mercredi 1 mai 2024

Bergamote et Garaska (Leonid Andreïev)

     Dépressif, alcoolique, suicidaire, tôt marqué par les œuvres de Schopenhauer et de von Hartmann, Leonid Nikolaïevitch Andreïev (1871-1919), qui fut brièvement avocat après avoir connu, suite à la mort de son père, la misère durant ses études de droit, est un solipsiste qui se force aux relations sociales. Jeune, il a un intense désir de célébrité, mais sur un mode étrange : il se veut le prophète de l’anéantissement. Il devint en effet très célèbre à partir de la fin du XIXe siècle. En 1903, Sophie Tolstoï l’accuse de « pornographie » pour Le gouffre et Dans le brouillard. Cela ne fait qu’accroître sa notoriété, il reçoit des messages de soutien venant de toute le Russie… Son hostilité aux bolcheviks lui vaudra par la suite, après sa mort en 1919, un long enfouissement, jusqu’au dégel khrouchtchévien… Symboliste et expressionniste, il est l’une des figures de l’Âge d’argent de la littérature russe.


     Comme souvent, on retrouve Gorki dans l’histoire d’Andreïev : anéanti par la mort — suite à la naissance de leur deuxième enfant – de sa femme Alexandra (petite-nièce du poète ukrainien Taras Chevtchenko), il va passer quelques mois, de décembre 1906 au printemps 1907 à Capri, chez Gorki. Celui-ci avait remarqué la nouvelle Bergamote et Garaska à sa parution en 1898 : il avait aidé l’auteur, l’introduisant dans le cercle littéraire « Sréda ». La façon non conventionnelle (même si Andreïev avait dit s’inspirer de Dickens) de traiter le thème du conte de Pâques avait plu à Gorki. ils se brouilleront plus tard, Andreïev ayant changé de positions politiques (après avoir été  proche des Sociaux-démocrates russes, arrêté en 1905 et avoir dû s’enfuir ensuite en Finlande), montrant de l’hostilité pour les révolutionnaires, en qui il voyait la cause de souffrances supplémentaires et de nouvelles victimes, tandis que Gorki continuait à osciller… En 1914, il prend parti contre l’Allemagne, qui représente pour lui la réaction européenne, en espérant que la chute de l’Empire allemand sera suivie de celle de l’Empire russe, et s’enthousiasme pour la révolution de février. Ensuite, horrifié par la tournure que prennent les événements, il rédige, depuis sa retraite de Finlande, des pamphlets contre les bolcheviks. Son cœur lâche en septembre 1919, sans doute une lointaine conséquence de sa tentative de suicide de 1894. Entretemps, il s’était remarié et avait continué à écrire sans relâche, produisant notamment en 1908 son œuvre la plus connue, L’Histoire des sept pendus [https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/221016/histoire-des-sept-pendus-leonid-andreiev}.


     Auteur de nouvelles, de romans, de pièces de théâtre, il s’intéressa à la photographie et au cinéma, participant à la réalisation de films tirés de ses propres œuvres.




—————————————————————————





     Il eût été injuste de dire que la nature n’avait pas épargné Ivan Akindinytch1 Bergamotov, sergent de ville portant la plaque n° 20 au poste de police, et appelé tout simplement « Bergamote ». En donnant ce nom à Ivan Akindinytch, les habitants du quartier de la ville d’Orel2, eux-même spirituellement appelés les Pouchkaris – les têtes fêlées – en raison de la rue Pouchkarnaïa dudit quartier, n’avaient certainement pas en vue les caractéristiques de ce fruit, tout en douceur et en délicatesse. Par son physique, « Bergamote » faisait plutôt penser à quelque mastodonte ou, plus généralement, à l’une des délicieuses créatures éteintes qui, faute de place, ont depuis longtemps quitté la surface de la terre, remplie de ces gringalets – les hommes. Grand et gros, costaud et la voix forte, Bergamote formait une silhouette se détachant bien de l’arrière-plan policier, et il eût assurément atteint des grades supérieurs si son âme, enserrée entre d’épaisses murailles, n’était pas plongée, comme les preux de légende3, dans un sommeil de conte. Passant par ses petits yeux noyés dans la graisse, les impressions extérieures ne parvenaient à son esprit qu’émoussées, affaiblies, et n’arrivaient à destination que sous la forme de vagues reflets et de faibles échos. Quelqu’un d’exigeant aurait simplement parlé, à son propos, de tas de viande ; les inspecteurs le traitaient de bûche, quoique cette bûche se montrât efficace ; pour les Pouchkaris – somme toute les plus intéressés par la question, il apparaissait comme un homme grave, posé, stable, méritant l’estime et digne de respect. Ce que Bergamote savait, il le savait pour de bon. Les instructions à l’usage des sergents de ville, un jour assimilées au prix d’une tension de tout son énorme corps, se fixaient si profondément dans sa lourde cervelle que même la plus forte des vodkas ne pouvait les en extirper. Un petit nombre de vérités, acquises par expérience, occupaient dans son esprit une place non moins inexpugnable. Quant à ce que Bergamote ne savait pas, il gardait le silence là-dessus, avec une fermeté tellement inébranlable que leur savoir faisait presque honte aux gens plus informés. Et surtout, Bergamote jouissait d’une force phénoménale, or la force était tout, rue Pouchkarnaïa. Peuplée de cordonniers, de teilleurs4 de chanvre et d’autres représentants des professions libérales, nantie de deux cabarets, cette rue consacrait ses heures de loisir, le dimanche et le lundi, à des combats homériques auxquels prenaient directement part les femmes en cheveux et débraillées, occupées à séparer les maris tandis que les marmots contemplaient avec enthousiasme la bravoure de leurs papas. Cette impétueuse vague de Pouchkaris ivres venait se fracasser, comme sur un rempart de pierre, sur l’inébranlable Bergamote, lequel empoignait deux par deux avec méthode, de ses puissants battoirs, les braillards les plus acharnés qu’il mettait lui-même « au frais5 ». Les chahuteurs se soumettaient docilement à leur sort, protestant juste pour que tout fût en règle.

     Ainsi était Bergamote sur le plan des relations extérieures. Dans le domaine de la politique intérieure, il se comportait avec la même dignité. La petite masure de guingois dans laquelle il vivait avec sa femme et ses deux enfants, cette chaumière ayant du mal à contenir la charge de son corps et tremblant de vétusté et d’appréhension lorsque Bergamote se retournait, pouvait être tranquille, sinon au sujet de son assise de bois, en tout cas quant à la solidité de sa structure familiale.  Économe et diligent, aimant à bêcher au potager pendant ses moments de loisir, Bergamotte était sévère : il employait aussi la force pour éduquer femme et enfants, se souciant moins de leurs besoins réels en matière de savoir qu’obéissant aux vagues instructions enfermées dans un recoin de sa tête volumineuse. Ce qui n’empêchait pas Maria, son épouse, femme encore jeune et jolie, d’avoir de l’estime pour son mari en tant qu’homme sobre et sérieux d’une part, et de le manœuvrer, en dépit de sa lourdeur, avec la force gracieuse dont seules sont capables les faibles femmes.

     À neuf heures passées, par une soirée tiède de printemps, Bergamote se tenait à son poste habituel, à l’angle de la rue Pouchkarnaïa et de la troisième rue Possadskaïa6. Il était de mauvaise humeur. Demain, c’était Pâques, le radieux jour de la Résurrection du Christ, les gens iraient tout de suite à l’église7, et lui devait poireauter ici jusqu’à trois heures du matin8, il pourrait alors seulement rentrer chez lui pour rompre le jeûne9. Bergamote ne ressentait pas la nécessité de prier, mais la radieuse humeur de fête répandue dans la rue inhabituellement calme et silencieuse le touchait lui aussi. Le mécontentement et l’impatience se frayaient confusément leur chemin en lui. De plus, il était affamé. Sa femme ne lui avait rien donné à manger. Il avait dû se contenter de pain émietté dans du kvas10. Son gros ventre exigeait impérieusement de la nourriture, et combien de temps lui restait-il à attendre avant de pouvoir manger gras !

     — Pouah ! cracha Bergamote après avoir suçoté sans entrain une cigarette qu’il venait de rouler. Chez lui l’attendaient d’excellentes cigarettes, cadeau d’un boutiquier du coin, mais là encore, il fallait attendre que le jeûne prit fin. 

     Bientôt apparurent, allant à l’église, les Poucharkis tout propres, l’apparence soignée, en vestons et gilets passés sur leurs chemises de laine rouges ou bleues, en longues bottes à hauts talons pointus et munies d’une quantité innombrable de replis11. Toute cette splendeur se retrouverait demain en partie sur le comptoir des cabarets12, en partie déchirée au cours d’une lutte amicale pour s’emparer de l’accordéon, mais, pour l’instant, les Poucharkis brillaient de tous leurs feux. Chacun portait avec précaution un torchon contenant des gâteaux de Pâques – paskha et koulitch13. Personne ne faisait attention à Bergamote, et celui-ci observait sans trop d’affection ses « filleuls », avec le vague pressentiment de la quantité d’allers-retours qu’il aurait à faire le lendemain pour les amener au poste. Pour l’essentiel, il les enviait de pouvoir se rendre en toute liberté à un endroit où tout serait lumière, bruit et gaieté, tandis que lui restait planté là comme un paria.

     « Devoir rester ici à cause de vous autres, ivrognes ! », ainsi résuma-t-il ses pensées, avant de cracher une nouvelle fois – il avait des tiraillements au creux de l’estomac.

     La rue devint déserte. Les cloches sonnèrent pour la messe. Ensuite retentit un joyeux carillon, qui n’avait plus rien à voir avec les sonneries de cloches lugubres du Grand Carême : ce gai carillon modulé annonçait au monde la bienheureuse nouvelle de la Résurrection du Christ. Bergamote ôta sa chapka et se signa. Il serait bientôt chez lui. Il se  réjouit en imaginant la table recouverte d’une nappe propre, les koulitchs, les œufs. En prenant son temps, il échangerait avec tous le baiser de Pâques14. On réveillerait et l’on ferait venir Vaniouchka15, qui s’empresserai de réclamer l’œuf peint qui avait été durant toute la semaine l’objet de discussions circonstanciées entre lui et sa sœur, celle-ci ayant plus d’expérience. Il ouvrirait tout grand la bouche d’étonnement devant l’œuf que lui offrirait son père, non un œuf teint à la fuchsine et déteignant vite, mais un véritable de marbre, autre présent du même boutiquier obligeant !

     « Il est amusant, ce garçon ! » s’attendrit Bergamote, sentant quelque chose de l’ordre de la tendresse paternelle monter en lui du fond de son âme. 

     Mais la quiétude du sergent de ville allait être troublée de la façon la plus basse qui soit. Au coin de la rue se firent entendre des pas hésitants et un bredouillement rauque. « Qui diable est-ce là ? » se demanda Bergamote, qui jeta un coup d’œil à l’angle de la rue et tout son être fut choqué. Garaska16 ! Il ne manquait plus que lui ! Où avait-il réussi à se saouler complètement avant l’aube, c’était son secret, mais, sans le moindre doute, il était ivre. Son comportement, énigmatique pour n’importe quel étranger au quartier, n’était que trop évident pour Bergamote, avec la science qu’il avait de l’âme des Pouchkaris et de la vile nature de Garaska en particulier. Attiré par une force irrésistible, Garaska quitta le milieu de la rue, qu’il avait l’habitude d’occuper, pour venir se coller à une palissade. S’y appuyant des deux mains et regardant le mur avec une interrogation concentrée, Garaska oscillait, rassemblant ses forces pour se colleter de nouveau à l’obstacle inattendu. Après une réflexion intense, mais de courte durée, Garaska se détacha énergiquement du mur, recula jusqu’au milieu de la rue et, faisant demi-tour d’un air décidé, il se dirigea à grands pas vers l’espace, moins infini qu’on ne le prétend, puisque limité en réalité par une foule de réverbères. Garaska entra en relations étroites avec le premier d’entre eux, qu’il étreignit amicalement et fortement. 

     « Un réverbère. Tprou17 ! » Voilà que Garaska faisait un bref compte rendu de ce qui venait de se produire. Contrairement à son habitude, il était d’humeur extrêmement bonhomme. Au lieu d’abreuver le pilier d’injures bien méritées, Garaska lui fit de doux reproches, teintés d’une certaine familiarité.

     « Arrête, imbécile, où vas-tu ? » marmonnait-il , s’écartant en vacillant du poteau pour y recoller sa poitrine l’instant d’après, manquant de peu de s’aplatir le nez contre la surface froide et humide. « Hé là, bon !… » S’étant à moitié affalé en glissant le long du poteau, Garaska parvint à se redresser et se plongea dans une méditation.

     Du haut de sa taille, une moue méprisante aux lèvres, Bergamote observait Garaska. Rue Pouchkarnaïa, personne ne l’agaçait comme cet ivrogne. À le voir, on se demandait ce qui le maintenait en vie, mais c’était lui qui faisait le plus de tapage dans le quartier. Ce n’était pas un homme, mais une plaie. Le Pouchkari ordinaire se soûlait, faisait de l’esclandre et passait la nuit au poste, mais avec une certaine distinction, tandis que Garaska faisait ses coups en douce, avec une sournoiserie caustique. On avait beau le battre jusqu’à le laisser à demi-mort et, au violon, ne rien lui donner à manger, on n’arrivait pas à faire taire cette injurieuse langue de vipère. Le bonhomme se mettait sous les fenêtres d’un citoyen parmi les plus respectables et se lançait dans de longues et offensantes invectives, sans aucune raison, comme ça, pour rien. Les domestiques et les commis se saisissaient de Garaska et le rossaient, encouragés par les gros rires des gens attroupés qui leur recommandaient de mettre plus de cœur à l’ouvrage. Quant à Bergamote, Garaska l’insultait avec un réalisme si fantastique que l’agent, sans comprendre tout le sel des bons mots de Garaska, se sentait plus vivement blessé que si on l’eût fouetté.

     Comment Garaska gagnait sa vie était l’un des mystères entourant son existence. Personne ne l’avait vu à jeun, pas même cette nounou qui s’occupe des petits enfants contusionnés, qui sentent ensuite l’alcool18 : lui n’avait pas besoin de contusions pour sentir le tord-boyaux. Garaska habitait – ou plutôt passait la nuit –, dans les potagers, au bord de la rivière19, ou sous des buissons. Ce qui l’attirait rue Pouchkarnaïa, où seuls les gens trop paresseux pour le faire ne le battaient pas, était là encore le secret de son âme insondable, en tout cas, aucun moyen employé n’avait réussi à le faire déguerpir. On le soupçonnait – non sans raisons – de chaparder à droite et à gauche, mais on n’arrivait pas à le prendre sur le fait, et on le battait juste à partir de preuves indirectes. 

     Cette fois-ci, visiblement, Garaska avait suivi une voie semée d’embûches. Les guenilles affectant de couvrir son corps décharné étaient couvertes d’une boue qui n’avait pas eu le temps de sécher. Sa figure, avec le grand nez rouge et pendouillant qui était manifestement l’une des causes de son instabilité, couverte d’une végétation verdâtre et irrégulièrement répartie, gardait les marques tangibles de relations avec l’alcool et avec le poing d’autrui. Une égratignure fraîche se voyait sur sa joue, juste sous un œil.

     Garaska était enfin parvenu à se séparer du poteau lorsqu’il remarqua la silhouette muette et majestueuse de Bergamotte. Garaska montra sa joie :

     — Bonjour, Bergamote Bergamotytch20 !… Qu’en est-il de votre précieuse santé ? 

     Il le salua de la main avec une politesse exquise mais, chancelant, s’appuya du dos au poteau, par précaution.

     — Où vas-tu ? bourdonna le sergent, la mine sombre.

     — Notre route est droite…

     — Tu t’apprêtes à voler ? Tu veux visiter le poste ? Je t’y emmène tout de suite, mon salaud.

     — Vous ne pouvez pas.

     Garaska voulait faire un geste crâne, mais s’en abstint judicieusement ; il crache et affecta de piétiner son crachat.

     — Eh bien, tu diras ça au poste ! En avant, marche ! La main puissante de Bergamote agrippa le col graisseux de Garaska, si sale et si déchiré que Bergamote n’était visiblement pas le premier à tenter d’amener Garaska sur le chemin épineux de la vertu.

     Ayant légèrement secoué l’ivrogne et imprimé à son corps la direction adéquate, ainsi qu’une certaine stabilité, Bergamote le traîna dans la direction indiquée plus haut, tel un puissant remorqueur entraînant derrière lui, à l’entrée du port, une goélette légère victime d’une avarie quelconque. Il se sentait profondément outragé : au lieu de jouir d’un repos bien mérité, devoir amener ce soûlaud au poste… Ah ! Les mains de Bergamote lui démangeaient, mais la conscience que s’en servir en un jour si glorieux était un peu malvenu le retenait.  Garaska avançait avec entrain, avec un étonnant mélange d’assurance touchant à l’insolence, et de douceur. Il avait visiblement une idée derrière la tête, dont il commença l’approche en usant de la méthode socratique :

     — Dis-moi donc, monsieur le sergent de ville, quel jour sommes-nous ?

     — Tu ferais mieux de te taire ! répondit Bergamote d’un ton méprisant. Quand je pense que tu t’es pochardé avant qu’il ne fasse jour…

     — Les cloches de Saint-Michel-l’Archange21 ont-elles sonné ?

     — Oui. Qu’est-ce que ça peut te faire?

     — Ainsi, le Christ est ressuscité ?

     — En effet.

     — Dans ce cas, permettez-moi… Garaska, qui tenait cette conversation en marchant à côté de Bergamote, se tourna résolument, faisant face au sergent.

     Intrigué par les étranges questions de Garaska, Bergamote lâcha machinalement le col graisseux de celui-ci ; perdant son point d’appui, Garaska vacilla et s’écroula sans avoir pu montrer à Bergamote l’objet qu’il venait de sortir de sa poche. Soulevant le haut de son corps en s’appuyant sur ses mains, Garaska regarda vers le bas – puis retomba face contre terre, en hurlant comme les paysannes crient devant un mort.

     Voilà Garaska qui hurlait ! Bergamote fut surpris. « Il a dû inventer une nouvelle blague », conclut-il, portant de l’intérêt à ce qui allait suivre. La suite fut que Garaska continua, sans dire un mot, à hurler comme un chien.

     — Qu’as-tu, tu es devenu fou, ou quoi ? fit Bergamote en lui donnant un petit coup de pied.

     Hurlement, toujours. Voilà Bergamote perplexe.

     — Qu’est-ce qui t’anéantit comme ça ?

     — L’œ… œuf…

     Continuant à hurler, mais un ton en-dessous, Garaska s’assit et leva en l’air sa main : elle était couverte d’une substance visqueuse à laquelle adhéraient des morceaux de coquille d’œuf peint. Toujours perplexe, Bergamote commença à sentir qu’il s’était produit un événement fâcheux.

     — Je voulais…par générosité… te souhaiter bonnes Pâques22 … un œuf, et toi… disait Garaska : ses mots jaillissaient en un torrent décousu, mais Bergamote avait compris. Ainsi, Garaska avait eu l’intention, toute chrétienne, de lui offrir un œuf pour Pâques, et lui, Bergamote, s’apprêtait à le mettre à l’ombre. ll le trimballait peut-être depuis un moment, Garaska, cet œuf à présent cassé. Et maintenant, il pleurait.

     Bergamote  imagina l’œuf de marbre qu’il gardait pour Vaniouchka cassé à son tour : quel chagrin ce serait pour lui…

     — Quelle histoire ! fit-il en hochant la tête et en contemplant l’ivrogne affalé : il ressentait de la pitié pour cet homme, comme pour un frère que son propre frère eût profondément blessé.

     « Il voulait célébrer Pâques avec moi… C’est aussi une âme vivante », marmonnait le sergent, essayant, avec toute sa maladresse, de se rendre bien compte de la situation et du mélange complexe de honte et de pitié qui le tourmentait. « Et moi… au poste ! Toi alors ! »

     S’étant rudement râclé la gorge et heurtant une pierre de son sabre23, Bergamote s’accroupit  à côté de Garaska.

     — Allons… bourdonna-t-il, gêné, il n’est peut-être pas cassé ?

     — C’est ça, il n’est pas cassé, toi, c’est toute ma gueule que tu es prêt à casser. Monstre !

     — Qu’est-ce qui te prend ?

     — Ce qui me prend ? le singea Garaska. On veut être gentil avec lui, et lui… au poste ! C’était peut-être mon dernier œuf !? Cœur de pierre !

     Bergamote haletait. Les invectives de Garaska ne l’atteignaient nullement ; il ressentait au plus profond de ses tripes un malaise hésitant entre la honte et la pitié. Dans les profondeurs de son corps vigoureux, quelque chose le tourmentait avec insistance, lui vrillant les entrailles. 

     — Mais comment pourrait-on ne pas vous battre, vous autres ? demanda Garaska, s’adressant pour moitié à Garaska, pour moitié à lui-même.

     — Mais comprends donc, espèce d’épouvantantail de jardin…

     Garaska retombait visiblement dans son train-train habituel. Dans sa cervelle commençant à s’éclaircir naissait toute une perspective d’injures absolument séduisantes et de sobriquets très vexants, lorsque Bergamote, après avoir reniflé d’un air concentré, déclara d’une voix ne laissant pas le moindre doute quant à la fermeté de sa décision :

     — Viens rompre le jeûne avec moi.

     — Comme si j’avais envie d’aller chez toi, diable ventru !

     — Viens, te dis-je !

     L’étonnement de Garaska était sans bornes. S’étant laissé passivement relever, il allait, mené par la poigne de Bergamote. Et où allait-il ? Pas au poste, mais chez ce même Bergamote, et pour… y rompre le jeûne ! L’idée tentante de prendre la poudre d’escampette traversa la tête de Garaska, mais, si sa tête s’éclaircissait du fait du caractère inhabituel de sa situation, ses pieds se trouvaient dans l’état le plus pitoyable, soudés qu’ils semblaient l’un à l’autre, et incapables de reprendre leur autonomie. Et puis, Bergamote était si étrange que Garaska, pour tout dire, n’avait plus envie de s’en aller. Remuant sa langue avec difficulté, cherchant ses mots et s’embrouillant, Bergamote tantôt les exposait les instructions pour les sergents de ville, tantôt revenait à la question essentielle de savoir s’il fallait le battre et l’amener au poste, en optant pour l’affirmative, mais en même temps pour la négative.

     — Vous dites vrai, Ivan Akindinytch, impossible de ne pas nous battre, soutint Garaska en ressentant déjà une sorte de malaise : Bergamote était terriblement étrange !

     — Mais non, je ne dis pas cela mâchonna le sergent d’une langue embarrassée, comprenant visiblement encore moins que Garaska ce que débitait sa langue empâtée…

     Ils arrivèrent enfin chez Bergamote, et Garaska cessa de s’étonner. Maria commença par écarquiller les yeux à la vue de ce couple extraordinaire, mais le visage désemparé de son mari lui fit comprendre qu’il ne fallait pas le contredire, et la bonté de son cœur de femme lui montra ce qu’il y avait lieu de faire.

     Voilà Garaska, muet de stupéfaction, assis devant la table toute servie. Il a tellement honte qu’il voudrait que la terre l’engloutisse. Honte de ses guenilles, honte de ses mains sales, honte de toute sa personne, de son apparence moche d’ivrogne tout dépenaillé. Il se brûle en avalant une soupe aux choux diablement chaude et très grasse24, il en répand sur la nappe, ce qui le gêne, en dépit du fait que la maîtresse de maison fait mine, avec délicatesse, de ne rien voir, du coup il continue à tacher la nappe. Ses doigts calleux, avec les longs ongles sales que Garaska rremarque pour la première fois, tremblent de façon insupportable…

     — Ivan Akindinytch, et la petite surprise dont tu parlais, pour Vaniatka25 ? s’enquiert Maria.

     — Pas maintenant, plus tard… répond en toute hâte Bergamote. Il se brûle avec la soupe, souffle sur sa cuiller et s’essuie posément la moustache – mais à travers ce calme transparaît chez lui le même étonnement que chez Garaska.

     — Mangez, mangez, invite Maria. Guérassime… comment vous appeler, comment s’appelait votre père26 ?

     — Andreï.

     — Eh bien, mangez, Guérassime Andréitch27.

     Garaska essaye de déglutir, s’étrangle et, jetant sa cuiller, s’écroule sur la nappe, la figure collée à la tache grasse qu’il vient de faire. De sa poitrine s’échappe à nouveau ce hurlement sauvage et plaintif qui avait tant troublé Bergamote. Les mioches, qui avaient cessé de faire attention à l’invité, jettent leurs cuillers et joignent leurs voix de soprano à celle de ténor de Guéraska. Désemparé, la mine pitoyable, Bergamote regarde sa femme.

     — Allons, qu’avez-vous, reprenez-vous, Guérassime Andréitch ! dit celle-ci pour calmer leur hôte.

     — Mon patronyme… Personne ne m’a appelé par mon patronyme depuis que je suis né…



Notes


  1. Pour Akindinovitch, fils d’Akindine.
  2. Ville natale de l’auteur, ainsi que de Tourguéniev. Le terme signifie Aigle et se prononce en fait Oriol, voire Ariol.
  3. Les bogatyrs, preux des contes russes, sortes d’hercules-chevaliers combattant les forces maléfiques : Aliocha Popovitch, Dobrynia Nikititch et Ilia Mouromets.
  4. https://www.cnrtl.fr/definition/teilleur
  5. Dans le texte russe : « au coin ».
  6. Ancienne appellation, signifiant « troisième rue du quartier des commerces », à Orel.  La rue en question fut rebaptisée en 1961 « rue du major-général Pantchouk, officier dont la division libéra Orel en août 1943, la ville ayant été prise par les troupes blindées de Gudérian en octobre1941.
  7. Pour la Vigile de Pâques.
  8. Plus logiquement, le russe dit : « trois heures de la nuit ».
  9. Jeûne du Grand Carême, interdisant de manger gras.
  10. Boisson fermentée, faiblement alcoolisée.
  11. Supposition. Terme introuvable.
  12. Pour se payer à boire.
  13. Le premier est un gâteau au fromage blanc, le second une brioche.
  14. Coutume de l’Église orthodoxe.
  15. Forme affectueuse de Vania, lui-même diminutif d’Ivan.
  16. Forme dépréciative, méprisante, du prénom Guérassime.
  17. Onomatopée utilisée par les cochers pour faire arrêter les chevaux.
  18. Le passage n’est pas clair
  19. L’Oka, plus grand affluent de la Volga, passe à Orel, de même que son petit affluent, l’Orlik.
  20. Patronyme inventé, forme courte de Bergamotovitch : fils de Bergamote…
  21. Église où fut baptisé l’auteur, et qui resta pour lui un symbole important, elle lui inspira en 1900 sa nouvelle, Le Silence. 
  22. Je laisse le pluriel, mais, pour l’ Église orthodoxe, le mot est au singulier.
  23. Dont le surnom étrange est « le hareng ».
  24. On y a ajouté des bouts de viande grasse : rupture du jeûne. 
  25. Autre diminutif affectueux pour Ivan.
  26. Pour pouvoir utiliser la formule de politesse ordinaire : prénom et patronyme.
  27. Pour Andreïevitch, fils d’Andreï.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire