dimanche 26 mai 2024

Le Rire rouge (Leonid Andreïev) Première partie

     Ce texte hallucinant et halluciné est une évocation, rédigée à la fin de l’année 1904 par L. Andreïev, de la guerre de Mandchourie (soutenue par l’Église russe, en tant que lutte de la Croix contre les païens) entre la Russie et le Japon, dont on connaît surtout en Occident les aspects maritimes, le désastre de Port-Arthur. Le récit est d’une violence tournant à l’onirisme. Dix ans plus tard, son auteur se prononcera pour la guerre à outrance contre l’Allemagne, sans concession, fondant et dirigeant une revue au titre significatif, La Patrie

Le teste de la première partie sera progressivement complété.




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Le Rire rouge


Fragments d’un manuscrit trouvé


(Leonid Andreïev)




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Première partie



Premier fragment


      … épouvante et folie.

     La première fois que je ressentis cela, nous marchions sur la route de N*** :

nous marchions sans halte ni interruption depuis une dizaine d’heures, sans ralentir l’allure ni relever ceux qui tombaient – les abandonnant à l’ennemi qui, en masses compactes, nous suivait, et dont les pas allaient, d’ici deux ou trois heures, effacer nos traces. La chaleur était infernale. Je ne sais plus combien de degrés : quarante, cinquante ou davantage ; je me souviens juste qu’elle était constante, d’une  constance désespérante, et profonde. Le soleil était énorme, effrayant, au point de donner l’impression que la terre s’en était rapprochée, et serait bientôt consumée par ce feu impitoyable. Les yeux ne regardaient plus. Toute rétrécie, petite comme une graine de pavot, la pupille cherchait vainement de l’ombre à l’abri des paupières baissées : le soleil transperçait la mince membrane, et sa lueur sanglante pénétrait dans la cervelle épuisée. Tout de même, on se sentait mieux ainsi, et je marchais depuis longtemps, peut-être des heures entières, les yeux fermés, en écoutant la façon dont avançait la foule qui m’entourait : le lourd et inégal piétinement, celui des hommes comme celui des chevaux, le grincement des roues métalliques qui écrasaient les cailloux, les respirations pesantes, les souffles éraillés et le clappement des lèvres desséchées. De paroles, je n’en entendais pas. Tous se taisaient, comme si s’avançait une armée de muets, et lorsque quelqu’un tombait, il le faisait en silence, et les autres heurtaient son corps, tombaient à leur tour, se relevaient et poursuivaient leur chemin sans se retourner, comme si ces muets eussent également été sourds et aveugles. Moi-même, il m’arriva plusieurs fois de rentrer dans quelqu’un et de tomber, j’ouvris alors involontairement les yeux, et ce que je vis ressemblait à la fantaisie sauvage, au pénible délire d’un monde devenu fou. L’air brûlant tremblotait, et les pierres tremblaient aussi, semblant s’apprêter à prendre la fuite ; au tournant de la route, les rangs lointains des soldats, l’équipement et les chevaux se détachaient de la terre et ondulaient comme une masse gélatineuse, comme si ce n’étaient pas des hommes qui marchaient, mais une armée d’ombres immatérielles. L’énorme et proche soleil allumait sur le canon des fusils comme sur chaque plaque métallique une myriade de petits soleils aveuglants qui, de partout, de côté et de par en dessous, pénétraient dans les yeux, comme autant de pointes d’une blancheur de feu, aiguës comme l’extrémité chauffée à blanc des baïonnettes. La chaleur brûlante et desséchante entrait au plus profond des corps, dans les os, les cerveaux, et l’on croyait parfois voir, sur les épaules, se balancer non une tête, mais une sorte de boule étrange, fantastique, à la fois lourde et légère, d’une effrayante étrangeté.

     C’est à ce moment que je repensai brusquement à la maison : un coin de ma chambre, un bout de tenture bleue, une carafe poussiéreuse – carafe d’eau restée intacte – sur la petite table dont un pied était plus court que les deux autres, et que je calais avec un bout de papier replié. Dans la pièce voisine devaient se trouver ma femme et mon fils – mais je ne les voyais pas. Si j’avais pu crier, je l’eusse fait, tellement cette image paisible était extraordinaire, ce bout de tenture bleue et cette carafe empoussiérée, encore pleine d’eau.

     Je sais que je m’arrêtai en levant les bras, mais quelqu’un, derrière moi, me poussa ; je me remis vite à avancer, écartant la foule, me hâtant vers Dieu sait où, ne ressentant plus ni la chaleur ni la fatigue. Et je marchais depuis un long moment de la sorte, n’en finissant pas de traverser des rangs de soldats silencieux, longeant des nuques rouges et brûlées et frôlant des baïonnettes brûlantes que la fatigue abaissait, lorsque cette pensée m’arrêta : qu’étais-je en train de faire, où me hâtais-je tant d’aller ? Je m’écartai tout aussi vite, gagnai un espace dégagé,  franchis un ravin et m’assis d’un air soucieux sur une pierre, comme si cette pierre brûlante et pleine d’aspérités était le but de tous mes efforts.

     Pour la première fois, j’eus cette impression. Je vis clairement que ces gens marchant en silence sous le soleil brillant, morts de fatigue et de chaleur, chancelant et tombant – que c’était de la folie. Ils ne savaient pas où ils allaient, ni pourquoi ce soleil était là, ils ne savaient rien du tout. Ce n’était pas une tête que chacun d’eux avait sur les épaules, mais une boule étrange et effrayante. Un soldat fait comme moi, il fend les rangs en toute hâte et tombe ; un deuxième, un troisième. Au-dessus de la foule se lève la tête d’un cheval aux yeux rouges et fous, les dents découvertes dans un rictus, semblant prêt à lancer un cri effroyable, inouï ; le cheval tombe, et la foule s’épaissit aussitôt à cet endroit, s’arrêtant, faisant entendre des voix assourdies, rauques ; après un bref coup de feu, le mouvement en avant reprend, interminable et muet. Cela fait une heure que je suis assis sur cette pierre, et ils passent tous à côté de moi, et la terre continue à trembler, ainsi que l’air et les rangs lointains, fantomatiques. La chaleur me pénètre à nouveau et me dessèche, je ne me souviens plus de l’instant précédent, près de moi on continue à marcher, mais je ne sais pas qui sont ces gens. Une heure plus tôt, j’étais seul sur cette pierre, maintenant un tas de gens gris de poussière m’entourent : ils sont allongés, immobiles, morts, peut-être ; d’autres sont assis et, figés, regardent les passants comme je le fais moi-même. Certains ont des fusils, ils ont l’air de soldats ; d’autres sont dévêtus, à moitiés nus, et leur peau est d’un rouge si vif qu’on a envie de détourner le regard. Non loin de moi, quelqu’un gît sur le ventre, le dos nu. À voir son visage appuyé avec indifférence sur la pierre tranchante et brûlante, ainsi que la blancheur de ses paumes retournées, on comprend qu’il est mort, mais son dos est rouge comme celui d’un vivant, seule une légère teinte jaunâtre, rappelant celle de la viande fumée, évoque la mort. J’ai envie de m’éloigner de lui, mais je n’en ai pas la force, et, vacillant moi-même, je contemple les rangées de spectres avançant interminablement, en chancelant. Je sais, d’après l’état de ma tête, que je vais avoir une apoplexie à cause du soleil, mais j’attends cela sans inquiétude, comme dans un rêve, où la mort n’est qu’une étape sur la voie de visions merveilleuses et embrouillées.

     Je vois un soldat sortir de la masse des autres et se diriger résolument de notre côté. Il disparaît un instant dans un fossé, et lorsqu’il en émerge, sa marche n’est plus assurée, il y a quelque chose d’ultime dans ses efforts pour rassembler son corps qui se disperse. Il va droit sur moi, au point que je prends peur et demande, à travers la lourde somnolence étreignant mon cerveau :

     — Que veux-tu ?

     Il s’arrête comme s’il n’attendait qu’un mot, et se tient là, énorme, barbu, le col déchiré. Il n’a pas de fusil, son pantalon ne tient que par un bouton et une déchirure laisse voir la blancheur de son corps. Ses bras et ses jambes s’agitent en désordre, il s’efforce visiblement d’en reprendre le contrôle, mais n’y arrive pas : il veut rassembler ses bras, qui s’écartent aussitôt après. 

     — Qu’as-tu ? Tu ferais mieux de t’asseoir, lui dis-je.

     Mais il reste debout, et, s’efforçant vainement de se reconstituer, me regarde en silence. Malgré moi, je me relève et, en chancelant, je le regarde en face : je vois dans ses yeux une épouvante infinie et la folie. Alors que tous les soldats ont la pupille rétrécie, chez lui elle remplit l’œil entier : quelle mer de feu doit-il voir à travers ces énormes fenêtres noires ! C’est peut-être une illusion, il n’y a que la mort dans son regard — mais non, je ne me trompe pas : dans ces prunelles noires et sans fond, finement cerclées d’orange comme chez les oiseaux, il y avait plus que la mort, plus que l’effroi de la mort.

     — Va-t-en ! crié-je en reculant. Va-t-en !

     Et, comme s’il n’attendait que ce mot, il tombe droit sur moi, me renversant ; lui, toujours énorme, démembré, muet. En tressaillant, je libère mes jambes écrasées sous son poids, me relève d’un bond et veux m’enfuir : fuir ces gens, gagner les lointains déserts et tremblants, mais à ce moment, sur une hauteur, à gauche, retentit un coup de feu, suivi de deux autres, en écho. Une grenade vole dans les airs, accompagné d’un cri de joie multiple, et d’un hurlement.

     Nous sommes cernés ! 

     Il n’y a plus de chaleur mortelle qui tienne, plus de peur ni de fatigue. Mes pensées sont nettes, mes idées sont claires et précises ; en courant, tout essoufflé, vers les rangs qui se reforment, je distingue des visages éclairés d’une sorte de joie, j’entends des voix rauques mais fortes, des ordres, des blagues. Le soleil semble s’être élevé dans le ciel, comme pour ne déranger personne, il s’est obscurci, a baissé d’intensité – et de nouveau, avec un joyeux glapissement de sorcière, une grenade fend l’air.

     Je m’approche.



Deuxième fragment


     … les chevaux et les canonniers, presque tous. Pareil à la huitième batterie. Dans la nôtre, la douzième, à la fin du troisième jour, il restait seulement trois pièces – le reste était endommagé -, six servants et un officier : moi. Nous n’avions pas dormi depuis une vingtaine d’heures, et rien mangé non plus ; cela faisait trois jours et trois nuits qu’un grondement et un glapissement d’enfer nous enveloppaient comme des nuées démentielles, nous séparant de la terre, du ciel et des nôtres – et nous, restés en vie, nous errions comme des somnambules. Les morts, eux, gisaient paisiblement, tandis que nous, nous bougions, nous remplissions notre tâche, nous parlions et même trouvions moyen de rire – comme des somnambules. Nos gestes étaient rapides et assurés, nos ordres étaient clairs, nous les exécutions à la lettre, mais si l’on avait demandé à l’un quelconque d’entre nous qui il était, il aurait eu du mal à trouver la réponse dans sa cervelle obscurcie. Comme dans un rêve, tous les visages avaient l’air d’être ceux de vieilles connaissances, et tout ce qui arrivait semblait également bien connu, déjà rencontré, allant de soi ; mais lorsque je me mettais à regarder attentivement un visage ou à examiner sérieusement une pièce, ou encore que j’écoutais le grondement tout autour, j’étais frappé par leur nouveauté et l’énigme infinie qu’ils représentaient. La nuit surgissait sans qu’on y prît garde, et nous n’avions même pas eu le temps de nous en apercevoir et nous étonner, ne sachant d’où elle était arrivée, que déjà le soleil recommençait à briller au-dessus de nous. Nous sûmes seulement par les nouveaux arrivants que la bataille entrait dans son troisième jour, ce que nous oubliâmes aussitôt : il nous semblait que tout cela n’était qu’un jour sans fin ni commencement, tantôt sombre, tantôt lumineux, mais tout aussi uniformément incompréhensible et aveugle. Et, parmi nous, personne ne craignait la mort, car personne ne comprenait ce qu’était la mort.

     La troisième ou la quatrième nuit, je ne me souviens plus, je m’étendis quelques instants derrière un parapet ; à peine eus-je fermé les yeux que je vis s’y former l’image familière et si étrange : le bout de tenture bleue et la carafe empoussiérée, encore pleine d’eau sur ma petite table. Dans la pièce voisine devaient se trouver ma femme et mon fils – mais je ne les voyais pas. Mais cette fois, sur la table était allumée la lampe à l’abat-jour vert : c’était donc le soir ou la nuit. L’image resta un long moment, immobile, et je pus regarder tout à loisir la lumière jouer dans le cristal de la carafe, contempler avec la même attention la tenture, en me demandant pourquoi mon fils ne dormait pas : c’était la nuit, il était temps pour lui de dormir. Puis je regardai de nouveau la tapisserie avec ses volutes, ses fleurs argentées, ses espèces de grilles et de tuyaux : je n’aurais jamais pensé connaître si bien ma chambre. J’ouvrais parfois les yeux et voyais le ciel noir, traversé de belles raies enflammées, puis je les refermais, et m’apparaissaient de nouveau la tenture, la carafe brillante, et je me demandais pourquoi mon fils ne dormait pas : c’était la nuit, il fallait qu’il dorme. Une fois, une grenade éclata non loin de moi, ébranlant mes jambes, et quelqu’un poussa un cri encore plus bruyant que l’explosion, et je me dis : « Quelqu’un est mort ! », sans me lever ni détacher les yeux de la tenture et de la carafe.

     Ensuite, je me levai, me déplaçai, donnai des ordres, observai les visages, réglai la hausse, le tout en me demandant pourquoi mon fils ne dormait pas. J’interrogeai une fois à ce sujet un conducteur d’attelage, qui m’expliqua longuement quelque chose en détail, et nous hochions tous les deux la tête. Il riait, et son sourcil gauche avait un tic, cependant que son œil clignait avec ruse vers quelqu’un derrière nous. Mais derrière nous, on ne voyait que des semelles, rien d’autre.

     Le temps était alors clair, mais des gouttes de pluie se déversèrent soudain. Une pluie très ordinaire : des gouttes d’eau, comme chez nous. Cette pluie était si inattendue et paraissait si déplacée, et nous avions si peur de nous retrouver mouillés qu’on abandonna les pièces, on cessa de tirer des coups de feu et on tenta de s’abriter comme on pouvait. Le conducteur d’attelage avec qui je venais de causer se glissa sous un affût de canon et s’y blottit, au risque de se faire écraser à chaque instant, un gros sous-officier d’artillerie se mit, allez savoir pourquoi, à déshabiller un mort, cependant que je parcourais la batterie, à la recherche sinon d’un parapluie, du moins d’un imperméable. Aussitôt, dans cette immense étendue battue par la pluie tombant d’un nuage vagabond, régna un calme extraordinaire. Un shrapnel en retard arriva en glapissant et y éclata, puis ce fut le silence, un silence tel qu’on entendait renifler le gros sous-officier, et les gouttes de pluie heurter les pierres et frapper les canons. Ce son paisible et morcelé, évoquant l’automne, l’odeur de la terre humide et le silence semblèrent interrompre quelques instants le cauchemar sauvage et sanglant, et lorsque je jetai un coup d’œil à un canon tout mouillé, que l’eau faisait briller, il me rappela étrangement, de façon surprenante, quelque chose de gentil et de paisible, tenant soit de mon enfance, soit de mon premier amour. Mais, au loin, retentit très fort un premier coup de feu, et l’enchantement de cette éphémère quiétude cessa ; de façon aussi soudaine que lorsqu’ils s’étaient mis à couvert, les gens sortirent de leurs abris ; le gros sous-officier brailla sur quelqu’un ; une pièce tonna, puis une autre – et le brouillard sanglant et compact voila de nouveau les cervelles épuisées; personne ne s’aperçut de la fin de l’averse ; je me rappelle juste que l’eau continua assez longtemps, sans doute, à glisser au bas du visage gras, flasque et jaune du sous-officier d’artillerie qui avait été tué…

     … Devant moi se tenait un engagé volontaire qui, la main à la visière, me faisait son rapport : le général nous demandait juste de tenir deux heures, en attendant des renforts. Tout en me demandant pourquoi mon fils ne dormait pas, je répondis que je pouvais tenir le temps qu’il faudrait. Mais à ce moment, bizarrement, je fus intéressé par son visage, sans doute à cause de son extraordinaire, de son étonnante pâleur. Je n’avais rien vu de plus pâle : les morts eux-mêmes avaient plus de couleur sur le visage que ce jeune blanc-bec. Il avait sans doute eu extrêmement peur en venant, sans pouvoir se remettre ; et il maintenait sa main à la visière de sa casquette pour s’efforcer, par ce geste simple et ordinaire, de chasser sa folle épouvante.

     — Vous avez peur ? demandai-je en lui touchant le coude. Mais son coude était raide comme du bois, et lui souriait doucement, sans répondre. Plus exactement, ses lèvres seules souriaient, ses yeux n’exprimant que jeunesse et terreur.

     — Vous avez peur ? répétai-je gentiment.

     Ses lèvres se tordirent dans un effort pour articuler quelque chose, et au même moment se produisit un événement incompréhensible, monstrueux, surnaturel. Un vent chaud vint me frapper la joue droite, me faisant chanceler – et j’avais maintenant devant les yeux non plus un visage blême, mais quelque chose de raccourci, d’hébété, de rouge, d’où le sang coulait comme d’une bouteille débouchée, comme on le voit sur les toiles des piètres expositions. Et sur cette chose raccourcie, rouge et coulante, se maintenait une sorte de sourire, comme un rire édenté – un rire rouge.

      Je le reconnus, ce rire rouge. Je l’avais cherché, ce rire rouge, et maintenant je l’avais trouvé. Je comprenais à présent ce qu’il y avait dans tous ces corps mutilés, déchiquetés, déformés. C’était le rire rouge. Il est dans le ciel, le rire rouge, il est au cœur du soleil, il se répandra bientôt par toute la terre !

     Et eux déambulaient tranquillement, avec des mouvements précis, comme des somnambules…



Troisième fragment


     … épouvante et folie.

     On raconte que, dans notre armée comme dans celle de l’ennemi, sont apparus de nombreux cas d’aliénation mentale. Chez nous, on a ouvert quatre dispensaires psychiatriques. Lorsque j’étais à l’état-major, un adjudant m’a montré…



Quatrième fragment


     … s’enroulèrent comme des serpents. Il vit le fil de fer coupé à une extrémité déchirer l’air et s’enrouler autour de trois soldats. Les barbelés déchirèrent les uniformes, s’enfoncèrent dans les chairs, et les soldats, poussant des cris, se mirent à tourner comme des déments, deux d’entre eux traînant derrière eux le troisième déjà mort. Puis un seul resta en vie, il repoussait les deux autres, morts, qui tournoyaient, s’écroulant l’un sur l’autre et sur le troisième – et les trois s’immobilisèrent soudain. 

     Il disait que sur cette seule barrière, pas moins de deux mille avaient péri. Pendant qu’ils coupaient les fils de fer et s’emmêlaient dans leurs tortillons de serpent, se déversait sur eux une pluie ininterrompue de balles et de mitraille. Il assurait que c’était effroyable, et que cette attaque se serait soldée par une fuite éperdue si seulement les gens avaient su de quel côté fuir. Mais dix ou douze rangées de barbelés, la bagarre avec ces fils de fer, ainsi qu’un véritable labyrinthe  de fosses à loups au fond hérissé de pieux leur avaient tellement donné le vertige qu’ils étaient incapables de s’orienter.

     Les uns, à l’aveuglette, tombaient dans de profondes fosses en forme d’entonnoirs et s’empalaient sur les pieux aiguisés, avec des convulsions et des danses de poupées bouffonnes ; de nouveaux corps s’écroulaient sur eux, et bientôt la fosse entière se voyait remplie à ras bord, transformée en un empilement de corps sanglants, morts ou vivants. De partout, d’en bas, se tendaient des mains dont les doigts se repliaient convulsivement, agrippant tout ce qu’ils pouvaient, et celui qui tombait dans ce piège ne pouvait revenir en arrière : des centaines de doigts, forts et aveugles comme des pinces, lui attrapaient les jambes, s’accrochaient à ses vêtements, tiraient l’homme à eux, se plantaient dans ses yeux et l’étranglaient. Comme ivres, de nombreux hommes se jetaient tout droit dans les barbelés, s’y accrochaient et se mettaient à crier jusqu’à ce qu’une balle les eût achevés..

     Ils lui étaient tous apparus, en fait, comme des gens ivres : certains juraient affreusement, d’autres riaient aux éclats lorsque le barbelé leur happait un bras ou une jambe, et ils mouraient sur place. Lui-même, quoique n’ayant rien bu ni mangé  depuis le matin, se sentait dans un état très étrange : la tête lui tournait, et par moments sa peur était relayée par un sauvage enthousiasme – celui de la peur. Lorsque quelqu’un se mit à chanter à côté de lui, il se joignit à lui, et bientôt se forma un chœur très harmonieux. Ce qu’ils chantaient, il ne s’en souvenait pas, mais c’était quelque chose de très joyeux, un air de danse. Ils chantaient, oui, et autour d’eux, tout était rougi par le sang. Le ciel lui-même semblait rouge, il y avait de quoi supposer qu’une catastrophe s’était produite dans l’univers, un changement effrayant, la disparition des couleurs : le bleu et le vert avaient disparu, ainsi que d’autres teintes habituelles et pacifiques, cependant que le soleil brillait comme un feu de Bengale rouge.

     — Le rire rouge, dis-je.

     Mais il ne comprit pas.

     — Oui, et ils riaient aux éclats. Je te l’ai déjà dit. Comme des gens ivres. Peut-être même qu’ils dansaient. En tout cas, les mouvements de ces trois-là ressemblaient à une danse.

    Il se souvenait nettement de ceci : quand une balle lui avait traversé la poitrine, le faisant tomber, un certain temps avant de perdre connaissance il avait continué à agiter les jambes, comme pour accompagner un danseur. Il se rappelait maintenant cette attaque avec un sentiment étrange, fait en partie de peur, et en partie du désir de revivre cela.

     — Avec de nouveau une balle dans la poitrine ? demandai-je.

     — Bon, la balle, ce n’est pas à chaque fois. Mais vois-tu, camarade, ce serait agréable de recevoir une décoration pour bravoure.

     Il était couché sur le dos, jaune, le nez effilé, les pommettes saillantes et les yeux enfoncés dans leurs orbites : il avait l’air d’un mort et rêvait d’une décoration. Il avait un début d’abcès, une forte fièvre, d’ici trois jours on devrait le jeter dans la fosse aux morts, et il gisait, un sourire rêveur aux lèvres, parlant de décoration.

     — As-tu envoyé un télégramme à ta mère ? lui demandai-je.

     Sans répondre, il me regarda avec épouvante, mais d’un air dur et méchant. Je me tus et l’on entendit les blessés gémir et délirer. Mais lorsque je me relevai pour m’en aller, il serra ma main avec la sienne, brûlante mais encore vigoureuse, et me fixa, angoissé et désemparé, de ses yeux enfoncés et enflammés.

     — Qu’est-ce que c’est, hein ? Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il timidement mais avec insistance, en tenant ma main.

     — Quoi donc ?

     — Mais… tout ça, quoi. Vraiment, elle m’attend ? Mais je ne peux pas ! La patrie – peut-on lui expliquer ce que c’est, la patrie ?

     — Le rire rouge, répondis-je.

     — Ah ! Tu ne fais que plaisanter, moi je suis sérieux. Il faut absolument lui expliquer, mais comment faire ? Si tu savais ce qu’elle écrit ! Ce qu’elle écrit ! Et tu ne sais pas, vois-tu, ses mots sont tout gris. Et toi… 

     Il regarda ma tête avec curiosité, eut un rire inopiné et dit :

     — Et toi, tu deviens chauve. Tu l’as remarqué ?

     — Ça manque de miroirs, ici.

     — Il y a plein de gens à cheveux blancs, et de chauves, ici. Écoute, donne-moi un miroir. Donne ! Je sens des cheveux blancs sortir de ma tête. Donne-moi un miroir !

     Il commençait à délirer, il pleurait, criait, et je quittai l’infirmerie.

     Ce soir-là, nous organisâmes une fête – une étrange et triste fête, à laquelle participaient les ombres des morts. Nous avions décidé de nous réunir le soir pour prendre le thé comme à la maison, comme pendant un pique-nique, nous nous étions procuré un samovar, et même des verres et du citron, et nous étions installés sous un arbre, comme à la maison, comme pendant un pique-nique. Nos camarades nous rejoignirent un par un, ou par deux, ou encore par trois, faisant de bruyantes arrivées, causant, plaisantant, remplis d’une joyeuse attente, mais ils se turent vite, évitant de se regarder, car il y avait quelque chose d’effrayant dans ce rassemblement de gens restés indemnes. En loques, sales, nous grattant comme des galeux, les cheveux en broussaille, maigres, épuisés, ayant complètement changé d’apparence, nous nous retrouvions pour la première fois autour d’un samovar, en voyant nous-mêmes avec effroi de quoi nous avions l’air. Je cherchai, au sein de cette foule de gens désemparés, des visages connus, mais en vain. Ces hommes inquiets, pressés, aux mouvements heurtés, tressaillant au moindre bruit, cherchant sans cesse quelque chose derrière eux, s’efforçant de remplir par des gesticulations superflues le vide énigmatique qu’ils avaient peur de regarder, ils étaient nouveaux pour moi, c’étaient des étrangers, des gens que je ne connaissais pas. Leurs voix aussi résonnaient autrement, elles étaient saccadées, heurtées, prononçant les mots avec difficulté et tournant très facilement, à tout propos, au cri ou au rire irrépressible et insensé. Et tout était étranger. L’arbre était étranger, de même que le coucher de soleil, et l’eau avait un goût singulier et une odeur particulière, comme si nous avions quitté la terre en même temps que les morts et étions passé dans un autre monde – un monde de phénomènes mystérieux et d’ombres maussades et funestes. Le coucher du soleil était jaune et froid ; au-dessus de lui étaient accrochés de lourds nuages noirs et immobiles, que rien n’éclairait, et la terre en dessous de lui semblait noire, et nos visages, dans cette lumière sinistre, étaient jaunes comme ceux des morts. Nous regardions tous le samovar, mais il s’éteignit, ses flancs reflétèrent le jaune menaçant du soleil couchant, et lui aussi devint étranger, mort, incompréhensible. 

     — Où sommes-nous ? demanda quelqu’un d’une voix soucieuse et inquiète.

     Quelqu’un poussa un soupir. Quelqu’un fit convulsivement craquer ses doigts, quelqu’un se mit à rire, quelqu’un se leva d’un bond et se mit à faire le tour de la table à pas rapides. Il n’était pas rare, à présent, de tomber sur des gens se promenant à pas pressés, courant presque, certains étrangement silencieux, d’autres bredouillant étrangement.

     — À la guerre, répondit celui qui riait, et il partit de nouveau d’un gros rire assourdi et prolongé, comme s’il s’étranglait avec quelque chose.

     — Qu’a-t-il à rire comme ça ? s’indigna quelqu’un. Écoutez, arrêtez !

     L’autre s’étrangla une dernière fois, ricana puis se tut docilement. Il faisait sombre, le nuage pesait sur la terre, et nous distinguions à grand-peine nos visages jaunes et fantomatiques. Quelqu’un demanda :

     — Où est donc Le Botté ?

     On appelait ainsi un camarade, un petit officier chaussé de grandes bottes imperméables.

     —Il était ici à l’instant. Où êtes-vous, Le Botté ?

     — Ne vous cachez pas, Le Botté ! Nous sentons l’odeur de vos bottes.

     Tout le monde se mit à rire, et une voix rude et indignée, sortant de l’obscurité, vint interrompre ce rire général :

     — Arrêtez, vous devriez avoir honte. Le Botté a été tué ce matin, lors d’une reconnaissance.

     — C’est une erreur. Il était là il y a un instant.

     — Vous avez cru le voir. Dites, du samovar, coupez-moi du citron en vitesse.

     — À moi aussi ! À moi aussi !

     — Terminé, le citron.

     — Qu’est-ce que ça veut dire, Messieurs ? fit doucement une voix triste et offensée, presque en pleurant. Moi qui ne suis venu que pour le citron…

     Le soldat rieur partit de nouveau d’un rire assourdi et prolongé, sans que personne le fît cesser. Mais il se tut bientôt, après un petit ricanement. Quelqu’un dit :

     — Demain, on attaque.

     Quelques voix irritées s’élevèrent :

     — Arrêtez ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’attaque ?

     — Vous le savez bien vous-même…

     — Arrêtez. On ne pourrait pas parler d’autre chose ? Enfin, tout de même !

     Le coucher de soleil s’éteignit. Le nuage s’éleva, il fit plus clair, les visages prirent des airs connus et celui qui faisait le tour se calma et s’assit.

     — Comment ça se passe, à présent, à la maison ? demanda-t-il sans autre précision, et dans sa voix s’entendait comme un sourire de coupable.

     Et de nouveau tout devint effrayant, d’une épouvantable étrangeté, de quoi perdre connaissance, ou presque. Nous nous mîmes tous à parler, à crier, à nous agiter, remuant nos verres, nous touchant les uns les autres les épaules, les bras, les genoux, pour nous taire d’un coup, battant en retraite devant l’incompréhensible.

     — À la maison ? cria quelqu’un au sein de l’obscurité. Sa voix était voilée par l’émotion, par l’effroi et la fureur, et elle tremblait. Il ne put prononcer certains mots, c’était comme s’il ne savait plus parler.

     — À la maison ? reprit-il. Mais quelle maison ? Y a-t-il une maison quelque part ? Ne m’interrompez pas, ou je tire. À la maison, je prenais un bain tous les jours – vous savez, un bain avec de l’eau –, avec de l’eau à ras bord. À présent, je ne me lave pas tous les jours, j’ai des croûtes sur la tête, une espèce de gale, ça me gratte de partout, la vermine rampe sur tout mon corps… La saleté me rend fou, et vous, vous me parlez de la maison ! Je suis comme une bête, je me méprise, je ne me reconnais plus, c’est plus effrayant que la mort. Vous me rompez la cervelle avec vos shrapnels, oui, la cervelle ! Où qu’on tire, c’est la cervelle qui prend ; et vous, vous me parlez de la maison. Quelle maison ? La rue, les fenêtres, les gens – mais je ne mettrais pas le nez dehors, maintenant, j’aurais honte. Vous aviez apporté un samovar, j’avais même honte de le regarder : un samovar…

     Le rieur se remit à rire. Quelqu’un cria :

     — Du diable si je sais ce qui se passe. Je vais rentrer à la maison.

     — À la maison ?

     — Vous ne comprenez pas ce que ça veut dire, la maison !…

     — À la maison ? Écoutez-le : il veut rentrer à la maison !

     Un rire général s’éleva, ainsi qu’un cri effrayant – et ce fut de nouveau le silence, on battait en retraite devant l’incompréhensible. Je ne fus pas le seul, à ce moment-là, tous autant que nous étions nous ressentîmes cela. Cela venait sur nous de ces champs sombres, étrangers et énigmatiques ; cela montait des noirs et profonds défilés où mouraient peut-être encore des soldats oubliés, perdus au milieu des rochers, cela coulait, tombant de ce ciel étranger, extraordinaire. L’effroi nous rendant silencieux et nous faisant perdre conscience, nous nous tenions autour du samovar refroidi, cependant qu’une ombre immense et informe, s’étendant au-dessus du monde, nous contemplait fixement et silencieusement depuis le ciel. Soudain, tout près de nous, sans doute chez le commandant du régiment, une musique se mit à jouer, et les sons joyeux se déchaînèrent avec violence au milieu du silence de la nuit. La musique jouait comme une joyeuse provocation, hâtive, désaccordée, trop forte, trop gaie, et il était clair que ceux qui jouaient voyaient tout autant que ceux qui écoutaient cette ombre immense et informe s’étendant au-dessus du monde. 

     Et celui qui, dans l’orchestre, jouait de la trompette, avait déjà en lui, dans sa cervelle et dans ses oreilles, cette ombre immense et silencieuse. Le son heurté et syncopé se démenait, bondissait, s’écartait des autres en courant, restant seul, tremblant d’effroi, devenant fou. Les autres sons semblaient regarder tout autour pour l’apercevoir ; ils couraient avec gaucherie, en trébuchant, en tombant et en se relevant, ils couraient en une troupe en mille morceaux, aux accents trop forts et trop gais, trop proches des noirs défilés où peut-être mouraient encore des hommes oubliés, perdus au milieu des rochers.

     Nous nous tînmes longtemps autour du samovar éteint, silencieux.



Cinquième fragment


     … je dormais déjà lorsque le docteur vint me réveiller à petits coups prudents. Je poussai un cri en me réveillant, comme nous le faisions tous alors, et, sautant au bas du lit, je me précipitai pour sortir de la tente. Mais le docteur me retint fermement par le bras et s’excusa :

     — Pardonnez-moi, je vous ai fait peur. Je sais que vous voulez dormir…

     — Cela fait cinq jours… marmonnai-je en me rendormant ; j’avais dormi longtemps, me sembla-t-il, quand le docteur se remit à me parler, en me donnant de petits coups prudents dans les jambes et sur les flancs :

     — C’est très urgent. S’il vous plaît, mon ami, c’est vraiment très urgent. Il me semble toujours… Je ne peux pas. Il me semble toujours que d’autres blessés sont restés là-bas…

     — Quels blessés ? Vous les avez convoyés toute la journée. Fichez-moi la paix ! C’est malhonnête, ça fait cinq jours que je n’ai pas dormi !

     — Ne vous fâchez pas, mon ami, marmonnait le docteur en mettant maladroitement ma casquette sur ma tête. Ils dorment tous, pas moyen de les réveiller. Je me suis procuré une locomotive et sept wagons, mais il nous faut du monde. Bien sûr, je comprends… Mon ami, je vous en supplie. Ils dorment tous, ils refusent tous. Je crains de m’assoupir moi-même. Je ne me rappelle pas la dernière fois que j’ai dormi. Je crois que je commence à avoir des hallucinations. Posez vos pieds par terre, mon ami, voilà, un pied, oui, comme ça…

     Le docteur était tout pâle et vacillait, on voyait bien que s’il s’allongeait, il s’endormirait, et dormirait plusieurs jours d’affilée. J’avais les jambes qui fléchissaient, je suis sûr de m’être endormi en marchant – mais brusquement, de façon très inattendue, une file de silhouettes noires surgit devant nous, sorties on ne savait d’où : la locomotive et les wagons. Des gens qu’on distinguait à peine dans l’obscurité erraient lentement le long des wagons, en se taisant. Pas sur une seule lanterne visible sur la locomotive, pas davantage de lumière dans les wagons ; seul le cendrier fermé laissait échapper un rai rouge vif tombant sur la voie.

     — Qu’est-ce que c’est ? demandai-je en reculant.

     — Mais nous partons ! Vous avez oublié ? Nous partons… marmonna le docteur.

     La nuit était fraîche, il tremblait de froid et, en le voyant, je sentais tout mon corps parcouru du même frisson rapide.

     — Allez au diable ! criai-je. Vous ne pouviez pas prendre quelqu’un d’autre…

     — Taisez-vous, s’il vous plaît, taisez-vous ! dit le docteur en m’attrapant le bras.

     Dans l’obscurité, quelqu’un dit :

     — À présent, on peut tirer une salve avec toutes les pièces, personne ne bronchera. Ils dorment aussi. on pourrait s’approcher des dormeurs et les ligoter tous. Je suis même passé devant la sentinelle. Elle m’a regardé sans rien dire, sans bouger le petit doigt. Devait dormir aussi, faut croire, à se demander comment elle ne tombe pas.

     Celui qui parlait bâilla, et ses vêtements firent un peu de bruit : il devait s’étirer. Je m’appuyai de la poitrine contre le wagon, pour me hisser à l’intérieur, et le sommeil s’empara aussitôt de moi. Quelqu’un m’installa en me relevant les jambes, et je lui décochai des coups de pied, allez savoir pourquoi, avant de me rendormir et d’entendre comme en rêve des bribes de conversation :

     — À la septième verste1.

     — Et vous avez oublié les lanternes ?

     — Non, il ne viendra pas.

     — Par ici, donne voir. Recule un peu. Voilà.

     Les wagons bougeaient sur place, quelque chose cognait. Peu à peu, à cause de tous ces bruits et du fait que j’étais confortablement et tranquillement couché, le sommeil me quitta. Le docteur, lui, s’endormit, et lorsque je lui pris la main, elle était comme celle d’un mort : lourde et molle. Le train avançait déjà lentement et prudemment, ayant des sortes de tressaillements et semblant chercher son chemin. Un élève infirmier alluma la bougie d’une lanterne, éclairant les parois et le trou noir de la portière, et dit avec irritation :

     — En voilà une blague ! Nous leur sommes bien utiles, à présent. Et lui, réveillez-le, ne le laissez pas dormir trop longtemps. Sinon, on ne pourra rien faire, je le sais par expérience. 

     Nous secouâmes le docteur et il s’assit en roulant des yeux perplexes. Il voulut s’étendre de nouveau, mais nous l’en empêchâmes.

     — Un coup de vodka ne serait pas de trop, dit l’élève infirmier.

     Nous avalâmes chacun une gorgée de cognac, et le sommeil s’en alla pour de bon. Le grand rectangle noir de la portière devint rose , puis rouge – au-delà des collines apparut en silence la lueur d’un énorme incendie, comme si le soleil se levait au beau milieu de la nuit. 

     — C’est loin d’ici. Une vingtaine de verstes.

     — J’ai froid, dit le docteur en claquant des dents.

     L’élève infirmier jeta un coup d’œil par la portière et me fit signe d’approcher. Je regardai : en divers endroits de l’horizon, en une chaîne silencieuse, s’allumaient les mêmes incendies immobiles, comme si des dizaines de soleils s’élevaient en même temps. Il faisait déjà moins sombre. La noirceur des collines au loin devenait plus épaisse, découpant une ligne brisée d’ondulations, tandis que plus près de nous, tout était inondé d’une paisible lueur rouge, silencieuse et immobile ; je jetai un coup d’œil à l’élève infirmier : son visage avait la même teinte d’un rouge transparent, celle du sang devenant air et lumière.

     — Beaucoup de blessés ? demandai-je.

     Il agita la main.

     — Beaucoup de fous. Davantage que de blessés.

     — Vraiment fous ?

     — Qu’est-ce que vous croyez ?

     Il me regardait avec des yeux remplis de la même épouvante froide et figée que ceux du soldat mort d’une apoplexie due au soleil.

     — Cessez, fis-je en me détournant.

     — Le docteur est fou, lui aussi. Regardez-le donc.

     Le docteur ne l’entendait pas. Il était assis les jambes ramenées sous lui, à la turque, et se balançait en remuant silencieusement ses lèvres et le bout de ses doigts. dans son regard se lisait la même expression de stupeur figée.

     — J’ai froid, dit-il avec un sourire. 

     — Oh, allez tous au diable ! m’écriai-je en m’écartant dans un coin du wagon. Pourquoi avez-vous fait appel à moi ?

     Personne ne répondit. L’élève infirmier contemplait la lueur d’incendie, silencieuse et grandissante, et sa nuque aux cheveux frisés était jeune, et en la regardant, il me sembla voir comme une fine main de femme passer dans ces cheveux. Cette vision me fut si désagréable que je me mis à détester l’élève infirmier, je ne pouvais plus le voir sans dégoût. 

     — Quel âge avez-vous ? lui demandai-je, mais il ne se retourna pas et ne répondit rien.

     Le docteur se balançait.

     — J’ai froid.

     — Quand je pense, dit l’élève infirmier sans se retourner, quand je pense qu’il y a quelque part des rues, des maisons, une université…

     Il s’interrompit d’un coup, comme s’il avait tout dit, et se tut. Le train s’arrêta de façon assez subite, si bien que je me cognai à la cloison, et des voix se firent entendre. Nous sautâmes du train.

     Juste devant la locomotive, une chose était allongée sur la voie, une petite boule d’où sortait une jambe.

     — Un blessé ?

     — Non, un mort. La tête a été arrachée. C’est comme vous voulez, mais je vais allumer une lanterne à l’avant. Sinon, on en écrasera d’autres.

     On jeta sur le côté la boule d’où émergeait une jambe ; un instant, la jambe se redressa vers le haut, comme pour courir dans les airs, et puis tout disparut dans le fossé sombre. La lanterne s’alluma, faisant paraître la locomotive plus noire.

     — Écoutez ! chuchota quelqu’un avec effroi.

     Comment ne l’avions-nous pas entendu plus tôt ?! De partout – on ne pouvait en déterminer exactement l’origine – arrivait un gémissement continu, une sorte de bruit de racloir d’une extension étonnante, sans à-coups, calme et quasiment indifférent. Nous avions entendu beaucoup de ces cris et de gémissements, mais ceci ne ressemblait à rien de ce que nous avions déjà entendu. On ne pouvait rien saisir de précis à la surface de l’étendue rougeâtre et floue devant nous, du coup, on aurait dit que c’était la terre elle-même qui gémissait, ou alors le ciel, à la lueur d’un soleil qui ne se levait pas. 

     — Cinquième verste, dit le mécanicien.

     — Cela vient de là-bas, dit le docteur avec un geste de la main vers l’avant.

     L’élève infirmier frissonna et se tourna lentement vers nous :

     — Qu’est-ce que c’est donc ? C’est impossible à entendre !

     — Avançons !

     Nous marchâmes en avant de la locomotive, et notre ombre s’étendait loin sur la voie ferrée ; elle n’était pas noire, mais vaguement rouge, à cause de la lueur tranquillement immobile qui se tenait silencieusement aux confins du ciel noir. À chaque pas, de façon lugubre, croissait ce gémissement sauvage, inouï, semblant provenir de nulle part – comme si ce gémissement était celui de l’air rougi, celui du ciel et de la terre. Par sa permanence et son étrange indifférence, il rappelait par moments la stridulation des grillons champêtres, ce cri-cri chaud et régulier des grillons dans les prés, l’été. Les cadavres se faisaient de plus en plus fréquents. Nous leur jetions un coup d’œil en passant et les jetions sur les bas-côtés de la voie, ces cadavres mous, paisibles, indifférents qui laissaient sur place de sombres taches grasses, celles du sang absorbé par la terre ; au début, nous les comptions, mais nous cessâmes ensuite, ayant perdu le fil de nos comptes. Ils étaient nombreux, bien trop nombreux pour cette nuit sinistre, dont chaque parcelle soufflait le froid et gémissait. 

     — Qu’est-ce  que c’est que ça ?! cria le docteur en menaçant quelqu’un du poing. Vous… Écoutez !

     Nous arrivions à la sixième verste, les gémissement étaient plus nets, moins indéfinissables, on pressentait les bouches tordues produisant ces voix. Nous scrutions en frémissant les ténèbres roses, aux lueurs fantomatiques et trompeuses, lorsque, presque à côté de nous, en bas de la voie ferrée, quelqu’un se mit à gémir, lançant un appel sonore et suppliant. Nous trouvâmes aussitôt le blessé, dont les yeux mangeaient le visage, tant ils paraissaient grands, à la lumière de la lanterne venant l’éclairer. Cessant de gémir, il braqua seulement ses yeux tour à tour sur chacun de nous et sur nos lanternes, et il y avait une joie folle dans son regard, celle de revoir des gens et des lumières, mais aussi une folle inquiétude : que tout cela disparût, que ce fût une simple vision. Il avait peut-être déjà eu de telles visions, qui s’évanouissaient dans la mêlée du cauchemar sanglant.

     Nous poursuivîmes et nous heurtâmes presque aussitôt à deux blessés : l’un était couché sur la voie, l’autre gémissait dans le fossé. Lorsqu’on les eut relevés, le docteur, tremblant de fureur, me dit :

     — Et alors ?

     Et il se détourna.

     Quelques pas plus loin, nous croisâmes un blessé léger qui marchait seul, soutenant l’un de ses bras de l’autre. Il marchait sur nous, la tête rejetée en arrière, et ne s’aperçut même pas que nous nous écartions pour lui céder le passage. Il me semble qu’il ne nous avait pas vus. Il s’arrêta un instant près de la locomotive, la dépassa et continua à marcher le long des wagons.

     — Monte donc t’asseoir ! lui cria le docteur, mais il ne répondit pas.

     Ce furent les premiers à nous causer de l’effroi. Nous tombâmes ensuite, de plus en plus fréquemment, sur d’autres, sur la voie ou tout à côté, et toute la plaine, baignant dans la lueur rouge et immobile des incendies, se mit à grouiller comme une masse vivante, s’embrasant de grands cris, de clameurs, de malédictions et de gémissements. Ces petites buttes sombres grouillaient et rampaient comme des écrevisses ensommeillées sorties d’un panier, les jambes écartées, étranges, ayant une apparence à peine humaine, avec leurs mouvements confus de loques et leur lourde immobilité. Les uns étaient muets et résignés, d’autres gémissaient, hurlaient, nous lançaient des invectives haineuses, à nous qui les sauvions, avec autant de passion que si nous étions les créateurs de cette nuit sanglante et indifférente, les responsables de leur solitude au milieu de la nuit et des cadavres, les auteurs de leurs affreuses blessures. La place nous manquait déjà dans les wagons, nos vêtements étaient humides de sang, comme si nous étions longtemps restés sous une pluie sanglante, nous ramenions encore des blessés, et les champs continuaient à grouiller d’une masse animée et sauvage. 

     Certains d’entre eux arrivaient à se traîner d’eux-mêmes, d’autres s’approchaient en chancelant et en tombant. Un soldat accourut quasiment vers nous. Il avait le visage gelé, il ne lui restait qu’un œil qui luisait d’un éclat étrange et sauvage, et il était presque nu, comme au sortir des bains. M’ayant bousculé, il aperçut, de son œil unique, le docteur et lui empoigna la poitrine de sa main gauche.

     — Je vais te casser la gueule ! cria-t-il en secouant le docteur et en lui envoyant une longue bordée d’injures mordantes et cyniques. Je vais te casser la gueule ! Tas de salauds!

     Le docteur se dégagea d’une secousse, puis, s’exclama en reprenant son souffle et en avançant sur le soldat :

     — Je vais t’envoyer au tribunal, vaurien ! Au cachot ! Tu m’empêches de travailler ! Bon à rien ! Animal !

     On les sépara, mais le soldat continua un long moment à crier :

     — Tas de salauds ! Je vous casserai la gueule !

     Pour reprendre des forces, je m’étais mis de côté pour me reposer et fumer une cigarette. Le sang séché sur mes mains les revêtait comme des gants noirs, et mes doigts avaient du mal à se plier, je ne parvenais pas à garder les allumettes et les cigarettes. Lorsque je réussis à en allumer une, la fumée de tabac me parut étrangement inhabituelle, je lui trouvai un goût très particulier, comme jamais auparavant, et que je ne devais jamais retrouver par la suite. À ce moment s’approcha de moi l’élève-infirmier, celui du train, mais il me sembla que nous nous étions vus quelques années plus tôt, je n’arrivais pas du tout à me rappeler où. Il marchait d’un pas ferme, quasiment militaire, et regardait au loin et en hauteur, comme à travers moi.

     — Et ça dort, dit-il d’un ton qui se voulait parfaitement calme.

     Je me mis en colère, me sentant visé par ce reproche.

     — Vous oubliez qu’ils se sont battus dix jours comme des lions.

     — Et ça dort, répéta-t-il, regardant à travers moi et au-dessus de moi. 

     Puis il se pencha vers moi et reprit du même ton sec et tranquille, en me menaçant du doigt :

     — Je vais vous le dire. Je vais vous le dire.

     — Quoi donc ?

     Il s’inclina encore davantage, tout près de moi, me menaça du doigt d’un air très significatif et répéta ce qu’il semblait voir comme une idée achevée :

     — Je vais vous le dire. Je vais vous le dire. Transmettez-leur.

     Et, encore assis, l’air sévère, à mes côtés, il sortit un revolver de sa poche et se tira dans la tempe. Ce qui ne m’étonna nullement, et ne m’effraya pas davantage. Faisant passer ma cigarette dans ma main gauche, je tâtais du doigt la blessure et me dirigeai vers les wagons.

     — L’élève-infirmier s’est tiré une balle ; je crois qu’il est encore en vie, dis-je au docteur.

     Lequel se prit la tête dans les mains et se mit à gémir :

     — Ah, que le diable l’emporte !… C’est que nous n’avons plus de place. L’homme là-bas va aussi se tirer une balle. Et je vous en donne ma parole, s’écria-t-il d’un ton furieux et menaçant, moi aussi ! Oui ! Allez à pied, je vous prie. Il n’y a plus de place. Vous pouvez vous plaindre si ça vous chante.

     Et, criant toujours, il se détourna, et je m’approchai de celui prêt à se tuer. C’était également un élève-infirmier, je crois. Il se tenait le front appuyé à la paroi du wagon, son épaule secouée de sanglots.

     — Arrêtez, lui dis-je en effleurant l’épaule qui tremblait.

     Mais, sans se retourner ni répondre, il continua à pleurer. Sa nuque était jeune, tout comme celle de l’autre, elle était aussi effrayante à voir, et il se tenait, les jambes écartées de façon absurde, comme un ivrogne en train de vomir ; son cou était ensanglanté : il avait dû y porter ses mains.

     — Eh bien ? dis-je avec impatience.

     Il s’écarta du wagon et, baissant la tête, voûté comme un vieillard, partit dans l’obscurité, loin de nous. J’ignore pourquoi, je le suivis, et nous marchâmes longtemps d’un côté du train, en nous éloignant des wagons. Il me semble qu’il pleurait ; ce qui commença à m’ennuyer, j’eus envie de pleurer moi-même.

     — Attendez ! criai-je en m’arrêtant.

     Mais il avançait toujours, remuant péniblement une jambe après l’autre, toujours voûté, l’air d’un vieillard, traînant les pieds, les épaules étroites. Il disparut bientôt dans l’obscurité rougeâtre, ressemblant à une lumière qui n’éclairait rien. Et je restai seul.

     Sur ma gauche, déjà loin de moi, passa une rangée de lueurs ternes : le train était parti. J’étais seul au milieu des morts et des mourants. Combien en restait-il ?  Autour de moi, tout était mort et immobile, plus loin, la plaine grouillait comme une chose vivante – ou alors, je devais cette impression au fait d’être seul. Mais le gémissement ne s’apaisait pas. Il s’étendait sur la terre, ténu, désespéré, semblable à un pleur d’enfant ou au gémissement de milliers de chiots abandonnés et mourant de froid. Il rentrait dans la cervelle comme la pointe d’une immense aiguille de glace, et se mouvait lentement, allant et venant, allant et venant… 


Notes


  1. Rappel : la verste faisait environ 1,1 km.



Sixième fragment


          … c’étaient les nôtres. Dans l’étrange confusion de mouvements qui, le mois dernier, entremêla de force les deux armées, la nôtre et celle de l’ennemi, rompant tous les plans et s’opposant à tous les ordres, nous étions persuadés que l’ennemi, le quatrième corps, en l’espèce, marchait sur nous. Et nous nous préparions à l’attaquer lorsque quelqu’un distingua nettement nos uniformes dans ses jumelles, et l’hypothèse se mua dix minutes plus tard en une joyeuse et calme certitude : c’étaient les nôtres. Et ils nous avaient visiblement reconnus : ils faisaient mouvement vers nous tout à fait tranquillement ; on sentait dans cette avancée tranquille le même sourire heureux résultant d’une rencontre inattendue.

     Lorsqu’ils se mirent à tirer, nous restâmes un certain temps sans comprendre ce que cela voulait dire, nous gardions le sourire sous la grêle de shrapnels et de balles se déversant sur nous et arrachant d’emblée la vie à des centaines d’hommes. Quelqu’un cria à la méprise, et, je m’en souviens nettement, nous vîmes tous que c’était l’ennemi, qu’il s’agissait de son uniforme et pas du nôtre, et nous répondîmes en ouvrant le feu aussitôt. Une quinzaine de minutes après le début de cette étrange bataille, j’eus les deux jambes emportées, et je me réveillai à l’infirmerie après l’amputation.

     Je demandai comment s’était terminée la bataille, mais on me répondit de façon évasive et rassurante, ce qui me fit comprendre que nous étions défaits ; ensuite, je fus pris de joie, moi qui avais perdu mes jambes, à l’idée qu’on allait me renvoyer chez moi, et que j’étais tout de même en vie, que je vivrais  longtemps, une éternité. Ce fut seulement une semaine  plus tard que j’appris certains détails qui me plongèrent dans de nouveaux doutes et dans un effroi encore jamais ressenti.

     Apparemment, c’était une grenade à nous, lancée d’un de nos canons par un de nos soldats, qui m’avait arraché les jambes. Et personne ne pouvait m’expliquer comment cela était arrivé. Quelque chose s’était produit qui avait obscurci les regards, et deux régiments de la même armée, distants l’un de l’autre d’une verste, s’étaient mutuellement exterminés une heure entière, persuadés de part et d’autre d’avoir affaire à l’ennemi. On se souvenait à contrecœur de cet épisode, on en parlait à demi-mot, et le plus étonnant était de voir bien des gens l’évoquer sans avoir conscience de l’erreur commise. Ou plutôt, ils la reconnaissaient, mais la voyaient plus tard et pensaient s’être trouvés, au début, pour de bon en présence de l’ennemi, lequel avait profité du tumulte général pour se dissimuler, nous laissant exposés au feu de nos propres batteries. D’aucuns en parlaient ouvertement, donnant des explications précises qui leur semblaient claires et vraisemblables. Même maintenant je ne puis situer avec certitude le début de cet étrange malentendu, puisque j’avais nettement vu, dans un premier temps, nos uniformes rouges, avant de distinguer tout aussi nettement les leurs, orange. De façon étrange, tout le monde oublia très vite ces circonstances, au point de parler de l’événement comme d’une bataille authentique, ce qui donna lieu à la rédaction et à l’envoi de nombreuses dépêches parfaitement sincères ; je les lus une fois à la maison. Nous, les gens blessés lors de cette bataille, on nous traita au début de façon un peu étrange : on semblait avoir moins pitié de nous que des autres blessés, mais cela ne dura pas. Et si j’ai le droit de penser qu’il y eut alors une erreur, c’est seulement du fait d’autres événements comparables : une nuit, deux régiments de l’armée ennemie s’anéantirent presque complètement, en un combat allant jusqu’au corps-à-corps. 

     Notre docteur, celui qui avait pratiqué mon amputation, vieillard sec et osseux, empestant le chloroforme, le tabac et le phénol, un sourire bizarre accroché en permanence à sa moustache clairsemée, d’un gris jaunâtre, me dit avec un clin d’œil :

     — Estimez-vous heureux de rentrer chez vous. Il y a quelque chose qui cloche, ici.

     — Quoi donc ?

     — Oui, oui, un truc qui cloche. De notre temps, c’était plus simple.

     II avait participé à la dernière guerre en Europe1, environ un quart de siècle plus tôt, et l’évoquait souvent avec plaisir. Il ne comprenait pas cette guerre-ci, elle lui faisait peur, observai-je.

     — Oui, un truc qui cloche, dit-il avec un soupir et il fronça les sourcils en se dissimulant à l’intérieur d’un nuage de fumée de tabac. Je quitterais même les lieux, si je pouvais.

     Et, se penchant vers moi, il chuchota à travers sa moustache jaunie et enfumée :

     — Il va bientôt arriver un moment où plus personne ne partira d’ici. Ni moi ni personne.

     Et je vis à nouveau, dans les yeux vieillis, tout proches de moi, la même expression de stupeur figée2. J’eus la vision de quelque chose d’effroyable, d’insupportable, comme l’écroulement d’un millier de bâtiments, et, gelé d’effroi, je chuchotai :

     — Le rire rouge.

     Et il fut le premier à me comprendre. Il s’empressa de hocher la tête et acquiesça :

     — Oui. Le rire rouge.

     S’étant assis tout près de moi, il regarda de tous côtés puis me chuchota d’une voix précipitée, en remuant comme un vieillard sa barbiche grise et en pointe :

     — Vous partirez bientôt, alors je vais vous dire. Vous avez déjà vu une bagarre dans un asile d’aliénés ? Non ? Moi oui. Et ils se battaient comme des gens sains d’esprit. Vous comprenez, comme des gens sains d’esprit !

     Il répéta cette phrase plusieurs fois, d’un air très significatif.

     — Et alors ? demandai-je toujours en chuchotant, effaré.

     — Et alors rien. Comme des  gens sains d’esprit !

     — Le rire rouge, dis-je.

     — On leur a envoyé des jets d’eau.

     Je me souvins de la pluie qui nous avait tant effrayés, et me fâchai.

     — Vous êtes fou, docteur !

     — Pas plus que vous. En tout cas, pas plus que vous.

     Il mit ses bras autour de ses genoux pointus de vieillard et poussa un petit rire ; louchant sur moi par-dessus son épaule, ayant encore sur ses lèvres sèches un écho de son rire inopiné et pénible, il m’adressa quelques clins d’œil malicieux, comme si nous deux étions les seuls à savoir quelque chose de très drôle, ignoré de tous. Après quoi, avec la solennité d’un professeur de magie exhibant un tour, il leva la main en hauteur, l’abaissa de façon harmonieuse et toucha avec précautions, de deux doigts, la couverture à l’endroit où se seraient trouvées mes jambes si elles n’avaient pas été coupées.

     — Et cela, vous le comprenez ? demanda-t-il d’un ton mystérieux.

     Puis, d’un air tout aussi solennel et significatif, il fit, d’un geste de la main, le tour des rangées de lits où gisaient les blessés, et répéta :

     — Et cela, vous pouvez l’expliquer ?

     — Ce sont des blessés, dis-je. Des blessés.

     — Des blessés, reprit-il en écho. Des blessés. Sans jambes, sans mains, le ventre déchiré, la poitrine lacérée, les yeux arrachés. Vous comprenez cela ? J’en suis très heureux. Ainsi, vous pourrez comprendre ceci !

     Avec souplesse, de façon surprenante pour son âge, il se jeta au sol et se mit en équilibre sur les mains, ses pieds oscillant en l’air. Sa blouse blanche se retroussa vers le bas, le sang envahit son visage et, me fixant d’un air têtu, de son regard étrangement renversé, il lança avec peine des paroles saccadées :

     — Et cela… vous le… comprenez aussi ?

     — Arrêtez, dis-je avec effroi, autrement je crie !

     Il se remit sur ses pieds, reprenant sa position naturelle, se rassit à mon chevet et, soufflant lourdement, observa d’un ton sentencieux :

     — Et personne ne comprend cela.

     — Il y a eu encore des coups de feu hier.

     — Il y a eu des échanges de tirs hier. Avant-hier également, acquiesça-t-il.

     — Je veux rentrer à la maison ! dis-je avec angoisse. Mon cher docteur, je veux rentrer à la maison. Je ne peux pas rester ici. je commence à ne plus croire qu’il existe une maison où l’on se sent si bien.

     Pensant à quelque chose, il ne répondait pas, et je me mis à pleurer :

     — Seigneur, je n’ai plus de jambes : j’aimais tant aller à bicyclette, marcher, courir, et maintenant me voilà sans jambes. Je balançais mon fils sur ma jambe droite, et il riait, à présent… Soyez maudits ! pourquoi y aller ? Je n’ai que trente ans… Soyez maudits !

     Et je sanglotais, je sanglotais en pensant à mes chères jambes, mes rapides et fortes jambes. Qui me les avais enlevées, qui avait osé faire cela ?!

     — Écoutez, dit le docteur en regardant de côté. Hier, j’ai vu arriver chez nous un soldat devenu fou. Un soldat ennemi. Il était tout nu ou presque, couvert de bleus et d’égratignures, avec ça affamé comme une bête ; hirsute, comme nous tous, l’air d’un fauve, d’un primitif, d’un singe. Il gesticulait, grimaçait, chantait et criait, prétendait se battre. On lui a donné à manger et on l’a renvoyé d’où il venait, dans la campagne. Que pourrait-on en faire ? Ils errent par les collines, en tous sens, de jour comme de nuit, en loques, tels des spectres sans route définie, sans but ni port d’attache. Ils gesticulent, rient aux éclats, crient et chantent, et, lorsqu’ils se rencontrent, se battent ou parfois passent leur chemin sans s’apercevoir. De quoi se nourrissent-ils ? De rien, sans doute, à moins que ce ne soit de cadavres, de concert avec les bêtes sauvages, avec ces gros chiens bien gras, redevenus sauvages qui se battent et hurlent des nuits entières sur les collines. La nuit, pareils à des oiseaux réveillés par la tempête, à des papillons monstrueux, ils se rassemblent autour d’un feu : il suffit qu’un feu de camp ait été allumé pour lutter contre le froid, pour qu’une demi-heure plus tard grandisse à côté une horde d’une dizaine de silhouettes déguenillées, criardes et sauvages, tels des singes transis de froid. On leur tire dessus, parfois par erreur, parfois intentionnellement, quand on est à bout de patience à cause de leurs cris effrayants et insensés…  

     — Je veux rentrer à la maison ! criai-je en me bouchant les oreilles.

     Et de nouvelles paroles effrayantes percèrent mon cerveau comme à travers de la ouate, étouffées comme si c’était une illusion :

     — … Il y en a beaucoup. Ils meurent par centaines dans les précipices, dans les fosses à loups, préparées à l’intention de gens intelligents et sains d’esprit, sur les restes de barbelés et de pieux ; ils prennent part à des combats dans les règles, sensés, et se battent comme des héros – se portant toujours en avant, intrépides ; mais ils abattent souvent les leurs. Ils me plaisent. À l’instant, je ne fais que perdre un peu l’esprit, c’est pourquoi je reste assis à causer avec vous, mais quand j’aurai définitivement perdu la raison, j’irai dans la plaine : j’irai dans la plaine et je lancerai un appel ; je lancerai un appel et rassemblerai autour de moi ces braves, ces chevaliers sans peur, et je déclarerai la guerre au monde entier. En une troupe joyeuse, avec de la musique et des chants, nous entrerons dans les villes et les villages, et là où nous passerons, tout sera rouge, tout voltigera et dansera comme le feu. Ceux qui n’auront pas péri se joindront à nous, et notre armée de braves ira en grandissant comme une avalanche et nettoiera le monde entier. Qui a dit qu’il ne fallait pas tuer, incendier et piller ?…

     Il criait presque, ce docteur fou, et son cri réveilla la douleur endormie des gens ayant la poitrine enfoncée, le ventre déchiré, les yeux arrachés et les jambes coupées. Un gémissement plaintif et grinçant remplit toute la salle, de partout se tournèrent vers nous des visages blêmes, jaunes, émaciés, certains sans yeux, d’autres défigurés de façon si monstrueuse qu’ils semblaient revenir de l’enfer. Ils écoutaient en gémissant et, par la porte ouverte, se montrait l’ombre noire et informe qui s’était levée sur le monde, tandis que le vieux fou criait en étendant les bras :

     — Qui a dit qu’il ne fallait pas tuer, incendier et piller ? Nous tuerons, nous pillerons et nous incendierons. Notre troupe joyeuse et insouciante de braves détruira tout : leurs édifices, leurs universités et leurs musées ; en joyeux gars aux rires enflammés, nous danserons sur les ruines. Je déclare l’asile d’aliénés notre patrie ; ceux qui n’ont pas encore perdu la raison, je les déclare nos ennemis et des fous ; et lorsque je règnerai, grand, invincible et gai, sur le monde, quand je serai son unique seigneur et maître, quel rire joyeux résonnera dans l’univers !

     — Le rire rouge ! criai-je en l’interrompant. Sauvez-moi ! J’entends à nouveau le rire rouge !

     — Mes amis ! reprit le docteur à l’adresse des ombres gémissantes et estropiées, mes amis ! Nous aurons une lune rouge rouge et un soleil rouge, les bêtes sauvages auront le pelage d’un rouge joyeux, et nous écorcherons tous ceux qui seront trop blancs, tous ceux qui seront trop blancs… Vous n’avez jamais essayé de boire du sang ? Le sang est un peu poisseux, un peu tiède, mais il est rouge, et son rire est si gaiement rouge !…



Notes


  1. Sans doute les combats dans les Balkans lors de la guerre russo-turque. A. Kouprine les évoquera aussi, quelques années après Andreïev, dans Le bracelet de grenats.
  2. Rencontrée chez l’autre docteur et chez l’élève-infirmier, au quatrième fragment.



Septième fragment


     … c’était effronté, illégal. La Croix-Rouge est respectée dans le monde entier comme une chose sainte, et ils voyaient bien que ce train transportait non des soldats, mais des blessés inoffensifs, ils étaient obligés de les prévenir qu’une mine avait été mise là. Les malheureux qui rêvaient déjà de leurs foyers…



Huitième fragment


     … autour du samovar, d’un véritable samovar, d’où sortait une quantité de vapeur, comme d’une locomotive – même le verre de la lampe se couvrait un peu de buée, tant la vapeur avait de force. Et c’étaient les mêmes petites tasses, bleues à l’extérieur et blanches à l’intérieur, de très jolies tasses qui nous avaient été offertes, pour notre mariage, par la sœur de mon épouse, superbe femme et excellente personne.

     — Elles sont vraiment toutes intactes ? demandai-je avec incrédulité en remuant le sucre dans mon verre avec une cuiller d’argent toute propre. 

     — On en a cassé une, dit ma femme distraitement : elle était occupée à maintenir ouvert le robinet d’où coulait avec grâce l’eau bouillante.

     Je me mis à rire.

     — Qu’est-ce qui te prend ? demanda mon frère.

     — Oh, rien. Bon, ramenez-moi dans mon cabinet. Faites un effort pour un héros ! Vous avez fainéanté en mon absence, terminé, à présent, je vais vous faire travailler – et, pour blaguer, bien sûr, j’entonnai : « Nous marchons bravement à l’ennemi, à la bataille, mes amis, hâtons-nous… »

     Ils comprirent la plaisanterie et sourirent eux aussi, seule ma femme ne leva pas la tête : elle essuyait les tasses avec un torchon propre brodé. Dans mon cabinet, je revis la tenture bleue, la lampe à abat-jour vert et la petite table portant la carafe d’eau1. Et il y avait un peu de poussière dessus. 

     — Versez-moi donc un peu d’eau de cette carafe, ordonnai-je gaiement.

     — Tu viens de boire du thé.

     — Ça ne fait rien, ça ne fait rien, versez. Et toi, dis-je à ma femme, prends le fiston avec toi et va t’asseoir un peu dans l’autre pièce. S’il te plaît.

     Et je dégustai l’eau, buvant à petites gorgées, tandis que ma femme et mon fils restaient assis dans la chambre voisine, je ne les voyais pas.

     — C’est bien. Venez, maintenant. Mais pourquoi ne dort-il pas, à cette heure-ci ?

     — Il est content que tu sois rentré. Chéri, va voir papa. 

     Mais l’enfant se mit à pleurer et se cacha dans les jambes de sa mère.

     — Pourquoi pleure-t-il ? demandai-je, perplexe, et je regardai autour de moi. Pourquoi êtes-vous tous si pâles, pourquoi marchez-vous derrière moi comme des ombres, en vous taisant ? 

     Mon frère rit tout haut et dit :

     — Nous ne nous taisons pas.

     Et ma sœur confirma :

     — Nous causons tout le temps.

     — Je vais m’occuper du dîner, dit ma mère, qui sortit précipitamment.

     — Si, vous vous taisez, répétai-je avec une assurance inattendue. Depuis ce matin, je ne vous ai pas entendus dire un mot, je suis le seul à bavarder, à rire et à me réjouir. Vous n’êtes pas content de me voir ? Et pourquoi évitez-vous tellement de me regarder, ai-je changé à ce point ? Oui, j’ai changé à ce point. Je ne vois pas de miroirs. Vous les avez enlevés ? Apportez ici une glace.

     — J’en amène une tout de suite, répondit ma femme, qui ne revint pas avant un long moment, ce fut la femme de chambre qui apporta la glace. Je m’y regardai, et me revis dans le train, à la gare : c’était le même visage, un peu vieilli, mais mon visage le plus ordinaire. Apparemment, ils s’attendaient à me voir pousser un cri et m’évanouir, tant ils furent contents lorsque je demandai calmement :

     — Qu’y a-t-il donc d’extraordinaire ?

     Ils rirent tous bruyamment, ma sœur se hâta de sortir et mon frère dit avec une assurance tranquille :

     — En effet. Tu as peu changé. Tu es devenu un peu chauve.  

     — Sais-moi gré d’avoir conservé ma tête, répondis-je avec indifférence. Mais où courent-elles donc, tantôt l’une, tantôt l’autre ? Fais-moi un peu faire le tour des pièces. Quel fauteuil confortable, absolument silencieux ! Combien l’avez-vous payé ? D’ailleurs je ne regarderai pas à la dépense : je m’achèterai des jambes, encore meilleures… Ah, ma bicyclette !

     Elle était accrochée au mur, toute neuve encore, les pneus seulement dégonflés. Il y avait un peu de boue séché sur le pneu de la roue arrière : cela remontait à la dernière fois que j’avais fait un tour avec. Mon frère se taisait, il ne poussait pas mon fauteuil, et je compris son silence et son hésitation.

     — Dans notre régiment, seuls quatre officiers sont restés en vie, dis-je avec morosité. J’ai eu beaucoup de chance… Bon, prends-la pour toi, cette bicyclette, prends-la demain.

     — Très bien, je la prendrai, fit docilement mon frère. Oui, tu as eu de la veine. Ici, la moitié de la ville est en deuil. Mais les jambes, vraiment, c’est…

     — Bien sûr. Je ne suis pas facteur.

     Mon frère s’interrompit soudain et demanda :

     — Pourquoi as-tu la tête qui tremble ?

     — Sans importance. Le docteur a dit que cela passerait. 

     — Et pour les mains aussi ?

     — Oui, oui. Les mains aussi. Tout cela passera. Pousse-moi, s’il te plaît, je m’ennuie, à rester au même endroit.

     J’étais de mauvaise humeur à cause de ces gens mécontents, mais la joie revint pour moi lorsqu’on se mit à préparer mon lit : un vrai lit, un beau meuble que j’avais acheté avant notre mariage, quatre ans plus tôt. On y disposa un drap propre, on y tassa ensuite des oreillers, on déroula la couverture : je regardais cette cérémonie solennelle, et, à force de rire, j’en avais les larmes aux yeux.

     — Et maintenant, déshabille-moi et installe-moi, dis-je à ma femme. Qu’est-ce que je vais être bien !

     — Tout de suite, mon chéri.

     — Vite !

     — Tout de suite, mon chéri.

     — Mais qu’as-tu donc ?

     — Tout de suite, mon chéri.

     Elle se tenait derrière moi, à côté de la coiffeuse, et je tournais vainement la tête pour la voir. Et tout à coup, elle poussa un cri, elle se mit à crier comme on crie seulement à la guerre :

     — Qu’est-ce que tout cela ?!

     Elle se jeta sur moi, m’étreignit, tomba à mes côtés, cachant sa tête dans mes moignons de jambes, s’en écartant avec effroi puis y reposant de nouveau sa tête, en les embrassant et en pleurant.

     — Quel gars tu étais ! Tu n’as que trente ans. Tu étais jeune et beau. Qu’est-ce que tout cela ?! Que les hommes sont cruels ! Pourquoi tout cela ? Qui avait besoin de ça ? Ah, mon doux, mon pitoyable, mon chéri, mon chéri…

     Elles accoururent toutes à ce cri, ma mère, ma sœur, la nourrice : elles pleuraient, prononçaient des mots, se roulaient à mes pieds et pleuraient, pleuraient… Sur le pas de la porte se tenait mon frère, blême, livide, la mâchoire tremblante, qui hurlait :

     — Vous allez me rendre fou ! Je vais devenir fou !

     Ma mère rampait à côté de mon fauteuil, elle ne criait plus, elle râlait juste, et cognait sa tête contre les roues. Et le lit propret s’étalait, avec ses oreillers tassés et sa couverture déroulée, ce même lit que j’avais acheté quatre ans plus tôt, avant notre mariage…      

      


Notes

  1. Le narrateur – qui a perdu les deux jambes au sixième fragment – voyait tout cela en imagination au premier fragment.




Neuvième fragment


          … J’étais assis dans une baignoire remplie d’eau très chaude, tandis que mon frère ne tenait pas en place dans la petite pièce : avec agitation, il s’accroupissait, se relevait, attrapait le savon, un drap, les portait à ses yeux de myope et les reposait. Puis, le visage tourné vers le mur et grattant le plâtre d’un doigt, il reprenait avec fièvre :

     — Juge par toi-même : on ne peut pas impunément enseigner, des décennies entières et même des centaines d’années, la pitié, la raison, la logique – faire prendre conscience. L’essentiel, c’est la conscience. On peut devenir impitoyable, perdre tout sentiment, s’habituer à la vue du sang, des larmes et de la souffrance – comme les bouchers, par exemple, ou certains médecins, ou encore les militaires ; mais comment pourrait-on, connaissant la vérité, y renoncer ? À mon avis, c’est impossible. On m’a appris dès mon enfance à ne pas faire souffrir les animaux, à être compatissant ; tous les livres que j’ai lus me l’ont appris, et j’ai terriblement pitié de tous ceux qui souffrent à votre maudite guerre. Mais le temps passe, et je commence à m’habituer à toutes ces morts, à toutes ces souffrances, à tout ce sang ; je me sens devenir, dans la vie de tous les jours, moins sensible, moins compatissant, je réagis seulement aux excitations les plus fortes – sans pouvoir m’habituer au fait brut de la guerre, mon esprit refuse de comprendre et d’expliquer ce qui, à la base, est insensé. Un million de gens rassemblés au même endroit et s’efforçant de justifier leurs faits et gestes, se massacrent, ils souffrent autant les uns que les autres, ils sont tout aussi malheureux de chaque côté : qu’est-ce donc, si ce n’est de la folie ?

     Se tournant vers moi, mon frère me regarda d’un air interrogatif, de ses yeux myopes et un peu naïfs.

     — Le rire rouge, dis-je gaiement, en éclaboussant.

     — Je vais te dire la vérité – mon frère posa avec confiance sa main froide sur mon épaule, pour la retirer vivement, comme s’il s’effrayait de me voir nu et mouillé  –, je vais te dire la vérité : j’ai très peur de devenir fou. Je ne peux pas comprendre ce qui se passe. Je n’arrive pas à le comprendre, et c’est épouvantable. Si au moins quelqu’un pouvait m’expliquer… mais personne ne le peut. Toi qui as été à la guerre, toi qui as vu, explique-moi.

     — Va au diable ! répondis-je en plaisantant et en éclaboussant.

     — Toi aussi, répondit tristement mon frère. Personne n’est à même de m’aider. C’est effrayant. Je n’arrive plus à comprendre ce qui est permis, ce qui est interdit, ce qui est sensé, ce qui est déraisonnable. Si, tout de suite, je t’attrapais la gorge, d’abord gentiment, comme pour une caresse, et ensuite plus fort, et si je t’étranglais, ce serait quoi ?

     — Tu dis des bêtises. Personne ne fait ce genre de choses.

     Mon frère frotta ses mains froides l’une contre l’autre, eut une ébauche de sourire et dit :

     — Quand tu étais encore là-bas, certaines nuits, je n’arrivais pas à fermer l’œil, et alors, il me venait d’étranges idées : prendre une hache et aller tuer tout le monde : maman, notre sœur, nos domestiques, notre chien. Bien sûr, ce n’étaient que des pensées, je ne ferais jamais cela.

     — J’espère bien, dis-je en souriant et en éclaboussant.

     — Voilà que j’ai également peur des couteaux, de tout ce qui est brillant et acéré : j’ai l’impression qu’avec un couteau dans les mains, je me mettrais immanquablement à égorger quelqu’un. C’est vrai, quoi, pourquoi ne pas égorger, si le couteau est bien tranchant ?

     — Une raison suffisante, en effet. Quel original tu fais, frangin ! Fais-moi donc couler encore de l’eau chaude.

     Mon frère ouvrit le robinet, fit couler l’eau et reprit :

     — Et j’ai aussi peur de la foule, des gens, lorsqu’ils se rassemblent en masse. Quand, le soir, j’entends du bruit dans la rue, ou un grand cri, je tressaille, je me dis que c’est… un carnage qui commence. Lorsque plusieurs individus se tiennent les uns en face des autres sans que je puisse entendre leur discussion, il me semble qu’ils vont se mettre à crier, et se jeter les uns sur les autres pour s’entretuer. Et, sais-tu – il se pencha d’un air mystérieux vers mon oreille –, les journaux sont remplis d’annonces de meurtres, de nouvelles relatives à je ne sais quels étranges assassinats. Le nombre des hommes et des esprits n’y fait rien : l’humanité a une raison unique, et celle-ci commence à s’obscurcir. Tâte ma tête, vois comme elle est brûlante. Elle est en feu. Mais il lui arrive aussi d’être froide, tout se gèle en elle, s’engourdit, se transforme en glace, de façon effrayante. Je dois être en train de devenir fou, ne ris pas, frangin : je dois être en train de perdre la raison… Un quart d’heure, déjà – il est temps que tu sortes du bain.

     — Encore un petit peu. Une petite minute.

     J’étai si bien, assis dans ma baignoire comme auparavant, en  écoutant la voix familière sans avoir à réfléchir aux paroles, et en ne voyant que des choses simples, ordinaires et familières : le robinet de cuivre un peu verdi, les murs aux dessins bien connus, les accessoires de photographie soigneusement rangés sur leurs étagères. J’allais me remettre à la photo, prendre des vues simples et paisibles et tirer le portrait de mon fils : le prendre en train de marcher, de rire et de faire des espiègleries. Pas besoin de jambes pour cela. Je me remettrai aussi à écrire : à propos de livres intelligents, des nouveaux progrès de la pensée humaine, de la beauté et de la paix.

     — Ho-ho-ho ! dis-je d’une voix tonnante, en éclaboussant.

     — Qu’est-ce qui te prend ? s’effraya mon frère, devenant tout pâle.

     — Rien, rien. C’est la joie d’être à la maison.

     Il me sourit comme on sourit à un enfant, un plus jeune, bien que je fusse de trois ans son aîné, et je devins songeur – comme un adulte, comme un vieux qui roule de vastes et graves pensées, déjà anciennes, dans sa tête.

     — Où aller ? dit-il en haussant les épaules : tous les jours, vers une heure, les journaux provoquent un choc électrique, et l’humanité entière est parcourue d’un frisson. Cette simultanéité de sensations, d’idées, de souffrances et d’effroi me prive d’appui, et je me retrouve comme un copeau au gré des flots, comme un grain de poussière au sein d’un tourbillon. Cela m’extirpe violemment de la vie ordinaire, et je me retrouve chaque matin suspendu en l’air au-dessus du gouffre noir de la folie. Et j’y tombe, je dois y tomber. Tu ne sais pas encore tout, frangin. Tu ne lis pas les journaux, on te cache beaucoup de choses : tu ne sais pas encore tout, frangin. 

     Je pris ce qu’il disait pour une sombre blague – c’était le lot de tous ceux que leur folie rendaient proche de la folie de la guerre, et qui nous mettaient en garde. Je pris cela pour une blague, c’était comme si, en clapotant dans l’eau chaude, j’eusse oublié tout ce que j’avais vu là-bas.

     — Qu’on me cache tout ce qu’on veut, il faut que je sorte de cette baignoire, dis-je étourdiment ; mon frère sourit et appela un domestique, à eux deux ils me sortirent de la baignoire et m’habillèrent. Je bus ensuite un thé parfumé dans mon verre cannelé, en me disant que, même sans jambes, on arrivait à se sentir bien1, puis on me ramena à mon cabinet, on m’installa devant mon bureau, et je me préparai à me mettre au travail.

     Avant la guerre, je faisais, pour une revue, une recension de littérature étrangère, et à présent, à portée de main, se trouvait un tas de ces chers livres, de ces beaux livres à couvertures jaunes, bleues ou brunes. Ma joie était si grande, ma jouissance si profonde que je ne me décidais pas à entreprendre ma lecture, je feuilletais juste les livres avec tendresse, d’une main caressante. Je sentais un sourire s’étaler sur ma figure, un sourire très stupide, sans doute, mais je ne pouvais le retenir en admirant les caractères, les estampes, la sévère et belle simplicité d’un dessin. Qu’il y avait d’esprit en tout cela, et de sens de la beauté ! Combien de gens avaient-ils dû se creuser la cervelle, combien avait-il fallu de goût et de talent pour composer ne serait-ce que cette lettre, d’une simplicité si élégante, d’une telle intelligence et d’une telle harmonie expressive dans l’entrelacement de ses traits !

     « Maintenant, il s’agit de se mettre au travail », me dis-je sérieusement, respectant par avance l’effort.     

     Je pris une plume pour écrire le titre – et ma main rebondit sur la feuille comme une grenouille attachée à un fil. La plume se ficha dans le papier, grinça, se tordit, glissa de côté et traça des lignes informes, interrompues, courbées, privées de sens. Je ne poussai pas de cri, je ne bronchai pas, je me sentis gelé, figé, conscient de l’approche d’une effroyable vérité ; ma main faisait des bonds sur le papier violemment éclairé, et chacun de ses doigts tremblait d’une épouvante désespérée, vive, folle, comme si ces doigts étaient encore là-bas, à la guerre, comme s’ils voyaient la lueur des incendies et le sang, et entendaient les gémissements et les hurlements d’une indicible souffrance. Ils s’étaient détachés de moi, ces doigts frémissants, ils étaient vivants, ils étaient devenus des yeux et des oreilles ; et, me sentant gelé, n’ayant ni la force de crier ni celle de broncher, j’observais leur danse sauvage sur la feuille de papier d’un blanc brillant. 

     Tout était silencieux. Ils pensaient que je travaillais, et avaient fermé toutes les portes pour ne pas me déranger en faisant du bruit – seul dans la pièce, privé de la possibilité de me mouvoir, je restais assis à regarder docilement mes mains trembler.

     « Ce n’est rien, dis-je à haute voix, et, dans le silence et la solitude de mon cabinet, ma voix résonna, rauque et désagréable, comme celle d’un fou. Ce n’est rien. Je dicterai; Milton était bien aveugle quand il composa son Paradis reconquis. Je suis capable de penser : c’est l’essentiel, c’est tout, en fait. »

     Et je me mis à former une longue et savante phrase à propos de l’aveugle Milton, mais les mots s’embrouillaient, semblaient sortir d’un assemblage mal conçu, et, quand j’arrivai à la fin de ma phrase, j’en avais oublié le début. Je voulus me souvenir du début, me rappeler pourquoi je composais cette étrange phrase insensée à propos d’un certain Milton, mais ne le pus.

     « Le Paradis reconquis, le Paradis reconquis», répétais-je sans comprendre le sens de ces mots.

     Je me rendis compte à ce moment que j’oubliais plein de choses, que j’étais devenu terriblement distrait et que je confondais les visages connus ; que je ne trouvais plus mes mots, même au cours d’une simple conversation, et que parfois, un mot connu, je n’en comprenais plus le sens. La journée présente m’apparut avec netteté : une journée plutôt étrange, raccourcie, coupée comme mes jambes, avec des moments vides et incompréhensibles – de longues heures de perte de conscience, de torpeur qui ne me laissaient aucun souvenir.

     Je voulus appeler ma femme, mais je ne savais plus comment elle s’appelait : voilà qui, déjà, ne m’étonnait plus et ne m’effrayait plus. Je me mis à chuchoter :

     — Femme !

     Cette façon boiteuse et inhabituelle de m’adresser à elle résonna doucement et mourut sans susciter de réponse. Le silence régnait. Ils craignaient de me gêner dans mon travail par quelque bruit inconsidéré, et la pièce était silencieuse : un vrai cabinet de savant, paisible et douillet, un lieu de méditation et de création. « Comme ils sont gentils, comme ils prennent soin de moi ! » me dis-je avec attendrissement.

     … Et l’inspiration, la sainte inspiration me vint. un soleil s’alluma dans ma tête, et ses rayons ardents, les rayons de la création jaillirent et inondèrent le monde entier, faisant choir des fleurs et des chants. J’écrivis toute la nuit, sans ressentir la fatigue, planant librement sur les ailes d’une puissante, d’une sainte inspiration. J’écrivais de grandes choses, des choses immortelles — des fleurs et des chants. Des fleurs et des chants…



Notes

  1. Mot à mot : « on pouvait vivre », mais l’expression russe a le sens d’une aisance, d’un bien-être.
  2. Suite du Paradis perdu



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À suivre...

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