samedi 11 décembre 2021

Kalinytch et le Putois (Ivan Tourguéniev)

      Voici le récit ouvrant le premier cycle des Mémoires d’un chasseur, car tel est bien le titre exact du recueil publié en 1847. En France, après une première traduction assez mutilante, l’ouvrage connut un succès notable sous le titre Récits d’un chasseur. Deux thèmes s’y retrouvent : la dénonciation, artistiquement menée, du servage, institution que l’auteur détestait – il se félicita en France d’avoir contribué par ses écrits au décret final de 1861 qui l’abolissait –, et la description de la nature en Russie, dans laquelle on se retrouve plongé en lisant Tourguéniev. Ce deuxième aspect rapproche les Mémoires d’un chasseur des histoires champêtres de George Sand. Laquelle admirait Tourguéniev, et ce dernier, parfaitement francophone, appréciait la romancière française.


     À propos de la traduction : c’est une traduction « à la française », qui s’efforce de garder du mieux possible le sens du texte, mais s’écarte des tentatives prétendant importer en français les tournures russes. Je me suis aidé, pour certains passages, des traductions d’Ély Halpérine-Kaminsky (1893) et d’Henri Mongault (1928).




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     Celui à qui il est arrivé de passer du district de Bolkhov1 à celui de Jizdra2 a sans doute été frappé par la nette différence qui sépare physiquement les gens de la région d’Orel des habitants de la région de Kalouga. Du côté d’Orel, le moujik est petit, voûté, maussade, il regarde par en-dessous, habite une méchante petite izba en bois de tremble, s’acquitte de corvées, ne fait commerce de rien, mange mal et va en sandales de tille ; celui de Kalouga vit dans une izba spacieuse en bois de pin, il est de grande taille, il a le regard hardi et gai, le visage blanc et propre, il fait commerce d’huile et de goudron et, le dimanche, porte des bottes.  Le village dans la région d’Orel (dans la partie orientale de cette région) est d’ordinaire entouré de champs labourés, il est proche d’un ravin qui a réussi à se transformer en un étang boueux. En dehors de quelques saules toujours prêts à rendre service et de deux ou trois bouleaux décharnés, on ne voit pas d’arbres à une verste3 à la ronde ; les izbas sont collées les unes aux autres, les toits recouverts de chaume pourri… Du côté de Kalouga, au contraire, le village est, dans sa plus grande partie, entouré de forêts ; les izbas se tiennent plus droites, plus librement, avec des toits de planches ; les portails ferment bien, les haies des arrière-cours ne se défont pas et ne s’affaissent pas au-dehors, elles n’invitent pas à entrer le premier cochon de passant venu… Et, pour la chasse, c’est mieux du côté de Kalouga. Dans la région d’Orel, les dernières forêts et les derniers taillis4 auront disparu d’ici cinq ans, quant aux marais, on n’en voit pas la couleur ; dans la région de Kalouga, au contraire, les abattis5 s’étendent sur des centaines de verstes, et les marais sur des dizaines, et là-bas ce noble oiseau qu’est le petit tétras n’a pas encore disparu, le débonnaire bécasseau abonde, tandis que l’envol impétueux de la perdrix affairée surprend joyeusement le chasseur et son chien.

     En qualité de chasseur visitant le district de Jizdra, je fis la connaissance, en arpentant la campagne, d’un petit propriétaire de la région de Kalouga, Poloutykine, chasseur acharné et par conséquent excellent homme. Il avait certes, à l’occasion, ses faiblesses : il demandait par exemple la main de toutes les riches jeunes filles à marier de la province et, ayant essuyé un refus circonstancié, il confiait, le cœur brisé, son chagrin à ses amis et à ses connaissances, cependant qu’il continuait à offrir aux parents de la jeune fille des pêches acides et d’autres crudités en provenance de son jardin, envoyées en cadeau ; il aimait répéter toujours la même anecdote qui, malgré tout mon respect pour M. Poloutykine et ses mérites, ne faisait rire absolument personne ; il vantait l’œuvre d’Akim Nakhimov6 et la nouvelle Pinna ; il bégayait ; il appelait son chien Astronome ; il disait cipendant pour cependant et l’on mangeait chez lui de la cuisine française dont le secret résidait, d’après son cuisinier, dans le fait de modifier totalement le goût naturel de chaque aliment : l’art de cet homme avait pour effet que la viande rappelait le poisson, le poisson évoquait les champignons et les pâtes avaient un goût de poudre ; cependant, aucun bout de carotte ne tombait dans la soupe autrement que sous la forme de trapèze ou de losange. Mais, en dehors de ces quelques défauts insignifiants, M. Poloutykine était, je l’ai déjà dit, une excellente personne.

     Le jour même où je fis la connaissance de M. Poloutykine, il m’invita à passer la nuit chez lui.

     — Nous sommes environ à cinq verstes de chez moi, ajouta-t-il. Cela fait loin, à pied ; passons d’abord chez le Putois (le lecteur me permettra de ne pas reproduire son bégaiement).

     — Et qui est-ce Putois ?

     — Un de mes moujiks. C’est tout près d’ici.

     Nous nous y rendîmes. Au milieu de la forêt, dans une clairière fort nette et bien déblayée s’élevait la propriété solitaire du Putois. Elle était formé de quelques izbas en pin reliées par des palissades ; devant la plus grande izba s’étendait un auvent étayé de piquets très minces. Nous entrâmes. Nous fûmes accueillis par un jeune gars d’une vingtaine d’années, grand et beau garçon.

     — Ah, Fédia ! Le Putois est là ? lui demanda M. Poloutykine.

     — Non, le Putois est allé en ville, répondit le gars en souriant, montrant une rangée de dents blanches comme neige. Faut-il atteler la charrette ?

     — Oui, mon ami, fais atteler. Et apporte-nous du kvas7.

     Nous entrâmes dans l’izba. Aucun tableau représentant Souzdal8 n’était accroché aux murs de rondins tout propres ; une veilleuse brûlait dans un coin, devant une icône dans son lourd cadre d’argent ; la table en bois de tilleul avait récemment été raclée et lavée ; entre les rondins et le long des jambages des fenêtres, on ne voyait pas vagabonder de fringantes blattes, ni disparaître de rêveurs cafards. Le jeune gars se montra bientôt, ramenant une grande cruche blanche remplie d’un kvas goûteux, de grandes tranches de pain blanc et une douzaine de concombres salés dans une écuelle en bois. Il déposa toutes ces provisions sur la table, s’adossa à la porte et se mit à nous contempler en souriant.  Nous n’avions pas fini notre hors-d’œuvre que déjà la charrette se plaçait devant le  perron. Nous sortîmes. Un garçon d’une quinzaine d’année aux joues rouges et aux cheveux bouclés se tenait à la place du cocher, maintenant à grand peine un étalon pie bien nourri. Cinq ou six jeunes géants entouraient la charrette, fort semblables et ressemblant tous à Fédia. « Ce sont tous les enfants du Putois ! » observa Poloutykine. « Tous des petits Putois », reprit Fédia, sorti derrière nous sur le perron. Et encore, il en manque : Potape est en forêt et Sidore est parti en ville avec le vieux… Fais attention, Vassia, ajouta-t-il à l’adresse du cocher. Fais vite : tu conduis le maître. Mais prends garde aux cahots, va doucement, parfois : autrement, tu esquinterais la charrette et le maître aurait mal au ventre ! » La boutade de Fédia amena un sourire malicieux sur les lèvres des autres Putois. « Faites monter Astronome ! s’écria triomphalement M. Poloutykine. Non sans plaisir, Fédia souleva le chien au sourire contraint et le déposa au fond de la charrette. Vassia prit en main les rênes. Nous commençâmes à rouler. « Voilà mon bureau, me dit soudain M. Poloutykine en me montrant une maisonnette basse, voulez-vous la voir ? » « Volontiers ! » «  Il n’est plus en activité, à présent, observa-t-il en descendant, mais il mérite encore d’être vu. «  Le bureau était constitué par deux pièces vides. Le gardien, un vieux tout tordu, accourut depuis l’arrière-cour. « Bonjour, Miniaïtch, dit M. Poloutykine, où est donc l’eau ? » Le vieux tordu disparut et revint aussitôt avec une bouteille d’eau et deux verres. Goûtez, me dit Poloutykine, cette excellente eau de source que j’ai ici. » Nous vidâmes un verre chacun, salués bien bas par le vieux. « Eh bien, à présent, je crois que nous pouvons y aller, déclara mon nouvel ami. Dans ce bureau, j’ai vendu au marchand Allilouïev quatre déciatines9 de bois à un bon prix. » Nous nous assîmes dans la charrette et, une demi-heure plus tard, entrâmes dans la cour d’une maison de maître.

     — Dites-moi, je vous prie, demandai-je au cours du souper à Poloutykine, pourquoi le Putois habite à l’écart de vos autres moujiks. 

     — Voici pourquoi : ce moujik-là est intelligent. Il y a quelque vingt-cinq ans, son izba a brûlé ; le voilà qui vient voir mon défunt père et lui dit : “Nikolaï Kouzmitch10, permettez-moi de m’installer dans vos bois, dans le marais. Je vous paierai une jolie redevance.” “Mais pourquoi t’installer dans le marais ?” “Comme ça ; mais vous, Nikolaï Kouzmitch, daignez ne m’employer à un aucun travail, fixez seulement le montant de ma redevance.” “Cinquante roubles par an !” “Très bien !” “Attention, pas d’arriérés avec moi !” “Entendu, sans arriérés…” Et il s’est installé dans le marais. C’est depuis ce temps-là qu’on l’appelle le Putois.

     — Et il s’est enrichi ? demandai-je.

     — Oui. Il me verse à présent cent roubles par an, et je lui demanderai peut-être plus. Je lui ai dit maintes fois : « Rachète ta liberté, Putois, rachète donc ta liberté11 !… » Mais cet animal m’assure qu’il n’a pas de quoi ; il n’a pas d’argent… Ah ouiche !… »

     Le lendemain, aussitôt après le thé, nous repartîmes à la chasse. En traversant le village, M. Poloutykine donna l’ordre au cocher de s’arrêter devant un izba basse et cria d’une voix sonore : « Kalinytch ! » « J’arrive, petit père, j’arrive, fit une voix depuis la cour, je noue ma chaussure12. » Nous avançâmes au pas ; en sortant du village, nous fûmes rejoints par un homme d’environ quarante ans, grand et maigre, avec une petite tête rejetée en arrière. C’était Kalinytch. Son visage bonhomme au teint basané, marqué ici et là par la petite vérole, me plut au premier coup d’œil. Kalinytch, comme je l’appris par la suite, accompagnait chaque jour son maître à la chasse, portait sa gibecière, parfois aussi son fusil, observait où se posaient les oiseaux13, se procurait l’eau, ramassait les fraises des bois, confectionnait la hutte et courait chercher la voiture ; M. Poloutykine ne pouvait faire un pas sans lui. Kalinytch était l’homme le plus gai, le caractère le plus doux qui fût, il chantonnait tout le temps à mi-voix, regardait de tous côtés avec insouciance, parlait un peu du nez en souriant et en plissant ses yeux bleu clair, et portait souvent la main à sa barbiche clairsemée et en pointe. Il marchait sans hâte mais à grandes enjambées, en s’appuyant un peu sur un bâton long et mince. Dans le courant de la journée, il me parla à plusieurs reprises, me servit sans obséquiosité, tout en veillant sur son maître comme sur un enfant. Lorsque la chaleur insupportable de midi nous contraignit à chercher un abri, il nous mena à son rucher, au plus profond de la forêt. Kalinytch nous ouvrit une petite izba couverte de bouquets d’herbes sèches et odorantes et nous fit étendre sur du foin frais, tandis que lui-même se mettait sur la tête une sorte de sac garni d’un treillis, prenait un couteau, un pot et un tison pour aller à son rucher détacher pour nous des rayons de miel. Nous avalâmes le miel tiède et transparent, bûmes de l’eau de source et nous endormîmes au milieu du bourdonnement monotone des abeilles et du murmure bavard des feuilles. 

     Un léger coup de vent me réveilla… J’ouvris les yeux et vis Kalinytch : il était assis sur le seuil, la porte étant entrouverte, et taillait une cuillère avec son couteau. J’admirai un bon moment son visage doux et d’une clarté de ciel vespéral. M. Poloutykine se réveilla aussi. Nous ne nous levâmes pas tout de suite.  Après une longue marche et un profond sommeil, il est agréable de rester couché, immobile, dans le foin : languide, le corps se prélasse, le visage brûle légèrement, une douce paresse pousse les yeux à se fermer. Nous nous levâmes enfin et de nouveau errâmes dans la campagne jusqu’au soir. Au souper, je me remis à parler du Putois et de Kalinytch. « Kalinytch est un brave moujik, me dit M. Poloutykine, un moujik serviable et zélé ; mais il ne peut pas tenir la propriété en bon état : je le fatigue tout le temps. Il m’accompagne chaque jour à la chasse… Ce qui n’a rien à voir avec la gestion de la propriété, vous le comprenez bien. » Je me déclarai d’accord avec lui et nous allâmes nous coucher.

     Le lendemain, M. Poloutykine était obligé d’aller en ville pour une histoire de contentieux avec son voisin Pitchoukov. Ce Pitchoukov avait, en labourant, mordu sur les terres de son voisin, et avait fouetté une de ses paysannes. Je partis seul à la chasse et, vers le soir, allai chez le Putois. Un vieillard petit et chauve, trapu et large d’épaules, m’accueillit sur le seuil de l’izba : c’était le Putois. Je le contemplai avec curiosité. La tournure de son visage faisait penser à Socrate : le même front haut et couvert de bosses, les mêmes petits yeux, le même nez court. Nous entrâmes ensemble dans l’izba. Le Fédia de l’autre jour m’apporta du lait et du pain noir. Le Putois s’assit sur un banc et, caressant tranquillement sa barbe frisée, s’entretint avec moi. Il était, je le sentis, conscient de sa dignité, parlait et bougeait avec lenteur, en riant parfois sous sa longue moustache. Nous parlâmes des semailles et de la récolte, de la vie des paysans… Il semblait acquiescer à tout ce que je disais ; au bout d’un moment, je me suis senti honteux, je voyais bien que mes propos n’avaient pas d’intérêt… La situation devenait étrange. Par moments, le Putois s’exprimait d’une façon alambiquée, sans doute par prudence… Voici un aperçu de notre conversation :

     — Dis voir, Putois, pourquoi n’as-tu pas racheté ta liberté à ton maître ?

     — À quoi bon ? À l’heure actuelle, je sais qui est mon maître, et je connais le montant de ma redevance… nous avons un bon maître.

     — C’est tout de même mieux d’être libre, observai-je.

     Le Putois me regarda en biais.

     — Bien entendu.

     — Eh bien, alors, pourquoi ne te rachètes-tu pas ?     

     Le Putois hocha la tête.

     — Peux-tu me dire avec quel argent, petit père ?

     — Arrête un peu, mon vieux…

     — Une fois homme libre, poursuivit-il comme pour lui-même, le Putois sera sous les ordres du premier sans-barbe venu14.

     — Eh bien, rase ta barbe.

     — Qu’est-ce que la barbe ? De l’herbe. On peut la couper.

     — Eh bien, alors ?

     — Sans doute que le Putois deviendrait aussitôt marchand ; les marchands ont la bonne vie, même ceux qui portent la barbe.

     — C’est vrai que tu fais déjà du commerce ? lui demandai-je.

     — Nous vendons un peu d’huile et de goudron… Alors, petit père, faut-il atteler la charrette ?

     « Tu tiens bien ta langue et tu as une idée derrière la tête », me dis-je.

     — Non, dis-je tout haut, je n’ai pas besoin de la charrette ; demain, je chasserai près de chez toi et, si tu le permets, je vais rester dormir dans le foin de ta grange.

     — Sois le bienvenu. Mais seras-tu tranquille dans la grange ? Je vais dire aux femmes de te préparer un drap et un oreiller. Hé, les femmes ! cria-t-il en se levant, venez ici !… Fédia, va avec elles. Les femmes sont une stupide engeance.

     Un quart d’heure plus tard, Fédia me conduisit à la grange, une lanterne à la main. Je me laissai tomber dans le foin odorant, mon chien enroulé à mes pieds ; Fédia me souhaita une bonne nuit, la porte grinça et claqua. Je fus assez longtemps sans pouvoir m’endormir. Une vache s’approcha de la porte et souffla bruyamment à deux reprises ; mon chien gronda dignement à son adresse ; un porc passa à proximité en grognant pensivement ; pas très loin de moi, un cheval se mit à mâcher du foin et à s’ébrouer… je m’endormis enfin.

     Fédia me réveilla à l’aube. Ce garçon vif et joyeux me plaisait beaucoup ; et c’était aussi, autant que je pouvais en juger, le préféré du vieux Putois. Ils se moquaient très gentiment l’un de l’autre. Le vieux sortit pour venir à ma rencontre. Était-ce dû au fait que j’avais passé la nuit sous son toit ou à quelque autre raison, toujours est-il que le Putois se montra beaucoup plus aimable avec moi que la veille. 

     — On a préparé le samovar pour toi, me dit-il avec un sourire, allons prendre le thé.

     Nous nous assîmes près de la table. Une robuste paysanne, l’une de ses brus, apporta un pot de lait. L’un après l’autre, tous ses fils entrèrent dans l’izba. 

     — Tu as de grands gaillards ! fis-je à l’adresse du vieillard.

     — Oui, dit-il en mordant dans un petit morceau de sucre. Nous n’avons pas lieu de nous plaindre, moi et ma vieille, on dirait.

     — Et ils habitent tous avec toi ? 

     — Tous, oui. Eux-mêmes le veulent ainsi.

     — Et tous mariés ?

     — Ce polisson-là est le seul à ne pas l’être, répondit-il en montrant Fédia, de nouveau adossé à la porte. Et puis Vaska, qui est encore jeune, il peut attendre.

     — Et pourquoi devrais-je me marier ? répliqua Fédia – je suis bien comme ça. Pour quoi faire, une femme ? Pour me quereller avec elle ?

     — Allez allez… je te connais ! Tu portes des bagues en argent… Tu préfères être tout le temps fourré avec les servantes… « En voilà assez, monsieur l’effronté ! » poursuivit le vieux comme en singeant les femmes de chambre. Je te connais bien, monsieur qui ne veux pas te salir les mains !

     — Et qu’est-ce qu’une paysanne a de bon ?

     — Une paysanne est une travailleuse, déclara gravement le Putois. C’est la servante du moujik.

     — Qu’ai-je besoin d’une travailleuse ?

     — Tu aimes bien qu’on te tire les marrons du feu. On connaît les gens comme toi.

     — Eh bien, marie-moi donc. Hein ? Pourquoi ne dis-tu rien ?

     — Allons, ça va bien, loustic. Regarde, nous dérangeons le maître. Je te marierai, pour sûr… Quant à toi, petit père, ne sois pas fâché : c’est un gamin, tu le vois bien, il n’a pas beaucoup de raison encore.

     Fédia hochait la tête…

     — Le Putois est chez lui ? fit une voix connue derrière la porte ; Kalinytch entra dans l’izba avec une brassée de fraises des champs cueillies pour son ami le Putois. Le vieillard le salua cordialement. Je jetai un coup d’œil surpris à Kalinytch :  j’avoue que je ne m’attendais pas à de telles attentions délicates de la part d’un moujik.

     Ce jour-là, je partis à la chasse quatre heures plus tard que d’habitude, et je passai les trois jours suivants chez le Putois. Mes nouvelles connaissances m’intéressaient. Je ne sais pas ce qui me valait leur confiance, mais ils me parlaient librement. Je les écoutais avec plaisir et les observais. Les deux amis étaient en tout point dissemblables. Le Putois était un homme positif, pratique, avec une tête d’administrateur, un rationaliste ; Kalinytch, au contraire, appartenait à la race des idéalistes, des romantiques, des enthousiastes et des rêveurs. Le Putois entendait la réalité, c’est-à-dire qu’il bâtissait, il amassait de la galette et vivait en bonne entente avec son maître et les autorités ; Kalinytch allait en sandales de tille et tirait le diable par la queue. Le Putois avait élevé une famille nombreuse, soumise et unie ; Kalinytch avait eu autrefois une femme qu’il craignait, et il était sans enfants. Le Putois lisait dans les pensées de M. Poloutykine ; Kalinytch vénérait son maître. Le Putois aimait Kalinytch et lui servait de protecteur ; Kalinytch aimait le Putois et avait pour lui du respect. Le Putois parlait peu, riait dans sa barbe et méditait de son côté ; Kalinytch s’expliquait avec feu, même s’il ne chantait pas comme un rossignol, à la différence des ouvriers volubiles… Mais Kalinytch avait des dons que le Putois lui-même reconnaissait ; ainsi, il savait conjurer les accès de bile, d’épouvante et de rage, chasser les vers ; il savait y faire avec les abeilles et avait des mains d’or. En ma présence, le Putois lui demanda d’amener à l’écurie un cheval nouvellement acheté, et Kalinytch exauça en conscience la prière du vieux sceptique. Kalinytch était proche de la nature, tandis que le Putois l’était davantage des gens, de la société ; Kalinytch n’aimait pas raisonner et croyait à tout aveuglément ; le Putois s’élevait même à une conception ironique de la vie. Il avait vu et savait bien des choses, et j’en appris beaucoup auprès de lui ; j’appris par exemple en l’écoutant que chaque été, avant la fenaison, une petite charrette d’un aspect particulier apparaît dans les campagnes. Dedans, un homme en caftan vend des faux. Il prend un rouble vingt-cinq kopecks en argent liquide, un rouble cinquante en assignats ; à crédit, un billet de trois roubles plus une pièce d’un rouble en argent. Bien entendu, les moujiks lui achètent tous à crédit. Deux-trois semaines plus tard, l'homme réapparaît et réclame son argent. Le moujik vient de faucher son avoine, il a donc de quoi payer ; il va au cabaret avec le marchand pour régler les comptes. Certains propriétaires ont pensé, eux, à acheter des faux en payant en liquide et à les revendre à crédit au même prix aux moujiks ; mais ça n’a pas plu à ces derniers, que l’abattement a même gagnés ; on les privait du plaisir de faire claquer leur ongle sur la faux et d’écouter le son produit, de la faire tourner dans leurs mains et de demander une vingtaine de fois au rusé commerçant : « Dis voir, mon p’tit gars, elle n’a pas quelque chose qui cloche, cette faux ? » Le même manège a lieu lors de l’achat des faucilles, à ceci près que les paysannes s’en mêlent et obligent parfois le vendeur à les rosser pour leur bien. Mais les paysannes souffrent surtout à l’occasion de ce qui suit. Les fournisseurs de matériel pour les fabriques de papier confient l’achat des chiffons à des individus d’un type particulier que dans certains districts on appelle des « aigles ». Un tel « aigle » reçoit du marchand deux cents roubles en assignats et va courir sa proie. Mais, à la différence du noble oiseau dont il a reçu le nom, il n’attaque pas ouvertement et hardiment : au contraire, cet « aigle » a recours à la ruse et à l’astuce. Il laisse quelque part sa charrette dans des fourrés non loin du village, et lui-même va par les arrière-cours et l'arrière des maisons comme un vulgaire passant ou un simple flâneur. Les paysannes flairent son approche et se précipitent à sa rencontre. La transaction se conclut à la hâte. Pour quelques piécettes de cuivre, la bonne femme donne à l’« aigle » non seulement les chiffons dont elle n’a plus besoin, mais souvent même la chemise de son homme et sa propre jupe. Ces derniers temps, les paysannes ont jugé bon de se voler elles-mêmes et d’écouler ainsi le chanvre, en filasse, notamment : importante expansion et perfectionnement de l’industrie des « aigles » ! Cependant, les moujiks sont devenus plus attentifs à leur tour et, au moindre soupçon, à la première rumeur encore lointaine de l’arrivée d’un « aigle », ils prennent des mesures de prévention et de correction. En effet, c’est tout de même vexant, non ? C’est leur affaire, de vendre le chanvre, et ils le vendent, sans aller eux-même en ville, mais à des mercantis de passage qui, faute de balance, comptent pour un poud16 une quarantaine de poignées – et vous savez ce que vaut la poignée d’un Russe, surtout quand il y va de bon cœur ! 

     De tels récits, moi qui étais quelqu’un d’inexpérimenté et peu averti17 des choses de la campagne, je ne me lassais pas de les écouter. Mais le Putois ne faisait pas que raconter, il me posait lui-même beaucoup de questions. Ayant appris que j’étais allé à l’étranger, sa curiosité s’était enflammée… Kalinytch n’était pas en retard sur lui ; mais Kalinytch, ce qui le touchait surtout, c’étaient les descriptions de la nature, les montagnes, les chutes d’eau, les bâtiments extraordinaires, les grandes villes ; le Putois, c’étaient les questions d’administration étatique qui l’intéressaient. Il les passait en revue en procédant par ordre : « Sur ce point, est-ce chez eux comme chez nous, ou est-ce autrement ?… Eh bien, parle, petit père, comment est-ce ?… » — « Ah, Seigneur ! Que Ta volonté soit faite ! » s’écriait Kalinytch pendant que je parlais ; le Putois se taisait, fronçait ses épais sourcils et remarquait seulement de temps en temps : « Ceci ne marcherait pas chez nous, mais cela, c’est bien, c’est en bon ordre. » Je ne peux pas reproduire toutes ses questions, et ce serait inutile ; mais je retirai de nos discussions une conviction que mes lecteurs n’attendent certainement pas : la conviction que Pierre le Grand fut profondément russe, précisément par ses réformes. Le Russe est si sûr de sa force et de sa robustesse qu’il ne demande pas mieux que de se rompre lui-même : il s’intéresse peu à son passé et regarde hardiment vers l’avant. Ce qui est bien lui plaît, ce qui est sage, il l’accepte, et peu lui importe d’où cela provient. Son bon sens se moque volontiers de la raison sèche et étriquée des Allemands ; mais ceux-ci, le Putois les déclarait un peuple intéressant, il se disait prêt à apprendre d’eux. Grâce au caractère exceptionnel de sa situation, à son indépendance de fait, le Putois me disait beaucoup de choses que je n’aurais jamais pu obtenir d’un autre, même sous la meule, comme disent les moujiks. Il comprenait en effet quelle était sa situation. En discutant avec le Putois, j’entendis pour la première fois les propos simples et sensés du moujik russe. Son savoir était, à sa façon, assez vaste, mais il ne savait pas lire ; Kalinytch, lui, savait lire. « L’instruction a réussi à ce vaurien, observa le Putois : même ses abeilles ne meurent jamais. » — « Et tu as fait apprendre à lire à tes enfants ? » Le Putois se tut un instant. « Fédia sait lire. » — « Et les autres ? » — « Les autres ne savent pas. » — « Et pourquoi ? » Le vieux ne répondit pas et changea de sujet. Du reste, aussi intelligent qu’il fût, cela ne l’empêchait pas de charrier une quantité de préjugés et de préventions. Ainsi, il avait un profond mépris pour les femmes et, dans ses moments de gaieté, prenait plaisir à se moquer d’elles. Son épouse, une vieille femme acariâtre, restait toute la journée sur le poêle18 à bougonner et à jurer ; ses fils ne faisaient pas attention à elle, mais elle se faisait craindre de ses brus comme on craint Dieu. Ce n’est pas pour rien que, dans une chanson russe, la belle-mère chante : « Quel fils ai-je donc, voilà un chef de famille qui ne bat pas sa jeune femme ! »  J’eus un jour l’idée de prendre la défense de ses belles-filles, je m’efforçai d’éveiller la compassion du Putois ; mais il me demanda tranquillement quelle rage j’avais de m’occuper de vétilles sans intérêt : «  Autant laisser les bonnes femmes se chamailler… C’est encore pire quand on les sépare, et ça ne vaut pas la peine de se salir les mains. » La méchante vieille descendait parfois du poêle et appelait le chien de garde couché dans l’entrée en répétant : « Viens ici, petit chien ! », pour le battre sur son échine maigre à coups de tisonnier ; ou encore, elle allait sous l’auvent et « s’engueulait », comme disait le Putois, avec tous les passants. Elle avait tout de même peur de son mari et remontait sur le poêle lorsqu’il le lui ordonnait. Mais ce qui était particulièrement intéressant, c’était d’écouter Kalinytch discuter avec le Putois, lorsque ils en arrivaient à M. Poloutykine. « N’y touche pas, Putois, devant moi ! » disait Kalinytch. « Et pourquoi ne t’offre-t-il pas des bottes ? » répliquait l’autre. « Bah, des bottes !… Qu’ai-je besoin de bottes ? Je suis un moujik… » — « Moi aussi, je suis un moujik, et regarde un peu… » En disant cela, le Putois levait sa jambe et montrait à Kalinytch sa botte, taillée semblait-il dans du cuir de mammouth. « Ah, toi, tu n’es pas tout à fait un moujik comme nous autres ! » répondait Kalinytch. « Eh bien, il pourrait au moins te donner de l’argent pour acheter des laptis19. » — « Il m’en donne. » — « Oui, l’an dernier, il t’a donné dix kopeks. » Kalinytch se détournait, mécontent, cependant que le Putois riait aux éclats, ce qui faisait disparaître complètement ses petits yeux.

     Kalinytch avait une voix assez agréable et jouait de la balalaïka. Le Putois l’écoutait , l’écoutait, et, penchant soudain sa tête de côté, se mettait à l’accompagner d’une voix plaintive. Il aimait particulièrement la chanson : « Quel triste sort est le mien ! » Fédia ne ratait pas l’occasion de se moquer de son père. « Qu’as-tu à t’apitoyer ainsi, le vieux ? » Mais le Putois, le visage appuyé sur la main, fermait les yeux et continuait à s’apitoyer sur son sort… À d’autres moments, cependant, nul n’était plus actif que lui : il était toujours occupé à rafistoler une  charrette, étayer une palissade ou vérifier un harnais. Il n’était pourtant pas particulièrement attaché à la propreté et, un jour que je lui en faisais la remarque, il me répondit : « Une izba doit sentir, puisqu’elle est habitée. »

     — Regarde donc, lui objectai-je, comme le rucher de Kalinytch est propre.

     — Petit père, me dit-il avec un soupir, autrement, les abeilles n’y resteraient pas.

     « Tu as ta propriété ? » me demanda-t-il une autre fois. « Oui. » – Loin d’ici ? » – « À cent verstes d’ici. » — « Et tu y habites, petit père ? » — « Oui. » — « Mais ce que tu fais surtout, peut-être, c’est de te balader avec ton fusil ? » — « Je l’avoue. » — « Tu as bien raison, petit père ; tire les coqs de bruyère tant que tu veux, et change plus souvent de staroste20. »

     Le soir du quatrième jour, M. Poloutykine m’envoya chercher. Je quittai le vieillard à regret. Je m’assis avec Kalinytch dans la charrette. « Eh bien, adieu, Putois, porte-toi bien, dis-je. Adieu, Fédia. » — « Adieu, petit père, adieu, ne nous oublie pas. » Nous nous mîmes en route ; le crépuscule venait de s’enflammer. « Il va faire joliment beau, demain », observai-je en regardant le ciel clair. « Non, nous aurons de la pluie, répliqua Kalinytch : les canards barbotent tant qu’ils peuvent, et l’herbe sent très fort. » Nous nous enfonçâmes dans les taillis. Kalinytch chantait à mi-voix en tressautant sur le siège du cocher et n’avait d’yeux que pour le couchant…

     Le lendemain, je quittai le toit hospitalier de M. Poloutykine.






Notes


  1. Dans la région d’Orel (en russe : Oriol, Aigle) , ville natale de Tourguéniev.
  2. Dans la région de Kalouga. Cette dernière ville n’est pas si éloignée d’Orel, de nos jours 200 km…
  3. La verste faisait environ 1,1 km.
  4. Désignés par un terme signifiant place, avec un pluriel irrégulier : une note de l’auteur précise que la langue, du côté d’Orel, comporte de nombreux vocables et tournures spécifiques, parfois bien tournés, parfois assez hideux.
  5. Restes d’obstacles formés d’arbres et de fossés édifiés et creusés au XVIe siècle pour défendre la Russie centrale contre les dernières invasions de nomades.
  6. Akim Nakhimov (1782-1814), poète satirique, mort de phtisie. Je n’ai rien déniché au sujet de la nouvelle citée, peut-être inventée par l’auteur.
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kvas
  8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Souzdal
  9. La déciatine faisait environ 1,1 hectare.
  10. Fils de Kouzma. Forme irrégulière de patronyme.
  11. Le serf pouvait acheter son émancipation. Un cas célèbre est celui du grand-père paternel de Tchékhov.
  12. Espadrille tressée en écorce de tilleul. Au pluriel : lapti ou laptis.
  13. Il est surtout, voire exclusivement, question de gibier à plumes dans les récits de Tourguéniev.
  14. Du premier fonctionnaire venu (note trouvée chez H. Mongault).
  15. Vaska, ou Vassia (Ivan) : le jeune cocher déjà mentionné.
  16. 16,4 kg environ.
  17. Avec, dans le texte, un « régionalisme » accompagné de l’indication : comme nous disons à Orel.
  18. Il s’agit du grand poêle russe qui chauffe, dans lequel on cuit le pain et au sommet du lequel on peut s’étendre.
  19. Voir la note 12.
  20. L’ancien du village du propriétaire. On peut voir chez Gontcharov qu’il lui arrive de chercher à rouler son maître…

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