samedi 10 février 2024

Le Hamlet du district de Chtchigry (Ivan Tourguéniev)

     Lors de l’une de mes sorties, je fus invité à dîner2 par un riche propriétaire, lui-même chasseur, Alexandre Mikhaïlytch3 G***. Son village4  se trouvait à environ cinq verstes5 du hameau où je m’étais alors installé. J’endossai un frac – je ne conseille à personne de ne pas se munir de cet habit, même pour la chasse –, et me rendis chez Alexandre Mikhaïlytch. Le dîner était fixé à six heures ; j’arrivai à cinq et trouvai sur place une foule de gentilshommes en uniformes6, en tenues de ville ou en costumes plus incertains. Le maître des lieux m’accueillit avec affabilité, mais s’esquiva tout de suite  pour aller à l’office. Il attendait un haut dignitaire et s’en émouvait quelque peu, ce qui n’était guère en rapport avec sa situation indépendante et sa fortune. Alexandre Mikhaïlytch ne s’était jamais marié, et n’aimait pas les femmes ; on ne rencontrait chez lui que des célibataires7. Il vivait sur un grand pied, avait agrandi et refait à neuf la somptueuse demeure de ses ancêtres, faisait venir tous les ans de Moscou pour quinze mille roubles de vins et jouissait de la plus haute considération. Alexandre Mikhaïlytch avait depuis longtemps pris sa retraite et ne courait après aucun honneur… Qu’est-ce qui l’avait donc poussé à rechercher la visite de ce haut personnage, pour passer ensuite toute la journée à s’inquiéter avant ce dîner d’apparat ? Voilà qui demeure dans les ténèbres de l’incertitude, comme disait un avoué de ma connaissance, lorsqu’on lui demandait s’il acceptait les pots-de-vin offerts de bon cœur.

     Mon hôte m’ayant quitté, je me mis à déambuler dans les pièces. Les invités m’étaient presque tous inconnus ; une vingtaine d’entre eux jouaient déjà aux cartes. Parmi ces amateurs de préférence8 se trouvaient : deux militaires au visages nobles mais un peu usés ; quelques fonctionnaires civils aux hautes cravates leur serrant le cou et arborant ces moustaches teintes et pendantes qui sont le propre des hommes résolus mais bien pensants (ces hommes bien pensants ramassaient les cartes d’un air grave et, sans tourner la tête, observaient d’un regard en biais les gens qui s’approchaient) ; cinq ou six fonctionnaires du district, aux bedaines bien rondes, aux mains moites et potelées et aux pieds discrets et immobiles (ces messieurs parlaient d’une voix douce, souriaient avec aménité de tous côtés, tenaient leurs jeux contre le plastron de leurs chemises et, en jouant atout, ne frappaient pas la table, mais laissaient au contraire choir les cartes sur le tapis vert comme une vague roule vers le rivage, et, en ramassant le pli, faisaient entendre un léger craquement décent et courtois). D’autres gentilshommes étaient assis sur des divans, ou se serraient en grappes aux embrasures des portes et des fenêtres ; un hobereau, déjà d’un certain âge mais avec quelque chose de féminin, se tenait dans un coin, tressaillant, rougissant et faisant tourner avec embarras sur son estomac le bracelet de sa montre, bien que personne ne fît attention à lui ; d’autres messieurs, en habits à pans arrondis et pantalons à carreaux, œuvres de l’éternel tailleur moscovite, le couturier étranger Thyrse Klioukhine, délibéraient avec une vivacité et une désinvolture extrêmes, en remuant librement leurs nuques grasses et nues ; un jeune homme d’une vingtaine d’années, aux cheveux blonds et aux yeux de taupe, habillé de noir des pieds à la tête, visiblement intimidé, affichait un sourire sarcastique…

     Je commençais tout de même à m’ennuyer un peu, lorsque vint s’asseoir à côté de moi un certain Voïnitsyne, jeune homme n’ayant pas achevé ses études et vivant chez Alexandre Mikhaïlytch en qualité de… voilà qui est difficile à dire. Il était excellent tireur, et s’entendait à dresser les chiens. Je l’avais connu à Moscou. Il faisait partie de ces jeunes gens qui, au moment des examens jouaient les poteaux, c’est-à-dire opposaient un mutisme absolu aux questions du professeur. Pour la beauté du mot, on appelait aussi ces messieurs des porte-rouflaquettes. (Vous pouvez voir que tout cela ne date pas d’hier.) Voici comment les choses se passaient : on appelait, disons Voïnitsyne. Celui-ci, resté jusque là assis bien droit et sans bouger sur son banc, couvert de sueur de la tête aux pieds et roulant lentement des yeux égarés, se levait, boutonnait en hâte son uniforme jusqu’en haut et s’amenait en crabe à la table de l’examinateur. « Veuillez prendre un billet », lui disait d’un air agréable un professeur. Voïnitsyne tendait la main et palpait de ses doigts tremblants le tas de billets. « Veuillez ne pas choisir »,  observait d’une voix chevrotante un professeur d’une autre faculté, petit vieux irritable ayant soudain pris en grippe l’infortuné porte-rouflaquettes. Voïnitsyne, se résignant à son sort, prenait un billet, en montrait le numéro et allait s’asseoir près de la fenêtre, tandis que son prédécesseur subissait son interrogatoire. Là, Voïnitsyne ne quittait pas des yeux son billet, sauf pour promener autour de lui le même regard lent et égaré que tout à l’heure, et ne remuait ni bras ni jambes. Mais voici que l’étudiant avant lui a terminé ; on lui dit : « C’est bien, vous pouvez disposer », ou même : « C’est bien, monsieur, c’est très bien, monsieur », selon ses aptitudes.  On appelle alors Voïnitsyne ; celui-ci se lève et s’approche d’un pas ferme de la table. « Lisez votre billet », lui dit-on. Voïnitsyne porte le billet à son nez en le tenant à deux mains, lit lentement et baisse lentement les mains. « Eh bien monsieur, veuillez répondre », articule lentement le professeur en se rejetant en arrière et en croisant les bras sur sa poitrine. Un silence de mort règne. « Eh bien ? » Voïnitsyne se tait. Le professeur étranger commence à s’agiter. « Mais enfin, dites quelque chose ! » Mon Voïnitsyne se tait, comme pétrifié. sa nuque rasée s’offre, raide et immobile, aux regards curieux de tous ses camarades. Les yeux du professeur étranger semblent prêts à sortir de leurs orbites : il hait définitivement Voïnitsyne. « Il est tout de même étrange, observe un autre examinateur, de vous voir rester muet ! Si vous ne savez pas, dites-le ! »  —   « Permettez-moi de prendre un autre billet », fait le malheureux d’une voix sourde. Les professeurs échangent des regards. « Soit, faites », répond, en agitant la main, le président du jury. Voïnitsyne reprend un billet, retourne à la fenêtre, revient ensuite à la table et se tait derechef, comme un mort. Le petit vieux est prêt à l’avaler tout cru. On finit par le renvoyer en lui collant un zéro11. Vous pensez qu’il va s’en aller, au moins ? Ah ça non, par exemple ! Il retourne à sa place et reste là sans bouger jusqu’à la fin de l’examen, et s’exclame en partant : « Quel savon ! Belle colle ! » Et il erre toute la journée à Moscou en se prenant de temps en temps la tête et en maudissant sa malchance. Bien entendu, il n’ouvre pas un seul livre, et, le lendemain, la même histoire se répète12.

     C’était donc ce Voïnitsyne qui était venu s’asseoir à côté de moi. Nous parlâmes de Moscou et de chasse.

     — Vous ne voulez pas, me chuchota-t-il soudain, que je vous fasse rencontrer l’homme le plus spirituel de la région ?

     — Je vous en prie. 

     Voïnitsyne me conduisit auprès d’un petit homme moustachu et porteur d’un grand toupet, vêtu d’un frac marron et d’une cravate bariolée. Ses traits mobiles et pleins de fiel respiraient en effet l’esprit et la méchanceté. Ses lèvres se tordaient sans cesse en un sourire fugace et caustique ; Ses petits yeux noirs et mi-clos regardaient avec insolence sous des cils irréguliers. Auprès de lui se tenait un hobereau prenant de la place, mollasson et doucereux, un vrai M. Sucre-Miel13, en outre borgne. Il était en train de rire des bons mots du petit homme et fondait littéralement de plaisir. Voïnitsyne me présenta à l’homme d’esprit, qui s’appelait Piotr Pétrovitch Loupikhine14. Nous fîmes connaissance, en échangeant les formules de politesse habituelles.

     — Permettez-moi de vous présenter mon meilleur ami, dit brusquement Loupikhine d’un ton cassant, en prenant par le bras le doucereux gentilhomme. Ne résistez pas, Kirila Sélifanytch15, ajouta-t-il, on ne va pas vous mordre. Voilà, reprit-il tandis que Kirila Sélifanytch, gêné, faisait un salut si maladroit qu’on aurait pu croire que son ventre se détachait, voilà un excellent gentilhomme que je vous recommande. Ayant joui d’une santé parfaite jusqu’à l’âge de cinquante ans, il s’est brusquement avisé de se faire soigner les yeux, ce qui l’a rendu borgne. Depuis, il soigne ses paysans avec autant de succès… Ils lui sont, bien entendu, d’autant plus dévoués…

     — En voilà un… marmonna Kirila Sélifanytch, qui se mit à rire.

     — Achevez, achevez, mon ami, répliqua aussitôt Loupikhine. On pourrait penser à vous nommer juge, attendez, cela arrivera bien. Bien sûr, on peut supposer que les assesseurs penseront pour vous ; mais il faut tout de même être capable d’exprimer la pennsée d’autrui. Imaginons la venue du gouverneur – le voilà qui demande : comment se fait-il que le juge bégaye ? Une supposition, on lui dira : c’est une attaque d’apoplexie ; eh bien, faites-lui une saignée, répondra-t -il. Ce qui serait peu convenable dans votre situation, accordez-le-moi. 

     Le hobereau doucereux se tenait les côtes de rire.

     Le voilà qui rit, continua Loupikhine en lorgnant d’un air mauvais la bedaine, toute secouée de rire, de Kirila Sélifanytch. Et pourquoi ne rirait-il pas ? ajouta-t-il en s’adressant à moi : il est en pleine santé, repu, il n’a pas d’enfants, ses moujiks ne sont pas hypothéqués – il les soigne lui-même – et sa femme est un peu timbrée. (Kirila Sélifanytch se détourna un peu, faisant mine de ne pas entendre, tout en continuant à rire.) Je ris moi aussi, mais ma femme a filé avec un arpenteur. (Il montra les dents en un sourire de raillerie.) Comment, vous ne le saviez pas ? Mais si, mais si ! Elle s’est bel et bien enfuie, en me laissant un mot : excuse-moi, mon cher Piotr Pétrovitch, la passion m’entraîne, je pars avec l’élu de mon cœur …   Et son arpenteur, elle l’a pris parce qu’il ne se coupait pas les ongles et portait un pantalon moulant. Vous êtes surpris par ma franchise ? Mon Dieu, nous autres, gens de la steppe, nous disons la vérité crue, sans rien cacher. Mettons-nous quand même un peu à l’écart… Inutile de rester à côté d’un futur juge…

     Il me prit par le bras et nous allâmes près d’une fenêtre. 

     — Je passe ici pour un lanceur de bons mots, me dit-il tandis que nous conversions ; n’en croyez rien. Je suis simplement un homme aigri, qui fulmine tout haut : de là mon impertinence. Et pourquoi devrais-je prendre des gants ? L’opinion des autres n’a aucune valeur à mes yeux, et je ne recherche aucune place ; je suis méchant – et alors ? La méchanceté peut tenir lieu d’esprit, au moins – et si vous saviez comme c’est rafraîchissant… Tenez, regardez un peu notre hôte ! Qu’est-ce qui le fait courir, je vous demande un peu, regarder sa montre à tout bout de champ, sourire, se mettre en sueur, prendre un air grave et nous faire mourir de faim ? D’attendre un haut personnage ! Comme si c’était une rareté… Regardez-le, qui se remet à courir, il en boite, même.

     Et Loupikhine partit d’un rire aigu.

     — Le seul malheur, c’est qu’il n’y ait pas de dames ici, continua-t-il en soupirant profondément : dîner de célibataires ; autrement, il y aurait du profit pour les gens comme nous. Regardez un peu, s’exclama-t-il d’un seul coup, voilà le prince Koziolski16 : vous voyez ce grand barbu, avec les gants jaunes. On voit tout de suite qu’il a voyagé à l’étranger… Et il arrive toujours en retard. Entre nous, il est aussi bête, à lui tout seul, qu’une paire de chevaux de marchands, mais si vous voyiez avec quelle condescendance il nous adresse la parole, à nous autres de la steppe, et avec quelle magnanimité il sourit devant les amabilités de nos femmes et de nos filles !… Lui-même s’essaye aux bons mots, quand il nous rend visite, ce qui ne lui coûte pas cher – mais quels bons mots ! C’est comme si quelqu’un voulait couper une ficelle avec un couteau émoussé. Il ne peut pas me souffrir… Je vais aller le saluer.

     Et Loupikhine courut au-devant du prince.

     — Mais voici mon ennemi personnel, dit-il en revenant soudain vers moi : vous voyez ce gros bonhomme au teint brunâtre, avec des soies de porc sur la tête, là-bas, celui qui a sa chapka à la main et rase les murs en regardant de tous côtés comme un loup ? Je lui ai cédé pour quatre cents roubles un cheval qui en valait mille, et, depuis, ce sombre individu se croit en droit de ma mépriser ; remarquez qu’il est privé de toute intelligence, en particulier le matin, si bien qu’après le repas, si on lui dit bonjour, il répond : « De quoi s’agit-il, monsieur ? » Mais voilà le général, poursuivit Loupikhine : général civil17 à la retraite, général ruiné. Il a une fille en sucre de betterave et une usine scrofuleuse… Pardon, je me trompe… bon, vous me comprenez. Ah ! Nous avons droit à l’architecte ! Un Allemand à moustaches et nul dans sa partie : étonnant !… D’ailleurs, pourquoi devrait-il s’y connaître ? Le tout, pour lui, est de prendre des pots-de-vin et de fournir le plus possible de colonnes, c’est-à-dire de piliers, à nos piliers de la noblesse !

     Loupikhine éclata de rire à nouveau… Mais brusquement, une agitation fébrile gagna la maison entière. Le haut dignitaire était arrivé. Le maître des lieux se rua dans le vestibule. À sa suite se précipitèrent quelques familiers dévoués, ainsi que des invités zélés… Le brouhaha régnant jusque-là se mua en conversations paisibles rappelant le bourdonnement des abeilles dans leurs ruches au printemps. Seuls une guêpe turbulente – Loupikhine – et un superbe faux bourdon – Koziolski – ne baissèrent pas la voix… Mais voici que la reine des abeilles, le haut dignitaire, faisait enfin son entrée. Les cœurs volèrent à sa rencontre, les gens assis se levèrent ; même le propriétaire qui avait acheté son cheval à Loupikhine enfouit son menton dans son giron. Le haut personnage soutenait à merveille sa dignité : balançant la tête en arrière comme s’il saluait, il prononça quelques paroles d’approbation, commençant toutes par la lettre « a », étirée sur un ton nasillard ; il jeta un regard indigné18 sur la barbe19 du prince Koziolski et tendit au général (civil) ruiné — celui à l’usine et à la fille — l’index de sa main gauche. Au bout de quelques minutes, durant lesquelles le dignitaire marqua à deux reprises sa grande satisfaction de ne pas être arrivé en retard, toute la compagnie, les gros bonnets en tête, passa dans la salle du banquet.

    Est-il besoin de raconter au lecteur qu’on installa le dignitaire à la place d’honneur, entre le général civil et le maréchal de la noblesse20, personnage dont la physionomie libre et digne s’accordait parfaitement avec son plastron empesé, son gilet d’une ampleur démesurée et sa tabatière ronde, pleine de tabac français ? Que l’amphitryon se coupa en quatre, courant partout, affairé, aux petits soins pour ses invités, qu’il faisait des sourires, en passant, au dos du dignitaire, et, se tenant dans un coin comme un écolier, avalait en vitesse une assiette de soupe ou un morceau de bœuf ? Que le majordome servit un poisson long d’une archine21 et demie, avec un bouquet dans la gueule ? Que les domestiques en livrée, l’air grave et maussade, harcelaient les convives avec, tantôt du malaga, tantôt du vieux madère ? Que presque tous les gentilshommes, en particulier les plus âgés, semblant obéir à contrecœur au sentiment du devoir, burent un verre après l’autre ? Qu’à la fin les bouchons des bouteille de champagne sautèrent et qu’on se mit à porter des toasts ? Le lecteur connaît sûrement tout cela trop bien. Mais je fus particulièrement frappé d’une anecdote racontée par le haut dignitaire en personne, un grand silence s’étant fait au milieu de l’allégresse générale. Quelqu’un de familiarisé avec la littérature la plus récente – c’était le général ruiné, je crois bien – mentionna l’influence des femmes en général, et tout spécialement sur les jeunes gens. « Oui, oui, c’est la vérité, dit à ce moment le haut personnage, mais il faut maintenir les jeunes gens dans une stricte obéissance, autrement le premier jupon venu peut leur faire perdre la tête. » (Un sourire joyeusement puéril courut sur tous les visages ; les yeux d’un hobereau exprimèrent même de la gratitude.) « Car les jeunes gens sont stupides22. Prenez mon fils Ivan, par exemple  – cet âne-là n’a pas vingt ans –, le voilà qui me dit brusquement : “ Père, permettez-moi de me marier.” Je lui réponds : “Imbécile, commence par servir un peu…“ Désespoir, larmes… mais avec moi… pas de ça… » (Le dignitaire prononça ces derniers mots davantage avec le ventre qu’avec les lèvres ; il se tut et regarda d’un air majestueux son voisin, le général, en levant ses sourcils bien plus haut qu’on aurait pu s’y attendre. Le général civil pencha aimablement la tête de côté, en clignant à toute vitesse l’œil tourné vers le haut personnage.) « Eh bien, reprit le dignitaire, il m’écrit à présent pour me remercier d’avoir “appris à vivre à un imbécile”…Voilà comment il faut se comporter. » Bien entendu, tous les convives approuvèrent pleinement celui qui venait de faire ce récit, et parurent se ranimer en raison du plaisir pris à écouter le sermon… Après le dîner, toute la compagnie se leva et regagna le salon, en faisant plus de bruit, de façon encore décente et cette fois comme autorisée… On se mit à jouer aux cartes.

     J’attendis le soir tant bien que mal, et, ayant donné l’ordre à mon cocher d’atteler le lendemain à cinq heures du matin, je me préparai à prendre du repos. Mais je devais encore, le même jour, faire la connaissance d’un homme remarquable.

     Vu le nombre des invités, personne ne dormait seul. Dans la petite pièce humide et verdâtre où me conduisit le majordome d’Alexandre Mikhaïlytch se trouvait déjà quelqu’un, complètement déshabillé. En me voyant, il plongea lestement sous la couverture, s’en couvrit jusqu’au nez, s’agita un peu sur son édredon pour se calmer ensuite et jeter des regards aigus sous le liseré rond de son bonnet de coton. J’allai à l’autre lit (il y en avait deux dans la chambre), me dévêtis et m’allongeai dans les draps humides. Mon voisin se retourna dans son lit… Je lui souhaitai une bonne nuit.

     Une demi-heure s’écoula. Malgré tous mes efforts, je ne parvenais pas à m’endormir : une chaîne interminable de pensées vagues et superflues se déroulait obstinément et avec monotonie dans ma tête, comme les godets d’une machine hydraulique. 

     — Vous ne dormez pas, il me semble ? dit mon voisin.

     — Comme vous voyez, répondis-je. Vous non plus, ne pouvez pas dormir ?

     — Je n’ai jamais sommeil.

     — Comment cela ?

     — C’est comme ça. Je m’endors sans savoir comment ; à force de rester coucher, je m’endors.

     — Pourquoi vous couchez-vous avant d’avoir envie de dormir ?

     — Et que voulez-vous que je fasse ?

     Je ne répondis pas.

     — Je m’étonne, reprit-il, qu’il n’y ait pas de puces, ici. Où peuvent-elles bien être ?

     — Vous semblez le regretter, fis-je observer.

     — Non pas ; mais, en toute chose, j’aime la logique.

     « Il n’emploie pas n’importe quels mots », pensai-je.

     Mon voisin se tut de nouveau.

     — Voulez-vous parier avec moi ? demanda-t-il soudain à voix assez haute.

     — À quel sujet ?

     Mon voisin commençait à m’amuser.

     — Hum… À quel sujet ? Eh bien voilà : je suis convaincu que vous me prenez pour un imbécile.

     — Je vous en prie, murmurai-je, surpris.

     — Pour un rustaud de la steppe, un ignorant… Avouez-le…

     — Je n’ai pas le plaisir de vous connaître, répliquai-je. Qu’est-ce qui vous permet de conclure…

     — Ce qui me permet ! Mais le seul son de votre voix : vous me répondez si négligemment… Mais je ne suis pas du tout comme vous le pensez…

     — Permettez…

     — Non, vous, permettez. D’abord, je parle le français aussi bien que vous, et l’allemand même mieux que vous ; ensuite, j’ai passé trois ans à l’étranger : rien qu’à Berlin, j’ai vécu huit mois. J’ai étudié Hegel, monsieur, je connais Goethe par cœur ; de plus, j’ai longtemps été amoureux de la fille d’un professeur allemand, et, rentré ici, j’ai épousé une jeune fille poitrinaire et chauve, mais remarquable personne. En conséquence, je suis du même rang que vous23, et non pas le rustaud de la steppe que vous supposez… Moi aussi je suis dévoré par la réflexion, et il n’y a rien de spontané en moi24.

     Je relevai la tête et regardai mon original avec une attention redoublée. La lueur sourde de la veilleuse me permettait à peine de distinguer ses traits.

     — Voilà, maintenant vous vous mettez à me regarder, reprit-il en rajustant son bonnet, et vous devez vous demander : « Comment se fait-il que je ne l’ai pas remarqué aujourd’hui ? » Je vais vous le dire, pourquoi vous ne m’avez pas remarqué : c’est parce que je n’élève pas la voix ; parce que je me cache derrière les autres et reste derrière les portes, sans parler à personne ; parce que le majordome qui passe avec un plateau à côté de moi élève à l’avance son coude à hauteur de ma poitrine… Et la raison de tout cela ? Il y en deux : la première, c’est que je suis pauvre, et la deuxième, c’est que je me résigne à mon sort… Dites la vérité, vous ne m’aviez pas remarqué ?

     — Je n’ai en effet pas eu le plaisir…

     — Oui, oui, m’interrompit-il. Je le savais.

     Il se mit sur son séant et croisa les bras ; la longue ombre de son bonnet se cassa en deux, entre le mur et le plafond.

     — Avouez-le, ajouta-t-il après m’avoir jeté soudain un regard en biais, vous devez voir en moi un étrange bonhomme, comme on dit, un original, ou peut-être quelque chose de pire : vous pensez peut-être que je joue à l’original ? 

     — Je suis obligé de vous répéter que je ne vous connais pas…

     Il baissa les yeux un instant.

     — Pourquoi me suis-je mis, de façon aussi inattendue, à vous parler, à vous qui m’êtes parfaitement inconnu ? Dieu seul le sait ! (Il poussa un soupir.) Ce n’est pourtant pas par suite d’une affinité d’âmes entre nous ! Nous sommes, vous et moi, des gens comme il faut, c’est-à-dire des égoïstes : vous n’avez absolument rien à faire de moi, ni moi de vous ; n’est-ce pas ? Seulement, nous n’avons sommeil ni l’un ni l’autre… Pourquoi ne pas bavarder ? Je suis en verve, ce qui m’arrive rarement. Je suis timide, voyez-vous, timide pas parce que je suis un provincial, sans grade et pauvre, mais du fait que je suis un homme pétri d’amour-propre. Mais il arrive, dans de bonnes circonstances – éventualités que je ne suis d’ailleurs pas capable de définir, ni de prévoir –, que ma timidité disparaisse complètement, comme c’est le cas maintenant. Mettez-moi tout de suite en présence du Dalaï-Lama en personne, je lui demanderai une prise de son tabac. Mais peut-être avez-vous sommeil ?

     — Au contraire, m’empressai-je de dire, cela me fait très plaisir de causer avec vous.

     — En fait, vous voulez dire que je vous amuse… Tant mieux… Sachez donc qu’ici on me traite d’original, du moins les gens à qui mon nom, entre autres fariboles, vient par hasard à la bouche. « De mon sort, nul n’a grand souci25. » Ils s’imaginent qu’ils me blessent… Oh mon Dieu ! si seulement ils savaient… je meurs justement de n’avoir absolument rien d’original, en dehors d'incartades comme la discussion présente avec vous ; mais ces incartades ne valent pas un sou26. C’est une espèce vile d’originalité, qui ne coûte rien.

     Il se tourna vers moi et gesticula.

     « Monsieur, s’écria-t-il, je suis d’avis que la vie, sur cette terre, est l’apanage des originaux ; eux seuls ont le droit de vivre. Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre27, a dit quelqu’un. Voyez, ajouta-t-il à mi-voix, comme je prononce correctement le français. Tu peux avoir une grande et vaste tête, une intelligence de premier ordre, un grand savoir, suivre tout ce qui se fait à ton époque, cela m’est bien égal, si tout cela reste impersonnel, si tu n’as rien en toi qui te soit propre ! Un entrepôt à lieux communs de plus, qui cela peut-il intéresser ? Sois plutôt toi-même, quitte à être sot ! Avoir sa propre odeur, voilà ce qui compte ! Et n’allez pas imaginer que mes exigences soient grandes, quant à cette odeur… Dieu m’en garde ! Des originaux comme ça sont légion : on voit partout des originaux ; chacun est un original, mais je ne suis pas du nombre !

     « Cependant, poursuivit-il après une pause, quelles espérances n’ai-je pas fait naître dans ma jeunesse ! Quelle haute opinion de moi-même avais-je avant de partir à l’étranger, et aussi après mon retour, les premiers temps ! Bon, à l’étranger, j’étais sur mes gardes, je me faufilais en restant à l’écart, comme il nous plaît, à nous autres qui croyons pouvoir tout comprendre par nous-mêmes, tout ça pour, en fin de compte, n’avoir rien compris, mais alors rien de rien28 !

     « Original, original ! reprit-il en hochant la tête d’un air de reproche… On me traite d’original… En fait, il se trouve qu’il n’y a pas d’homme moins original que votre humble serviteur. Je suis, on dirait, né pour être la copie des autres… Ma parole ! Je vis à la sueur de mon front, en imitant les divers auteurs que j’ai étudiés ; j’ai étudié, j’ai été amoureux, je me suis marié, enfin, comme si je ne suivais pas mon propre désir, mais comme si j’accomplissais un devoir ou révisais une leçon, allez savoir ! »

     Il arracha le bonnet de sa tête et le jeta sur le lit.

     — Voulez-vous que je vous raconte ma vie ? me demanda-t-il d’une voix entrecoupée, ou plutôt quelques traits de mon existence ?

     — Je vous en prie.

     — Ou plutôt non, mieux vaut que je vous raconte comment je me suis marié. Le mariage est tout de même une affaire importante, la pierre de touche de chaque homme ; il s’y reflète comme dans un miroir… Mais cette comparaison est trop éculée… Permettez, je vais prendre un peu de tabac.

     Il tira sa tabatière de dessous son oreiller, l’ouvrit et se remit à parler en agitant la tabatière ouverte.

     — Monsieur, mettez-vous à ma place… Jugez vous-même et dites-moi, de grâce : quel profit pouvais-je tirer de l’encyclopédie de Hegel29 ? qu’y a-t-il de commun, dites-moi, entre cette encyclopédie et la vie russe ? Et comment voulez-vous appliquer à notre mode de vie, non seulement cette encyclopédie, mais toute la philosophie allemande… voire même la science en général ?

     Il fit un bond sur son lit, et se mit à marmonner, comme s’il serrait les dents :

     « Donc, c’est comme ça ? Alors, pourquoi t’être traîné à l’étranger ? Pourquoi ne pas être resté chez toi, en étudiant la vie autour de toi ? Tu aurais appris, et ses besoins, et son avenir, et tu y aurais même vu clair au sujet de ta propre vocation, si l’on peut dire… Mais, de grâce, poursuivit-il, la voix encore changée, comme intimidé et cherchant à se justifier, où voulez-vous que nous autres, allions étudier ce qu’aucun philosophe n’a encore écrit ? Cela m’aurait plu de prendre des cours auprès d’elle — la vie russe : seulement, elle se tait, ma mie. À toi de me comprendre comme ça, a-t-elle l’air de dire ; c’est au-dessus de mes capacités : moi, il faut me présenter des conclusions… Des conclusions ? Mais tu n’as qu’à écouter nos Moscovites – de vrais rossignols, non? Certes, l’ennui, c’est qu’ils sifflent comme des rossignols de Koursk30, au lieu de parler comme des hommes31… Bon, j’ai réfléchi tant et plus – la science, il me semble, est la même partout, la vérité est une –, alors je suis allé voir, à la grâce de Dieu, d’un autre côté, chez les mécréants… Que voulez-vous : la jeunesse, l’orgueil l’emportaient !  Je n’avais pas envie de nager dans la graisse avant l’heure, bien que ce soit aussi un signe de santé, à ce qu’on dit. D’ailleurs, celui à qui la nature n’a pas donné de chair ne saurait engraisser !

     « Cependant, reprit-il après être resté un peu pensif, j’ai promis, je crois, de vous conter de quelle façon je me suis marié. Alors écoutez. Je vous dirai premièrement que ma femme n’est plus de ce monde, et deuxièmement… deuxièmement, je me vois obligé de vous raconter ma jeunesse, autrement, vous ne pourrez rien comprendre… Vous n’avez vraiment pas sommeil ?

     — Non.

     — Voilà qui est très bien. Écoutez un peu, dans la chambre à côté, ronfler de façon ignoble monsieur Kantagrioukhine ! Mes parents n’étaient pas riches – je dis mes parents parce que la coutume veut que j’aie eu un père. Je ne m’en souviens pas ; on dit que ce n’était pas une lumière, qu’il avait un grand nez et des taches de rousseur, qu’il était roux et ne prisait son tabac que d’une narine ; ma mère avait son portrait accroché dans sa chambre : en uniforme noir, avec un col noir montant jusqu'aux oreilles, absolument hideux. Quand on me fouettait, on m’amenait devant ce portrait, et ma mère me le montrait en disant : « Avec lui, ça ne se serait pas passé aussi bien. » Vous pouvez imaginer quel stimulant c’était pour moi. Je n’avais ni frère ni sœur ; à vrai dire, il y eut bien un bout de petit frère assez moche, avec la maladie anglaise32 dans le cou, qui ne tarda pas à mourir… Qu’est-ce que venait faire la maladie anglaise dans la province de Koursk et le district de Chtchigry ? Mais laissons cela. ma mère s’occupa de mon éducation avec l’ardeur impétueuse d’une femme tenant un domaine dans la steppe : elle y veilla depuis le magnifique jour de ma naissance jusqu’à celui de mes seize ans... Vous me suivez ?

     — Tout à fait, poursuivez.

     — Très bien. Donc, quand j’eus seize ans, ma mère congédia sans attendre mon précepteur de français, un Allemand nommé Philippovitch, descendant de Grecs de Niéjine33 ; elle me conduisit à Moscou, me fit inscrire à l’Université et rendit son âme au Tout-Puissant en me laissant entre les mains de mon oncle, un avoué nommé Koltoune-Baboura, et oiseau dont la réputation s’étendait au-delà du district de Chtchigry. Suivant la coutume, cet oncle, l’avoué Koltoune-Baboura34, me dépouilla entièrement… Mais il ne s’agit pas non plus de cela. J’entrai donc à l’Université – assez bien préparé à cela, il faut rendre cette justice à ma mère ; mais le manque d’originalité se voyait déjà en moi. Mon enfance ne se distinguait en rien de celle des autres jeunes gens : j’avais grandi aussi bêtement et aussi mollement, comme sous un édredon, je n’avais pas attendu moi non plus pour commencer à apprendre des vers par cœur et à avoir le cafard sous le prétexte d’être enclin à la rêverie… rêverie à quel sujet, déjà ? ah oui, au sujet du beau… ce genre de choses. À l’Université, je suivis la même route : je tombai aussitôt dans un cénacle. C’était une autre époque… Mais vous ne savez peut-être pas ce qu’est un cénacle ? Je me rappelle que Schiller a dit quelque part35 :


                   Gefährlich ist's den Leu zu wecken,

                   Und schreklich ist des Tigers Zahn,

                   Doch das schrecklichste der Schrecken —

                   Das ist der Mensch in seinem Wahn ![


     Je vous assure qu’il ne voulait pas dire cela, mais bien : Das ist ein «кружок»... in der Stadt Moskau36 !

     — Mais que voyez-vous donc d’effrayant dans un cénacle ? lui demandai-je.

     Mon voisin attrapa son bonnet et se l’enfonça jusqu’au nez.

     «  Ce que  je trouve d’effrayant ? s’écria-t-il. Voici : un cénacle, c’est la perte de toute originalité ; un cénacle se substitue de façon hideuse à la société, aux femmes, à la vie ; un cénacle… oh, mais attendez, je vais vous le dire, ce qu’est un cénacle ! Un cénacle, c’est un mode de vie en commun paresseux et indolent, auquel on donne le sens et l’allure d’une activité raisonnable ; les ratiocinations y remplacent la conversation, vous y prenez l’habitude du bavardage stérile, un cénacle vous distrait du travail bénéfique, en solitaire, il vous inocule le prurit littéraire ; il vous prive, enfin, de la fraîcheur et de la force virginales de l’âme. Un cénacle, c’est l’ennui et la vulgarité rebaptisés amitié et fraternité, un enchaînement de prétentions et de malentendus se faisant passer pour de la franchise et de la sympathie ; dans un cénacle, en vertu du droit de chacun de mettre à tout moment ses doigts sales dans l’intimité d’un camarade37, pas un recoin de votre âme ne reste pur et intact ; dans un cénacle, on admire les songe-creux éloquents, les petits malins gonflés d’amour-propre, les vieillards précoces, on célèbre des poètes dénués de talent pour leurs pensées cachées ; dans un cénacle, de petits jeunes gens de dix-sept ans débattent savamment des femmes et de l’amour, mais se taisent en présence de femmes, ou leur débitent des banalités livresques, et il faut voir lesquelles ! Dans un cénacle fleurit l’éloquence artificielle, tandis qu’on s’y épie à l’égal de fonctionnaires de police… Ô cénacle ! Tu n’es pas un simple cercle : tu es le cercle magique qui a causé la perte de plus d’un honnête homme39 !

     — Permettez-moi de vous faire remarquer que vous exagérez, là, l’interrompis-je.

     Mon voisin me regarda un instant sans rien dire.

     « C’est possible, le Seigneur me connaît, c’est possible. Mais nous autres, il ne nous reste qu’un seul plaisir : exagérer. Je passai donc de cette façon quatre années à Moscou. Je suis incapable de vous décrire, monsieur, la vitesse effrayante avec laquelle ce temps s’écoula ; je ressens même de la tristesse et du dépit en y repensant. Une fois levé, le matin, on voyait la journée filer comme une luge dévalant une colline… Voilà, le jour touchait à sa fin, c’était déjà le soir ; le domestique à moitié endormi vous aidait à revêtir une redingote, et vous vous traîniez jusque chez un ami, histoire de fumer des pipes, de boire moult verres d’un thé très faible, de causer de philosophie allemande, d’amour, du soleil éternel de l’esprit et d’autres sujets lointains. Mais je rencontrais, là aussi, des gens sortant de l’ordinaire, des originaux : certains avaient beau essayer tant et plus de se plier à l’ordre des choses, la nature reprenait ses droits ; moi l’infortuné, j’étais le seul à me modeler moi-même à la manière d’un morceau de cire, sans que ma pitoyable nature opposât la moindre résistance ! Cependant, j’atteignis l’âge de vingt et un ans. J’entrai en possession de mon héritage, ou plus exactement, de la partie de mon héritage que mon tuteur avait jugé bon de me laisser, donnai, pour l’administration de mes biens, procuration à mon affranchi Vassili Koudriachov40 et partis à l’étranger, à Berlin. Comme j’ai déjà eu le plaisir de vous le dire, je demeurai trois ans à l’étranger. Sans y gagner le moins du monde en originalité. D’abord, il va sans dire que je n’appris nullement à connaître l’Europe et son mode de vie ; la seule différence avec Moscou, c’est que j’écoutais des professeurs allemands, je lisais des livres allemands là où ils étaient nés… Je menais une vie solitaire, tel un moine ; je fréquentais quelques lieutenants retraités, tout comme moi assoiffés de savoir, mais lents à comprendre et à la parole hésitante, ainsi que quelques familles41 obtuses originaires de Penza et d’autres provinces riches en blé ; je me traînais dans les cafés, je lisais des revues, le soir j’allais au théâtre. Je frayais peu avec les autochtones, ne leur parlais qu’avec une certaine contrainte et n’en recevais aucun chez moi, à l’exception de deux ou trois jeunes importuns d’origine juive qui venaient sans cesse m’emprunter de l’argent, se fiant au bon cœur russe. Je fus finalement amené par un étrange hasard chez l’un de mes professeurs ; voici comment cela se produisit : j’étais venu m’inscrire à son cours, et le voilà soudain qui m’invite pour la soirée. ce professeur avait deux filles d’environ vingt-sept ans, trapues – que Dieu les garde ! –,  chacune le nez superbe, les cheveux en tire-bouchon, les yeux bleu pâle, et les mains rouges avec les ongles blancs. L’une s ‘appelait Linchen, l’autre Minchen. Je me mis à fréquenter la maison du professeur. Il faut vous dire que ce professeur, sans être exactement un abruti, était un peu frappé : quand il était en chaire, ses propos étaient assez liés, mais chez lui, il grasseyait et avait toujours ses  lunettes sur le front ; par ailleurs, c’était un puits de science… Alors ? Eh bien, brusquement, je me crus épris de Linchen – je le crus pendant six bons mois. Certes, je parlais peu avec elle – je passais davantage de temps à la regarder ; mais je lui lisais tout haut des histoires touchantes, je lui serrais les mains à la dérobée, et, le soir, je rêvais à côté d’elle en contemplant la lune, ou juste le ciel. En outre, quel excellent café elle préparait !… Que demander de plus ? Une seule chose me chiffonnait : dans les instants de béatitude la plus ineffable, j’avais des tiraillements accompagnés de frissons froidement mélancoliques au creux de l’estomac. Je finis par ne plus supporter un tel bonheur, et par m’enfuir. Après quoi, je passai encore deux années entières à l’étranger : je séjournai en Italie, me plantai à Rome devant la Transfiguration43, et devant la Vénus44 à Florence ; j’étais sujet à de soudains accès d’enthousiasme exagéré, comme une sorte de fureur s’emparant de moi ; le soir, j’écrivais des vers, je me mis à rédiger mon journal ; bref, là encore, je me comportais comme tout le monde. Cependant, voyez comme il est facile d’être original. Moi, par exemple, je n’entends rien à la peinture ou à la sculpture… Il m’aurait suffi de le reconnaître à voix haute… mais non, impossible, voyons ! Prends-toi plutôt un cicérone et cours admirer les fresques45

     De nouveau, il baissa les yeux et rejeta son bonnet.

     « Je revins enfin au pays, poursuivit-il d’une voix lasse, et arrivai à Moscou. Là, un changement étonnant se produisit en moi. Tandis qu’à l’étranger je me taisais la plupart du temps, je me mis tout à coup à parler avec une vivacité extraordinaire, tout en me prenant pour Dieu sait qui. Des gens indulgents me prirent presque pour un génie ; les dames écoutaient avec intérêt mon verbiage ; mais je ne sus pas tenir un rang aussi glorieux. Un beau matin, un commérage commença à circuler à mon sujet (j’ignore son auteur : sans doute une vieille fille du sexe masculin – on en trouve à profusion, à Moscou), et ce ragot développa des stolons comme un fraisier sauvage. Je m’empêtrai, voulus bondir et déchirer ces liens collants, en vain… Et je partis. Là encore, je me montrai bête ; j’aurais dû tranquillement attendre la fin de cette infortune, un peu comme on attend la fin d’un urticaire, et ces mêmes gens indulgents m’eussent à nouveau ouvert les bras, ces mêmes dames eussent de nouveau souri à mes discours… Voilà le malheur : je ne suis pas quelqu’un d’original. La conscience se réveilla soudain en moi : j’eus honte de mes bavardages sans fin, hier sur l’Arbat, aujourd’hui à la Trouba, demain au Sivtsov-Vrajek46, à dire toujours la même chose… Mais si c’est ce que les gens demandent ? Voyez, dans ce domaine, les vrais combattants : cela ne leur pèse nullement ; au contraire, ils n’ont besoin que de cela ; certains jouent de la langue depuis vingt ans, toujours sur le même sujet… Ce que sont l’amour-propre et la confiance en soi ! Moi aussi, j’avais de l’amour-propre, et il ne s’est pas encore tout à fait calmé… Ce qui ne va pas, je le répète, c’est que je manque d’originalité, je me suis arrêté à mi-chemin : la nature aurait dû m’accorder bien plus d’amour-propre, ou ne pas m’en donner du tout. Mais les premiers temps, ce fut réellement difficile pour moi ; en outre, mon séjour à l’étranger avait achevé d’épuiser mes ressources, et je n’avais pas d’envie d’épouser une fille de marchand, au corps jeune mais déjà flasque comme de la gelée – alors je me  suis retiré sur mes terres. Il me semble, ajouta mon voisin avec un nouveau regard en biais de mon côté, que je puis garder le silence sur mes premières impressions quant à la vie à la campagne, les allusions à la beauté de la nature, le charme paisible de la solitude et ainsi de suite…

     — Vous le pouvez, en effet, répliquai-je.

     « D’autant plus, poursuivit le conteur, que ce ne sont que balivernes, au moins en ce qui me concerne. À la campagne, je m’ennuyai comme un petit chien enfermé, même si, je l’avoue, lorsqu’au printemps, sur le chemin du retour, je revis pour la première fois la boulaie familière, j’eus un vertige et sentis mon cœur battre d’une vague et douce espérance. Mais ces vagues attentes, vous le savez, ne se réalisent jamais, ce qui survient, au contraire, ce sont des choses que l’on n’attendait pas, telles que : épizooties, arriérés, ventes à l’encan, etc. Vivant au jour le jour avec l’aide du régisseur Iakov, qui avait remplacé mon ancien intendant, et qui s’avéra par la suite aussi voleur, si ce n’est davantage, outre que l’odeur de ses bottes goudronnées m’empoisonnait l’existence, je me souvins un jour d’une famille que je connaissais dans le voisinage, formée de la veuve d’un colonel en retraite et de ses deux filles, donnai l’ordre d’atteler mon drojki47 et me rendis chez ces voisins. Jour qui devait rester mémorable pour moi : six mois plus tard, j’épousai la fille cadette de la colonelle ! »

     Le conteur baissa la tête et leva les bras au ciel.

     « Cependant, poursuivit-il avec animation, je ne voudrais pas vous donner une mauvaise impression de ma défunte femme. Dieu m’en garde ! C’était le plus noble et le meilleur des êtres, la créature la plus aimante, prête à tous les sacrifices, même si je dois reconnaître, soit dit entre nous, que si je n’avais pas eu le malheur de la perdre, je ne serais sans doute pas en train de causer avec vous, car elle est encore en place, dans ma remise, la poutre à laquelle je fus plus d’une fois sur le point de me pendre !

     « Certaines poires, reprit-il après une courte pause, ont besoin de rester quelque temps sous la terre, dans une cave, pour acquérir leur vraie saveur, comme on dit ; ma défunte femme était visiblement de cette sorte de produit de la nature. Ce n’est qu’à présent que je lui rends pleinement justice. À présent seulement, par exemple, que le souvenir de certaines soirées passées ensemble avant notre mariage n’éveillent pas en moi la moindre amertume, mais me touchent au contraire, m’émeuvent presque jusqu’aux larmes. ces gens n’étaient pas riches ; leur maison, en bois et vieillotte, mais confortable, se tenait sur une colline, entre un jardin à l’abandon et une cour envahie par les herbes. Au bas de la colline coulait une rivière, à peine visible à travers l’épaisseur du feuillage. De la maison, une grande terrasse menait au jardin, et devant cette terrasse se pavanait un long parterre de roses ; à chacune des extrémités du parterre poussaient deux acacias que le défunt maître des lieux avait fait, dans leur jeune âge, entrelacer en spirale. Un peu plus loin, au milieu d’un fourré de framboisiers retournés à l’état sauvage, se tenait un pavillon à l’intérieur peint de façon très étudiée, mais à l’extérieur si vieux et si délabré qu’il faisait peine à voir. De la terrasse, une porte vitrée faisait, dans la maison, accéder au salon, et voici ce que ce dernier offrait au regard curieux d’un observateur : un poêle de faïence à chaque angle de la pièce, sur la droite un piano-forte48 criard, encombré de partitions manuscrites, un divan tendu d’une étoffe bleue déteinte à ramages blanchâtres, une table ronde, deux vitrines contenant des jouets en porcelaine et en perles de verre du temps de Catherine II, au mur, le célèbre portrait de la jeune fille blonde à la colombe sur le sein et les yeux au ciel49, un vase de roses fraîches sur la table… Vous voyez, je vous décris cela en détail. Dans ce salon et sur cette terrasse se joua la tragi-comédie de mes amours. Quant à ma voisine, c’était une sale bonne femme à la voix toujours enrouée de méchanceté, une créature acariâtre et despotique ; l’une de ses filles, Véra, ne se distinguait en rien des habituelles jeunes filles de province, l’autre était Sophie : je tombai amoureux de Sophie. Les deux sœurs partageaient la même chambre à coucher, où l’on voyait deux chastes petits lits en bois, des albums jaunis, des pots de réséda, les portraits de leurs amis et amies assez mal tracés au crayon (on remarquait parmi eux un monsieur à l’expression d’une rare énergie, à la signature encore plus énergique, ce monsieur ayant dans sa jeunesse donné des espérances démesurées, pour finir sans avoir rien fait, comme nous tous), les bustes de Goethe et de Schiller, des livres allemands, des couronnes desséchées et d’autres souvenirs. Mais je venais rarement, et à contrecœur, dans cette chambre : je m’y sentais oppressé. De plus, étrangement, Sophie me plaisait le plus lorsqu’elle me tournait le dos, ou encore, le soir, quand je pensais à elle, ou plutôt rêvais à elle sur la terrasse. Je contemplais le crépuscule, les arbres, les petites feuilles vertes en train de s’assombrir, mais se détachant encore nettement sur le fond de ciel rose ; au salon, Sophie était assise au piano et jouait sans interruption une phrase rêveuse et passionnée de Beethoven qu’elle préférait entre toutes ; la méchante vieille ronflait paisiblement sur le divan ; dans la salle à manger inondée d’un flot de lumière pourpre, Véra s’affairait, préparant le thé ; le samovar chantait avec inspiration, comme réjoui ; les craquelins faisaient entendre un joyeux craquement en se cassant, les cuillers tintaient dans les tasses ; le canari qui avait trillé sans pitié toute la journée s’était brusquement tu, gazouillant juste de temps à autre, comme pour poser une question ; de rares gouttes tombaient parfois d’un nuage en maraude… Moi, j’étais assis, à écouter, à écouter, à regarder, il me semblait aimer à nouveau. Sous l’influence d’une soirée comme celle-là, je demandai un jour à la vieille la main de sa fille, et me mariai deux mois plus tard. Je pensais l’aimer… Et je ne sais toujours pas – il serait tout de même temps –, je ne sais toujours pas, ma parole, si j’aimais Sophie. C’était une créature bonne, intelligente, taciturne, affectueuse ; mais, Dieu sait d’où cela venait, d’avoir longtemps vécu à la campagne, ou d’autres raisons, au fond de son âme (si tant est que l’âme ait un fond) se cachait une blessure, ou, pour mieux m’exprimer, suintait une petite plaie que rien ne pouvait guérir, et que ni elle ni moi n’étions capables de nommer. Bien entendu, je ne m’aperçus de cette blessure qu’après notre mariage. J’eus beau ne pas ménager ma peine, ce fut en vain ! Durant mon enfance, un serin qui m’appartenait s’était retrouvé dans les pattes d’un chat ; on le sauva, le soigna, mais mon pauvre serin ne se rétablit pas ; il devint morose, dépérit, cessa de chanter… Pour finir, une nuit, un rat s’introduisit dans la cage ouverte et lui mordit le bec, ce qui le décida enfin à mourir. J’ignore quel chat avait un jour tenu ma femme entre ses pattes, mais elle aussi boudait et dépérissait tout comme mon infortuné serin. Je la voyais parfois avoir envie de se secouer, d’aller s’ébattre au grand air, au soleil, en liberté ; elle essayait, et revenait aussitôt se pelotonner. Et elle m’aimait : combien de fois m’a-t-elle assuré qu’elle était comblée, et au même moment – pouah, que le diable m’emporte ! –, ses yeux s’éteignaient. Me disant qu’il y avait peut-être quelque chose dans son passé, je me renseignai, sans rien découvrir. eh bien, jugez vous-même, à présent : un homme original eût haussé les épaules et, après peut-être un ou deux soupirs, se serait mis à vivre à sa guise ; tandis que l’être sans originalité que j’étais, je commençai à lorgner les poutres de ma remise. Ma femme était tellement pénétrée de ses habitudes de vieille fille – Beethoven, les promenades nocturnes, les pots de réséda, la correspondance avec les amis, les albums, etc., qu’elle ne pouvait nullement se faire à un autre mode de vie, notamment à celui de maîtresse de maison ; il est néanmoins ridicule, pour une femme mariée, de se languir d’une tristesse indéfinie et de chanter le soir : « Ne la réveille pas à l’aurore51 ».

     Nous eûmes donc, de la sorte, trois années de félicité52 ; à la quatrième, Sophie  mourut de ses premières couches, et, chose étrange, j’avais quasiment pressenti qu’elle ne pourrait pas me donner une fille ou un fils, ni pourvoir la terre d’un nouvel habitant. Je me souviens de son enterrement. c’était au printemps. Notre église paroissiale est petite et vieille, l’iconostase53 a noirci, les murs sont nus, le sol de briques est défoncé par endroits ; il y a une grande et ancienne icône au-dessus de chacun des kliros54. On fit entrer le cercueil, que l’on déposa au beau milieu de l’église, devant les Portes royales55, on le recouvrit d’un linceul déteint et l’on plaça trois chandeliers tout autour. Le service funéraire commença. Le sacristain, un vieillard décrépit avec une petite tresse sur la nuque et une ceinture portée très bas, marmonnait tristement devant un lutrin ; le prêtre, également vieux, au bon visage paraissant presque aveugle, en chasuble lilas à ramages jaunes, faisait aussi office de diacre. À travers les fenêtres grandes ouvertes s’agitaient et bruissaient les nouvelles feuilles des bouleaux verruqueux56 ; une forte odeur d’herbe venait du dehors ; la flamme rouge des cierges pâlissait dans la gaie lumière de cette journée de printemps ; les moineaux emplissaient l’église de leurs pépiements, et, sous la coupole retentissait parfois le cri sonore d’une hirondelle entrée par mégarde dans l’église. Dans la poussière dorée d’un rayon de soleil, on voyait se baisser et se relever vivement les têtes aux cheveux clairs des quelques moujiks venus prier avec ardeur pour la défunte ; de l’encensoir s’échappaient de minces volutes de fumée bleuâtre. Je contemplais le visage mort de ma femme… Mon Dieu ! la mort elle-même ne la libérait pas, ne guérissait pas sa blessure : elle avait toujours la même expression maladive, de mutisme timide – elle semblait mal à l’aise dans son cercueil… L’amertume glaça mon sang. C’était une bonne créature, mais, pour elle-même, mieux valait qu’elle fût morte !

     Les joues du conteur s’empourprèrent, et ses yeux devinrent troubles.

     « M’étant enfin délivré du profond abattement qui s’était emparé de moi après la mort de ma femme, je m’avisai de me mettre à l’ouvrage, comme on dit. Je pris du service au chef-lieu de notre province ; mais les grandes salles de cette administration me donnaient mal à la tête, et mes yeux laissaient à désirer ; d’autres raisons s’ajoutèrent à cela… je démissionnai. J’aurai voulu aller à Moscou, mais, premièrement, je manquais d’argent, et deuxièmement… je vous ai déjà dit que je m’étais résigné. Cette résignation s’opéra en moi à la fois brusquement et progressivement. En esprit, j’étais depuis longtemps résigné, mais je refusais encore de courber la tête. J’attribuais la modestie de mes pensées et de mes sentiments à l’influence de la vie à la campagne, du malheur… D’un autre côté, j’avais observé depuis longtemps que presque tous mes voisins, les jeunes comme les vieux, effrayés au début par mon érudition, mon séjour à l’étranger et les autres facilités dues à mon éducation, non seulement s’étaient, avec le temps, habitués à moi, mais s’étaient même mis – sans aller jusqu'à me prendre à la légère et jouer les rustauds – à me traiter plus familièrement, sans cérémonie, sans me donner du « monsieur » à tout bout de champ et n’hésitant pas à me couper la parole. J’ai aussi oublié de vous dire que, durant la première année de mon mariage, l’ennui m’avait fait essayer de me lancer dans les Lettres, j’avais même envoyé un petit article à une revue, une nouvelle, si j’ai bonne mémoire ; mais je reçus quelque temps après une lettre fort polie du rédacteur en chef, où il était notamment dit qu’on ne pouvait me dénier de l’esprit, mais que je manquais de talent, et que seul le talent compte en littérature. En outre, il me parvint aux oreilles  qu’un Moscovite de passage, excellent jeune homme au demeurant, avait, lors d’une soirée chez le gouverneur, parlé de moi comme d’un homme vidé, réduit au néant. Mais mon aveuglement à demi volontaire se poursuivait : je n’avais pas envie de me donner des gifles ; finalement, un beau matin, j’ouvris les yeux. Voici comment cela arriva. L’ispravnik57 vint me voir dans l’intention d’attirer mon attention sur un pont écroulé se trouvant sur mes terres, et que je n’avais absolument pas les moyens de faire réparer. En dégustant un petit verre de vodka accompagné d’un morceau de balyk58, cet indulgent gardien de l’ordre public me chapitra d’un ton paternel pour mon imprudence ; d’ailleurs, se mettant à ma place, il me conseilla d’ordonner simplement à mes moujiks de jeter du fumier sur les restes du pont, alluma sa pipe et se mit à parler des prochaines élections59. À cette époque, un certain Orbassanov, ne se distinguant ni par la fortune ni par la noblesse, personnage aussi nul que braillard, en outre preneur de pots-de-vin, cherchait à obtenir le poste respectable de maréchal de la noblesse de la province.  J’exprimai mon opinion à son sujet, avec une certaine désinvolture : j’avoue que j’avais un certain mépris pour le sieur Orbassanov. L’ispravnik me regarda, me tapota gentiment l’épaule et dit avec bonhommie : « Ah, Vassili Vassilitch60, ce n’est pas à nous de juger de telles gens — ce n’est pas pour nous, à chacun sa place61. » — « Permettez, répliquai-je avec dépit, quelle différence voyez-vous donc entre M.  Orbassanov et moi ? » L’ispravnik retira sa pipe de sa bouche, écarquilla les yeux et pouffa de rire. « Ah, le farceur, finit-il par dire en pleurant de rire, quelle blague il ne va pas inventer… Hein ? Voyez un peu ce gaillard ! » Et, jusqu’à son départ, il n’arrêta pas de se moquer de moi, m’enfonçant parfois son coude dans les côtes et se mettant à me tutoyer. Il partit enfin. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. J’arpentai la pièce à plusieurs reprises, puis m’arrêtai un long moment devant le miroir, observant mon visage décomposé ; tirant lentement la langue, je hochai la tête avec une ironie amère. Les écailles m’étaient tombées des yeux : je voyais clairement, plus clairement encore que je n’apercevais mon visage dans la glace, quel homme nul, insignifiant, inutile et dépourvu d’originalité j’étais62 !

     Le conteur se tut.

     « Dans l’une des tragédies de Voltaire63, reprit-il tristement, un noble personnage se réjouit d’être arrivé à l’ultime limite du malheur. Même si ma destinée ne comporte rien de tragique, j’avoue avoir ressenti quelque chose de ce genre. Je connus les élans empoisonnés du désespoir froid ; étendu sans me bousculer sur mon lit, j’éprouvai, pendant des matinées entières, la douceur qu'on trouve à maudire le jour et l’heure de sa naissance : je ne pouvais pas me résigner d’un seul coup. Jugez en effet vous-même : le manque d’argent m’enchaînait à une campagne que je haïssais ; ni l’exploitation de mon domaine, ni le service de l’État, ni la littérature, rien ne m’avait convenu ; je fuyais les autres propriétaires, les livres m’étaient devenus odieux ; depuis que j’avais cessé de bavasser avec enthousiasme, je ne présentais plus aucun intérêt pour les demoiselles gonflées par l’hydropisie et à la sentimentalité maladive qui secouaient leurs boucles en prononçant fiévreusement le mot vuiie ; je ne pouvais pas m’isoler complètement, et c’était au-dessus de mes forces… Je me mis, le croiriez-vous, à traîner chez les voisins. Comme enivré de mon mépris pour moi-même, je fis exprès de m’exposer à toutes sortes d’humiliations mesquines. On oubliait de me servir à table, on m’accueillait avec une froideur hautaine, on finit par ne plus du tout s’apercevoir de ma présence ; on ne laissait même pas prendre part à la conversation générale ; il m’arrivait, de moi-même de faire écho, dans mon coin, aux propos de quelque stupide moulin à paroles qui, en d’autres temps, à Moscou, eût été ravi d’embrasser la poussière de mes pieds ou le pan de mon manteau… Je ne permettais même pas de songer que je me livrais au plaisir amer de l’ironie… Je vous demande un peu ce que cela peut-être, l’ironie dans la solitude ! Voilà, monsieur, comment je me suis conduit plusieurs années de suite, et continue à le faire… »

     — Tout de même, cela ne rime à rien, grommela dans la chambre voisine la voix ensommeillée de M. Kantagrioukhine. Quel  est l’imbécile qui s‘avise de bavarder en pleine nuit ?

     Le conteur plongea lestement sous sa couverture et, risquant un coup d’œil timide, me menaça du doigt.

     — Chut !… Chut !… fit-il à voix basse ; et, comme s’il s’excusait65 et faisait des saluts en direction de la voix de Kantagrioukhine, il dit respectueusement : « J’obéis, monsieur, j’obéis, excusez-moi, monsieur… Il lui est permis de dormir, il doit dormir, recommença-t-il à chuchoter : il lui faut reprendre des forces, ne serait-ce que pour déjeuner avec appétit demain. Nous n’avons pas le droit de le déranger. Du reste, je crois vous avoir dit tout ce que je voulais dire ; et vous devez avoir sommeil. Je vous souhaite une bonne nuit.

     Avec une rapidité fébrile, le conteur se retourna et enfouit sa tête dans son oreiller.

     — Permettez-moi au moins de savoir, demandai-je, avec qui j’ai eu le plaisir…

     Il releva prestement la tête.

     — Non, de grâce, m’interrompit-il, ne me demandez pas mon nom, et ne le demandez pas à d’autres. Que je reste pour vous un inconnu, ce Vassili Vassiliévitch abattu par le destin. D’ailleurs, en tant qu’individu sans originalité, je ne mérite aucun nom en particulier… Mais si vous tenez absolument à me donner un surnom, alors appelez-moi… appelez-moi le Hamlet du district de Chtchigry. Dans tout district, les Hamlet de ce genre sont nombreux, mais vous ne les avez peut-être pas rencontrés… Sur ce, adieu.

     Il s’enfouit de nouveau dans son duvet, et le matin suivant, lorsqu’on vint me réveiller, il n’était plus dans la chambre. Il était parti avant l’aube.





Notes


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Chtchigry  Ce récit, le vingtième dans le cycle définitif des Mémoires d’un chasseur, fut publié en 1849 dans la revue Le Contemporain.
  2. Grand repas pris dans l’après-midi, ici très tard. 
  3. Pour Mikhaïlovitch, fils de Mikhaïl (Michel).
  4. Village attaché au domaine, il appartient aussi, avec ses âmes, au gentilhomme…
  5. La verste faisait 1,086 km.
  6. Uniformes civils ou militaires.
  7. Henri Mongault signale que Tourguéniev peint ici d’après nature. D’après lui, ce riche propriétaire, organisateur de fastueuses parties de chasse et chez qui aucune femme ne venait jamais, a réellement existé dans la province d’Orel – ville natale de l’auteur.
  8. Jeu de cartes fort en vogue en Russie au dix-neuvième siècle, avec le whist et le wint.
  9. Imaginaire. H. Mongault signale que le tailleur (étranger) est un cliché de la littérature russe de l’époque.
  10. Simplement indiqué par l’enclitique sifflée « s » habituelle, première lettre de l’ancien terme pour « Monsieur ».
  11. Ce qui est fort rare, la notation allant en Russie de 1 à 5…
  12. Examen sur deux jours.
  13. Terme employé par divers écrivains. Première occurrence, peut-être, en 1825, dans une lettre écrite par Griboïedov. 
  14. Le verbe loupit’ signifie : rosser, étriller…
  15. Variante de Kirilll (Cyrille). Sélifanytch pour Sélifanovitch, fils de Sélifane : ce prénom est celui du cocher de Tchitchikov dans les Âmes mortes
  16. La racine de ce nom signifie : bouc
  17. C’est-à-dire qu’il est Conseiller d’État : équivalence dans le Tchin, la Table des rangs.
  18. On trouve ici, pour la deuxième fois, une tournure inexplicable, qui embarrasse les élèves russes, et je n’ai guère trouvé d’explication convaincante : il est question ici d’une « indignation allant jusqu’à la faim », de même que, un peu plus tôt, les femmes et les filles gratifiées d’un sourire magnanime par le prince Koziolski étaient « affamées ». Certains critiques ont pensé à des coquilles, mais Tourguéniev a récrit et corrigé son manuscrit, si bien que c’est peu plausible. S’il s’agit d’un orlovisme – idiotisme propre à la région natale de l’auteur –, je ne l’ai pas déniché.
  19. En avril 1837, un oukase de Nicolas Ier avait de nouveau interdit le port de la barbe et de la moustache. À cette époque, la barbe n’était guère portée que par les paysans et les marchands.
  20. Ici, maréchal de la province : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mar%C3%A9chal_de_la_noblesse#:~:text=Le%20mar%C3%A9chal%20de%20la%20noblesse,a%20%C3%A9t%C3%A9%20supprim%C3%A9e%20en%201917.
  21. L’archine faisait 0,71 m.
  22. On trouve dans le texte une incise ironique peu traduisible ici : le haut dignitaire a volontairement mal accentué le premier mot de sa phrase, celui qui signifie « car ».
  23. L’expression russe est : je suis une baie de votre champ.
  24. Une note de  H. Mongault signale ici : « Tourguéniev a mis beaucoup de lui dans son Hamlet, comme d’ailleurs dans le Tchoulkatourine du Journal d’un homme de trop, qui date de la même époque (1850). Il avouait lui-même que, dans sa jeunesse, tout était rongé par l’analyse, et qu’il n’avait gardé de spontané que l’amour de la nature. »
  25. Reprise (incomplète) des derniers vers de la première strophe du Testament de Lermontov (1840).
  26. Pas un kopeck, si le texte russe s’y prêtait. Mais, dans le texte, c’est « pas un groschen »…
  27. En français dans le texte. L’auteur de la phrase est A. de Musset, dans La coupe et les lèvres (1832).
  28. Henri Mongault signale que ce travers russe est souvent attaqué par Tourguéniev, l’occcidentaliste.
  29. Souvenir personnel de l’auteur, qui avait étudié Hegel à Berlin avec le professeur Werder, d’après H. Mongault. Il s’agit ici de l’Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé.
  30. Très réputés. Voir à ce sujet Kassiane de la belle Metcha (note 26).
  31. Nouvelle charge contre les Slavophiles, comme le signale H. Mongault.
  32. Rachitisme.
  33. « Chef-lieu de district de la province de Tchernigov, dont le Lycée, sorte d’Université au petit pied, est réputé. Gogol – qui aurait pu signer cette phrase – y fit ses études. » Cette note d’Henri Mongault date de la fin des années 1920. Tchernigov s’appelle maintenant Tchernihiv, c’est en Ukraine… https://fr.wikipedia.org/wiki/Tchernihiv
  34. Koltoune, c’est la plique : https://www.cnrtl.fr/definition/plique . Pour Baboura, j’hésite.
  35. Dans La chanson de la cloche. Il existe de nombreuses traductions. Voici comment Gérard de Nerval, dont la traduction n’est pas versifiée, rend le passage : « Il est dangereux d’exciter le réveil du lion ; la colère du tigre est à redouter ; mais celle de l’homme est de toutes la plus horrible ! » Ici, le texte donné en allemand (d’ailleurs extrait un peu déformé, semble-t-il, du texte de Schiller) est traduit en note par l’auteur en russe, je retraduis cette note : « Il est périlleux de réveiller le lion/ Terrible est la dent du tigre/ Mais le plus effroyable des effrois/ C’est l’homme livré à sa folie. »  H.Mongault voit dans ce passage « un écho de la schilléromanie qui régnait alors dans la jeunesse russe. » Le texte fait plus loin une autre allusion à Schiller. Cette mode a déjà été mentionnée dans le récit Tatiana Borissovna et son neveu.
  36. « C’est un cénacle dans la ville de Moscou ! »
  37. D’après H. Mongault, les « doigts sales » seraient ceux de Bakounine, le colocataire de Tourguéniev à Berlin, et son aîné de quelques années, un aîné envahissant. Les deux amis se brouillèrent. En tout cas, il y a du règlement de comptes dans toute cette diatribe.
  38. Ce terme désigne aussi, en russe, un cercle vicieux
  39. Les cercles de réflexion occupaient pas mal l’intelligentsia russe. La philosophie allemande (Hegel après Schelling) y tenait une grande place dans les discussions. Les intellectuels russes cherchaient une voie pour leur pays. D’après H. Mongault, Tourguéniev fréquenta deux de ces cercles en 1841-1842, mais en gardant ses distances. Ces cercles intellectuels se développent après l’échec des premières sociétés secrètes et des Décembristes, à la fin de l’année 1825. Leur propre impuissance à modifier le cours réactionnaire imprimé par Nicolas Ier et son ministre Ougarov, ainsi que l’influence d’intellectuels socialistes émigrés (Herzen) ou restés en Russie et le payant de relégation et d’emprisonnement (Tchernychevski, Dobrolioubov) déboucheront sur une suite de mouvements révolutionnaires terroristes un peu vite baptisés « nihilistes » (le terme est d’ailleurs dû à Tourguéniev, dans Pères et Fils…) dans la deuxième moitié du siècle : Terre et liberté, dont une scission donnera naissance à la famause Narodnaïa Volia (Liberté/Volonté du peuple), l’organisation des narodniki, qui fera sauter Alexandre II en 1861 et précédera la branche militaire des Socialistes-Révolutionnaires, laquelle, avec Boris Savinkov à sa tête, fera sauter elle aussi quelques dignitaires sous Alexandre III, puis Nicolas II.… La mise sera finalement raflée par les bolcheviks, ce qui déboucha sur les horreurs staliniennes.
  40. Koudriachov est le nom du serf qui accompagna, en tant que domestique attaché, le jeune Tourguéniev à Berlin, d’après H. Mongault, selon lequel la mère de l’auteur ne consentit à l’affranchir que sur son lit de mort, en 1850…
  41. Familles russes, de même que les lieutenants.
  42. L’expression du texte n’est pas claire.
  43. https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Transfiguration_(Rapha%C3%ABl)
  44. https://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9nus_de_M%C3%A9dicis
  45. D’après H. Mongault, c’est encore un souvenir personnel : ce serait Stankiévitch, dont Tourguéniev fréquenta un temps le cercle, qui lui aurait « appris à goûter la beauté antique, que Tourguéniev adorait jusqu’alors “de commande”. »
  46. Rues et place de Moscou. https://fr.wikipedia.org/wiki/Rue_Arbat 
     https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%80_Moscou_sur_la_place_Troubna%C3%AFa 
     https://en.wikipedia.org/wiki/Sivtsev_Vrazhek_Lane 
  47. Voiture très simple à quatre roues (parfois deux), non couverte.
  48. https://fr.wikipedia.org/wiki/Piano-forte
  49. Série de tableaux dus à Greuze, très en vogue en Russie à la fin du XVIIIe siècle.
  50. Je francise le prénom, puisqu’il est donné seul.
  51. Premier vers d’un poème d’Afanassi Fet (1820-1892), dont on trouvera une traduction ici : https://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Fet_-_Poemes.htm
  52. Bien sûr ironique, et même amer. C’est indiqué dans le texte (cf note 10) par plusieurs « monsieur » indiqués par l’enclitique « s », je ne les traduis pas, ce serait trop lourd.
  53. https://fr.wikipedia.org/wiki/Iconostase
  54. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kliros
  55. https://fr.wikipedia.org/wiki/Saintes_Portes
  56. Bouleaux pleureurs, en russe.
  57. Officier de police rurale, élu par la noblesse.
  58. Dos d’esturgeon salé et séché. Vient du turc, semble-t-il.
  59. Celles du maréchal de la noblesse (voir la note 20) et de l’ispravnik, notamment.
  60. Pour Vassiliévitch, fils de Vassili.
  61. L’expression russe, rimant, est : « Le grillon doit connaître sa place près du poêle. » 
  62. Ce qui rappelle (voir la note 24) le Journal d’un homme de trop : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/110217/le-journal-dun-homme-de-trop-ivan-tourgueniev
  63. Plutôt Racine, Oreste dans Andromaque, acte V, scène 5 : « Grâce aux Dieux ! Mon malheur passe mon espérance ! » (note d’H. Mongault, et notice russe)
  64. J’essaie de rendre la déformation, dans le texte, du mot vie – qui exagère dans un sens la prononciation du mot, la voyelle après la chuintante hésitant d’ordinaire entre « i » et « i dur », ce dernier transcrit en français par « y », mais se prononçant entre « i » et « u »…
  65. On sait que la tournure est très discutable, mais c’est exactement pareil en russe !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire