vendredi 16 février 2024

Tchertopkhanov et Niédopiouskine (Ivan Tourguéniev)

     Par une torride journée d’été, je revenais en télègue1 de la chasse ; assis à côté de moi, Iermolaï2 sommeillait, piquant du nez. À nos pieds, les chiens endormis rebondissaient comme des cadavres ballotés. Le cocher n’arrêtait pas de chasser avec son fouet les œstres3 harcelant les chevaux. Un léger nuage de poussière blanche s’élevait derrière la télègue. Nous nous engageâmes dans des buissons. La route se fit plus inégale, des branchages se mirent à s’accrocher aux roues. Iermolaï se réveilla et regarda à la ronde… « Hé ! dit-il, il doit y avoir des coqs de bruyère, ici. Descendons. »Le cocher arrêta, et nous entrâmes dans les fourrés. Mon chien tomba sur une couvée. Je tirai et m’apprêtais à recharger mon fusil, quand un craquement sonore retentit soudain derrière moi, et un cavalier s’approcha en écartant des mains les branches. « Veu-euillez me faire savoir, dit-il d’un ton hautain, de quel droit vous cha-assez ici, mos-sieur ? » L’inconnu parlait du nez à toute vitesse, de façon hachée. Je le regardai en face : je n’avais jamais rien vu de tel. Figurez-vous, chers lecteurs, un petit bonhomme blond au nez rouge et en trompette et aux moustaches rousses et interminables. Un caracul4 orné en hauteur de drap framboise lui couvrait le front jusqu’aux sourcils. Il portait un arkhalouk5 jaune et élimé, avec une cartouchière en velours noir sur la poitrine et des galons d’argent éraillés à toutes les coutures ; il avait un cor de chasse en bandoulière, et un poignard dépassait à sa ceinture. Une maigre rosse alezane au nez busqué se démenait follement pour le porter ; deux lévriers étiques aux pattes torses étaient dans les jambes de sa monture. Le visage, le regard, la voix, chacun de ses mouvements, l’être tout entier de l’inconnu respiraient une témérité folle et un orgueil démesuré, inouï ; ses yeux vitreux, d’un bleu pâle, roulaient et louchaient comme ceux d’un homme ivre ; il rejetait sa tête en arrière, gonflait ses joues, s’ébrouait et frémissait de tout son corps comme pour étaler son surcroît de dignité – un vrai dindon. Il répéta sa question.

     — J’ignorais qu’il fût interdit de chasser ici, répondis-je.

     — Ici, monsieur, vous êtes sur mes terres, poursuivit-il.

     — Soit, je m’en vais.

     — Puis-je savoir, répliqua-t-il, si j’ai l’honneur de parler à un gentilhomme ?

     Je me nommai.

     — Dans ce cas, veuillez continuer à chasser. Je suis moi-même un gentilhomme, et très heureux d’obliger un autre gentilhomme… Je m’appelle Tcher-top-khanov, Pantéleï.

     Il se pencha, poussa un cri perçant et cingla le cou de son cheval ; celui-ci secoua la tête, se cabra, fit un bond de côté et écrasa la patte d’un des chiens, qui se mit à hurler. Écumant de rage, Tchertopkhanov frappa du poing son cheval entre les oreilles, sauta à terre en un éclair, examina la patte du chien, cracha sur la blessure, donna un coup de pied au chien pour le faire taire, se cramponna au garrot du cheval et mit le pied à l’étrier. Le cheval releva le museau, dressa la queue et se jeta en biais dans les buissons ; le cavalier suivit le mouvement à cloche-pied et finit tout de même par se remettre en selle ; il fit frénétiquement tournoyer sa nagaïka6, sonna du cor et partit au galop. Je n’étais pas encore revenu de la surprise que m’avait causée l’apparition de Tchertopkhanov que sortit brusquement du taillis un homme grassouillet d’une quarantaine d’années, montant un petit cheval noir. Il fit halte, ôta sa casquette de cuir vert et me demanda d’une petite voix douce si je n’avais pas vu un cavalier sur un alezan. Je lui dis que si.

     — De quel côté est-il7 parti ? poursuivit-il de la même voix douce, sans remettre sa casquette.

     — De ce côté-ci, monsieur.

     — Je vous remercie infiniment, monsieur8.

     Il clappa des lèvres, excita des jambes son cheval et s’en alla au petit trot – trioukhi, trioukhi – dans la direction indiquée. Je le suivis du regard jusqu’à ce que sa casquette à cornes9 fût cachée par les branches. Ce nouvel inconnu était totalement différent de celui qui l’avait précédé. Sa figure potelée et ronde comme une boule exprimait la timidité, la bonhommie et une douce humilité ; son nez, également rond et charnu, émaillé de petites veines bleues, révélait en lui un jouisseur. Il n’avait plus un cheveu sur le devant de la tête, des touffes clairsemées de cheveux blonds10 dépassaient à l’arrière ; ses petits yeux, comme entaillés à la laîche, clignotaient amicalement, et ses lèvres rouges et charnues souriaient. Il portait une redingote à col droit et boutons de cuivre, très râpée mais propre ; son pantalon était retroussé très haut ; on voyait ses gros mollets au-dessus du liseré jaune de ses bottes.

     — Qui est-ce, demandai-je à Iermolaï.

     — Lui ? C’est Niédopiouskine, Tikhon Ivanytch12. Il vit chez Tchertopkhanov.

     — Pourquoi, il est pauvre ?

     — Il n’est pas riche ; mais Tchertopkhanov n’a lui-même pas un sou.

     — Alors, pourquoi s’installer chez lui ?

     — C’est comme ça, ils sont devenus amis. On ne voit jamais l’un sans l’autre… C’est le cas de le dire : où le cheval va montrer son sabot, l’écrevisse présente sa pince13

     Nous sortîmes des fourrés ; soudain, près de nous, nous entendîmes deux chiens courants aboyer, et un grand lièvre blanc fila dans l’avoine déjà haute. De la lisière du bois déboula derrière lui toute la meute, chiens, chiens courants et  lévriers, suivie à fond de train par Tchertopkhanov. Il ne criait pas, n’excitait pas les chiens : il était hors d’haleine, n’arrivait plus à respirer ; des sons confus s’échappaient par saccades de sa bouche ouverte ; il fonçait, les yeux écarquillés et fouettait sauvagement de sa nagaïka son malheureux cheval. Les lévriers gagnaient du terrain… le lièvre s’accroupit, fit un crochet abrupt et se jeta dans les buissons proches de Iermolaï… Les lévriers passèrent en coup de vent. « A…rape, a…rape ! balbutia avec effort – il semblait avoir un défaut de prononciation – le chasseur sur le point d’expirer ; à toi, mon brave ! » Iermolaï tira… le lièvre blessé dégringola dans l’herbe sèche et lisse, fit un bond et poussa un cri plaintif sous les dents d’un chiens qui s’était jeté sur lui avant les autres. Les chiens courants fondirent dessus.

     Tchertopkhanov sauta en trombe de son cheval, tira son poignard, courut aux chiens, les jambes écartées, leur arracha, en criant comme un démon, le lièvre déjà mis à mal et, le visage contracté, lui plongea jusqu’à la garde son poignard dans la gorge… et se mit à donner de la voix. Tikhon Ivanytch se montra à la lisière du bois. « Ho-ho-ho-ho-ho-ho-ho-ho ! » hurla de nouveau Tchertopkhanov… « Ho-ho-ho-ho » répéta paisiblement son compagnon.

     — C’est vraiment une erreur de chasser l’été, fis-je remarquer à Tchertopkhanov en lui montrant l’avoine foulée.

     — Le champ est à moi, répondit-il en respirant à peine.

     Il coupa les pattes du lièvre, les distribua aux chiens et attacha le lièvre aux courroies à l’arrière de sa selle.

     — Je vous dois le coup, mon brave, selon les règles de la chasse, dit-il en s’adressant à Iermolaï15. Et vous, monsieur, reprit-il de sa voix tranchante et saccadée, je vous remercie.

     Il se remit en selle.

     — Permettez-moi de savoir… j’ai oublié… votre nom ?

     Je me nommai de nouveau.

     — Très heureux de faire votre connaissance. Le cas échéant, venez me voir… Mais où est donc ce Fomka16, Tikhon Ivanytch ? poursuivit-il avec humeur ; on a traqué le lièvre sans lui.

     — Son cheval s’est abattu sous lui, il est crevé, répondit en souriant Tikhon Ivanytch.

     — Comment, abattu ? Orbassan17 est crevé ? Pfou18, pfit !… Où est-il ?

     — Là-bas, de l’autre côté du bois.

     Tchertopkhanov cingla de sa nagaïka le museau de son cheval et partit ventre à terre. Tikhon Ivanytch me salua à deux reprises – une fois pour lui et une fois pour son ami – et repartit dans les buissons au petit trot.

     Ces deux messieurs avaient piqué au plus haut point ma curiosité… Qu’est-ce qui pouvait lier d’une amitié indestructible deux êtres aussi dissemblables ? Je me mis à me renseigner, et voici ce que j’appris.

     Pantéleï Iéréméitch19 Tchertopkhanov passait aux alentours pour un homme extravagant et dangereux, orgueilleux et querelleur de premier ordre. Il avait servi un très court temps dans l’armée, et démissionné « en raison de désagréments », porteur du grade au sujet duquel s’est répandue l’opinion selon laquelle « la poule n’est pas un oiseau20 ». Il était issu d’une vieille famille, autrefois riche ; ses ancêtres vivaient fastueusement, comme des seigneurs de la steppe, c’est-à-dire que leur porte était ouverte à tous, que l’on y gavait les hôtes, qu’ils fussent invités ou non, en faisant donner à leurs cochers des quarts21 d’avoine pour les chevaux, qu’on y tenait à demeure des musiciens, des chanteurs, des bouffons et des chiens, que, les jours de fête, on abreuvait les gens de vodka et de petite bière, que l’hiver, enfin, les seigneurs se rendaient à Moscou dans de lourds carrosses tirés par leurs propres chevaux ; il leur arrivait aussi de rester des mois sans un sou, à vivre des produits de leur basse-cour. Le domaine était déjà appauvri lorsque il était revenu au père de Pantéleï Iéréméitch ; lequel fit bombance à son tour et, en mourant, légua à son unique héritier, Pantéleï, le petit village déjà hypothéqué de Bessonovo, comprenant trente-cinq âmes de sexe masculin et soixante-seize de sexe féminin, ainsi que quatorze déciatines23 un quart de mauvaise terre dans la friche de Kolobrodova, aucun titre de propriété n’ayant d’ailleurs été retrouvé au sujet de cette parcelle dans les papiers du défunt24. Il faut reconnaître que ce dernier s’était ruiné de façon très étrange : l’« économie domestique » l’avait perdu. Il entendait par là qu’un gentilhomme ne devait pas dépendre des marchands, artisans et autres « brigands », comme il les appelait ; il avait installé chez lui toutes sortes d’ateliers, couvrant tous les métiers : « L’économie domestique, disait-il, est  à la fois plus convenable et moins onéreuse ! » cette funeste idée ne le quitta pas jusqu’à sa mort ; elle le mena à la ruine. Que d’amusement, cependant ! Il ne se refusait aucune lubie. Parmi d’autres trouvailles, il fit un jour monter un carrosse familial de sa conception, tellement énorme qu’en dépit des efforts de tous les chevaux du village, ainsi que de leurs maîtres réquisitionnés pour la circonstance, il versa et se disloqua dès la première côte. Sans s’émouvoir le moins du monde, Iérémeï Loukitch25 (ainsi s’appelait le père de Pantéleï) fit bâtir sur la côte un monument commémoratif. Il s’avisa également de construire une église – bien entendu, tout seul, sans l’aide d’un architecte. Il brûla une forêt entière pour fabriquer des briques, posa d’énormes fondements, de quoi soutenir une cathédrale de capitale de province, éleva les murs, commença à dresser la coupole : chute de la coupole. Nouvel essai – nouvel écroulement ; idem, une troisième fois. Mon Iérémeï Loukitch se mit à réfléchir : « Ça va mal, se dit-il, il y a de la sorcellerie là-dessous, on m’a jeté un sort… » Et le voilà qui fait fouetter toutes les vieilles du bourg. On eut beau les fouetter, pas moyen d’ériger la coupole27. Il entreprit de reconstruire les izbas des paysans selon un nouveau plan, toujours à partir de l’économie domestique ; les izbas furent regroupées en triangles de trois habitations, avec au beau milieu de chaque triangle un mât portant un nichoir à sansonnets peint et un drapeau. Presque chaque jour, il inventait quelque chose de nouveau : tantôt il imaginait de faire préparer une soupe de bardane, tantôt de couper la queue des chevaux pour en faire des casquettes pour les domestiques, de tenter de remplacer le lin par des orties ou de nourrir les porcs avec des champignons… Ayant lu un jour dans le Bulletin de Moscou28 l’article d’un propriétaire de Kharkov29, un certain Khriak-Khroupiorski, sur les avantages des bonnes mœurs dans la vie rurale, il ordonna le lendemain à tous ses paysans d’apprendre immédiatement par cœur l’article en question. Les paysans étudièrent l’article, après quoi le barine leur demanda s’ils comprenaient ce qui était écrit là. L’intendant répondit pour eux que c’était clair comme de l’eau de roche. Vers cette époque, il prescrivit, au nom de l’ordre et de l’économie domestique, de numéroter tous ses sujets, et leur enjoignit de porter chacun son numéro sur son col; en croisant le barine, chacun devait crier : « C’est le numéro tant qui passe ! », et le barine répondait affectueusement : « Va, que Dieu t’accompagne ! »

     Cependant, en dépit de l’ordre et de l’économie domestique, Iérémeï Loukitch se retrouva peu à peu dans une situation très difficile : il hypothéqua d’abord, puis vendit les plus petits de ses biens ; le fisc mit finalement en vente le nid de ses ancêtres, le bourg à l’église inachevée, par bonheur pas du vivant de Iérémeï Loukitch – ce qui l’aurait tué –, mais deux semaines après sa mort. Il put mourir chez lui, dans sa maison, dans son lit, entouré de ses serviteurs et sous l’œil de son médecin ; mais il ne resta au pauvre Panteleï que Bessonovo. 

     Panteleï apprit la maladie de son père au régiment, au plus fort des « désagréments » mentionnés plus haut. Il venait d’avoir dix-huit ans. Il avait passé toute son enfance au foyer paternel, et sa mère, Vassilissa Vassilievna, femme d’une grande bonté, mais d’une bêtise parfaite, en avait fait un gamin capricieux et gâté. Elle était seule à s’occuper de son éducation ; Iérémeï Loukitch, plongé qu’il était dans ses réflexions sur l’économie domestique, n’avait pas la tête à cela. Il est vrai qu’il châtia un jour de sa propre main son fils parce qu’il disait « ar » au lieu de « r », mais ce jour-là, Iérémeï Loukitch était profondément et secrètement affligé : son meilleur chien s’était assommé contre un arbre. Du reste, le tintouin qu’avait causé à Vassilissa Vassilievna l’éducation de son fils s’était limité à un seul effort épuisant : à la sueur de son front, elle avait engagé pour lui un précepteur, un nommé Birkopf, ancien soldat alsacien devant lequel elle trembla comme une feuille jusqu’à l’heure de sa mort. « Et s’il allait donner sa démission ? Je serais perdue ! Que faire ? Ou trouver un autre précepteur ? Déjà que celui-ci, j’ai eu du mal à le faucher à la voisine ! » se disait-elle. En homme de  ressources, Birkopf tira tout de suite parti d’une situation aussi unique : il s’enivrait à mort et dormait du matin au soir. Ayant achevé « le cours de ses études », Panteleï prit du service. Vassilissa Vassilievna n’était plus de ce monde. Elle était morte d’effroi, six mois avant ce grand évènement, en voyant en rêve un homme blanc à cheval sur un ours. Iérémeï Loukitch ne tarda pas à suivre sa moitié dans la tombe.

     À la première nouvelle de l’état de santé de son père, Panteleï revint au galop chez celui-ci, mais le trouva déjà mort. Quelle ne fut pas la surprise de ce fils respectueux lorsque, de riche héritier, il se retrouva de façon très inattendue changé en un homme sans le sou ! Peu de gens peuvent encaisser un revirement aussi brusque. Panteleï s’aigrit, devint sauvage. L’homme honnête, bon et généreux, quoique tête chaude et écervelé, qu’il était se mua en un orgueilleux querelleur qui cessa de fréquenter ses voisins – il éprouvait de la honte devant les riches, et du mépris devant les pauvres –, et se montrait d’une insolence inouïe avec tout le monde, y compris avec les autorités : je suis, avait-il l’air de dire, un gentilhomme de vieille souche. Il faillit un jour tuer d’un coup de fusil un stanovoï31 entré chez lui sans ôter sa casquette. De leur côté, bien sûr, les autorités ne lui pardonnaient pas cette attitude et le lui faisait sentir à la première occasion ; on le craignait tout de même, car c’était un homme terriblement irascible, toujours prêt à vous proposer d’en découdre à l’épée. À la moindre objection, Tchertopkhanov se mettait à rouler des yeux, sa voix devenait hachée… « Ah va-va-va-va-va, balbutiait-il, ma tête à couper ! » Et il n’en démordait pas. En outre, c’était un homme droit, mêlé à aucune histoire louche. Bien entendu, personne ne lui rendait visite… Avec tout cela, son âme restait bonne, et même élevée, à sa façon : il ne supportait pas les injustices faites à autrui, pas plus que les vexations ; il défendait âprement ses moujiks. « Comment ? disait-il, en se frappant la tête avec frénésie, on oserait s’en prendre à mes moujiks, mes moujiks ? Je veux bien ne plus être Tchertopkhanov si… »

     Tikhon32 Ivanytch Niédopiouskine ne pouvait pas, comme Pantéleï Iéréméitch, être fier de ses  origines. Son père était d’une famille d’odnodvortsy33, et n’avait acquis la noblesse34 qu’au bout de quarante ans de service. M. Niédopiouskine père était de ces gens sur qui le malheur s’acharne sans répit, avec vigilance – un tel acharnement ressemblant à une haine personnelle. Pendant soixante ans, de sa naissance à sa mort, le malheureux lutta contre la pauvreté, les maladies et les calamités qui sont le lot des petites gens ; il se débattait comme un poisson pris sous la glace, ne mangeait pas à sa faim, ne dormait pas tout son saoul, s’humiliait, multipliait les démarches et perdait courage, exténué ; tremblant pour le moindre kopeck, il souffrit en toute innocence35, lui,  et finit par mourir dans une cave ou un grenier, sans avoir rien mis de côté pour lui ou pour ses enfants. Sa destinée l’avait harassé comme un lièvre pourchassé. Cet homme bon et honnête acceptait tout de même des pots-de-vin « en fonction du rang », de dix kopecks à deux roubles inclusivement. Niédopiouskine avait une femme maigre et poitrinaire ; il avait aussi des enfants ; par bonheur, ils moururent tous en bas âge, à l’exception de Tikhon et d’une fille, Mitrodora, surnommée « l’élégante marchande », qui épousa, après maintes aventures tristes ou comiques, un avoué à la retraite. M. Niédopiouskine père avait réussi, de son vivant, à caser Tikhon comme surnuméraire dans un bureau ; mais aussitôt après sa mort, Tikhon donna sa démission. Les alarmes perpétuelles, le combat pénible contre le froid et la faim,  le triste abattement de sa mère, le désespoir soucieux de son père, les grossières vexations des logeurs et des boutiquiers, ce chagrin quotidien, incessant, avaient produit en Tikhon une timidité extrême : à la seule vue d’un supérieur, il tremblait et défaillait comme un oiseau pris au piège. Il abandonna le service. Par indifférence, peut-être aussi par raillerie, la nature place chez les hommes des capacités et des penchants incompatibles avec leur position sociale et leurs moyens d’existence ; avec la sollicitude et l’amour qui lui sont propres, elle avait fait de Tikhon, fils d’un pauvre employé, un être sensible, indolent, mou et impressionnable, un être uniquement tourné vers la jouissance, à l’odorat et au goût d’une extraordinaire finesse… elle prit grand soin de le modeler ainsi – et laissa le produit de son activité grandir en se nourrissant de choux aigre et de poisson pourri. Et ce « produit » grandit, commença sa vie, comme on dit. La danse reprit. La destinée, qui avait tourmenté sans répit Niédopiouskine père, et avait visiblement pris goût à la chose, passa au fils. Mais avec Tikhon, elle procéda autrement ; elle ne le martyrisa pas, mais s’amusa de lui. Elle ne le réduisit jamais au désespoir, lui épargna les honteuses tortures de la faim, mais le trimballa d’un coin de la Russie à un autre, depuis Véliki-Oustioug jusqu’à Tsariévo-Kokchaïsk36, le faisant passer d’un emploi humiliant et grotesque à un autre : tantôt elle lui conférait le titre de « majordome » d’une barynia37 acariâtre et bilieuse jouant les bienfaitrices, tantôt elle le plaçait comme pique-assiette chez un marchand riche et avare, comme chef de la « chancellerie particulière » d’un barine aux yeux de grenouille et tondu à l’anglaise, ou employé, mi-majordome mi-bouffon, chez un chasseur à courre… Bref, la destinée obligea le pauvre Tikhon à boire lentement et jusqu’à la dernière goutte le calice amer et empoisonné d’une existence de subalterne. Il subit toute sa vie les pesants caprices et l’ennui assoupi et méchant de nobliaux oisifs… Que de fois, seul dans sa petite chambre, enfin congédié par une troupe d’invités qui s’en était donné à cœur joie avec lui, il se jura, rouge de honte et les froides larmes du désespoir aux yeux, de s’enfuir en cachette le lendemain, de tenter sa chance en ville, de se trouver, fût-ce une simple place de copiste, ou de mourir de faim dans la rue, une bonne fois. Mais, d’abord, Dieu ne lui avait pas donné cette force, ensuite le timidité le reprenait, et enfin, quelles démarches fallait-il faire pour se trouver une place, auprès de qui la solliciter ? « On ne m’en donnera pas, chuchotait l’infortuné en se retournant dans son lit, on ne m’en donnera pas ! » Et, le lendemain, il traînait de nouveau son boulet. Sa situation était d’autant plus pénible que cette nature si soucieuse n’avait pas fait l’effort de lui accorder la moindre parcelle des capacités et des talents sans lesquels il est presque impossible d’exercer le métier d’amuseur. Ainsi, il ne savait ni danser jusqu’à l’épuisement, affublé d’une peau d’ours mise à l’envers, ni dire des blagues et faire le joli cœur à proximité immédiate des cravaches toutes prêtes des piqueurs ; exposé tout nu par moins vingt, il lui arrivait de prendre froid, son estomac ne digérait ni l’eau-de-vie mêlée à de l’encre et à d’autres saletés, ni les amanites tue-mouche ou les russules hachées dans du vinaigre. Dieu sait ce qu’il serait advenu de Tikhon si le dernier en date de ses bienfaiteurs, fermier des eaux-de-vie38 enrichi, ne s’était pas avisé, dans un moment de bonne humeur, d’ajouter un codicille à son testament : « À Ziozia (ou Tikhon) Niédopiouskine, je lègue en toute propriété, ainsi qu’à ses descendants, le village, acquis par moi, de Biesséliendéïevka, avec toutes ses dépendances. » Quelques jours après, le bienfaiteur claqua d’une attaque d’apoplexie devant une soupe de sterlet. Il y eut du tapage, la justice débarqua, on posa les scellés, tout se passa selon les règles. Les parents arrivèrent, on ouvrit le testament ; on manda Niédopiouskine, qui se présenta. La plupart des gens dans l’assistance savaient quelle fonction remplissait Tikhon Ivanytch auprès de son bienfaiteur : une clameur assourdissante l’accueillit, les félicitations railleuses pleuvaient sur lui. « Le voilà, le nouveau propriétaire ! » criaient les autres héritiers. « C’est bien, ajouta un plaisantin connu pour ses mots d’esprit, c’est vraiment ce qui s’appelle… un héritier ! » Et tous de pouffer de rire. Niédopiouskine fut longtemps sans croire à son bonheur. On lui montra le testament, il rougit, cligna les yeux, agita les bras et éclata en sanglots. Le rire de l’assemblée se mua en un rugissement compact. Le village de Biesséliendéïevka comprenait seulement vingt-deux âmes, vingt-deux foyers de moujiks, personne ne le regrettait vraiment, alors pourquoi ne pas rire un bon coup ? Seul un héritier, un grave Pétersbourgeois au nez grec et au visage très noble, Rostislav Adamytch Chtoppel, prit mal la chose ; s’approchant en biais de Niédopiouskine, il le toisa en lui tournant à demi le dos, lui disant d’un ton méprisant, par-dessus son épaule : 

     — Je crois comprendre, monsieur, que vous aviez, chez Fiodor Fiodorovitch, l’emploi de valet-amuseur ? 

      Le Pétersbourgeois s’exprimait avec vivacité dans une langue plus que correcte, outrageusement châtiée. Ému et désemparé, Niédopiouskine ne comprit pas ce que lui disait ce monsieur inconnu, mais les autres se turent aussitôt ; le faiseur de bons mots eut un sourire condescendant. M. Chtoppel se frotta les mains et répéta sa question. Niédopiouskine leva des yeux étonnés et ouvrit la bouche. Rostislav Adamytch plissa les yeux d’un air sarcastique.

     — Mes félicitations, monsieur, toutes mes félicitations, reprit-il ; il est vrai que tout le monde, on peut le dire, n’accepterait pas de gagner son pain de la sorte ; mais de gustibus non est disputandum, c’est-à-dire, à chacun son goût… N’est-ce pas ?

     Dans le fond de la salle, quelqu’un poussa, d’étonnement et d’enthousiasme, un bref glapissement contenu par décence.

     — Dites-moi, poursuivit M. Chtoppel, grandement encouragé par les sourires de toute l’assistance, à quel talent particulier devez-vous votre bonheur ? Dites-le, ne soyez pas gêné ; nous sommes ici, pour ainsi dire, en famille39. N’est-ce pas la vérité, messieurs, nous sommes ici en famille ?

     Par malchance, celui des héritiers auquel Rostislav Adamytch adressa cette question ne comprenait pas le français, si bien qu’il se contenta d’un grognement approbateur. Mais un autre héritier, un jeune homme au front semé de taches jaunâtres, s’empressa de dire : « Voui, voui, bien entendu. »

     — Peut-être savez-vous marcher sur les mains, les pieds en l’air ? reprit M. Chtoppel.

     Niédopiouskine regarda autour de lui avec angoisse : il ne vit que des visages railleurs et riant avec méchanceté, que des yeux embués de joie.

     — Ou peut-être savez-vous imiter le chant du coq ?

     Une explosion de rire retentit, pour cesser aussitôt, dans l’attente de la suite.

     — Ou peut-être, sur votre nez…

     — Cessez ! fit une voix forte et tranchante, qui interrompit Rostislav Adamytch. Vous n’avez pas honte de tourmenter ce malheureux ?!

     Tous se retournèrent. Tchertopkhanov se tenait sur le pas de la porte. Lui aussi, en qualité d’arrière-petit-neveu40 du défunt, avait reçu une lettre l’invitant à cette réunion de famille. Pendant toute la lecture du testament, il s’était, comme toujours, tenu orgueilleusement à l’écart des autres. 

     — Cessez, répéta-t-il en rejetant fièrement la tête en arrière.

     M. Chtoppel se retourna vivement et, apercevant un homme pauvrement vêtu et ne payant pas de mine, demanda à son voisin (prudence ne saurait nuire) :

     — Qui est-ce ?

     — Tchertopkhanov, un homme de peu.

     Rostislav Adamytch reprit son air hautain.

     — Qui êtes-vous, pour donner des ordres ? nasilla-t-il en plissant les yeux. On peut savoir quelle sorte d’oiseau vous êtes ?

     Tchertopkhanov s’enflamma comme de la poudre touchée par une étincelle. La fureur le fit haleter.

     — Dz-dz-dz-dz, sifflait-il comme s’il s’étranglait ; qui je suis ? qui je suis ? tonna-t-il soudain. Je suis Pantéleï Tchertopkhanov, gentilhomme de vieille souche, mon lointain aïeul servait déjà le tsar, et toi, qui es-tu ?

     Rostislav Adamytch blêmit et fit un pas en arrière; Il ne s’attendait pas à une telle riposte.

     — Tu vas voir quel oiseau je suis… Oh, oh, oh !…

     Tchertopkhanov se rua en avant ; au comble de l’émotion, Chtoppel fit un bond de côté, tandis que le reste de l’assistance se précipitait pour arrêter le hobereau courroucé.

     — Au duel, au duel à l’instant, à travers un foulard41 ! criait Pantéleï, écumant de rage ; ou alors demande-moi pardon, et à lui aussi…

     — Faites-lui des excuses, murmuraient autour de Chtoppel les héritiers en émoi, c’est un fou, il est capable de vous couper la gorge.

     — Excusez-moi, je ne savais pas, balbutia Chtoppel ; je ne savais pas…

     — Demande lui aussi pardon ! hurla Panteleï, toujours en ébullition.

     — Excusez-moi vous aussi, ajouta Rostislav Adamytch à l’adresse de Niédopiouskine, lequel tremblait comme s’il avait la fièvre. 

     Tchertopkhanov se calma, s’approcha de Tikhon Ivanytch, lui prit la main, lança à la ronde un regard provocant que personne se soutint, et sortit solennellement de la salle avec le nouveau propriétaire du village de Biesséliendéïevka.

     Depuis ce jour, ils furent inséparables. (Le village de Biesséliendéïevka n’était quà huit verstes42 de Bessonovo.) La gratitude infinie qu’éprouvait Niédopiouskine envers Tchertopkhanov se mua bientôt en un vrai culte. Le faible, le doux Tikhon, être qui avait ses impuretés, se prosternait devant l’intrépide et désintéressé Tchertopkhanov. « Ce n’est tout de même pas rien, se disait-il parfois, de discuter avec le gouverneur en le regardant en face… et lui, le Christ me soit témoin, il le fait ! »

     Son ami l’étonnait jusqu’à le rendre perplexe, jusqu’à lui faire perdre toute ressource mentale, il voyait en lui un homme extraordinaire, plein d’intelligence et de savoir. Il faut dire que l’éducation de Tchertopkhanov, pour pauvre qu’elle fût, pouvait passer pour brillante en comparaison de celle qu’avait reçue Tikhon. Certes, Tchertopkhanov lisait peu en russe et comprenait mal le français, au point qu’un jour, à un précepteur suisse qui lui demandait : « Vous parlez français, monsieur ? », il répondit : « Jé né razoumiéiou43 », puis, après réflexion, il ajouta : « pa » ; il se rappelait cependant qu’il y avait eu sur terre un certain Voltaire, écrivain à l’esprit très aiguisé, que les Français et les Anglais s’étaient beaucoup fait la guerre et que Frédéric le Grand, roi de Prusse, s’était aussi illustré dans la carrière militaire. Parmi les écrivains russes, il estimait Derjavine44, et il aimait tant Marlinski45 qu’il avait appelé son meilleur chien Ammalat-Bek46

     Quelques jours après ma première rencontre avec les deux amis, j’allai à  Bessonovo rendre visite à Tchertopkhanov. J’aperçus de loin sa petite maison ; elle se dressait à un endroit nu, à une demi-verste du village, en plein vent, comme on dit, tel un épervier au beau milieu d’un champ labouré. La propriété de Tchertopkhanov se composait en tout et pour tout de quatre constructions vétustes en bois, de tailles différentes : un pavillon, une écurie, un hangar et les bains. Chacune des quatre était indépendante et isolée des autres : pas la moindre clôture, pas le moindre portail. Mon cocher fit halte, perplexe, près d’un puits à moitié pourri et obstrué. À côté du hangar, quelques jeunes lévriers maigrichons et ébouriffés déchiquetaient la carcasse d’un cheval qui devait être Orbassan ; l’un d’eux leva son museau ensanglanté, lâcha un bref aboiement et se remit à ronger les côtes mises à nu. Un gars d’environ dix-sept ans, au visage jaune et bouffi, habillé en petit  Cosaque47 et les pieds nus, se tenait près du cheval ; l’air grave, il observait les chiens confiés à sa garde, et de temps en temps cinglait de sa cravache les plus avides.

     — Le barine est chez lui ? lui demandais-je.

     — Allez savoir ! répondit le jeune gars. Frappez à la porte.

     Je sautai du drojki et m’approchai du perron du pavillon. 

     Le logis de monsieur Tchertopkhanov présentait un triste aspect : les poutres avaient noirci et avançaient en se gondolant, la cheminée tombait en ruine, les coins, pourris, chancelaient ; sous le toit de chaume hirsute et s’affaissant, les petites fenêtres d’un bleu terni avaient un indicible air maussade : certaines vieilles roulures ont de tels yeux. Je frappai ; personne ne répondit. Cependant, on entendait, derrière la porte, des mots prononcés avec brusquerie :

     — A, B, C ; attention, idiot ! faisait une voix rauque… A, B, C, F… non ! D, E, F ! F48 !… Allons, idiot !

     Je frappai une deuxième fois.

     La même voix cria :

     — Entrez !… Qui est-ce ?

     J’entrai dans un petit vestibule vide et vis, par l’entrebâillement d’une porte, Tchertopkhanov en personne. Vêtu d’une robe de chambre de Boukhara crasseuse et d’un large pantalon bouffant, une calotte rouge sur la tête, il était assis sur une chaise, il serrait d’une main le museau d’un jeune caniche, et tenait de l’autre un morceau de pain sous le nez du chien.

     — Ah ! dit-il dignement, sans bouger de sa place, très heureux de votre visite. Asseyez-vous, je vous prie. Vous voyez, je m’occupe de Venzor… Tikhon Ivanytch, ajouta-t-il en élevant la voix, venez, nous avons de la visite.

     — Je viens tout de suite, répondit Tikhon Ivanytch, de la pièce voisine. Macha49, passe-moi ma cravate.

     Tchertopkhanov revint à Venzor et lui posa le morceau de pain sur le nez. Je regardai autour de moi. Dans la pièce, en dehors d’une table à rallonges déjetée, posée sur treize pieds d’inégale longueur, et de quatre chaises paillées défoncées, ne se trouvait aucun meuble ; les murs, blanchis autrefois, semés de taches bleues en forme d’étoiles, s’écaillaient à de nombreux endroits ; entre les fenêtres était accroché un miroir terni et brisé, dans un cadre énorme imitant l’acajou. Dans les encoignures, des chibouques50 et des fusils ; de gros fragments noirs de toiles d’araignées pendaient du plafond.

     — I, J, K, L, M, prononçait lentement Tchertopkhanov, qui s’exclama soudain avec fureur : M… Mmmange ! Mange ! Mange !… Quel animal stupide !… Mange…

     Mais le malheureux caniche ne faisait que trembler, sans se décider à ouvrir la bouche ; il restait assis, serrant sa queue sous lui, clignant des yeux, l’air de se dire : « On le sait, que vous êtes le maître ! »

     — Allez, mange ! Pille51 !

     — Vous l’avez effrayé, observai-je.

     — Eh bien, ouste !

     Il lui allongea un coup de pied; Le pauvret se leva doucement, laissant tomber de son nez  le bout de pain, et s’en alla comme sur la pointe des pieds dans le vestibule, l’air profondément offensé. Il y avait de quoi : pour la première fois, un visiteur se présentait, et voilà la façon dont on le traitait devant lui52 ! 

     La porte donnant sur l’autre pièce grinça avec précautions, et M. Niédopiouskine entra ; il salua d’un air aimable, en souriant.

     Je me levai pour le saluer à mon tour.

     — Ne vous dérangez pas, ne vous dérangez pas, balbutia-t-il.

     Nous nous assîmes. Tchertopkhanov alla dans l’autre pièce. 

     — Cela fait-il longtemps que vous êtes dans nos parages53 ? dit Niédopiouskine d’une voix douce, après avoir toussé précautionneusement dans sa main et, par décence, placé ses doigts devant ses lèvres.

     — Je suis arrivé le mois dernier.

     — Ah, voilà…

     Nous nous tûmes.

     — Nous avons du bien beau temps, maintenant, reprit Niédopiouskine en me regardant d’un air reconnaissant, comme si le temps dépendait de moi – les blés, on peut le dire, poussent magnifiquement;

     J’inclinai la tête en signe d’acquiescement. Nous nous tûmes de nouveau.

     — Pantéleï Iéréméitch a daigné54 forcer deux lièvres hier, dit en faisant un effort Niédopiouskine, visiblement désireux de ranimer la conversation – oui, monsieur, des lièvres énormes.

     — Les chiens de M. Tchertopkhanov sont bons ?

     — Extraordinaires, se fit un plaisir de répondre Niédopiouskine : on peut dire que ce sont les meilleurs de la province. (Il se rapprocha de moi.) Que voulez-vous ? avec un homme comme Pantéleï Iéréméitch ! Tout ce qu’il désire, il y a juste pensé, paf ! le travail bat son plein, et voilà, c’est prêt… Pantéleï Iéréméitch, je vous dirai…

     Tchertopkhanov revint dans la pièce. Niédopiouskine se tut et, souriant, me le montra des yeux, comme pour me dire : « Voilà, vous pouvez vérifier. » Nous nous mîmes à parler chasse.

     — Voulez-vous que je vous montre ma meute ? me demanda Tchertopkhanov ; et, sans attendre ma réponse, il appela : « Karp ! »

     Un costaud, portant un caftan de nankin55 vert à col bleu ciel et à boutons de livrée, entra.

     — Dis à Fomka d’amener Ammalat et Saïga, ordonna de sa voix saccadée ; et sans désordre, hein ?

     Karp eut un large sourire, émit un son indéfinissable et sortit. Apparut Fomka, peigné, sanglé, botté, avec les chiens. Par souci des convenances, je m’extasiai sur ces animeux stupides (tous les lévriers sont extraordinairement bêtes). Tchertopkhanov cracha dans les narines d’Ammalat, ce qui ne sembla aucunement faire plaisir à ce dernier, que Niédopiouskine, derrière lui, flatta aussi. Nous nous remîmes à bavarder. Petit à petit, Tchertopkhanov s’adoucit complètement, cessa de se dresser sur ses ergots et de gonfler les narines ; il changea d’expression. Il nous regarda, Niédopiouskine et moi…

     — Hé ! s’exclama-t-il brusquement, pourquoi reste-t-elle toute seule ? Macha ! Macha ! Viens donc ici !

     Quelqu’un remua dans la pièce à côté, sans répondre.

     — Ma-a-cha, répéta Tchertopkhanov d’une voix câline, viens ici. N’aie pas peur.

     La porte s’ouvrit sans bruit, et je vis une femme de quelque vingt ans, grande et svelte, ayant le teint mat des Bohémiennes, des yeux marron-jaune, et des cheveux d’un noir de jais tressés en natte ; ses grandes dents blanches étincelaient derrière ses lèvres pleines et vermeilles57. Elle portait une robe blanche ; un châle bleu clair, noué à sa gorge par une épingle d’or, cachait à moitié ses bras minces et aristocratiques. Elle avança de deux pas, avec la timidité et l’embarras d’une sauvageonne, s’arrêta et baissa la tête.

     — Je vous présente Macha, déclara Pantéleï Iéréméitch : ce n’est pas ma femme56, mais je la tiens pour ma femme.

     Macha rougit légèrement, et eut un sourire gêné. Je la saluai en m’inclinant très bas. Elle me plaisait beaucoup. Son nez fin et aquilin, aux narines bien ouvertes et diaphanes, le dessin hardi de ses hauts sourcils, ses joues pâles et à peine creusées, tous les traits de son visage exprimaient la passion, le caprice, l’insouciance et l’intrépidité. Sous l’enroulement de sa tresse, deux petites mèches de cheveux brillants descendaient jusqu’en bas de son large cou – indice de race et de force.

     Elle s’approcha d’une fenêtre et s’assit. Je ne voulais pas l’embarrasser davantage, et repris ma conversation avec Tchertopkhanov. Macha tourna un peu la tête et se mit à m’examiner par en-dessous, en douce, d’un regard sauvage et rapide qui luisait comme la langue d’un serpent. Niédopiouskine s’assit à côté d’elle et lui murmura quelque chose à l’oreille. Elle eut un nouveau sourire. En souriant, elle plissait un peu le nez et relevait sa lèvre supérieure, ce qui lui donnait une expression tenant à la fois de la chatte et de la lionne…

     « Oh, mais c’est une “Ne-me-touchez-pas”58 ! » pensai-je en regardant à mon tour à la dérobée sa taille souple, sa poitrine un peu creuse et ses gestes vifs et anguleux.

     — Voyons, Macha, demanda Tchertopkhanov, si tu offrais quelque chose à notre hôte ?

     — Nous avons des confitures, répondit-elle.

     — Eh bien, apporte les confitures, et puis de la vodka, tant que tu y seras. Dis donc, Macha, lui cria-t-il alors qu’elle s’en allait, apporte aussi ta guitare.

     — La guitare, pour quoi faire ? Je ne vais pas chanter.

     — Pourquoi ?

     — Pas envie.

     — Ça ne fait rien, tu en auras envie si…

     — Si quoi ? demanda Macha, fronçant aussitôt les sourcils.

     — Si on te le demande, acheva Tchertopkhanov, embarrassé.

     — Ah !

     Elle sortit, revint bientôt avec les confitures et la vodka, et s’assit de nouveau près de la fenêtre. Une petite ride se voyait encore sur son front ; ses deux sourcils se levaient et s’abaissaient comme les antennes d’une guêpe… Avez-vous remarqué, cher lecteur, comme une guêpe a l’air méchant ? « Il y a de l’orage dans l’air », me dis-je. La conversation languissait. Niédopiouskine se taisait complètement, et affichait un sourire contraint ; Tchertopkhanov soufflait fort, rougissait, écarquillait les yeux ; je songeais déjà à m’en aller… Macha se leva soudain, ouvrit la fenêtre d’un seul coup, sortit la tête et cria avec humeur à une femme qui passait : « Axinia ! » La femme tressaillit, fit un mouvement pour se retourner, mais glissa et s’étala lourdement par terre. Macha se rejeta en arrière et se mit à rire aux éclats ; Tchertopkhanov l’imita. Niédopiouskine se mit à piailler d’allégresse. Nous sortîmes tous de notre torpeur. L’orage avait éclaté, ne durant que le temps d’un éclair… l’air était comme purifié.

     Une demi-heure plus tard, nous étions méconnaissables : nous jacassions et nous comportions comme des enfants. Macha était la plus folâtre, et Tchertopkhanov la dévorait des yeux; Son visage avaient pâli, ses narines s’étaient élargies, son regard flamboyait et s’assombrissait à la fois. La sauvage était déchaînée. Niédopiouskine clopinait derrière elle sur ses pattes courtes et épaisses comme un canard derrière une cane. Jusqu’à Venzor qui sortit de dessous son banc, dans le vestibule, s’arrêta sur le seuil, nous regarda et se mit d’un coup à faire des bonds et à aboyer. Macha vola dans la pièce voisine, en ramena sa guitare, rejeta le châle de ses épaules, s’assit vivement, releva la tête et entonna une chanson tzigane. Sa voix sonnait et tremblait comme une clochette de verre fêlée, éclatait puis se faisait mourante… Cela réjouissait et serrait le cœur à la fois. « Aï, jgui, govori59 ! » Tchertopkhanov se mit à danser, Niédopiouskine à trépigner et à trottiner. Macha se balançait et ondulait comme une écorce de bouleau dans la flamme ; ses doigts fins couraient avec vivacité le long de la guitare, sa gorge au teint mat se soulevait lentement sous les deux rangées de son collier d’ambre. Tantôt elle se taisait d’un coup, semblant épuisée, continuant sans entrain à pincer les cordes, et Tchertopkhanov s’arrêtait, piétinant sur place et roulant légèrement les épaules, tel un magot chinois en porcelaine ; tantôt elle se remettait à chanter de plus belle, redressant la taille et avançant la poitrine, et Tchertopkhanov recommençait à s’accroupir à ras de terre, avant de bondir jusqu’au plafond, tournoyant comme une toupie et criant : « Plus vite ! »…

     — Plus vite, plus vite, plus vite, plus vite ! reprenait précipitamment Niédopiouskine.

     Tard dans la soirée, je quittai Bessonovo60






Notes


  1. Texte rédigé en 1848, publié en 1849 dans la revue mensuelle Le Contemporain. La télègue est une sorte de charrette : https://fr.wiktionary.org/wiki/t%C3%A9l%C3%A8gue 
  2. Iermolaï est le serf qui accompagne souvent le narrateur. Voir par exemple : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/220321/iermolai-et-la-meuniere-ivan-tourgueniev
  3. Souvent traduit par les taons, mais c’est inexact, le terme russe est précis.
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Caracul_(chapeau)
  5. Sorte de caftan de soie ou de coton.
  6. Fouet de cuir court et épais, utilisé par les Cosaques : le mot vient du turco-mongol, les Nogaïs s’étant en partis installés en Crimée (Tatars de Crimée).
  7. Le texte présente ici un pluriel de déférence.
  8. Les deux « monsieur » indiqués seulement par l’enclitique « s » à la fin du mot.
  9. Sans doute des pointes de chaque côté.
  10. Blond un peu foncé, châtain clair, mais pas roux : erreur chez É. Halpérine-Kaminsky et H. Mongault.
  11. Herbe aux bords coupants.
  12. Pour Ivanovitch, fils d’Ivan.
  13. Pour se faire mettre un fer, elle aussi…
  14. Le narrateur chasse le gibier à plumes, en forêt et près des étangs, pas le lièvre dans les champs, sauf exception.
  15. Comme le dit H. Mongault : « La poudre est chère pour un pauvre diable comme Iermolaï. »
  16. Diminutif de Foma (Thomas).
  17. C’est le nom de l’ennemi de Tancrède dans la pièce éponyme de Voltaire : https://www.theatre-classique.fr/pages/programmes/edition.php?t=../documents/VOLTAIRE_TANCREDE.xml 
  18. Pouah ! se dit en russe : Tfou ! Tchertopkhanov a décidément un cheveu sur la langue.
  19. Pantéleï est la forme raccourcie de Pantéleïmon (Pantaléon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pantal%C3%A9on_de_Nicom%C3%A9die ). Iéréméitch est la forme courte de Iéréméïévitch, fils de Iérémeï,variante de Iérémia (Jérémie).
  20. Grade de praporchtchik (enseigne). C’est un sous-officier. Le dicton complet déclare : « La poule n’est pas un oiseau, et l’enseigne n’est pas un officier ». Mais il existe une variante plus agressive, qui dit : « La poule n’est pas un oiseau, et la femme pas un être humain ». Il semble que, du temps de Tourguéniev, le dicton réunissait la poule, la femme et l’enseigne…
  21. Quarts de seau : un peu plus de trois litres.
  22. Rappel : le village fait partie du domaine, il est propriété (ici hypothéquée) du hobereau. Le servage n’a pas encore été aboli…
  23. La déciatine faisait un peu plus d’un hectare. Le terme suivant évoque un huitième, mais il semble que ce soit bien un quart de déciatine.
  24. Henri Montgault fait remarquer que ce détail, ainsi que les noms propres (village Sans  sommeil, friche de l’Extravagance), forment un passage à la Gogol.
  25. Fils de Louka (Lucas).
  26. Le style de Tourguéniev peut ici nous évoquer Flaubert – ces deux-là furent d’ailleurs de grands amis. 
  27. Henri Mongault signale que tout ce passage, depuis Mon Iérémeï Loukitch se mit à réfléchir fut supprimé en 1859, le censeur y voyant « un outrage aux sentiments religieux du peuple russe », et rétabli par Tourguéniev dans l’édition de 1865.
  28. Journal fondé en 1756 et relevant de l’Université de Moscou. Parut jusqu’en 1917.
  29. Kharkiv, en ukrainien.
  30. Seigneur, maître.
  31. Fonctionnaire de police rurale, sous l’autorité du capitaine-ispravnik.
  32. Rappel : se prononce Tikhonne – le kh transcrivant en français un son inexistant en français, intermédiaire entre le ch allemand et la jota espagnole –, on ne nasalise pas en russe.
  33. Paysans indépendants, non soumis au servage, petits propriétaires ayant parfois des aspirations à l’état de gentilhomme. Voir https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/211023/lodnodvorets-ovsianikov-ivan-tourgueniev
  34. Noblesse personnelle, non héréditaire : il est arrivé au huitième rang du Tchin, la Table des rangs, qui en compte quatorze, le quatorzième étant le plus bas, celui des étudiants et des soldats. Pour la noblesse héréditaire, il fallait grimper jusqu’au cinquième rang. Le service dont il est question ici est civil, c’est celui des fonctionnaires.
  35. Henri Mongault y voit une allusion aux Âmes mortes, et cite ce passage de sa traduction : Tous les fonctionnaires révoqués se prétendaient des “victimes innocentes”. Je ne retrouve pas le passage.
  36. Le premier nom est une réminiscence de Gogol, et cette ville existe bel et bien ; le deuxième nom est l’ancienne appellation de la ville de Iochkar-Ola.
  37. Féminin de barine (cf note 30) : dame.
  38. Vendant l’alcool pour le compte de l’État.
  39. En français dans le texte, après la citation latine.
  40. Et non pas cousin, bien sûr. On trouve d’étranges bourdes chez H. Mongault…
  41. Duel tenant du suicide, dans lequel les protagonistes étaient dos à dos, tenant leur pistolet d’une main et de l’autre l’extrémité du même foulard. Au signal, ils se retournaient et tiraient.
  42. Rappel : la verste faisait un peu moins de 1,1 km.
  43. Le début en français transcrit, ensuite : « comprends ». Plus loin : pa transcrivant « pas ».
  44. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gavrila_Derjavine
  45. Pseudonyme littéraire de Bestoujev. D’après Henri Mongault, sa gloire était grande en Russie en 1830. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Bestoujev
  46. Héros du roman éponyme de Bestoujev-Marlinski, datant de 1831. H. Mongault signale qu’Alexandre Dumas l’asapta en 1859. https://www.notesdumontroyal.com/note/374
  47. Jeune laquais habillé en Cosaque.
  48. C’est une adaptation : l’alphabet russe diffère de l’alphabet français, et il est impossible de traduire le texte tel quel. La suite de la leçon donnée au chien est également adaptée.
  49. Diminutif de Maria (Marie).
  50. https://cnrtl.fr/definition/CHIBOUQUE
  51. Terme (russe) de chasse, pour lancer le chien sur le gibier. Vient sûrement du français.
  52. Henri Mongault y voit un souvenir personnel de l’auteur, ayant autrefois, alors qu’il étudiait à Berlin, dressé un chien à chasser les rats…
  53. Le texte russe dit : « dans nos Palestines », au sens, à l’époque, de « coin perdu ».
  54. Tournure fréquente, chez des inférieurs s’adressant à des supérieurs, ou parlant d’eux. Peut aussi être ironique (Gogol), mais ce n’est pas le cas ici.
  55. https://fr.wikipedia.org/wiki/Nankin_(tissu)
  56. Ils ne sont pas mariés…
  57. D’après H. Mongault, l’auteur se serait inspiré de son amie Pauline Viardot, que la mère de Tourguéniev appelait justement « la Bohémienne »…
  58. Noli me tangere, balsamine des bois ou sensitive. Mais c’est avant tout l’adresse du Christ ressuscité à Marie-Madeleine, qui a d’ailleurs une interprétation symbolique : https://etoile.pro/en-relation-a-dieu/predications/noli-me-tangere . Une interprétation péjorative de la citation est l’expression « sainte-nitouche ». Le narrateur est ici ambigu.
  59. D’après H. Mongault, refrain d’une chanson bohémienne, disant à peu près : allez, plus vite ! On le retrouve dans une chanson populaire russe : https://nukadeti.ru/pesni/metelica (govori signifie : « parle » en russe…)
  60. Sur son manuscrit et dans la première édition, Tourguéniev annonçait au lecteur qu’il raconterait l’histoire de Macha. Ce qui a disparu dans les éditions suivantes.

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