mardi 28 décembre 2021

Trois textes de Mikhaïl Boulgakov

     Voici trois articles datant de l’époque de la Nep, dans la première partie des années vingt. Les deux premiers, satiriques, sont parus dans le quotidien Goudok, c’est-à-dire Le Sifflet, journal lié aux chemins de fer. Le troisième est différent : il parut dans À La Veille, seul journal de l’émigration autorisé en Russie soviétique, et faisant en fait de la propagande auprès des émigrés en faveur d’une collaboration avec le nouveau régime. Ce texte s’inspire d’un fait divers assez horrible, une histoire de tueur en série, mais les considérations exposées par Boulgakov vont bien plus loin qu’un simple compte rendu journalistique : on peut y lire en filigrane (voir à ce sujet la première note se rapportant à ce texte…) un étonnement devant les personnages sanglants sécrétés par la Russie, cette critique prenant nécessairement un tour politique, même s’il n’est pas explicité dans l’article : nous sommes en 1923, les horreurs de la guerre civile ne sont pas bien loin, celles du stalinisme restent à venir.

Pour les deux premiers textes, j’ai consulté la traduction de Renata Lesnik (La locomotive ivre, Ginkgo éditeur 2005). 




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La locomotive ivre1





     À la gare, tout le monde boit en chœur, de l’aiguilleur au régulateur, à quelques rares exceptions près…

             (Extrait du journal2 Le Sifflet )


     

     Le rapide approchait avec un sifflement menaçant. Juste à l’aiguillage, la puissante locomotive eut un tressaillement soudain, puis sautilla avant de se mettre à se balancer, comme si elle hésitait, se demandant de quel côté se renverser. Le mécanicien épouvanté poussa un cri perçant et donna un tel coup de frein que, dans le wagon de tête, une vitre des toilettes se brisa, et que, dans le wagon-restaurant, cinq voyageurs furent échaudés par du thé bouillant. Le train s’arrêta. Et le mécanicien, le visage décomposé, passa la tête par la fenêtre.

     Sur le petit balcon du poste d’aiguillage se tenait un individu débraillé, en linge de corps, le visage cramoisi. Il tenait dans la main gauche un drapeau vert graisseux, et dans la droite un sandwich au saucisson fumé. 

     — Tu es devenu cinglé ? hurla le mécanicien en faisant de grands gestes.

     Des passagers blêmes se montrèrent à toutes les fenêtres.

     L’homme sur le balcon eut un hoquet, puis sourit, débonnaire.

     — J’ai fait une petite erreur, répondit-il, et il poursuivit : — J’ai placé l’aiguille et… ensuite, je regarde et… le malin t’emmène dans le cul-de-sac ! J’ai recommencé à déplacer l’aiguille. On se demande pourquoi elles sont enfoncées, ces aiguilles ! On ne peut pas s’y retrouver. Surtout, si j’étais un spécialiste…

     — Tu es saoul, canaille, dit le mécanicien, tremblant encore de peur. Ivre au travail ! Tu aurais pu tuer des gens !!!

     — Ça ne… n’est pas étonnant, acquiesça l’homme au saucisson, surtout que… si j’étais un aiguilleur formé… mais je suis tailleur, moi…

     — Qu’est-ce que tu dégoises ? demanda le mécanicien.

     — Je ne dégoise rien du tout, dit l’homme : je suis le compère3 de l’aiguilleur. J’étais à un mariage. L’aiguilleur était devenu inapte au service. Voilà que son épouse me dit : « Pafnoutitch, va manœuvrer l’aiguillage pour le rapide… »

     — Quelle horreur !!! Un cau-che-mar ! Au tribunal, ces gens !!! criaient les passagers.

     — Moi, je veux bien du tribunal, fit avec indolence l’homme au saucisson, surtout si vous aviez versé, là, d’accord… Mais, vu que vous vous en êtes bien tiré… Dieu merci !

     — Eh bien, laisse-moi juste arriver au quai, dit le mécanicien entre ses dents, tu verras le procès-verbal qu’on va te faire…

     — Arrive, arrive, ricana l’homme au saucisson. Avec ce qui se passe ici, mon vieux… l’heure n’est pas aux procès-verbaux. Nous avons le sous-chef de gare qui fête ses noces d’argent !

     Le mécanicien envoya un coup de sifflet, atteignit un levier et, regardant prudemment par la fenêtre, rampa vers le quai. Les wagons eurent un soubresaut et s’immobilisèrent. Les voyageurs regardaient par toutes les fenêtres, stupéfaits.

     Le chef de train donna un coup de sifflet et descendit.

     Une silhouette en casquette rouge, sa tunique déboutonnée, la face joyeusement rubiconde, s’écria en ouvrant les bras :

     — Eh ben ! Une rencontre inattendue ! Qui… qui je vois ? Si mes yeux ne me trompent pas… hic… C’est Souskov, le chef de train, mon grand ami de la gare de voyageurs de Rjev ! Réjouissez-vous, les amis, Souskov est arrivé avec le rapide !

     Répondant à ce cri, des visages cramoisis se montrèrent aux fenêtres de la gare et s’exclamèrent :

     — Hourra ! Amène-nous Souskov !

     Un accordéon se mit à jouer.

     — Oui, Souskov, répondit le chef abasourdi et suffoqué par l’odeur d’alcool, vous voudrez bien me faire le procès-verbal, et me donner ensuite le bâton-pilote4. Nous sommes pressés…

     — Alors c’est comme ça… Cinq ans qu’on ne s’est pas vu, et voilà ce qu’il me sort ! Il est pressé ! Tu veux peut-être aussi un sceptre ? Tu es un porc, Souskov, pas un chef de train !… Comprends donc que c’est jour de fête, pour moi. Je ne te laisserai pas filer… Inutile de me le demander ! Le sémaphore est sous clé, terminé ! On va vider chacun une carafe en souvenir du bon vieux temps… Passons joyeusement la nuit, les amis5 !

     — Camarade DCP6… qu’est-ce qui vous prend ?… Excusez-moi, mais vous êtes ivre. Nous devons aller à Moscou !

     — Étrange bonhomme, qu’as-tu donc oublié à Moscou ? Laisse tomber : canicule et poussière… Tu arriveras demain… Ça nous fait plaisir, de voir quelqu’un. Ici, c’est un trou perdu. Ça nous fait plaisir, de voir un homme neuf…

     — De grâce, j’ai des voyageurs, que dites-vous là ?

     — Laisse-les tomber, ils n’ont rien à foutre, alors ils se baguenaudent en chemin de fer. L’autre jour, il est arrivé un rapide… je demande : où allez-vous ? En Crimée, qu’ils me répondent… Tiens donc ! Tout le monde vit de la même façon, et eux, ils vont en Crimée !… Ils y vont sûrement pour picoler.

     — Quel cauchemar ! criait-on aux fenêtres des wagons. 

     — Nous nous plaindrons au Sovnarkom7 !

     — Ah… c’est comme ça ? dit la silhouette en se fâchant. On veut cafarder ? Qui a parlé de se plaindre ? C’est vous ?

     — J’ai dit, glapit une figure à la fenêtre d’un wagon international, que j’allais vous faire virer !

     — Vous êtes un crétin dans un wagon international, trancha avec sévérité la silhouette.

     — Procès-verbal ! criait-on dans le wagon aux banquettes sans rembourrage. 

     — Ah bon, un procès-verbal ? D’ac-d’accord. Mais vous pouvez toujours courir pour avoir le bâton-pilote, on verra bien comment vous irez vous plaindre. Allons-y, Vassia ! ajouta la silhouette à l’adresse d’un peseur en blouse noire, complètement saoul, qui s’était approché – Allons-y, Vassiatka ! Eux, tu peux t’en fiche ! Les invités de Moscou, les hôtes de la capitale nous font offense ! Eh bien, qu’ils restent ici, le temps de refroidir.

     La silhouette cracha sur le quai, écrasa du pied son crachat, et puis le quai se retrouva désert.

     Dans les wagons, ça hurlait.

     — Holà, holà ! criait le chef de train en donnant des coups de sifflet. S’il y a dans la gare quelqu’un de sobre, qu’il se montre !

     Une petite silhouette nu-pieds sortit de dessous les roues, on ne savait d’où au juste, et dit :

     — Moi, m’sieur, je suis sobre.
     — Et qui es-tu ?

     — Moi, m’sieur, je vends des cerises à la gare.

     — Eh bien, mon p’tit gars… tu as l’air d’un p’tit gars sensé, nous te donnerons vingt kopecks. Cours en avant nous dire si la voie est libre. Il nous faut juste sortir d’ici.

     — Sur votre voie, m’sieur, il  y a une locomotive complètement ivre.

     — Comment cela ?

     — La silhouette ricana et dit :

     — Ayant bien bu, pour rire un peu, ils ont versé de la vodka à la place de l’eau. La loco reste là à siffler…

     Le chef de train et les passagers se figèrent et restèrent sur le quai, pétrifiés. On ignore s’ils ont réussi à quitter la gare.



« Le Sifflet », 12 juin 1926



     





Notes


  1. Ce récit date de juin 1926. Le titre peut évoquer le poème Le tramway égaré de Nicolas Goumiliov…
  2. Quotidien auquel collaborèrent des écrivains comme Boulgakov, Zamiatine, Ilf et Petrov :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Goudok
  3. Parent par le baptème : c’est le parrain d’un enfant de l’aiguilleur.
  4. https://www.google.com/search?q=b%C3%A2ton-pilote&rlz=1C5CHFA_enFR844FR844&oq=b%C3%A2ton-pilote&aqs=chrome..69i57.5640j1j7&sourceid=chrome&ie=UTF-8
  5. Refrain de la chanson russe « la vie est courte ».
  6. Acronyme du titre « Sous-chef de gare ».
  7. En raccourci : Conseil des Commissaires du Peuple. Nom de l’exécutif jusqu’en 1946.












Mam’zelle Jeanne





          À notre club de la gare de Z***, a eu lieu une soirée avec la voyante et hypnotiseuse Jeanne. elle devinait les pensées des gens et a gagné cent-cinquante roubles dans la soirée.

                                                              Correspondant ouvrier



     La salle se figea. Portant une robe mauve et des bas rouges, une dame fit son apparition sur l’estrade, ses yeux fardés pleins d’inquiétude. Elle était suivie par un individu pétulant, arborant un pantalon à rayures et un chrysanthème à la boutonnière de son veston, le tout littéralement mangé aux mites. Lequel individu lança des coups d’œil à gauche et à droite, puis se pencha et chuchota à l’oreille de la dame :

     — Le chauve au premier rang, au col en papier, c’est le deuxième adjoint du chef de gare. Il a récemment fait une demande en mariage, refusée. S’appelle Niourotchka. (À haute voix, en s’adressant à l’assistance.) Très estimé public ! J’ai l’honneur de vous présenter la célèbre voyante et médium mam’zelle Jeanne de Paris et de Sicile. Elle lit aussi bien le passé que le présent et devine l’avenir autant que les secrets de famille les plus intimes !

     Dans la salle, les gens blêmirent. 

     (À Jeanne.) Prends un air énigmatique, idiote. (À l’assistance.) Mais il ne faut pas y voir quelque chose tenant du miracle ou de la sorcellerie. Rien de tel, puisque les miracles n’existent pas. (À Jeanne.) Je t ‘ai dit cent fois de porter ton bracelet pendant le spectacle. (À l’assistance.) Tout repose exclusivement sur les forces de la nature, avec l’autorisation de la section syndicale et de la commission culturelle. Il s’agit de naturopathie à base d’hypnotisme, selon l’enseignement des fakirs hindous, opprimés par l’impérialisme anglais. (À Jeanne.) Celle sous le slogan, sur le côté, avec le petit sac à main, son mari la trompe à la gare voisine. À l’assistance.) Si vous désirez connaître de grands secrets de famille, veuillez me posez vos questions, et je les transmettrai sous hypnose à la célèbre Jeanne… Asseyez-vous, je vous prie, mam’zelle… chacun son tour, citoyens ! À Jeanne.) Un, deux, trois – et voilà, le sommeil vous gagne ! (Il fait certains gestes avec ses mains, comme pour ficher ses doigts dans les yeux de Jeanne.) Il vous est donné de voir un stupéfiant numéro d’occultisme. (À Jeanne.) Endors-toi, tu as fini d’écarquiller les yeux ? (À l’assistance.) La voilà qui dort ! je vous en prie…

     Dans un silence de mort, l’adjoint du chef de gare se leva ; son visage devenant écarlate, puis pâle, il demanda, d’une voix sauvagement déformée par la peur :

     — Quel est l’évènement le plus important pour moi, à l’heure actuelle ?

     L’individu (À Jeanne.) :

     — Regarde bien mes doigts, idiote.

     L’individu fit tourner son index sous le chrysanthème, puis fit avec ses doigts de mystérieux signes qui signifiaient : « bri-sé ».

     — Votre cœur, commença Jeanne d’une voix sépulcrale, comme si elle parlait dans son sommeil, votre cœur a été brisé par une femme perfide.

     L’individu cligna des yeux pour approuver. La salle fit : « Oh ! » en fixant des yeux le malheureux adjoint du chef de gare.

     — Comment s’appelle-t-elle ? demanda d’une voix rauque l’adjoint repoussé.

     N, iou, r, o, tch… épela l’individu, ses doigts tournicotant au revers de son veston. 

     — Niourotchka ! répondit fermement Jeanne.

     Complètement vert, l’adjoint quitta sa place, jetant un regard chagrin de tous les côtés, fit tomber sa chapka et son paquet de cigarettes et s’en alla. 

     — Est-ce que je me marierai ? cria soudain d’une voix hystérique une jeune fille. Dites-le-moi, chère mam’zelle Jeanne !

     L’individu la toisa d’un œil exercé, prit en compte le bouton qu’elle avait sur le nez, ses cheveux filasse et sa scoliose, et ses doigts firent la nique auprès du chrysanthème.

     — Non, vous ne vous marierez pas, dit Jeanne.

     Un grondement d’escadron passant sur un pont parcourut la salle, tandis que lla jeune fille, glacée d’effroi, s’enfuyait. 

     La femme au petit sac à main se dégagea du slogan et fonça sur Jeanne.

     — Laisse tomber, Dachenka, chuchota derrière elle une voix masculine enrouée.

     — Oh non, maintenant, je vais savoir tous les tours que tu me joues, dit la propriétaire du sac à main : dites, mam’zelle, alors, il me trompe, mon mari ?

     L’individu évalua le mari, rencontra du regard ses petits yeux embarrassés, prit en compte la forte rougeur de sa figure et plia son doigt, formant un crochet qui signifiait : « oui ». 

     — Il vous trompe, répondit Jeanne en soupirant.

     — Avec qui ? demanda Dachenka d’une voix lugubre.

     « Merde, comment s’appelle-t-elle, déjà ? se dit l’individu. Il faut que je le retrouve… oui, oui, c’est la femme de… ah merde… Ça y est : Anne. »

     — Chère J… anne, dites-nous, J… anne, avec qui son mari la trompe-t-il ?

     — Avec Anne, répondit Jeanne avec assurance. 

     — Je le savais ! s’écria Dachenka en sanglotant. Je l’avais depuis longtemps deviné. Salaud !

     Et elle accompagna ces mots d’un coup de son sac sur la joue droite, fraîchement rasée, de son mari.

     Et la salle entière éclata de rire.


     

     

(Texte paru en février 1925 dans le quatidien Le Sifflet)








L’affaire Komarov1





     Dès le début de l’année 1922, des gens commencèrent à disparaître à Moscou. Pour une raison mystérieuse, cela concernait le plus souvent des maquignons ou des paysans des environs de Moscou venus acheter des chevaux. Ce qui se passait, c’est qu’au lieu de réaliser son achat, l’acheteur disparaissait.

     À la même époque, on faisait la nuit d’étranges et désagréables découvertes : dans les terrains vagues du Zamoskvariétché2, dans des maisons écroulées ou des bains à la construction inachevée de la rue Chabolovka, on trouvait des sacs humides et à l’odeur fétide. À l’intérieur, des cadavres nus, des restes d’hommes.

     À la suite de quelques découvertes de ce genre, la police judiciaire de Moscou3 se retrouva en émoi. Le fait était que tous les sacs contenant les assassinés portaient les mêmes empreintes : c’était l’œuvre d’un seul homme. Les têtes avaient apparemment toutes été fracassées par le même instrument émoussé, les cadavres étaient tous liés de la même façon – avec un soin d’expert –, bras et jambes ramenés sur le ventre. Les liens étaient solides, consciencieusement noués.

     La police se mit instamment à s’occuper de l’affaire. Mais pas mal de temps s’était déjà écoulé, et plus de trente personnes gisaient dans des sacs au milieu des tas de briques du Zamoskvariétché. 

     L’enquête avançait lentement, mais avec opiniâtreté. Les sacs étaient ficelés d’une façon caractéristique : à la manière dont usent les gens habitués à atteler les chevaux. Ne serait-ce pas un cocher l’assassin ? On avait trouvé des traces d’avoine au fond de quelques sacs. Il y avait de grandes chances pour que l’assassin fût un cocher. Des vingt-deux cadavres déjà trouvés, sept seulement avaient pu être identifiés. On réussit à établir qu’ils étaient tous venus à Moscou pour des affaires de chevaux. Aucun doute : c’était un cocher.

     Mais la piste s’arrêtait là. Nul fil ne reliait le moment où quelqu’un voulait acheter un cheval et celui où il était retrouvé mort. Pas trace de discussion ou de rencontre. Sous ce rapport, l’affaire était réellement exceptionnelle.

     Un cocher, donc. On trouve les cadavres dans le Zamoskvariétché, encore et toujours. L’assassin – le cocher – habite dans ce quartier.

     Un large lacet policier enveloppa les marchés aux chevaux, les salons de thé, les emplacements où stationnaient les fiacres, les cabarets. On cherchait les traces du cocher du Zamoskvariétché.

     Et voilà qu’à ce moment, on découvrit un cadavre d’enfant, la tête fracassée et recouverte d’un lange frais. Le nœud se rétrécit aussitôt : on recherchait un homme marié chez qui une naissance s’était récemment produite.

     On le trouva, parmi un millier de cochers. 

     Vassili Ivanovitch Komarov, cocher de fiacre, habitait au numéro 26 de la rue Chabolovka. Il exerçait son métier de façon étrange : sans presque jamais prendre place dans la file de stationnement, mais en allant souvent aux marchés aux chevaux. Il avait toujours de l’argent et buvait beaucoup.

     Dans la nuit du 18 mai, une escouade d’agents se présenta rue Chabolovka avec un mandat, prétendant rechercher un alambic clandestin. Le cocher les reçut avec un calme imperturbable. Mais lorsqu’on entreprit d’ouvrir une porte donnant, via un escalier, dans un réduit, il sauta du premier étage dans le jardin et réussit à s’enfuir, en dépit du fait que l’appartement était cerné.

     Mais on se mit très activement à sa recherche, et on l’attrapa la nuit même à Nikolski, dans la banlieue de Moscou, chez une laitière de sa connaissance. On le surprit en pleine activité. Assis, il rédigeait au revers de sa carte d’identité une déposition relative à ses crimes, en y mêlant, allez savoir pourquoi, ses voisins.

     À Moscou, rue Chabolovka, des agents examinaient au même moment le dernier cadavre trouvé dans le réduit. À l’ouverture de ce dernier, le cadavre était encore tiède.


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     Tant que dura l’instruction, Moscou bourdonna de l’expression « le cocher Komarov ».  Les femmes évoquaient des taies d’oreiller pleines d’argent, disaient que Komarov nourrissait ses porcs avec des entrailles humaines, etc. 

     Ce n’étaient, bien sûr, que des absurdités. 

     Mais la pure vérité, telle que l’établit l’instruction, était d’une telle nature qu’eussent mieux valu des tas d’argent dans des taies d’oreiller, et même cette odieuse manière de nourrir les cochons ou quelque autre atrocité perverse. Si l’affaire avait été plus embrouillée et plus horrible, cela eût peut-être été moins pénible, car là, ce qui apparaissait le plus effrayant dans l’affaire, c’était l’homme lui-même, Komarov (détail sans importance : évidemment, il ne s’appelait pas Vassili Ivanovitch Komarov, mais Vassili Térentiévitch Petrov. Cette fausse identité, trace vraisemblable  d’un passé criminel… Mais, je le répète, cela n’a pas d’importance).

     Je ne souhaite nullement écrire un feuilleton criminel, je l’assure au lecteur, mais  je ne puis m’occuper d’autre chose, parce qu’aujourd’ hui me trotte inlassablement dans la tête le désir de comprendre malgré tout ce Komarov. 

     Il se trouve qu’il avait des nattes spéciales sur lesquelles il faisait saigner les cadavres (pour ne pas salir les sacs ni son traîneau) ; lorsque ses moyens le lui permirent, il acheta dans ce but une cuve en zinc. Il tuait avec soin et de façon extraordinairement économique : toujours de la même façon, d’un coup de marteau sur le crâne, sans hâte et sans bruit, au beau milieu d’une paisible discussion (les assassinés étaient tous ces gens recherchant des chevaux. Il leur présentait son cheval et les invitait chez lui pour conclure le marché) en tête à tête, sans la moindre complicité : il avait éloigné sa femme et ses enfants.

     On abat ainsi le bétail. Sans pitié mais sans la moindre haine. Il en tirait profit, mais pas des sommes fantastiques. L’acheteur avait en poche approximativement la valeur d’un cheval. Komarov ne cachait aucune richesse dans ses taies d’oreiller, mais cet argent lui permettait de manger et de boire, et d’entretenir sa famille. Il avait en quelque sorte son abattoir à domicile.

     Cela mis à part, c’était un homme ordinairement mauvais, comme il y en a des millions. Il battait femme et enfants et se saoulait, mais le dimanche invitait des prêtres qui célébraient l’office chez lui, et auxquels il offrait du vin. Bref, un homme pieux au sale caractère.

     Les reporters, les feuilletonistes et les philistins paradèrent pendant deux semaines en employant le terme d’« homme-fauve ». Terme tristement inconsistant et n’expliquant rien du tout. Et cette économie dans la boucherie criminelle se révéla au point de tuer pour moi ces notions insignifiantes de « sauvagerie », et se renforça en moi une autre formule, celle de « ni bête sauvage ni être humain, en aucun cas ». 

     Il était impossible de voir en Komarov un être humain, pas plus qu’il n’est possible d’appeler « montre » un oignon dont on a enlevé le mécanisme.


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          Le procès me confirma dans cette formule. Devant le tribunal se présenta un homme quelconque, n’ayant aucunement l’apparence d’une bête sauvage. Il se peut, du reste, que certains traits particuliers en lui eussent été repérables par un psychiatre, mais le regard ordinaire voyait en lui un homme quelconque d’un certain âge, au visage sans charme mais nullement animal, et ne montrant aucun signe de dégénérescence. 

     Mais lorsque cette créature se mit à parler devant le tribunal, et surtout à ricaner d’un rire rauque, je compris, pas entièrement mais dans une large mesure (j’ignore si c’était le cas des autres assistants), ce que signifiait le terme « non humain ».

     Quand sa première femme s’était empoisonnée, ce… cette créature avait dit :

     — Qu’elle aille au diable !

     Lorsque cette créature se remaria, ce fut sans s’intéresser le moins du monde à qui était cette femme, et d’où elle venait.

     — Ben quoi, avoir des gosses avec elle et les baptiser, quoi ! (Petit rire.)

     — D’un coup, paf4 ! (à la question sur la façon dont il tuait ses victimes. Petit rire.)

     — Allez savoir ! (ce dicton5 idiot en réponse à de nombreuses questions. Petit rire.)

     — Vous n’avez pas donné à manger de la chair humaine à vos gorets ?

     — Non (hi-hi !)… si je les avais ainsi nourris, j’en aurais pris davantage…  (hi-hi !)

     Et ainsi de suite. Et, à tout bout de champ, cet « Allez savoir » crâne et ignoble, accompagné d’un ricanement. Il s’avère que la créature ne perçoit nulle part d’êtres humains : il n’y a que des « énergumènes » et des « boulets ». Il n’a que mépris pour tout ça. Où est donc la bête fauve, là-dedans ? S’il avait haï et tué avec fureur, il eût moins offensé l’assistance qu’avec cet extraordinaire mépris. On aurait pu maltraiter un animal, un chien, avec le manque d’attention inouï dont Komarov gratifiait l’assistance. Sa femme était « une Polonaise catholique romaine » (hi-hi). Elle « mange beaucoup ». Il disait cela sans méchanceté ni avarice. « Qu’elle mange à mes côtés, cette guenille catholique romaine. » Sans méchanceté, il lui « donnait parfois des gifles ». Il battait les enfants « pour leur apprendre ».

     — Quel était votre but en tuant ?

     Il était double, en fait. C’est très compréhensible. D’abord, pour l’argent. Ensuite, eh bien c’était parce  qu’« il n’aimait pas ls gens ». Des bestiaux pareils, les tuer présentait un double avantage : et le gain et la conscience de soustraire à la vue des créatures déplaisantes. Comme une chenille, disons, ou un serpent… Ce qu’étaient les gens pour Komarov.

     Bref, ces créatures étaient des mirages sur la rétine du cocher. Le refus froid et permanent de voir des gens sur terre. Tout sauf des gens.

     L’effrayante auréole de l’ »homme-fauve » avait disparu. Il n’y avait rien d’effrayant. Seulement quelque chose d’extraordinairement repoussant.


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     À dégager. Avait-il peur ? Non. Cette créature était forte, elle n’était pas froussarde.

     Selon moi, il s’était même légèrement payé la tête des interviewers6, des enquêteurs et du tribunal. Il sortait parfois des balivernes. Mais mollement. Avec un petit sourire railleur. Ça vous intéresse ? Soit. il aurait « bien aimé tuer un tzigane, ou un pope »… Pourquoi ? « Comme ça… »

     Et on sentait qu’il n’avait jamais eu le désir de tuer un tzigane, pas plus qu’un pope, seulement, comme les « énergumènes » l’assiégeaient de questions, il répondait le premier truc qui lui passait par la tête.

     Quelqu’un lui demanda son avis sur ce qui l’attendait. « Eh… nous y passerons tous ! »

     Indifférent, fort, pas poltron et très stupide d’un point de vue humain Des saillies bouffonnes sans rime ni raison, des pensées rares et absurdes. Et, sur ce fond d’imbécillité humaine, le brillant, magnifique mélange fait de cette muflerie spécifique dont sont imprégnés de très nombreux petits-bourgeois7 du Zamoskvariétché !… tous ces porteurs de caftan empoisonnés par les grandes villes.

     À propos de sa force.

     Une nuit, après avoir assassiné j’ignore qui au juste, il trimballait la cadavre sanglant et empaqueté en direction de la Moskova. Un milicien l’arrêta.

     — Tu transportes quoi ?

     — T’es mauvais, toi, répondit délicatement Komarov. Tâte donc.

     Le milicien était effectivement « mauvais ». Il toucha le sac du doigt et laissa repartir Komarov.

     Ensuite, Komarov se fit accompagner par sa femme.


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     À la suite de ces expéditions, Sophie Komarov se retrouva sur le banc des accusés à côté de son époux.

     Son visage ne m’était pas non plus inconnu. Il m’était arrivé maintes fois, place Soukharievskaïa, rue Domnikovskaïa ou boulevard Smolienski, de voir de tels visages de femme, tristes, jaunes et allongés, bordés d’un foulard.   

     On fit sortir Komarov pendant que sa femme faisait sa déposition mais, malgré cela, on eut l’impression qu’elle ne disait pas tout. On peut penser, par ailleurs, qu’elle ne cachait aucun secret particulier. Au moment de ses crimes, Komarov l’éloignait avec les enfants. Peut-être qu’elle l’aidait à certains moments : pour arranger le corps, le laver une fois la besogne faite. Un travail de femme. 

     « Une… idiote… une faible », c’était la définition qu’en donnait son mari. Aucun doute, la volonté du mari était suspendue comme une pierre au-dessus de cette stupide et nulle « catholique romaine ».


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     La sentence ?

     Eh bien, il n’y a guère à épiloguer dessus. 

     La sentence avait été signifiée une première fois à Komarov, lorsqu’on l’avait amené, escorté par la milice, montrer où il avait enfoui une partie des corps (il avait enterré quelques-uns des assassinés non loin de chez lui, rue Chabolovka).

     La foule se massa comme au signal. Il y eut d’abord des cris, des hurlements hystériques de femmes. Puis la foule se mit à gronder en sourdine et à peser sur la chaîne que formait la milice : elle voulait mettre en pièces Komarov.

     Comment la milice réussit à soustraire celui-ci à la foule et à l’évacuer est un grand mystère.

     Les femmes de mon immeuble avaient elles aussi leur sentence : « le mettre tout vif à cuire ».

     — Une bête féroce, un hachoir à viande. Ces trente-cinq moujiks laissent combien d’orphelins derrière eux, fils de pute ?

     Au tribunal, il fut examiné par trois psychiatres :

     — Il est parfaitement normal. Sophie également.

     Donc…

     — Vassili Komarov et sa femme Sophie sont condamnés à la peine suprême8, leurs enfants seront élevés aux frais de l’État. 

     Je souhaite de tout cœur que la dure loi de l’hérédité épargne les enfants.

     Dieu veuille qu’ils ne soient pas comme leur père et leur mère !


      






Notes


  1. Ce texte parut le 20 juin 1923 dans le journal À la veille. Un tribunal avait, au début du mois, condamné Komarov-Petrov et sa femme au « châtiment suprême », comme s’exprimait le Code criminel de l’époque, c’est-à-dire à la peine de mort, et fusillés aussitôt après. L’affaire avait fait grand bruit à Moscou, et l’on continua à écrire à son sujet pendant des mois, y compris en cherchant à lui donner une teinte politique. Elle avait produit – j’utilise ici les notes de Viktor Ivanovitch Lossiev, spécialiste de Boulgakov, qui cite lui-même Avgoust Iéfimovitch Iavitch, écrivain et journaliste soviétique qui connut Boulgakov, collabora comme ce dernier au journal Le Sifflet et écrivit ses « Souvenirs de Boulgakov » – une très forte impression sur M. Boulgakov, qui la regardait surtout d’un point de vue éthique et psychologique. Il s’interrogeait sur la capacité du peuple russe à engendrer, à divers niveaux sociaux, des tueurs insensibles allant des personnages de Dostoïevski à Ivan le Terrible. Ce qui étonnait le plus Boulgakov, c’était de ne pouvoir comprendre Komarov-Petrov. De même qu’il ne pouvait comprendre « les vauriens qui détruisaient les églises et les milliers d’insensés qui suivaient Trotski »…
  2. Quartier dans le centre de Moscou, à côté de la Moskova. 
  3. Je francise le terme russe de Bureau d’instruction criminelle.
  4. L’expression russe du texte est intraduisible.
  5. L’expression russe utilisée est : « Le radis le sait ! »
  6. Terme trouvé dans le texte russe. Ne soyons pas plus royaliste que le roi…
  7. Artisans et commerçants.
  8. Voir la note 1.

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