Ivan.
Le loup de tête, à l’évidence le meneur, commença à dépasser le traîneau, arrivant à hauteur du cheval. Il n’en était plus qu’à deux mètres...Ivan se souleva et, se tenant de la main gauche à la traverse, cingla le meneur d’un coup de fouet. Surpris, celui-ci claqua des dents, fit un bond précipité de côté...Les autres loups arrivaient déjà. Dans leur élan, ils encerclèrent le grand loup. Celui-ci, prenant appui sur ses pattes arrière, en mordit un, puis un autre...Et de nouveau, se ruant en avant, il rattrapa sans effort le traîneau. Ivan se souleva, guetta le moment...Il voulait encore une fois lui envoyer un coup de fouet. Mais l’autre contournait le traîneau en gardant ses distances. Un deuxième loup s’écarta de la meute et se mit aussi à contourner le traîneau, de l’autre côté. Ivan serra les dents, fit la grimace...«Je suis fichu» se dit-il. Il jeta un coup d’oeil vers l’avant.
Nahum fouettait son cheval. Regardant vers l’arrière, il vit les loups entourer son gendre, et se retourna.
- Au voooleur !
- Attends-moi, père !...Donne-moi la hache ! Nous les ferons fuir !...
- Au voooleur !
- Attends-moi, nous les ferons fuir !...Attends-moi, canaille !
- Lance-leur quelque chose ! - cria Nahum.
Le loup de tête était arrivé à hauteur du cheval et se préparait à lui sauter dessus. Les autres loups étaient tout proches : au moindre faux pas, l’un d’eux, dans son élan, sauterait dans le traîneau et ce serait la fin. Ivan jeta la touffe de foin; les loups l’ignorèrent.
- Père, bordel, ralentis, lance-moi la hache !
Nahum se retourna :
- Vanka !...Attention, je la lance !...
- Ralentis donc !
- Attention ,je lance ! - Nahum balança la hache sur le bas-côté.
Ivan fit avec ce qui se présentait : jaillissant du traîneau, il s’empara de la hache...En sautant, il effraya les trois loups de l’arrière, qui s’écartèrent vivement, bloquèrent leur course, dans l’intention de se jeter sur l’homme. Au même instant, le loup de tête, ayant senti sous ses pattes de la neige durcie, s’élança. Le cheval fit un écart et se jeta dans une congère...le traîneau se retourna : les brancards firent tourner le collier, qui cingla le cou du cheval. Celui-ci hennit, s’empêtra. Le loup qui l’avait rejoint par l'autre côté fit un bond sous le cheval et lui entailla le ventre dans la longueur d’un coup de griffe. Les trois loups restants fondirent eux aussi sur leur proie. L’instant d’après, les cinq loups arrachaient des bouts de chair au cheval qui se débattait encore, emportaient sur la neige toute blanche des fragments de boyaux rouge-bleu encore frémissants. Le meneur, par deux fois, regarda bien en face l’homme, de ses yeux ronds et jaunes...
Tout ceci se déroula si vite que cela ressemblait à un simple rêve. Ivan se tenait avec sa hache dans les mains, observant avec désarroi le festin hâtif et précipité. Le grand loup le regarda encore une fois;..Et ce regard triomphant, impudent, le mit en fureur. Il leva sa hache, hurla à pleins poumons et fonça sur les loups. A contrecoeur, ceux-ci reculèrent de quelques pas et s’arrêtèrent, se pourléchant les babines ensanglantées avec ardeur, comme peu concernés par cet homme brandissant une hache. Le meneur, lui, continuait à l’observer attentivement, les yeux fixés sur lui. Ivan lui envoya une bordée d’obscénités. agitant sa hache, il marcha sur le loup...Le loup ne s’écarta pas. Ivan s’arrêta à son tour.
- Vous l’emportez, - dit-il. - Bâfrez, salopards. - Et il s’en retourna au village. Il s’efforçait de ne pas regarder le cheval éventré. Mais rien n’y fit, il lui jeta un coup d’oeil...et il eut le coeur serré de pitié, et se sentit terriblement furieux contre son beau-père. Il pressa le pas.
- Attends un peu !...Attends un peu, espèce de serpent. Nous les aurions repoussés, et le cheval serait encore en vie. Charogne.
Nahum attendait son gendre derrière un tournant. Le voyant sain et sauf, il se réjouit sincèrement :
- Tu es en vie ? Dieu merci ! - Sa conscience lui faisait tout de même des reproches.
- En vie ! - répondit Ivan. Et toi, tu es aussi en vie ?
Nahum saisit une intonation mauvaise dans la voix de son gendre. A tout hasard, il remonta dans son traîneau.
- Et qu’est-ce qu’ils font, là-bas ?...
- Ils te saluent. Charogne !...
- Qu’est-ce qui te prend ? Tu m’aboies dessus ?
- Ce n’est pas t’aboyer dessus, que je vais faire, c’est te taper dessus. - Ivan s’approcha du traîneau.
Nahum fouetta le cheval.
- Arrête-toi ! - lui cria Ivan, courant derrière. - Stop, espèce de parasite !
Nahum fouetta de plus belle le cheval...Et s’engagea une nouvelle poursuite : un homme courant derrière un autre homme.
- Arrête-toi, je te dis ! - cria Ivan.
- Insensé ! - lui cria Nahum en retour. Pourquoi te mets-tu en rage ? Tu es devenu fou ? Je n’y suis pour rien, moi !
- Ah oui ? Nous en serions venus à bout, et toi, tu m’as abandonné !..
- Comment ça, venus à bout ? Venus à bout, qu’est-ce que tu racontes !
- Tu m’as trahi, serpent ! Je vais te donner une petite leçon. Ne t’en va pas, arrête-toi, cela vaut mieux pour toi. Je vais te corriger seul à seul - tu ne perdras pas la face. Autrement, je te rosserai devant tout le monde, et tout le monde saura pourquoi...Il vaut mieux que tu t’arrêtes !
- Sûrement, compte là-dessus ! - Nahum fouetta encore une fois son cheval. - Diable impudent...D’où es-tu sorti pour t’incruster chez nous ?
- Ecoute ce bon conseil - arrête-toi ! - Ivan commençait à faiblir. - Ce sera mieux pour toi : je te corrige ici, et je ne dis rien à personne.
- On t’a recueilli dans notre famille, diable nu, et toi, tu marches sur moi, une hache à la main ! Tu n’as pas honte ?
- Je vais d’abord te corriger, on discutera sur la honte après. Stop ! - Ivan ralentissait sa course, il perdait du terrain. A la fin, il abandonna la poursuite et se remit à marcher.
- Je te retrouverai, où que tu ailles te cacher ! - cria-t-il en dernier lieu à son beau-père.

Ivan ne trouva personne chez lui : le cadenas pendait à la porte. Il le crocheta, et entra dans la maison. Farfouilla dans le buffet...Dénicha une bouteille de vodka entamée de la veille, en but un verre et s’en alla chez son beau-père. Dans la cour, il vit le cheval dételé.
- Il est ici fit-il avec satisfaction. On va lui donner à l’instant une petite leçon.Il poussa la porte, qui n’était pas fermée. Surprenant. Ivan entra dans l’isba...
Il était attendu : étaient assis son beau-père, sa femme et un milicien***. Ce dernier lui fit un sourire :
- Alors, Ivan ?
- Ainsi...Tu as couru jusqu’ici ? - demanda Ivan, l’oeil fixé sur son beau-père.
- J’ai couru, oui. Tu as pris le temps de boire un coup ?
- Juste un peu...pour être plus éloquent. - Ivan s’assit sur un tabouret.
- Qu’est-ce qui te prend, Ivan ? Tu es devenu fou ? - Nioura s’était levée. - Alors quoi ?
- Je voulais juste apprendre à ton petit papa...Comment se comporter en être humain.
- Laisse tomber, Ivan, - intervint le milicien. - Bon, un malheur est arrivé, vous avez eu peur tous les deux...Qui pouvait prévoir ? C’est la nature...
- On en serait venu à bout sans difficultés. Je me suis retrouvé seul avec eux...
- Je t’ai tout de même jeté la hache ? Tu la voulais, je te l’ai lancée. Je devais faire quoi d’autre ?
- Très peu de chose. Etre un homme. et pas une charogne. Je vais te donner ta leçon.
- En voilà, un professeur ! Morveux...Ça se pointe chez les gens pauvre comme Job, la bouche en coeur, et ça profère des menaces. Et mécontent de tout, avec ça : il n’y a pas de canalisations, voyez-vous !
- Bon, ce n’est pas le sujet, Nahum, - fit le milicien, - Que viennent faire ici les canalisations ?
- On vit mal à la campagne !...On est mieux en ville, - poursuivit Nahum. - Et pourquoi rappliquer ici faire étalage de son mécontentement ? Monter la tête aux gens contre le pouvoir Soviétique ?
- Salopard ! - s’effara Ivan. Qui se leva. Suivi du milicien.
- Ça suffit, tous les deux ! Allons-y, Ivan...
- Les trublions comme toi, tu sais où les envoies ? - Nahum ne se calmait pas.
- Je le sais ! - répliqua Ivan. - En première ligne, tête en avant...- Et il marcha de nouveau sur son beau-père.
Le milicien l’attrapa par le bras et le fit sortir de l’isba. Dehors, ils firent halte, allumèrent une cigarette.
- En voilà un parasite ! - Ivan n’en revenait pas. Et il s’essuie les pieds sur moi.
- Oublie-le donc !
- Non, je dois le corriger.
- Et il t'en cuira ! Tout ça pour une merde.
- Où tu m’emmènes, là ?
- Allez, tu vas passer la nuit chez nous...Le temps de te calmer. Autrement, tu vas faire des bêtises. Ne te colle pas dans des embrouilles.
- Mais tout de même...C’est quoi, ce type ?
- Abandonne, Ivan : avec les poings, on ne prouve rien.
En remontant la rue, ils arrivèrent au violon local.
- Tu ne pouvais pas régler ça sur place ? - demanda brusquement le milicien.
- Je ne suis pas arrivé à le rattraper ! - dit à regret Ivan. Pas moyen de le rattraper.
- Bon, c’est comme ça. Maintenant, terminé.
- Dommage pour le cheval.
- Oui...
Ils se turent. Ils marchèrent en silence un bon moment.
- Ecoute un peu : laisse-moi partir. - Ivan s’arrêta. - Qu’est ce que je ferai chez vous un dimanche ?! Je le laisserai tranquille.
- Non, non, allons-y. Autrement, ce sera plus fort que toi...Je te protège de toi-même. Viens, on va faire une petite partie d’échecs... Tu joues aux échecs ?
- Va pour les échecs.



















* Vania, Vanka, Vanietchka : diminutifs du prénom Ivan
** Nioura : diminutif du prénom Anna
*** La milice, en Urss, est la police.
















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