vendredi 28 juin 2024

La pièce de dix kopecks (Maxime Gorki)



Version de 1896


(Un épisode de la vie d’un romantique)



      … J’ai envie de raconter l’évènement le plus triste de ma vie, raconter la première raillerie que me fit subir le destin, la première fois que je fis la connaissance d’un chagrin qui fit frissonner mon cœur effrayé  par la cruelle ironie des circonstances, ironie que le destin lance souvent et sans pitié à la figure des rêveurs.

     Nous étions au printemps ; le feuillage des arbres venait de commencer à repousser. Ils étrennaient leur parure duveteuse, verdure pâle et encore virginale dont la forte odeur était si douce qu’elle semblait s’écouler du ciel en filets se mêlant aux chants des alouettes restant invisibles. 

     Autour de moi, tout était neuf et frais, la terre elle-même sur laquelle j’étais étendu, à la lisière d’un bois, semblait renouvelée et avait l’air de promettre aux hommes plein de choses inconnues jusque là. 

     C’était midi. 

     L’équipe d’ouvriers procédant à des études techniques pour un embranchement de la voie ferrée s’était dispersée dans les champs pour se reposer, et moi, jeune technicien, étudiant stagiaire de vingt ans à l’époque, je m’étais mis à l’écart, m’éloignant d’eux de quelque deux cents sagènes1 ; étendu à la lisière du bois, accoudé contre une souche, je contemplais le ciel. 

     La sensation de fraîcheur et de renouveau émanant de tout ce qui m’entourait, et cette béatitude rêveuse que connaissent, au moment du printemps, tous ceux qui aiment la solitude et la nature, tout cela me plongea dans un état de somnolence, un je-ne-sais-quoi illusoire, tissé de nombreuses pensées inachevées, de sensations variées mais incomplètes, endormant doucement le sentiment d’exister, en même temps qu’elles semblaient élargir le champ de la conscience.

     Le vent faisait parfois osciller légèrement les branches des arbres, et leur doux murmure me berçait encore davantage, me plongeant dans l’infini du ciel, couvrant les vifs trilles des alouettes et disparaissant dans le désert bleuté dont la teinte tendre était une caresse pour mes yeux.

     C’était agréable, et, comme c’est toujours le cas dans des moments pareils, je ne voyais pas s’écouler le temps. Dieu sait combien de minutes ou d’heures je passai à rêver avant que mon ouïe ne capte les sons d’un chant venant du bois. En même temps que les autres sons autour de moi, je respirais ce chant dont je ne distinguais pas les paroles, et j’étais trop paresseux pour ouvrir les yeux et tâcher de voir qui chantait.

     Mais j’avais conscience que c’était une femme, et qu’elle se rapprochait de moi. Un contralto plein et fort coulait en un large  et vibrant courant musical, et le léger bruissement du feuillage lui servait en quelque sorte d’arrière-fond sonore. 

     « C’est sans doute une beauté… » me dis-je en ouvrant les yeux.

     Je ne m’étais pas trompé. Elle sortit du bois juste à ce moment et s’arrêta à sa lisière avec un tressaillement. D’une main elle attrapa une branche d’arbre, et elle serra vivement son autre main contre sa poitrine…

     Grande et élancée, une cape de laine blanche sur les épaules, elle portait une lourde robe de couleur lilas prenant sa taille et tombant en larges plis de ses hanches à ses pieds ; immobile, elle me fixait de ses grands yeux sombres, et un pli accusé se voyait entre ses fins sourcils.

     Je lui avais fait peur, le frayeur brillait dans ses yeux, et ses joues commencèrent à s’allumer d’une lueur rose…

     Le visage en feu, prête à se défendre, elle était d’une beauté impériale ! La peur ne parvenait pas à tuer en elle toute fierté, et un peu de mépris scintillait dans le regard qu’elle posait sur moi. 

     Quant à moi, ensorcelé par sa beauté, immobile et ne pouvant détacher mes yeux d’elle, je ne faisais que la regarder ; sans ses cheveux noirs, je l’aurais peut-être prise pour une fée…

     Elle ne resta sans doute pas plus d’une seconde immobile en face de moi, mais  cette seconde dura pour moi longtemps. Ce qui nous arrive de bon, dans la vie, se mesure toujours en secondes.

     C’est un délice d’ordre élevé que de contempler une belle femme avec des yeux non obscurcis par un brouillard de vils désirs.

     C’était justement ainsi que je regardais cette femme, et je ne pouvais la regarder autrement, car je n’étais pas convaincu que ce fût là une femme – une créature de chair et d’os2 : n’incarnait-elle pas simplement les rêveries insaisissables, tout ce que je ressentais avant son apparition ?

     Mais la voilà qui ébauchait un sourire, juste du coin des lèvres, et s’avançait ; quand elle passa près de moi, le bout de sa robe m’effleura presque ma tête, de légères effluves parvinrent à ma figure.

     J’étais indiciblement heureux de pouvoir la contempler : vraiment, elle était merveilleusement belle ! Son front, en particulier, se grava dans ma mémoire : un haut front de marbre, avec de fins sourcils courbés, et l’espace entre eux marqué d’un pli orgueilleux – d’un orgueil de reine. Ce qui lui donnait l’aspect d’une déesse offusquée qu’un mortel puisse avoir l’audace de tomber en extase devant sa beauté.

     Elle s’en allait lentement, d’une démarche harmonieuse, sans faire de bruit ; j’avais l’impression que les brins d’herbe ne ployaient pas sous ses pieds, et je devenais triste au fur et à mesure qu’elle s’éloignait. Elle s’en allait, et je ne voyais déjà plus son admirable visage, d’une fière beauté !

     Chacun de ses pas faisait croître mon chagrin, et mon cœur battait de plus en plus fort, comme s’il aspirait à la suivre… Je me préparais déjà à crier quelque chose pour qu’elle se retourne et qu’elle me regarde encore une fois, rien qu’une fois.

     Et soudain, elle jeta effectivement un coup d’œil en arrière. Alors, obéissant à une sorte d’impulsion intérieure, rouge de bonheur, je me relevai et tendis une main vers elle…

     Avec un sourire doux et lumineux, elle vint vers moi. Tremblant de vénération, je l’attendais, et, dans mes yeux, tout semblait s’assombrir et tourner étrangement. Une extase inconnue de moi jusqu’alors, s’était emparée de moi, je tremblais, le bonheur me faisait peut-être pleurer, même…

     Elle s’approcha de moi, je perçus une légère odeur de parfum et quelque chose de froid tomba dans ma main… je la fermai convulsivement.

     Je suivis ensuite longuement la beauté des yeux, jusqu’à ce qu’elle disparaisse au loin dans les buissons d’arbustes bordant la voie ferrée. Je la suivais des yeux avec une volupté confinant à la souffrance, j’avais le sentiment qu’elle ne me quittait pas – mêlé à l’empreinte de son admirable visage, le souvenir de sa beauté altière, délicate et fière restait dans mon cœur pour toujours, symbole de tout ce qu’il y a de meilleur de la vie…

     Mais je desserrai alors la main, y sentant toujours quelque chose…

     Il eût mieux valu pour moi devenir auparavant aveugle !

     Dans ma main se trouvait une pièce de dix kopecks, une pièce en argent, certes petite, mais terriblement lourde ! D’un poids indicible !

     Pourquoi, pourquoi avait-elle montré tant de bonté ?

     Je sentais dans mon âme une blessure inguérissable…

     Je compris : ma blouse sale et tout mon vêtement de travail l’avaient amené à me prendre pour un chemineau ; elle avait interprété mon geste comme une demande d’aumône…

     Pourquoi avait-elle été si compatissante ?

     … Plus d’une fois, durant ma vie, je me suis souvenu de cette vile petite pièce, à la fois brillante et d’une modestie mesquine.

     En amour, je cherchais vaillamment de hautes jouissances, de purs délices spirituels, j’en attendais une régénération de mon esprit, une vie nouvelle, et quand celle entre les mains de qui j’avais remis mon âme se dévoilait devant moi, je repensai douloureusement à la pièce de dix kopecks, à cette légère pièce de monnaie brillant d’une vile lueur.

     J’ai cherché beaucoup de choses et j’ai attendu bien des fois… Pour trouver bien peu, et toujours repenser à cette vile pièce de dix kopecks.

     À présent que ma vie s’éteint, qu’elle est devenue vide et ennuyeuse – car il n’y a plus de désirs en elle, plus du tout ! –, maintenant que je me retourne vers le passé, vers l’époque où s’allumait l’aube de ma vie, vers les lointains où sont restés mes espoirs et mes désirs, je me demande :

     « Cette femme, n’était-ce pas le Destin ? N’était-ce pas la Vie, qui nous fait toujours tant de promesses en venant à nous, mais qui ensuite, s’étant emparée de nous, nous jette des miettes et des sous, comme à des mendiants, et, en disparaissant, nous laisse aussi pauvres et misérables qu’au jour de notre naissance ? »



Notes


  1. La sagène mesurait 2,13 m.
  2. Dans le texte : « une créature d’os, de sang et de nerfs »…



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Version de 1916



     Âgé de treize ans, au milieu des gens pénibles parmi lesquels je vivais, mon cœur fut impérieusement attiré par la sœur de ma patronne – une femme de trente ans, svelte comme une jeune fille, avec des yeux doux comme ceux de la Sainte Vierge : ils éclairaient son visage aux traits délicats et d’une régularité admirable. Ces yeux bleus posaient sur toute chose un regard doux et attentif, mais lorsqu’on disait une grossièreté ou une méchanceté, ce regard lumineux se chargeait d’une étrange tension, comme cela se voit chez les gens qui entendent mal.

     Elle n’était pas bavarde – elle n’évoquait que les sujets incontournables : sa santé, son mari et le temps qu’il faisait, les domestiques, les prêtres et les couturières ; je ne l’avais entendu dire du mal de personne. Il y avait dans ses mouvements une sorte de prudence et un certain manque d’assurance, comme si elle craignait toujours de trébucher ou de heurter quelqu’un. J'avais parfois l’impression qu’elle était myope, et il m’arrivait de penser que cette femme paisible vivait dans un songe.

     On riait d’elle. Parfois se réunissaient chez ma patronne des femmes comme elle – fortes, bien nourries et prononçant des paroles impudiques : elles se brûlaient la gorge avec du thé, s’amolissaient à coups de liqueurs et de madère, et se mettaient à raconter des histoires à propos de leurs maris ; la sœur de la patronne entendait des mots crus, et le peau fine de ses joues se couvrait d’une rougeur due à la confusion, ses longs cils s’abaissaient doucement et cachaient ses yeux, elle s’inclinait tout entière, comme un brin d’herbe sur lequel on jetterait une rinçure grasse. 

     La patronne le remarquait et criait gaiement :

     — Regardez la Lina1, voyez comme elle pique un fard… Oh, qu’elle est drôle !

     Et les autres femmes lui adressaient gentiment des reproches :

     — Qu’avez-vous donc, on dirait une demoiselle !…

     Dans de tels moments, je plaignais beaucoup cette femme pure : moi aussi, j’avais honte d’entendre les conversations de lavoir2 de ces femmes. Non seulement elles employaient des expressions crues, mais elles avaient de petits sourires, des rires gras, des clins d’œil éloquents, cela provoquait en moi peur et dégoût. Ces femmes éméchées m’apparaissaient comme des sangsues. L’une était particulièrement effrayante : la veuve d’un entrepreneur de peinture en bâtiment, une lourde femme d’environ quarante ans, au double menton, à la poitrine énorme et aux yeux bovins. Quand elle souriait, elle levait bien haut sa lèvre supérieure moustachue et découvrait une rangée compacte de dents pointues, tandis que ses yeux vert trouble avaient l’air de bouillir et se couvraient d’une humidité luisante.

     — Un mari aime que sa femme n’ait pas froid aux yeux avec lui, disait-elle d’une voix de diacre ivre.

     — Pas tous les maris, lui objectait-on.

     — Mais si ! Tous… Bien sûr, si le mari est impuissant, ça ne lui est pas utile, mais un bon mari n’aime pas la pudibonderie. Pourquoi les moujiks passent-ils du temps avec les trainées ? Parce que les traînées sont plus malignes que nous, elles ne connaissent pas la pudeur. La pudeur, c’est pour les vierges, pour une femme, c’est seulement gênant.  

     Les autres n’étaient pas toutes d’accord, mais toutes faisaient son éloge :

     — Comme vous êtes hardie, Maria Ignatovna !

     En servant à table, j’écoutais ces propos, et je voyais ployer le cou de cygne de la chère femme, je voyais rougir ses petites oreilles entourées de boucles châtain, je voyais ses doigts casser et émietter un biscuit. Je la plaignais follement, j’étais au bord des larmes, cependant que les autres femmes éclataient de rire :

     — Non mais, regardez un peu la Lina !…

     J’étais convaincu qu’il était insupportablement pénible à cette femme de se trouver en telle compagnie,, et il me semblait évident que je devais l’aider. Mais comment ?

     J’avais beau avoir déjà lu pas mal de livres, il ne se trouvait indiqué dans aucun de ces livres comment un garçon de treize ans pouvait venir en aide à une femme deux fois plus âgée que lui. Et dans un livre, pour mon malheur, on trouvait : « L’amour n’épargne ni le pope ni le diable, il ne tient pas compte de l’âge et nous sommes tous ses esclaves. » Je savais trop bien, pour mon âge, quelles étaient les relations non livresques unissant les hommes et les femmes, mais les livres me donnaient la force salutaire de croire en la possibilité de relations différentes, et j’en rêvais obstinément, en imaginant des choses émouvantes et sublimes. Il ne pouvait tout de même pas se faire que l’amour prenne pour toutes les femmes et tous les hommes les formes qu’il revêt pour un taureau sauvage, pour le soldat Iérofeïev et pour la constamment ivre, débraillée, vantarde et impudique blanchisseuse Orina.   

     je m’obstinais à chercher comment je pourrais venir en aide à une gentille femme qui, visiblement, ne voulait ni entendre ni voir les grossièretés de la vie, qui n’était pas faite pour elles. J’avais des rêveries  héroïques : j’étais un chef de brigands, vigoureux gaillard en caftan rouge, le poignard à la ceinture et le chapeau de fourrure incliné sur la tête. Mes camarades mettaient le feu à la maison où elle vivait, et moi, la prenant par le bras, je courais à mon cheval, dans la cour. Je me rêvais en sorcier commandant à tous les démons, ils nous rendaient invisibles, elle et moi ; et nous voilà, légers comme des flocons de neige, planant au-dessus de la campagne déserte que le ciel bleu teintait de la même couleur, et devant nous, entre des pyramides de sapins, se tient une maison d’un blanc délicat : sortant de ses fenêtres grandes ouvertes, une admirable musique parcourt les champs et vient à notre rencontre, telle une rivière – le cœur défaille en entendant cette musique, et le corps s’en imprègne et chante.

     J’avais aussi des rêves moins heureux, les répugnants cauchemars d’un adolescent dont l’imagination était trop en éveil.

     En réalité, ma bien-aimée passait à côté de moi aussi prudemment qu’à côté des autres : j’avais l’impression qu’elle craignait de se salir en heurtant quelqu’un, et que son souci numéro un était de n’effleurer personne. Mais elle avait dû remarquer mon excessive persévérance à la suivre du regard, ses yeux s’étaient mis à rencontrer de plus en plus souvent les miens, et finalement, au lieu de passer devant moi en silence  lorsque je lui ouvrais la porte donnant sur le perron, elle avait commencé à me dire :

     — Bonjour !

     Bien entendu, je donnais à ce salut un sens élargi, comme si elle m’eût ordonné de lui dire bonjour.

     J’étais en pleine béatitude. Bien sûr, bonjour à toi, ma reine ! Mon destin était scellé, par toutes les puissances de la vie et tous les livres : à toi !

     Un jour, elle me demanda :

     — Tu es triste ?

     Je ne pus répondre, mon cœur défaillait : puisqu’elle me voyait triste, elle avait donc remarqué que, d’ordinaire, j’étais gai, par conséquent elle m’aimait. La conclusion était un peu osée, mais elle était agréable, et j’en fus si réjoui que je courus à la cuisine embrasser le chat – un vieil animal tout pelé que je ne chérissais pas, le trouvant cruel et obséquieux.

     Le mois de mars jouait les farceurs, il avait des caprices d’enfant gâté : tantôt il semait par terre, en épaisse nuée, un lourd duvet neigeux, tantôt il allumait dans le ciel un vif soleil et faisait éclore des bourgeons laineux sur les branches sombres des arbres. Les ruisseaux gazouillaient en sortant des congères, et l’on entendait la neige, creusée de l’intérieur, s’affaisser en soupirant vers la terre. De jour en jour s’élargissaient et s’approfondissaient les trouées bleues entre les masses de nuages gris et inquiets, et, à voir ces abîmes dans les cieux, la vie devenait plus légère, elle prenait un air de fête. Les premières fleurs printanières s’ouvraient dans l’âme, avant de s’épanouir dans les champs.

     La femme de mon patron avait de sérieux ennuis de santé, sa sœur venait la voir presque chaque jour, et, en sa présence, tout  s’améliorait dans la maison, devenait plus agréable et plus tranquille. 

     Se balançant comme si elle faisait du patin sur un plancher peint, elle allait sans bruit de la chambre à la cuisine avec des torchons imbibés d’eau et de vinaigre, avec des carafes de boisson au jus de canneberge, et je la contemplais avec admiration.

     Un jour, se lavant les mains et me voyant un livre dans les mains, elle demanda :

     — Qu’est-ce que tu lis ?

     Je lui dis le titre du livre.

     — Lis plutôt la Vie de Sainte Barbe3, me conseilla-t-elle. C’est tout de même l’ange4 de ta maman.

     — Mais mon ange à moi, c’est vous, dis-je.

     Je me souviens l’avoir même dit d’une voix de basse. Après quoi, mon audace m’épouvanta : allait-elle se fâcher ?

     Mais, sans même me regarder, elle me demanda :

     — Verse-moi de l’eau dans la cuvette…

     Elle lava ses doigts fins, les essuya soigneusement l’un après l’autre et, après un coup d’œil par la fenêtre, dit :

     — Comme ça fond !

     En effet, en plein soleil, cela fondait rudement, du toit coulaient sans interruption des filets d’eau, tels des lacets argentés semés d’un arc-en-ciel de pierres fines. Un arc-en ciel s’était également allumé dans mon cœur, en train de fondre lui aussi.

     Un peu après, le patron vint dans la cuisine et, ayant agité d’un air sévère ses longs cheveux, il me menaça du doigt :

     — Dis donc, espèce de brute ! Qu’est-ce que tu as dit à Olimpiadka5 ?

     — Qu’elle ressemblait à un ange, reconnus-je.

     — Et, par hasard, on peut dire ce genre de chose à une femme mariée ?

     — Cela se dit dans les livres.

     — À des femmes mariées ? Tes livres, on devrait te frapper la caboche avec. Attention, hein ! Elle n’a pas besoin de toi pour savoir à quoi  elle ressemble…

     Le patron eut un large sourire ironique et disparut, me laissant un peu triste : pourquoi s’était-elle plainte de moi ?  Elle n’aurait pas dû…

     Deux jours plus tard, en préparant dans la cuisine la boisson au jus de canneberge, elle me dit :

     — On se plaint de ton audace et de ton obstination : ce n’est pas bien !

     J’attendais d’elle autre chose ; je rougis et demandai :

     — Pourquoi ce n’est pas bien ?

     — Tu dois bien le savoir toi-même.

     Alors, je me mis à lui sortir tout ce que je pensais : et c’était bien, qu’elle gardât le silence quand on disait des saletés devant elle ?

     — Je le vois bien, que vous avez honte d’entendre ça ; vous n’êtes pas comme elles, enfin ! Elles sont vulgaires, grossières, pires que des blanchisseuses ivres…

     Je lui tins un long discours sévère, et elle, se tenant contre la table au-dessus du tamis à travers lequel elle passait le jus de canneberge, me regardait avec des yeux ronds, la bouche entrouverte comme pour se mettre à crier. Elle avait un visage absolument enfantin, et tenait à la main une cuiller de bois qu’elle utilisait pour faire couler le jus rose.

     — Chhh… siffla-t-elle soudain en brandissant vers moi sa cuiller. Tais-toi ! En voilà un… et si jamais je me plains de toi…

     — Plutôt que de vous plaindre de moi, vous feriez mieux de vous enfuir avec moi du côté de la Volga ! lui proposai-je.

     — Quoi-oi ? Où ça ?

     — Dans les forêts, au-delà de la Volga. À présent, le printemps va arriver – nous trouverons de quoi subsister !

     Elle s’assit sur un banc et demanda :

     — Pour quoi faire ?

     — Et que faites-vous avec ces gens-là ?

     Et je lui expliquai comme je le pus que j’étais prêt à la servir jusqu’à la vieillesse et jusqu’à la mort, et qu’avec moi, elle aurait une vie splendide – je serais aux petits soins pour elle !

     Elle se mit à rire de façon tout à fait déplacée, même si elle ne riait pas aux éclats ; tout en riant, elle me dit :

     — Ah, Seigneur, ce que tu peux être amusant, avec ta façon de tout… envisager ! Quelle imagination, Seigneur… Au-delà de la Volga ! Oh ! 

     Secouée de rire, elle partit, et moi j’allai au hangar fendre du bois. Une demi-heure plus tard, le patron se montra, qui me dit :

     — Écoute, l’ami : si tes bêtises et tout ton verbiage parviennent aux oreilles de ma femme, je ne te défendrai pas, c’est vu ?… Tu perds la tête, ou quoi ?

     Resté seul, je songeai : « Elle est trop confiante : elle raconte tout à des étrangers ! »

     Nous voici à Pâques. L’air bleuté est rempli du bourdonnement de cuivre du printemps, du fracas des calèches sur les pavés secs, du bruit enivrant de la fête.

     En ouvrant la porte aux visiteurs, j’attendais en tremblant grandement le moment où elle paraîtrait, et où je lui dirais :

     « Le Christ est ressuscité6 ! »

     « Il l’est, en vérité », répondrait-elle, avant de me donner, de ses lèvres roses, trois baisers.

     Après quoi, je mourrais peut-être sur place, mais – pourvu qu’elle m’embrasse !

     Les aumônes de fêtes que les invités ivres me prodiguaient ne m’avaient jamais semblé aussi pénibles que cette fois-là. Je ne pouvais pas les refuser.  Les pièces de vingt kopecks toutes suantes me brûlaient la main et me semblaient aussi pesantes que des poids de fonte.

     J’étais dans l’état d’esprit d’un croyant avant la communion, je me sentais capable d’un grand exploit, et prêt à cet exploit - et c’était bien le cas : le premier baiser d’une femme est un très grand évènement dans la vie d’un homme.

     Elle arriva enfin. Elle portait une robe de soie bleue, et une cape à la Talma7 avec une quantité de jais, le tout fort brillant et froufroutant. 

     Haletant, je dis :

     — Le Christ est ressuscité ! 

     — Il l’est, en vérité, répondit-elle ; et, sans s’arrêter, elle me glissa dans la main une pièce de monnaie de la taille d’une grosse larme.

     C’était une pièce de dix kopecks, une vieille pièce, tout effacée, avec un petit trou en-dessous de l’aigle8.

     M’étant serré contre le mur, abasourdi, je regardais cette femme monter une marche après l’autre. D’un seul coup, j’avais cessé de l’aimer : cette pièce de dix kopecks avait, comme une hache froide, détaché mon amour de mon cœur.

     Le soir même, je jetai la pièce – prix de mon amour — dans un ravin, dans une mare d’eau trouble, produite par la fonte des neiges.

     … Après cela, je fus souvent amoureux, et je reçus de nombreuses pièces de dix kopecks – des vieilles et des récentes.



Notes


  1. Forme raccourcie de divers prénoms : Akoulina, Kapitolina, Galina, Polina, etc. Voir la note 4.
  2. Dans le texte : « de garçons de bains ».
  3. Dans le texte : « de Varvara la grande Martyre ».
  4. Au sens d’ange gardien.
  5. Pour Olimpiada : Olympie. C’est ce prénom qui, plus haut était raccourci en « Lina »…
  6. Tient lieu de « bonjour ! » à Pâques, chez les orthodoxes. La réponse est aussi classique,, ainsi que le baiser de Pâques.
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois-Joseph_Talma
  8. L’aigle impérial. Le terme intervient dans l’expression russe correspondant à notre « Pile ou face ? »

vendredi 21 juin 2024

Le Rire rouge (Leonid Andreïev)

 

 Ce texte hallucinant et halluciné est une évocation, rédigée à la fin de l’année 1904 par L. Andreïev, de la guerre de Mandchourie (soutenue par l’Église russe, en tant que lutte de la Croix contre les païens) entre la Russie et le Japon, dont on connaît surtout en Occident les aspects maritimes, le désastre de Port-Arthur. Le récit est d’une violence tournant à l’onirisme. Dix ans plus tard, son auteur se prononcera pour la guerre à outrance contre l’Allemagne, sans concession, fondant et dirigeant une revue au titre significatif, La Patrie





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Le texte au format pdf :




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