mercredi 12 juin 2024

Le Rire rouge (Leonid Andreïev) Deuxième partie

 



Dixième fragment


      … heureusement, il est mort la semaine dernière, vendredi. Je le répète, ce fut une grande chance pour mon frère. Infirme privé de ses jambes, tout agité de tremblements, l’âme fracassée, il était effrayant et faisait peine à voir, dans son délire extatique de création. Depuis cette fameuse nuit, il écrivit pendant deux mois entiers, sans quitter son fauteuil, refusant de se nourrir, pleurant et lâchant des jurons les courts moments où nous l’écartions de son bureau. Il faisait courir sa plume sèche sur le papier avec une rapidité incroyable, en jetant de côté une feuille après l’autre, et continuait à écrire, à écrire. Il avait perdu le sommeil, et nous ne réussîmes que deux fois à le mettre au lit quelques heures, au moyen d’une forte dose de narcotique ; par la suite, le narcotique ne fut plus en mesure de vaincre sa folle extase créatrice. Sur sa demande impérieuse, les rideaux étaient toujours tirés aux fenêtres, et une lampe était allumée en permanence, créant une illusion de nuit ; lui fumait cigarette sur cigarette et écrivait. Il semblait heureux, et je n’ai jamais vu, chez des personnes en bonne santé, d’expression aussi inspirée que la sienne : il avait un visage de prophète, ou de grand poète. Il avait beaucoup maigri, son corps atteignait la transparence de cire d’un cadavre ou d’un martyr, et ses cheveux étaient devenus tout blancs ; son travail insensé, il l’avait commencé en homme encore assez jeune, et l’avait terminé en vieillard. Il se hâtait parfois d’écrire plus vite que d’ordinaire, sa plume se plantait dans le papier et se brisait, mais il ne le voyait pas ; à de tels instants, on ne pouvait pas le toucher, le moindre frôlement déclenchait chez lui une crise de nerfs, accompagnée de larmes ou de gros rires ; à de très rares moments, il se reposait d’un air bienheureux et causait avec bienveillance avec moi, en me posant à chaque fois les mêmes questions, me demandant qui j’étais, comment je m’appelais et si cela faisait longtemps que je m’intéressais à la littérature.

     Puis il me racontait avec condescendance, toujours dans les mêmes termes, sa peur ridicule de perdre la mémoire et de ne pouvoir travailler, et la manière brillante avec laquelle il avait démenti cette supposition folle, en commençant son immortelle œuvre sur les fleurs et les chants.

     — Bien sûr, je ne compte pas être reconnu par mes contemporains, disait-il avec un mélange de fierté et de modestie, en posant une main tremblante sur le tas de pages blanches – mais à l’avenir, on saisira mon idée.

      Il ne mentionna pas une seule fois la guerre, pas plus qu’il ne se souvint de sa femme et de son fils ; son interminable travail fantomatique absorbait son attention de façon si exclusive qu’hormis ce labeur, presque plus rien ne parvenait à sa conscience. On pouvait devant lui aller et venir, discuter, il ne le remarquait pas, et son visage ne se départait à aucun moment de son effrayante expression de tension et d’inspiration. Dans le silence de la nuit, alors que tout le monde dormait et que lui seul, infatigable, produisait le fil sans fin de sa folie, il faisait peur à voir, et j’étais le seul, avec notre mère, à oser aller le voir. Je tentai une fois de lui donner un crayon, à la place de sa plume sèche, en me disant qu’il écrirait peut-être quelque chose pour de bon, mais il ne resta sur le papier que des lignes informes, interrompues, courbées, privées de sens.

     Il mourut la nuit, en plein labeur. Je connaissais bien mon frère, et sa folie n’avait pas été pour moi une grande surprise : le rêve passionné de travail qui transparaissait dans ses lettres venant du front, et qui formait le contenu de toute sa vie à son retour de la guerre, devait immanquablement se heurter à l’épuisement de son cerveau et produire une catastrophe. Et je pense avoir reconstitué assez fidèlement l’enchaînement de sentiments l’ayant amené à sa fin durant cette nuit fatale. En gros, tout ce j’ai rapporté ici, concernant la guerre, ce sont les paroles de mon défunt frère, souvent très embrouillées et décousues ; je pus seulement retranscrire les quelques tableaux qui s’étaient enfoncés profondément et de façon inoubliable dans sa mémoire, en reproduisant quasiment mot à mot son récit. 

     Je l’aimais, et sa mort pèse sur moi comme une pierre, son caractère insensé m’écrase le cerveau. À cet inconcevable qui m’enserre la tête comme une toile d’araignée, elle a ajouté un nœud coulant fortement serré. Toute notre famille est partie à la campagne, chez des parents, je suis tout seul dans la maison, dans cette demeure que mon frère aimait tant. On a congédié les domestiques, le concierge des voisins vient parfois le matin allumer les poêles, le reste du temps je suis seul, j’ai l’air d’une mouche coincée à l’intérieur d’une double fenêtre : je me démène et me blesse contre une barrière transparente, mais infranchissable. Et je sens, je sais que je peux pas sortir de cette maison. Maintenant que je suis seul, la guerre me domine sans partage, elle se tient là comme une énigme inexplicable, un esprit effrayant que je ne peux pas rendre tangible. Je lui donne toutes les formes possibles : celle d’un squelette sans tête, à dos de cheval, celle d’une ombre indistincte, née dans les nuées et étreignant silencieusement la terre, mais aucune de ces formes ne me fournit de réponse, pas plus qu’elle ne fait disparaître cette épouvante froide et hébétée qui me possède en permanence.

     Je ne comprends pas la guerre, et je dois devenir fou comme mon frère, comme les centaines de gens ramenés de là-bas. Et cela ne m’effraie pas. Perdre la raison me semble un sort honorable, comme la mort d’une sentinelle à son poste. Mais l’attente, cette lente et inflexible approche de la folie, cette sensation, l’espace d’un instant, de quelque chose d’énorme tombant dans un gouffre, cette insupportable souffrance de la pensée torturée et broyée… Mon cœur est engourdi, il est mort, nulle nouvelle vie pour lui, mais ma pensée est encore vivante, elle lutte encore ; autrefois forte comme Samson, la voilà maintenant faible et sans défense comme un petit enfant, elle me fait pitié, ma pauvre pensée. Par moments, je ne peux plus supporter les cercles de fer qui m’enserrent le cerveau ; j’ai une envie irrésistible de sortir dans la rue, de courir à la foule sur une place et de crier :

     « Arrêtez tout de suite cette guerre, sinon… »

     Mais sinon quoi ? Y aurait-il des paroles capables de les ramener à la raison, des paroles auxquelles on ne puisse opposer d’autres paroles, mensongères mais tout aussi sonores ? Ou bien se mettre à genoux devant eux, en pleurant ? Mais le monde résonne déjà de centaines de milliers de larmes, cela change-t-il quelque chose ? Ou alors, se tuer sous leurs yeux ? Se tuer ! Mais des milliers d’hommes meurent chaque jour, cela change-t-il quelque chose ?

     Et lorsque je ressens ainsi mon impuissance, la fureur s’empare de moi : fureur contre la guerre, que je hais. J’ai envie, comme ce docteur1, d’incendier leurs maisons, avec tous leurs trésors, avec leurs femmes et leurs enfants, et d’empoisonner l’eau qu’ils boivent ; de faire sortir tous les morts de leurs tombeaux, et de jeter tous ces cadavres sur leurs sales demeures, sur leurs couches. Qu’ils dorment avec eux comme avec leurs femmes et leurs maîtresses !

     Oh, si j’étais le Diable ! Je ramènerais sur leur terre toute l’horreur du souffle de l’Enfer ; je serais maître de leurs songes, et quand, le soir, ils s’endormiraient, un sourire aux lèvres, après avoir béni leurs enfants d’un signe de croix, je me dresserais devant eux, tout noir…

     Oui, je dois devenir fou, alors, que ce soit le plus vite possible. Le plus vite possible…    

     



Notes

  1. Celui qu’évoquait le premier narrateur (frère de l’actuel) au sixième fragment, et qui était peut-être le même que celui du cinquième fragment, le texte n’est pas très clair à ce sujet.



Onzième fragment


     … des prisonniers, un groupe de gens apeurés et tremblants. Quand on les fit sortir du wagon, la foule vociféra, en un hurlement semblant poussé par un unique et énorme chien méchant à la chaîne courte et peu solide. Elle hurla puis se tut, respirant lourdement, tandis que les prisonniers avançaient en un groupe compact,  les mains dans les poches, leurs lèvres blêmes esquissant des sourires obséquieux, marchant comme s’ils s’attendaient à être frappés par derrière sous le genou avec de longues cannes. L’un d’eux, cependant, marchait un peu à l’écart, calme, l’air grave, sans sourire, et lorsque mon regard croisa celui de ses yeux noirs, j’y lus une haine ouverte et nue. Je vis clairement qu’il me méprisait, et s’attendait à tout de ma part : si je l’abattais tout de suite, lui, l’homme désarmé, il ne crierait pas, ne chercherait pas à se défendre – il s’attendait à tout de ma part. 

     Je courus avec la foule, pour croiser de nouveau son regard, et j’y parvins alors qu’ils entraient déjà dans une maison. Il y entra le dernier, laissant passer ses camarades devant lui, et me regarda une nouvelle fois. À ce moment, je vis une telle souffrance et un tel gouffre d’effroi dans ses grands yeux noirs sans pupille que j’eus l’impression de voir l’être le plus malheureux au monde.

     — Qui est-ce, celui aux yeux ? demandai-je à un homme de l’escorte.

     — Un officier. Il est fou. Il y en a plein comme lui.

     — Comment s’appelle-t-il ?

     — Il se tait, il n’a pas dit son nom. Et les autres ne le connaissent pas. C’est une sorte de chien errant, quoi. On l’a déjà empêché de justesse de se pendre, une fois, c’est dire !… Le soldat agita la main et disparut derrière la porte.

     Et voilà que ce soir je repense à lui. Tout seul au milieu d’ennemis qu’il juge capables de tout, tandis que les siens ne savent pas qui il est. Il se tait et attend patiemment le moment où il pourra quitter ce monde pour de bon. Je ne le crois pas fou, et ce n’est pas un poltron : lui seul se tenait avec dignité, dans ce groupe de gens apeurés et tremblants que lui non plus, apparemment, ne tient pas pour les siens. Que pense-t-il ? Quel abîme de désespoir y a-t-il dans l’âme de cet homme qui désire mourir sans donner son nom ? À quoi peut lui servir ce nom ? Il en a fini avec la vie et les hommes, il en connaît la vraie valeur, il n’y en a pas autour de lui, pas plus de siens que d’étrangers, ils peuvent toujours crier, s’agiter comme des possédés ou brandir des menaces. Je me renseignai à son sujet : il avait été fait prisonnier pendant la dernière effrayante bataille, un vrai carnage, au cours duquel avaient péri plusieurs dizaines de milliers d’hommes ; il s’était laissé capturer sans  opposer de résistance : allez savoir pourquoi, il était sans armes, et quand un soldat, qui n’avait pas remarqué la chose, lui avait donné un coup de sabre, il ne s’était pas levé et n’avait pas cherché à se défendre en parant le coup de quelque façon. Mais la blessure, malheureusement pour lui, s’était révélée légère.

     Mais peut-être est-il réellement fou ? Le soldat avait dit qu’il y en avait beaucoup comme lui…



Douzième fragment


     … ça commence. Lorsque je suis entré hier soir dans le cabinet de mon frère, il était assis dans son fauteuil devant son bureau encombré de livres. L’hallucination s’effaça tout de suite, aussitôt que j’eus allumé une bougie, mais je fus longtemps sans me décider à m’assoir dans son fauteuil. Ce fut effrayant, au début – les pièces vides où se font entendre constamment des sortes de craquements et de froufroutements créent cette angoisse –, mais finit même par me plaire : plutôt le voir lui que quelqu’un d’autre. Cependant, de toute la soirée je ne quittai pas le fauteuil : il me semblait qu’il s’assiérait tout de suite à sa place si moi je me levais. Et je quittai ensuite la pièce en toute hâte, sans me retourner. Il aurait fallu éclairer toutes les pièces, mais cela en valait-il la peine ? Si je voyais quelque chose en pleine lumière, ce serait peut-être pire, tandis que dans la pénombre, je pourrais au moins garder un doute.

     Aujourd’hui je suis entré, une bougie à la main : il n’y avait personne dans le fauteuil. C’était sans doute une ombre, ce que j’avais vu. Je suis de nouveau allé à la gare – j’y vais tous les matins, à présent –, et j’ai vu un plein wagon de nos fous. Sans l’ouvrir, on l’a transféré sur une autre voie, mais j’ai eu le temps d’apercevoir quelques visages par les fenêtres. Ils étaient effrayants. L’un d’eux, en particulier. Terriblement allongé, jaune comme un citron, la bouche ouverte et noire, les yeux fixes, il évoquait tellement un masque d’horreur que je ne pouvais en détacher mes yeux. Et il me regardait, ce visage tout entier me regardait, immobile - avant de disparaître avec le wagon en mouvement, sans avoir cillé ni reporté ailleurs son regard. S’il devait maintenant se montrer dans l’encadrement de la porte, je ne le supporterais sans doute pas. Je me renseignai : on emmenait vingt-deux hommes.  L’infection s’étend. Les journaux font le silence là-dessus, mais il paraît qu’en ville, tout ne va pas pour le mieux. Des carrioles noires, hermétiquement closes, ont fait leur apparition : en une journée, j’en ai vu six à différentes extrémités de la ville. Je m’en irai sans doute moi aussi dans l’une de ces voitures.

     Chaque jour, les journaux exigent de nouvelles troupes et réclament du sang neuf, et je comprends toujours moins ce que cela veut dire. J’ai lu hier un article très suspicieux, exposant qu’il se trouve, au sein de la population, beaucoup d’espions et de traîtres, qu’il faut être prudent et faire attention, et que la colère du peuple saura débusquer les coupables. Quels coupables, coupables de quoi ? En repartant de la gare en tramway, j’ai entendu une conversation étrange, sans doute à ce sujet :

     — Il faut les pendre sans jugement, disait l’un, en scrutant tout le monde, moi y compris. Il faut pendre les traîtres, oui.

     — Sans pitié, confirmait un autre. On a eu assez pitié d’eux.

     Je descendis en vitesse du wagon. La guerre fait pleurer tout le monde, eux comme les autres – alors, qu’est-ce que cela veut dire ? Une sorte de brouillard sanglant s’étend sur la terre, voilant les regards, et je commence à penser que le temps d’une catastrophe mondiale approche vraiment. Le rire rouge qu’a vu mon frère. La folie vient de là-bas, de ces champs ensanglantés, roussis par le sang, et je sens dans l’air son souffle froid. Je suis un homme solide, je n’ai pas de ces affections qui s’attaquent au corps et entraînent une décomposition du cerveau, mais je vois que je suis contaminé, la moitié de mes pensées ne m’appartiennent plus. C’est pire que la peste et son cortège d’horreurs. On pouvait tout de même prendre des mesures pour se protéger de la peste, se réfugier quelque part, mais comment se protéger contre des pensées pénétrant partout, ne connaissant ni barrières ni distances ?

     Le jour, je peux encore lutter, mais la nuit, je suis l’esclave de mes rêves, comme tout le monde ; et mes rêves sont affreux et insensés…



Treizième fragment


     … des rixes universelles, folles et sanglantes. Le moindre heurt se solde par de sauvages règlements de comptes, où entrent en action les couteaux, les pierres, les gourdins, et où peu importe qui l’on tue – c’est le sang rouge qui doit couler, et il coule abondamment, à volonté.

     Ils étaient six, ces paysans que conduisaient trois soldats aux fusils chargés. Dans leurs habits si particuliers de paysans, simples et primitifs comme ceux de sauvages, avec leurs visages si particuliers, comme faits de terre et ornés d’une toison leur dégringolant dessus en guise de cheveux, ils ressemblaient, escortés par les soldats disciplinés au long des rues de la ville opulente, à des esclaves de l’Antiquité. On les conduisait à la guerre et ils avançaient, se soumettant aux baïonnettes, aussi innocents et stupides que des bœufs menés à l’abattoir. En tête marchait un jeune homme de haute taille, imberbe, avec une petite tête immobile, perchée sur un long cou d’oie. Il ployait sans cesse le torse en avant comme une branche sèche, et regardait par terre devant lui avec beaucoup de fixité, comme si son regard allait pénétrer dans les entrailles de la terre. Le suivant, plus tout jeune, était trapu et barbu ; il ne voulait pas opposer de résistance, et l’on ne lisait pas de pensée dans ses yeux, mais la terre attirait ses pieds, les agrippait, les retenait — et il marchait rejeté en arrière, comme luttant contre un vent violent. À chaque pas, le soldat derrière lui lui envoyait une bourrade avec le crosse de son fusil, et l’une de ses jambes, se décollant, se lançait convulsivement en avant, tandis que l’autre adhérait fermement au sol. Le visage des soldats était angoissé et méchant, on voyait qu’ils marchaient ainsi depuis longtemps : on sentait leur fatigue et leur indifférence à la façon dont ils tenaient leurs fusils, ainsi qu’à leur démarche peu militaire, rappelant celle des moujiks, les pieds en dedans. La longue résistance stupide et silencieuse des paysans semblait avoir altéré leur sens de la discipline, et ils avaient cessé de comprendre où ils allaient, et dans quel but.

     — Où les conduisez-vous ? demandai-je au dernier soldat. Il tressaillit, me jeta un coup d’œil, et je sentis dans son regard brillant et acéré la baïonnette, à peu près comme si elle était déjà dans ma poitrine.

     — Fiche-moi le camp ! dit le soldat. Fiche-moi le camp, autrement…

     Le paysan d’un certain âge en profita pour s’enfuir : il fila au petit trot en direction de la grille du boulevard et s’accroupit là, comme s’il se cachait. Un animal se serait comporté de façon plus sensée, moins stupide. Mais le soldat devint furieux. Je le vis s’approcher de l’autre à le toucher, se pencher, faire passer son fusil dans sa main gauche, et sa main droite alla s’écraser sur quelque chose de plat et de mou. Et recommença. La foule s’attroupa. On entendit des rires et des cris…



Quatorzième fragment


     … au onzième rang des fauteuils d’orchestre. Des bras me serraient des deux côtés, et, plus loin, tout autour de moi, des têtes immobiles émergeaient de la pénombre, un peu éclairés par la lumière rouge de la scène. Peu à peu, je fus saisi d’effroi devant cette masse de gens enfermés dans un espace clos. Chacun d’eux écoutait en silence ce qui se disait sur scène, en pensant peut-être quelque chose en son for intérieur, mais, du fait de leur nombre, ils étaient plus audibles, même en se taisant, que les acteurs parlant à voix haute. Ils toussaient, se mouchaient, faisaient du bruit avec leurs vêtements et leurs pieds, et j’entendais nettement leur respiration lourde et irrégulière, qui réchauffait l’atmosphère. Ils étaient effrayants, parce que chacun d’eux pouvait devenir un cadavre et qu’ils avaient tous des têtes de fous. Dans la tranquillité de ces nuques bien coiffées, fortement appuyées sur des cols raides et blancs, je sentais un ouragan de folie prêt à se déchaîner à chaque instant.

     J’avais les mains glacées en songeant à quel point ces gens étaient nombreux et effrayants, et comme moi j’étais loin de la sortie. Ils étaient calmes, mais, pour peu que quelqu’un se mît à crier « Au feu ! »… Épouvanté, je ressentis un désir douloureux et passionné, dont je ne puis me souvenir sans que mes mains se couvrent à nouveau d’une sueur froide. Rien ne m’empêchait de crier – de me lever, et de me retourner en criant :

     « Au feu ! Sauvez-vous, au feu ! »

     Alors, une folie convulsive s’emparerait de leurs bras et leurs jambes si paisibles. Ils se mettraient à bondir, à brailler, à hurler comme des bêtes, ils oublieraient leurs femmes, leurs sœurs et leurs mères et commenceraient à se démener, comme frappés d’une cécité subite, ils s’étrangleraient les uns les autres de leurs mains blanches et sentant le parfum. On allumerait la lumière et quelqu’un, depuis la scène, blême, crierait que tout va bien et qu’il n’y a pas de feu, une musique sauvagement gaie se mettrait à jouer, tremblante et interrompue – mais ils n’écouteraient rien, ils s’étrangleraient mutuellement, piétineraient, taperaient sur la tête des femmes, sur leurs coiffures savantes et compliquées. Ils s’arracheraient les oreilles, se dévoreraient le nez, se déchireraient les habits jusqu’à la nudité, sans éprouver de honte, à cause de leur folie. Leurs femmes adorées, belles, sensibles et délicates, pousseraient des cris convulsifs à leurs pieds, impuissantes, leur étreignant les genoux, croyant encore à leur noblesse d’âme – tandis qu’ils frapperaient méchamment les jolis visages tournés vers eux, en se ruant vers la sortie. Car ils ont toujours été des assassins, leur tranquillité et leur noblesse d’âme ne sont que la sérénité de fauves repus se sentant en sécurité.

     Et lorsque la moitié d’entre eux seraient devenus des cadavres et qu’ils se rassembleraient près de la sortie, en un tas de bêtes tremblantes, en loques et honteuses, un faux sourire aux lèvres, je m’avancerais sur la scène et leur dirais en riant :

     « Tout cela, c’est pour avoir tué mon frère. »

     Je devais avoir chuchoté un peu trop fort, car mon voisin de droite remua sur son siège avec humeur et me dit :

     — Taisez-vous ! Vous m’empêchez d’entendre.

     Je ressentis de la gaieté et j’eus envie de plaisanter. M’étant composé un visage sévère, comme pour le mettre en garde, je me penchai vers lui.

     — Qu’y a-t-il ? demanda-t-il, méfiant. qu’avez-vous à me regarder comme ça ?

     — Parlez tout bas, je vous en supplie, murmurai-je en remuant juste les lèvres. Vous sentez cette odeur de brûlé ? Il y a le feu au théâtre.

     Il eut assez de force et de sagesse pour ne pas se mettre à crier. Il pâlit, ses yeux dégringolèrent presque sur ses joues énormes comme des vessies de bœuf, mais il ne cria pas. Il se leva doucement, sans même me remercier, et se dirigea vers la sortie en chancelant et en ralentissant convulsivement son allure. Il craignait d’éveiller le soupçon de l’incendie chez les autres, on ne le laisserait pas passer, lui, le seul digne d’être sauvé et de rester en vie.

     J’éprouvai du dégoût et sortis moi aussi du théâtre — je ne voulais pas non plus en finir trop tôt avec mon incognito. Dans la rue, je regardai le ciel du côté où la guerre faisait rage : tout était calme, et les nuages nocturnes, jaunis par les lumières de la ville, glissaient lentement et sereinement. « Peut-être que tout cela n’est qu’un rêve, et qu’il n’y a pas de guerre ? » me dis-je, abusé par la tranquillité du ciel et de la ville. 

     Mais un gamin surgit du coin de la rue, qui criait gaiement :

     « Bataille retentissante. Énormes pertes. Achetez le Télégramme de nuit ! »

     Je le lus à la lumière d’un réverbère. Quatre mille cadavres. Au théâtre, il ne devait pas y avoir plus de mille personnes. Tout le long du chemin, je songeai : « Quatre mille cadavres. »

     À présent, cela m’effraie d’arriver à ma maison déserte. En mettant la clé dans la serrure, je contemple la surface plane et muette de la porte, et j’ai déjà la sensation de toutes les pièces vides et sombres que traversera à l’instant, en regardant autour de lui, un homme en chapeau. Je connais bien le chemin, mais dès l’escalier je gratte une allumette après l’autre, jusqu’à ce que je mette la main sur une bougie. Je ne vais plus dans le cabinet de mon frère, il est fermé à clef, avec tout ce qu’il contient, et je dors dans la salle à manger, où je me suis complètement installé : j’y suis plus tranquille, et l’atmosphère semble y garder des traces de rires et de conversations, ainsi que le joyeux tintement de la vaisselle. Il m’arrive d’entendre distinctement le grincement d’une plume sèche ; et  quand je me mets au lit…



Quinzième fragment


     … ce rêve absurde et effrayant. C’était comme si l’on avait retiré ma calotte crânienne, et que mon cerveau nu et sans défense absorbât toutes les horreurs de ces journées sanglantes et insensées. Je suis couché, recroquevillé, j’occupe tout au plus deux archines1 d’espace, mais ma pensée embrasse le monde entier. Je vois par les yeux de l’humanité entière, et j’entends par ses oreilles ; je meurs avec les tués ; je pleure d’angoisse avec les blessés oubliés, et lorsque quelqu’un perd son sang, je ressens la douleur de la blessure et je souffre. Et je vois ce qui ne fut pas, ou resta au loin, aussi nettement que ce qui fut et arriva tout près ; et les souffrances de mon cerveau mis à nu sont sans limites.

     Ces enfants, ces petits enfants encore innocents. Je les voyais jouer à la guerre dans la rue, en se poursuivant, des pleurs grêles d’enfants se faisaient entendre, et quelque chose en moi frissonna en moi d’horreur et de dégoût. Je rentrai à la maison et ce fut la nuit – et dans mes rêves enflammés, comme un incendie au milieu de la nuit, ces petits enfants encore innocents se changèrent en une horde d’enfants tueurs.

     Quelque chose brûlait de façon sinistre, produisant une large lueur rouge, et dans la fumée grouillaient les abominables enfants tueurs, avec des têtes d’assassins adultes. Ils sautaient, agiles et légers, comme des cabris joueurs, et leur respiration était pénible comme celle de malades. Leurs bouches ressemblaient à des mufles de crapauds ou de grenouilles s’ouvrant largement et convulsivement ; un sang rouge coulait sans joie sous la peau transparente de leurs corps nus, et leur jeu consistait à se tuer les uns les autres. Ils étaient plus terrifiants que tout ce que j’avais vu, parce qu’ils étaient petits et pouvaient s’introduire partout.

     Je regardais par la fenêtre, et l’un des petits me vit, sourit et me demanda du regard de le faire venir.

     — Je veux venir près de toi, dit-il.

     — Tu vas me tuer. 

     — Je veux venir près de toi, dit-il, et soudain, il pâlit affreusement et se mit à grimper le long du mur blanc, comme un rat, tout à fait comme un rat affamé. Il s’arrachait avec brusquerie et couinait, en bougeant si vite que je n’arrivais pas à suivre sa progression saccadée.

     « Il peut se glisser sous la porte », me dis-je avec effroi, et, comme s’il avait deviné ma pensée, il s’étrécit et s’allongea et, frétillant de l’extrémité de sa queue, il rampa dans une fente sombre sous la porte d’entrée. Mais j’eus le temps de me cacher sous la couverture, et je l’entendis faire le tour des pièces obscures à ma recherche, trottinant convulsivement de ses petits pieds nus. Très lentement, en marquant des arrêts, il se rapprocha de ma chambre et y pénétra ; un long moment, je n’entendis rien, ni mouvement, ni froufroutement, comme s’il ne se trouvait personne à côté de mon lit. Mais une petite main vint soulever un bout de ma couverture, et l’air froid de la pièce effleura ma figure et ma poitrine. Je retenais fermement la couverture, mais elle s’obstinait à partir de tous les côtés ; voilà que mes pieds avaient froid, à croire qu’ils baignaient dans l’eau. Ils gisaient à présent sans défense, et il les regardait.

     Dans la cour, derrière les murs de la maison, un chien se mit à aboyer, puis se tut, et je l’entendis faire cliqueter sa chaîne en rentrant dans sa niche. Le petit regardait mes pieds nus et se taisait ; mais je savais qu’il était là, en raison de l’horreur insupportable qui me ligotait comme la mort, m’obligeant à rester pétrifié dans une immobilité sépulcrale. Si j’avais pu crier, j’eusse réveillé la ville entière, le monde entier ; mais la voix, en moi, était morte, et, docile, immobile, je sentais la progression le long de mon corps de petites mains froides se rapprochant de ma gorge.

     — Je ne peux pas ! dis-je en gémissant, et, hors d’haleine, je me réveillai un instant ; je vis l’obscurité vigilante, mystérieuse et vivante de la nuit, et je crois que je me rendormis…

     — Rassure-toi ! me dit mon frère en s’asseyant sur mon lit, qui grinça : tant il était lourd, mort. Rassure-toi, ce n’est qu’un rêve. Tu as senti qu’on t’étranglait, mais tu dors à poings fermés dans des pièces obscures où il n’y a personne, et moi je suis dans mon cabinet, assis à écrire. Aucun d’entre vous n’a compris à quel sujet j’écris, et vous m’avez raillé, vous m’avez traité de fou, mais je vais te dire maintenant la vérité. J’écris au sujet du rire rouge. Le vois-tu ?

     Quelque chose d’énorme, d’un rouge sanglant, se tenait au-dessus de moi, avec un sourire édenté.

     — C’est le rire rouge. Lorsque la terre devient folle , elle commence à rire ainsi.  tu le sais, que la terre a perdu la raison. Elle ne porte plus de fleurs, ni de chansons, elle est devenue ronde, lisse et rouge comme une tête écorchée. La vois-tu ?

     — Oui, je la vois. Elle rit.

     — Regarde ce qui se passe avec son cerveau. Il est rouge comme une bouillie sanglante, et il est tout embrouillé.

     — La voilà qui crie.

     — Elle a mal. Elle n’a ni fleurs ni chansons. Allez, maintenant, je vais m’étendre sur toi.

     — Ton poids m’effraie.

     — Nous, les morts, nous nous couchons sur les vivants. Tu as chaud ?

     — J’ai chaud.

     — Tu es bien ?

     — Je me meurs.

     — Réveille-toi et crie. Réveille-toi et crie. Je m’en vais…     



Notes

  1. L’archine mesurait 0,71 m.



Seizième fragment


     … la bataille dure déjà depuis une bonne semaine. Elle a débuté vendredi dernier, et s’est prolongée samedi, dimanche, lundi, mardi, mercredi, jeudi ; nous voici de nouveau vendredi et elle se poursuit toujours. Rassemblant des centaines de milliers d’hommes, les deux armées se font face sans reculer, et s’envoient sans cesse des obus tonitruants ; à chaque instant, des hommes en vie passent à l’état de cadavres. Le tonnerre des explosions, la vibration incessante de l’air a fait trembler le ciel lui-même, et amassé au-dessus des têtes de sombres nuées d’orage – et ils se tiennent toujours les uns en face des autres, sans reculer, et s’entretuent. Quand un homme n’a pas dormi depuis soixante-douze heures, il devient malade et perd la mémoire ; eux, cela fait une semaine qu’ils ne dorment pas, et ils sont tous fous. Du coup, ils ne souffrent plus, ne reculent pas et poursuivront la lutte jusqu’à ce qu’ils soient tous morts. Selon certaines informations, des unités ont commencé à manquer de munitions, et les gens se sont lancé des pierres, se sont battus à mains nues, se sont mordus et entredéchirés comme des chiens. Si des débris de ces régiments revenaient chez eux, ce serait avec des crocs de loups – mais ils ne reviendront pas, ils ont perdu la raison et s’entretuent jusqu’au dernier. Ils ont perdu la raison. Tout est chamboulé dans leurs têtes, et ils ne comprennent rien : en les faisant se retourner vite et d’un seul coup, on pourrait les faire tirer sur les leurs, en étant persuadés de faire feu sur l’ennemi.

     Il court des bruits étranges… Des bruits étranges qu’on se transmet en chuchotant, en pâlissant d’effroi et de sauvages pressentiments. Écoute un peu, mon frère, ce qui se raconte à propos du rire rouge ! Des détachements fantômes auraient fait leur apparition, des hordes d’ombres, en tout point semblables aux unités composées de vivants. La nuit, lorsque les gens devenus fous s’abandonnent un instant au sommeil, ou durant la journée, au plus fort de la bataille, lorsque le jour le plus pur se transforme en spectre, ils surgissent tout à coup et font feu de canons fantômes, emplissant l’air d’un grondement spectral, et les vivants, en vie mais ayant perdu la raison, stupéfaits de cette apparition subite, se battent à mort contre cet ennemi fantôme, deviennent fous de terreur, voient leurs cheveux blanchir en un instant et meurent. Les fantômes disparaissent aussi soudainement qu’ils étaient apparus, le calme revient et la terre est couverte de nouveaux cadavres mutilés : qui les a tués ? Tu le sais, mon frère, qui les a tués.

     Lorsque le calme s’installe après deux confrontations1, et que l’ennemi est loin, soudain, dans la nuit noire, retentit un coup de feu solitaire et apeuré. Et tout le monde bondit, tire dans l’obscurité, tire longtemps, des heures entières, dans l’obscurité humble et silencieuse. Que voient-ils donc ? Quelle chose effrayante leur apparaît silencieusement, inspirant l’effroi et la démence ? Tu le sais, mon frère, je le sais aussi, les gens ne le savent pas encore, mais ils flairent quelque chose et posent des questions, en devenant pâles : comment se fait-il qu’il y ait tant de fous ? II n’y en a jamais eu autant, par le passé…

     « Par le passé, il n’y a jamais eu autant de fous, tout de même ! » disent-ils en pâlissant ; ils ont envie de croire que maintenant, c’est pareil qu’auparavant, et que la violence exercée à l’échelle du monde sur la raison n’aura pas d’effet sur leur faible petit esprit.

     « Les hommes se sont battus par le passé, ils se sont battus de tout temps, et il ne se produisait rien de tel, hein ? La lutte est une loi de la vie. » disent-ils avec un aplomb tranquille – mais ils pâlissent, cherchent des yeux un médecin et se hâtent de crier : « De l’eau, vite, un verre d’eau ! »

     Ils deviendraient volontiers idiots, ces gens, pour ne plus sentir leur raison vaciller, leur pauvre raison s’épuisant dans ce combat au-dessus de leurs forces avec le non-sens. En ces jours où, là-bas, les hommes se muaient sans cesse en cadavres, je ne pus nulle part trouver de repos ; je courus voir des gens, j’entendis beaucoup de ces discussions et vis beaucoup de ces visages feignant de sourire et assurant que la guerre était loin et ne les concernait pas. Mais je rencontrai encore plus souvent l’effroi nu et sincère, ainsi que les larmes amères et désespérées, et les cris frénétiques du désespoir, lorsque la plus haute raison, bandant ses forces, exprimait, dans le cri d’un homme, sa dernière supplication et sa dernière malédiction :

     « Cette guerre insensée finira-t-elle donc un jour ? »

     Chez de vieilles connaissances que je n’avais pas revues depuis longtemps, quelques années peut-être, je rencontrai sans m’y attendre un officier revenu de la guerre en ayant perdu la raison. C’était un ancien camarade d’école, mais je ne le reconnus pas ; sa propre mère ne l’avait pas reconnu : s’il était resté couché un an dans sa tombe, il en serait revenu moins altéré qu’à présent. Il avait les cheveux entièrement blancs ; les traits de son visage avaient peu changé – mais il se taisait et semblait à l’écoute de quelque chose, ce qui mettait sur sa figure une marque menaçante : il paraissait si lointain, si étranger à tout qu’on craignait de lui adresser la parole. On avait raconté à sa famille qu’il était devenu fou dans les circonstances suivantes : ils se tenaient en réserve, ses hommes et lui, lorsque le régiment voisin partit à l’attaque, baïonnette au canon. Les hommes couraient en poussant de tels « hourra ! » que leurs cris couvraient presque la fusillade ; celle-ci s’interrompit brusquement, les « hourra » cessèrent soudain, un silence sépulcral régna tout à coup : les soldats s’étaient rejoints, le combat à la baïonnette avait commencé. La raison de l’officier avait succombé à ce silence.

     À présent, il était tranquille tant qu’il y avait du bruit autour de lui, qu’on parlait ou qu’on criait : il tendait l’oreille et attendait ; mais, à la première minute de silence, il s’empoignait la tête, s’élançait contre le mur ou contre un meuble, en proie à des convulsions d’épileptique. Ses proches, nombreux, se relayaient pour faire du bruit autour de lui ; mais il restait les nuits, les longues nuits silencieuses : c’était la tâche de son père, également chenu, lui aussi un peu fou. Il installait dans la chambre de son fils des pendules au tic-tac sonore, sonnant presque sans arrêt, à différentes heures, et il avait aménagé une sorte de roue semblable à une crécelle ininterrompue. Tous gardaient l’espoir de le voir guérir, lui qui n’avait que vingt-sept ans, ils étaient même gais, à présent. On l’habillait très proprement – pas en militaire –, on soignait son apparence, et, en raison de ses cheveux blancs et de son visage encore jeune, il était même beau, semblant pensif, attentif et distingué, avec ses gestes lents et las. 

     Lorsqu’on m’eut raconté tout cela, je m’approchai de lui et baisai sa main blanche et molle qui ne se lèverait jamais plus pour porter un coup — et cela n’étonna personne. Seule sa jeune sœur me sourit des yeux, pour ensuite me montrer tellement d’attention que j’avais l’air d’être son fiancé, celui qu’elle aimait plus que personne au monde. Au point que je fus bien près de lui parler de mes pièces sombres et vides, de ces pièces où mon malheur excédait ma solitude – cœur lâche conservant des espérances… Elle s’arrangea pour que nous restions seuls.

     — Comme vous êtes pâle, et comme vos yeux sont cernés ! dit-elle d’un ton caressant. Vous êtes malade ? Vous avez de la peine à cause de votre frère ?

     — J’ai de la peine en pensant à tout le monde. Et je suis un peu souffrant.

     — Je sais pourquoi vous lui avez baisé la main. Cela, ils ne l’ont pas compris. C’est parce qu’il est fou, non ?

     — Oui, c’est parce qu’il est fou.

     Elle devint pensive et se mit à ressembler à son frère, en plus jeune.

     — Et moi – elle s’arrêta et rougit, sans baisser les yeux –, vous me laisserez vous baiser la main ?

     Je m’agenouillai devant elle et dis :

     — Bénissez-moi.

     Elle pâlit légèrement, s’écarta et chuchota en remuant seulement les lèvres :

     — Je ne suis pas croyante.

     — Moi non plus.

     Ses mains effleurèrent ma tête un instant – rien qu’un instant.     

     — Tu sais, dit-elle, je vais y aller.

     — Vas-y. Mais tu ne le supporteras pas.

     — Je l’ignore. Mais ils ont besoin d’aide, comme toi, comme mon frère. Ce n’est pas leur faute. Tu te souviendras de moi ?

     — Oui. Et toi ?

     — Je me souviendrai. Adieu !

     — Adieu pour toujours !

     Et je devins serein, je me sentis allégé, comme si j’avais traversé le plus terrible de ce qu’il y a dans la mort et dans la folie. Hier, pour la première fois, je suis rentré  chez moi sans crainte, j’ai ouvert le cabinet de mon frère et je me suis longtemps assis à son bureau. Et lorsque, durant la nuit, m’étant réveillé comme si l’on m’avait donné un coup, j’ai entendu le grincement de la plume sèche sur le papier, je me suis dit sans m’affoler, presque avec le sourire :

     « Travaille, frangin, travaille ! Ta plume n’est pas sèche, elle a trempé dans du sang vivant, celui des hommes. Tes pages peuvent sembler blanches, leur lugubre blancheur est plus parlante, à propos de la guerre et de la raison, que tout ce qu’écrivent les gens les plus savants. Travaille, frangin, travaille ! »

     … Et ce matin, j’ai lu que la bataille se poursuivait, et j’ai de nouveau été saisi d’une pénible angoisse, et j’ai de nouveau eu la sensation de quelque chose tombant dans mon cerveau. C’est en marche, c’est proche, c’est déjà sur le seuil de mes pièces vides et claires. Souviens-toi, souviens-toi de moi, chère jeune fille : je perds la raison. Trente mille tués. Trente mille tués…   



Notes

  1. Sic. On attendrait plutôt : « entre deux confrontations »…



Dix-septième fragment


     … une rixe en ville. De sombres et effrayantes rumeurs…



Dix-huitième fragment


    Ce matin, en parcourant dans le journal la liste interminable des morts, j’ai vu un nom familier : celui du fiancé de ma sœur, un officier appelé sous les drapeaux en même temps que feu mon frère. Et une heure plus tard, le facteur m’a apporté une lettre adressée à mon frère, et j’ai reconnu sur l’enveloppe l’écriture de ce même officier : un mort écrivait à un mort. Mais c’était tout de même mieux que lorsqu’un mort écrit à un vivant ; on m’avait montré une mère qui avait continué, tout un mois, à recevoir des lettres de son fils après avoir lu dans le journal le récit de sa mort affreuse : un obus l’avait déchiqueté. C’était un fils affectueux, et chacune de ses lettres était pleine de tendresse, de mots de consolation, d’espoir jeune et naïf de bonheur. Il était donc mort, et chaque jour, avec une ponctualité satanique, il écrivait en parlant de la vie, et sa mère avait cessé de croire à sa mort – et lorsqu’un jour passa, puis un autre et un troisième, sans qu’elle reçût de lettre, que s’installa l’infini silence de la mort, elle prit à deux mains le grand et vieux revolver de son fils et se tira dans la poitrine. J’ai entendu dire qu’elle était restée en vie.

     Je demeurai un long moment à contempler l’enveloppe, songeur : il l’avait tenue dans les mains, il avait donné de l’argent à son ordonnance pour qu’elle l’achète dans une boutique, après quoi, peut-être, il l’avait fermée et postée lui-même. Les rouages du mécanisme complexe qu’on appelle la poste s’étaient mis en mouvement, et la lettre avait filé, laissant derrière elle bois, champs et villes, passant de main en main, se hâtant inexorablement vers son but. Il avait mis ses bottes, ce matin-là – et la lettre filait ; il avait été tué – et la lettre filait ; on l’avait balancé dans une fosse et recouvert de cadavres et de terre – et la lettre filait, laissant derrière elle bois, champs et villes, spectre à l’intérieur d’une enveloppe grise dûment timbrée. À présent, je la tenais dans mes mains…

     Voici le contenu de cette lettre. Écrite au crayon sur des bouts de papier, et non terminée : quelque chose avait empêché de la finir.

     « … C’est seulement maintenant que je comprends la haute joie de la guerre, cette antique et primitive jouissance de tuer des hommes – créatures intelligentes, rusées, astucieuses, incomparablement plus intéressantes que les fauves les plus voraces. Ôter perpétuellement la vie, c’est aussi agréable que de jouer au tennis avec les planètes et les étoiles en guise de balles. Mon pauvre ami, quel dommage que tu ne sois pas avec nous, que tu doives t’ennuyer dans la fadeur du train-train quotidien. Tu aurais trouvé ici, dans notre atmosphère de mort, ce à quoi aspirait toujours ton cœur inquiet et altier. Le festin de sang : cette image un peu usée recèle toute la vérité. Nous déambulons avec du sang jusqu’aux genoux, la tête nous tourne en raison de ce vin rouge, comme le nomment en blaguant mes braves gars. Boire le sang de l’ennemi n’est pas une habitude aussi bête que nous le pensons : ils savaient ce qu’ils faisaient… »

     « Les corbeaux croassent. Tu entends, les corbeaux croassent. D’où viennent-ils, en si grand nombre ? IIs noircissent le ciel. Ils se tiennent à côté de nous, ne nous craignant plus, ils nous accompagnent partout, restant au-dessus de nous comme une ombrelle de dentelle noire, comme un arbre au feuillage noir, et qui se déplacerait. L’un d’eux s’est approché tout près de mon visage, il voulait me donner des coups de bec : il devait me croire mort. Les corbeaux croassent, et cela me trouble un peu. D’où viennent-ils, en si grand nombre ?… Hier, nous avons égorgé des ennemis endormis. Nous nous sommes glissés sans bruit, à pas de loup, comme si nous chassions l’outarde, nous avons rampé si prudemment et avec tant de ruse que nous n’avons heurté aucun cadavre, ni effrayé le moindre corbeau. Nous nous faufilions comme des ombres au sein de la nuit. Je me suis débarrassé moi-même de la sentinelle : je l’ai renversé d’un coup et étranglé de mes mains, pour éviter le moindre cri. Autrement, tu le comprends, tout aurait été fichu. Mais il n’a pas poussé de cri. Je crois qu’il n’a même pas eu le temps de se rendre compte qu’on le tuait. »

     « Ils dormaient tous auprès de leurs feux de camp fumants, dormant paisiblement, comme chez eux, dans leurs lits. Nous les avons égorgés pendant plus d’une heure, et seuls quelques-uns d’entre eux ont eu le temps de se réveiller avant d’être frappés. Ils ont hurlé et, bien sûr, imploré grâce. Ils nous ont donné des coups de dents. L’un d’eux m’a arraché un doigt de la main gauche, avec laquelle je lui tenais imprudemment la tête. Il m’a coupé un doigt, et moi je lui ai proprement tranché la tête ; selon toi, nous sommes quittes ? Comment ont-ils pu ne pas se réveiller tous ?! On entendait craquer les os et se fendre la chair. Nous les avons ensuite complètement déshabillés et nous nous sommes partagé leurs vêtements. Ne te mets pas en colère à cause de cela, mon ami. Vu tes scrupules, tu vas dire que cela sent le brigandage, mais le fait est que nous sommes presque nus, tant nos habits sont usés. Je porte depuis longtemps un caftan de paysanne, et ressemble davantage à  une… qu’à un officier d’une armée victorieuse. »

     « Au fait : tu es marié, je crois, et cela peut te mettre mal à l’aise de lire ce genre de choses. Mais… tu comprends ? Les femmes. Le diable m’emporte, je suis jeune, et j’ai soif d’amour ! Attends un peu, c’est bien toi qui avais une fiancée ? Tu m’a montré un jour la photo d’une jeune fille en disant que c’était ta fiancée, il y avait quelque chose de triste, de vraiment triste, de tellement affligeant écrit dessous. et tu pleurais. C’était il y a longtemps, j’en ai un souvenir vague, à la guerre, on n’a pas la tête aux choses tendres. Tu pleurais. Pourquoi ? Qu’y avait-il de si triste, de si affligeant, comme une petite fleur, écrit en dessous ? Tu pleurais, tu ne faisais que pleurer… Un officier devrait avoir honte de pleurer ! »

     «  Les corbeaux croassent. Tu entends, mon ami : les corbeaux croassent. Que veulent-ils ?… »

     Plus loin, les lignes tracées au crayon s’étaient effacées, et la signature était indéchiffrable.

     Chose étrange : le mort n’éveilla pas la moindre pitié en moi. Je revoyais très clairement son visage, dont tous les traits étaient mous et délicats comme dans un visage féminin : la rougeur des joues, la fraîcheur matinale des yeux clairs, la barbe si tendrement duveteuse qu’elle aurait presque pu orner un visage de femme. Il aimait les livres, les fleurs et la musique, redoutait la moindre grossièreté et écrivait des vers : en tant que critique, mon frère assurait que ses vers étaient excellents. Je n’arrivais pas à relier tout ce que je savais et comprenais de lui, ni avec ces cris de corbeaux, ni avec les sanglants massacres, ni avec la mort.

     … Les corbeaux croassent…

     Et soudain, durant un instant de folie et de bonheur indicible, je vis clairement que tout cela était faux, et qu’aucune guerre n’avait lieu. Il n’y avait ni tués ni cadavres, ni cette horreur d’une pensée chancelante et impuissante. Je dormais sur le dos, et j’avais fait un rêve terrifiant, comme dans mon enfance : ces pièces au silence angoissant, vidées par la mort et l’effroi, cette lettre que je m’étais vu tenir dans les mains. Mon frère est en vie, ils sont tous en train de prendre le thé, j’entends tinter la vaisselle.

     … Les corbeaux croassent…

     Si, c’est vrai. Malheureuse terre, c’est la vérité. Les corbeaux croassent. Ce n’est pas une trouvaille d’écrivailleur désœuvré, à la recherche d’effets à bon marché, ni celle d’un fou, d’un homme ayant perdu la raison. Les corbeaux croassent. Où est mon frère ? C’était un noble cœur plein de douceur, qui ne voulait de mal à personne. Où est-il ? C’est à vous que je le demande, maudits assassins ! Devant le monde entier, je vous le demande, maudits assassins, tas de corbeaux perchés sur des charognes, misérables fauves stupides ! Vous êtes des fauves ! Pourquoi avez-vous tué mon frère ? Je vous giflerais, si seulement vous aviez un visage, mais vous n’en avez pas, vous n’avez que des mufles de fauves voraces. Vous feignez d’être des hommes, mais je distingue les griffes sous vos gants, les crânes aplatis des fauves sous vos chapeaux ; j’entends, derrière vos propos sensés, la démence faire cliqueter ses chaînes rouillées. Et, de toute la force de mon chagrin, de ma tristesse et de mes honteuses pensées, je vous maudis, misérables fauves stupides !



Dernier fragment


     « … Nous attendons de vous le renouvellement de la vie ! » criait l’orateur en se retenant avec peine au poteau, cherchant avec ses mains à rester en équilibre, et agitant un étendard sur lequel était écrit en grosses lettres qui allaient se perdre dans les replis de la banderole : « À bas la guerre ! »

     « … Vous qui êtes jeunes, qui avez la vie devant vous, épargnez à vous-mêmes et aux générations futures l’horreur de cette folie. C’est insupportable, nous avons les yeux pleins de sang. Le ciel tombe sur nos têtes, la terre se dérobe sous nos pieds. Braves gens… »

     La foule émit un grondement énigmatique, et la voix de l’orateur se perdit quelques instants dans ce bruit vivant et menaçant.

     « … Je suis peut-être fou, mais je dis la vérité. Mon père et mon frère pourrissent là-bas sous forme de charognes. Allumez des bûchers, creusez des fosses et enterrez-y les armes, anéantissez-les. Détruisez les casernes et ôtez aux hommes leur brillant uniforme de folie, arrachez-le-leur. C’est insupportable… Les hommes meurent… »

     Un grand type lui donna un coup et l’envoya par terre ; l’étendard se leva une dernière fois et retomba. Je n’eus pas le temps de voir le visage de celui qui avait frappé l’orateur, car tout tourna aussitôt au cauchemar. Tout se mit en mouvement, en poussant des hurlements ; des pierres volèrent dans l’air, ainsi que des gourdins ; des poings s’élevaient au-dessus des têtes, et cognaient. Telle une vague vivante et rugissante, la foule me souleva, m’emporta sur une distance de quelques pas et m’envoya violemment contre une palissade, puis me fit reculer, m’emmenant sur le côté, pour me serrer finalement contre un haut tas de bois menaçant de s’écrouler sur les têtes. Des craquements et des claquements secs et répétés avec rapidité se firent entendre dans les poutres ; après un bref silence, un nouveau rugissement éclata, qui semblait sortir d’un immense gosier, et dont l’aspect spontané, celui d’une force naturelle, était effrayant. La stridulation sèche et rapide reprit dans le tas de bois, quelqu’un s’affala à côté de moi, du sang s’écoulant du trou rouge qu’il avait à la place d’un œil. L’extrémité d’une lourde bûche tournoyant en l’air vint me frapper au visage, je tombai et rampai au hasard entre des jambes qui trépignaient ; j’arrivai ainsi jusqu’à un espace libre. Puis j’escaladai quelques palissades en me cassant tous les ongles, et grimpai sur des tas de bois ; l’un d’eux s’écroula sous mon poids et je m’écroulai avec les rondins, au milieu de cette cascade de billes de bois se heurtant les unes les autres ; je ressortis à grand-peine d’une sorte de cour carrée, poursuivi par tout un fracas de hurlements et de crépitements. Quelque part, une cloche sonnait ; quelque chose s’effondra, ce fut comme la chute d’une maison à quatre étages. Le crépuscule semblait s’être figé, empêchant la nuit d’arriver, et, de ce côté, les hurlements et les coups de feu chassaient l’obscurité en y allumant une lueur rouge. Ayant sauté d’une dernière palissade, je me retrouvai dans une ruelle étroite et sinueuse, semblable à un corridor entre deux murs aveugles, et me mis à courir ; je courus un long moment, mais la ruelle s’avéra sans issue : une clôture la barrait, derrière laquelle se montraient de nouveau de noirs tas de bois et un échafaudage. J’escaladai de nouveau ces masses mouvantes et instables, tombai dans des puits silencieux et sentant le bois humide, en ressortis, tout cela sans oser jeter un coup d’œil en arrière : je savais bien ce qui se passait là-bas, d’après la sourde teinte rougeâtre s’étendant sur les rondins noirs et leur donnant l’aspect de géants abattus. Le sang avait cessé de couler de mon visage fracassé, qui, engourdi, m’était devenu étranger comme un masque de plâtre ; la douleur avait presque disparu. Il me semble que, dans l’une des noires crevasses où je tombai, je me sentis mal et perdis connaissance, mais j’ignore si cela eut réellement lieu, ou si j’ai seulement cette impression, je me souviens seulement de ma course éperdue.

     Ensuite, je courus longuement en tous sens dans des rues inconnues et non éclairées, au milieu de maisons sombres, semblant désertes, sans arriver à sortir de ce labyrinthe muet. Il aurait fallu que je m’arrête pour regarder autour de moi et décider de ma direction, mais il n’y avait pas moyen  : même encore lointains, me parvenaient déjà le grondement et le hurlement qui étaient sur mes talons ; dans des tournants soudains, ce fracas m’arrivait parfois en pleine figure, rouge, enveloppé de volutes de fumée pourpre, ce qui me faisait rebrousser chemin et courir jusqu’à l’avoir de nouveau dans le dos. À un coin de rue, je vis une bande de lumière qui s’évanouit à mon approche : un boutiquier fermait en vitesse son magasin. Par une large fente, je vis encore un bout du comptoir et une sorte de cuveau, et tout cela fut aussitôt recouvert par les ténèbres silencieuses. Non loin du magasin, je croisai un homme courant en sens inverse : nous faillîmes nous heurter dans l’obscurité, et nous arrêtâmes à deux pas l’un de l’autre. Je ne sais pas qui c’était : je distinguais juste une silhouette sombre et sur ses gardes.

     — D’où viens-tu ? demanda-t-il.

     — De là-bas.

     — Et où cours-tu ?

     — À la maison.

     — Ah ! À la maison ?

     Il se tut et se jeta tout à coup sur moi, s’efforçant de me faire tomber par terre ; ses doigts froids cherchaient avidement ma gorge, mais se perdaient dans mes vêtements. Je lui mordis la main, me dégageai et m’enfuis ; il me poursuivit longuement dans les rues désertes, j’entendais le bruit de ses bottes. Puis il arrêta, restant en arrière : la morsure devait lui faire mal.

     Je ne sais pas comment je me retrouvai dans ma rue. Elle n’était pas non plus équipée de réverbères, et aucune lumière ne se voyait dans les maisons, qui étaient comme mortes ; si je n’avais pas levé par hasard les yeux et vu ma maison, je l’aurais dépassée sans la reconnaître. Mais j’hésitai un bon moment : la maison dans laquelle j’avais vécu tant d’années me parut étrangère dans cette rue bizarrement déserte, où ma respiration lourde éveillait un écho extraordinaire et plein de tristesse. Puis je fus saisi d’une frayeur soudaine et folle à la pensée que j’avais perdu ma clé en tombant, et je me mis à toutes forces à la chercher, pour la trouver, comme d’habitude, dans la poche extérieure de mon manteau. L’écho répéta le claquement de la serrure, produisant un son si extraordinairement fort qu’il sembla que s’ouvraient en même temps, dans la rue, les serrures de toutes ces maisons sans vie.

     Au début, j’allai me cacher dans la cave, mais ce fut vite effrayant et ennuyeux, et quelque chose se mit à passer devant mes yeux ; je regagnai les pièces sur la pointe des pieds. Dans l’obscurité, en tâtonnant, je verrouillai toutes les portes ; après un temps de réflexion, je voulus les barricader avec des meubles, mais le bruit terriblement fort que produisait le déplacement du bois dans ces pièces vides me fit peur. 

     « J’attendrai la mort ainsi. Ça m’est égal. », décidai-je.

     De l’eau coulait encore dans le lavabo, très chaude, je me lavai à tâtons, et m’essuyai le visage avec un drap. La partie enfoncée me cuisait et me piquait, et je voulus me regarder dans la glace. J’enflammai une allumette, et, à sa faible lueur irrégulière, quelque chose de si difforme et de si effrayant me contempla dans l’obscurité que je me hâtai de jeter l’allumette par terre. Je devais avoir le nez fracturé.

     « Ça m’est égal, à présent, me dis-je. Tout le monde s’en moque. »

     Je devins joyeux. En minaudant et en faisant d’étranges grimaces, comme si j’étais sur la scène d’un théâtre, à jouer le rôle d’un voleur, je me dirigeai vers le buffet et me mis à y chercher des restes de nourriture. Je me rendais parfaitement compte du caractère déplacé de toutes ces minauderies, mais cela me plaisait. Je mangeai en continuant à faire ces grimaces, en feignant d’être affamé.

     Mais le silence et l’obscurité m’effrayaient. J’ouvris le vasistas donnant sur la cour et me mis à écouter. Au début, sans doute du fait de l’interruption du trafic tout me sembla parfaitement calme. On n’entendait pas de coups de feu. Mais je distinguai bientôt un lointain bourdonnement de voix, des cris, le fracas d’une chute et des éclats de rire. Les sons gagnaient nettement en intensité.  Je regardai le ciel : il était pourpre et défilait rapidement. Le hangar en face de moi, les pavés de la cour, la niche du chien, tout avait cette même teinte rouge. Par la fenêtre, j’appelai doucement le chien :

     « Neptune ! »

     Mais rien ne remua dans la niche et, à côté, dans la lumière pourpre, je vis briller un bout de chaîne. Le cri lointain et le bruit de chute se rapprochaient sans cesse, et je fermai le vasistas.

     « Ils viennent ici ! » me dis-je, et je commençai à chercher un endroit où me cacher. J’ouvris les poêles, tâtai la cheminée, ouvrit les armoires, mais rien de tout cela ne convenait. Je fis le tour de toutes les pièces, en dehors du cabinet de mon frère, où je ne voulais pas aller jeter un coup d’œil. Je savais qu’il était assis dans son fauteuil, en face de son bureau encombré de livres, tout de suite, cela m’eût été désagréable. 

     Petit à petit, je commençai à avoir l’impression de ne pas être seul : des gens bougeaient autour de moi dans l’obscurité. Ils m’effleuraient presque, et une haleine vint une fois me glacer la nuque.

     « Qui est là ? » demandai-je en chuchotant ; mais personne ne répondit.

     Et lorsque je me remis à marcher, ils me suivirent sans bruit, effrayants. Je savais que ces impressions venaient de ce que j’étais malade et que je commençais certainement à avoir de la fièvre, mais je ne pouvais surmonter la peur qui me donnait comme des frissons. Je tâtai ma tête : elle était brûlante, une vraie fournaise. 

     « Mieux vaut y aller, me dis-je. Lui, tout de même, ce n’est pas un étranger. »

     Il était assis dans son fauteuil, devant son bureau encombré de livres, et il ne disparut pas comme l’autre jour, mais demeura. La lumière rougeâtre s’infiltrait dans la pièce à travers les rideaux baissés, mais on la distinguait à peine et elle n’éclairait rien. Je m’assis sur le divan situé latéralement et me mis à attendre. La pièce était silencieuse, mais un grondement régulier provenait du dehors, accompagné du fracas d’une chute et de cris distincts. Cela se rapprochait. Et la lumière pourpre se renforçait sans cesse, je le voyais déjà, dans son fauteuil : un profil noir comme de la fonte, au fin contour rouge.

     — Mon frère ! dis-je.

     Mais il se taisait, immobile et noir comme un monument. Une lame de parquet craqua dans la pièce voisine – et tout devint aussitôt extraordinairement silencieux, comme c’est le cas seulement là où il y a de nombreux morts. Tous les sons s’éteignirent, et la lumière pourpre elle-même prit une imperceptible teinte livide et silencieuse, elle se figea et se fit légèrement sourde. Je me dis que ce silence venait de mon frère, et lui en parlai.

     — Non, cela ne vient pas de moi, répondit-il. Regarde par la fenêtre.

     Je tirai les rideaux et reculai en chancelant.

     — C’est donc cela ! dis-je.

     — Appelle ma femme : elle n’a pas encore vu ça, ordonna mon frère.

     Elle était assise dans la salle à manger, en train de coudre ; apercevant mon visage, elle se leva docilement, enfonça son aiguille dans son ouvrage et me suivit. Je tirai les rideaux à toutes les fenêtres, et la lumière pourpre se déversa par les larges ouvertures, mais la pièce, étrangement, n’en devint pas plus claire : elle resta aussi sombre, les fenêtres seules brûlaient comme de grands rectangles rouges et immobiles.

     Nous nous approchâmes d’une fenêtre. Depuis le mur de la maison jusqu’à la corniche se montrait un ciel rouge feu, sans nuages, sans soleil ni étoiles, finissant à l’horizon. En-dessous s’étendait une plaine du même rouge sombre, couverte de cadavres. Tous ces cadavres étaient nus et avaient les pieds tournés vers nous, si bien que nous n’apercevions que des plantes de pied et des mentons triangulaires. Le silence régnait, ils étaient manifestement tous morts, aucun blessé n’avait été oublié sur cette plaine infinie.

     — Il y en a de plus en plus, dit mon frère.

     Il se tenait lui aussi près de la fenêtre, ainsi que les autres : ma mère, ma sœur et tous ceux qui habitaient cette maison. Je ne voyais pas leurs visages, je reconnaissais seulement leurs voix. 

     — C’est juste une impression, dit ma sœur.

     — Non, c’est la vérité. Regarde.

     En vérité, il semblait y avoir davantage de cadavres. Nous cherchâmes attentivement la cause du phénomène, et nous l’aperçûmes ; à côté d’un mort, là où il y avait jusque là une place vide, nous vîmes soudain apparaître un cadavre : la terre, apparemment, les rejetait. Et tous les espaces intermédiaires libres se remplissaient rapidement, et la terre entière s’éclaira bientôt de cadavres rose pâle, rangés côte à côte, leurs pieds tournés vers nous. Et la pièce s’illumina d’une lumière d’un rose pâle, blafarde.

     — Regardez, ils n’ont plus la place, dit mon frère.

     Ma mère répondit :

     — Il y en a déjà un ici.

     Nous nous retournâmes : sur le sol derrière nous gisait un corps nu, rose pâle, la tête rejetée en arrière. Tout de suite surgirent à côté de lui un deuxième corps et un troisième. La terre les rejetait l’un après l’autre, et bientôt des rangées bien alignées de corps morts rose pâle remplirent toutes les pièces.

     — Il y en a dans la chambre des enfants, dit la nounou. Je les ai vus.

     — Il faut s’en aller, dit ma sœur.

     — Pas moyen de passer, répliqua mon frère. Regardez.

     C’était vrai, leurs pieds nus nous touchaient déjà, et ils gisaient en rangs serrés,  bras contre bras. Mais voilà qu’ils remuaient, sursautaient et s’élevaient, toujours bien alignés : de nouveaux morts sortaient de terre et les soulevaient.

     — Nous allons être étouffés ! dis-je. Sauvons-nous par la fenêtre.

     — Impossible par là ! cria mon frère. Impossible. Regarde donc ce qu’il y a là-bas !

     … Derrière la fenêtre, dans la lumière rougeâtre et figée, se tenait le Rire rouge en personne.  



8 novembre 19041


Notes

  1. Ancien calendrier. 20 novembre, aujourd’hui.

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