dimanche 15 septembre 2024

La tempête de neige (Alexandre Pouchkine)

 Galopant d’une congère à l’autre,
Les chevaux foulent la neige profonde…
Voici, à l’écart, une église
Semblant bien seule à la ronde.
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La tempête entame soudain sa ronde,
La neige tombe en gros flocons ;
Faisant siffler son aile, le corbeau
Tournoie au-dessus du traîneau ;
Ce prophète de malheur fait entendre un gémissement !
Les chevaux pressent le pas et, attentivement,
Regardent devant eux les ténèbres,
En soulevant leur crinière…

                     Joukovski1





     À la fin de l’année 1811, époque mémorable pour nous, vivait sur son domaine de Niénaradovo le bon Gavrila Gavrilovitch2 R***. Son hospitalité et sa cordialité étaient célèbres aux alentours ; des voisins arrivaient à chaque instant chez lui pour festoyer et jouer au boston3 à cinq kopecks la partie avec sa femme, et certains pour jeter un coup d’œil sur Maria Gavrilovna, leur fille, demoiselle de dix-sept ans, svelte et le teint pâle : elle passait pour un riche parti, et nombreux étaient ceux qui songeaient à elle pour eux-mêmes ou pour leurs fils.

     Maria Gavrilovna ayant fait son éducation dans les romans français, elle se trouvait en conséquence amoureuse. L’objet choisi par elle était un pauvre enseigne4 se trouvant en congé dans son village. Il va sans dire que le jeune homme brûlait d’une flamme égale à la sienne, et que les parents de sa bien-aimée, ayant remarqué leur attirance réciproque, avaient interdit à leur fille de seulement songer à lui, qu’ils considéraient plus mal encore qu’un assesseur de justice à la retraite.

     Nos amants entretenaient une correspondance et se retrouvaient chaque jour en tête-à-tête dans un bosquet de pins ou près d’une vieille chapelle. Ils s’y juraient un amour éternel, se lamentaient de leur sort et envisageaient diverses possibilités. À force de s’écrire et de converser de la sorte, il en arrivèrent – ce qui est bien naturel – à tenir le raisonnement suivant : « Si nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre, et si de cruels parents s’opposent à notre bonheur, n’avons-nous pas le droit de passer outre à leur volonté ? » il va de soi que cette heureuse pensée naquit d’abord dans le tête du jeune homme, et que l’imagination romanesque de Maria Gavrilovna la goûta fort.

     L’hiver vint interrompre leurs rendez-vous ; mais leur correspondance n’en fut que plus vive. Dans chacune de ses lettres, Vladimir Nikolaïévitch suppliait Maria Gavrilovna de se fier à lui : ils se marieraient en secret, se cacheraient quelque temps puis viendraient se jeter aux pieds de ses parents, qui, bien sûr, seraient touchés par la constance héroïque des amants, émus par leur infortune, et leur diraient immanquablement : « Dans nos bras, les enfants ! »   

     Maria Gavrilovna hésita longtemps ; elle rejeta de nombreux plans de fuite. Elle finit par donner son accord au suivant : elle devait, le jour fixé, se retirer dans sa chambre sans souper, en prétextant un mal de tête. Sa femme de chambre était du complot ; toutes les deux sortiraient dans le jardin par la porte de service, le traverseraient et trouveraient un traîneau les attendant, qui les emmènerait à cinq verstes5 de  Niénaradovo, à Jadrino, directement à l’église du bourg, où les attendrait Vladimir.

     La veille du jour décisif, Maria Gavrilovna ne ferma pas l’œil de toute la nuit ; elle fit ses paquets, emballa linge et vêtements et écrivit une longue lettre à son amie, demoiselle sentimentale , ainsi qu’une autre à ses parents. Elle leur disait adieu en usant des expressions les plus touchantes et en alléguant, pour excuser sa faute, la force irrésistible de sa passion, et elle terminait en écrivant qu’elle tiendrait pour la minute de la plus haute félicité de sa vie l’instant où il lui serait permis de se jeter aux pieds de ses chers parents. Ayant scellé les deux lettres avec un cachet de Toula6 représentant deux cœurs enflammés avec une légende adéquate, elle se jeta sur son lit et s’assoupit juste avant l’aube ; mais d’effrayants rêves la réveillaient à tout moment. Tantôt il lui semblait qu’au moment de monter dans le traîneau pour aller se marier, son père l’arrêtait et la traînait dans la neige avec une douloureuse rapidité, pour la jeter dans un souterrain obscur et sans fond… et elle courait précipitamment, son cœur défaillant de façon indicible ; tantôt elle voyait Vladimir étendu dans l’herbe, pâle et ensanglanté. Mourant, il la suppliait d’une voix perçante de l’épouser au plus vite… D’autres visions hideuses et absurdes défilaient devant elle les unes après les autres. Elle finit par se lever, plus pâle que d’habitude, avec un mal de tête qui n’était nullement feint. Son père et sa mère remarquèrent son trouble ; leur tendre prévenance et leurs questions répétées : « Qu’y a-t-il, Macha7 ? Serais-tu malade, Macha ? » lui déchiraient le cœur. Elle s’efforçait de les calmer, de paraître gaie, sans y parvenir. Le soir arriva. La pensée qu’elle se retrouvait pour la dernière fois au milieu des siens lui serrait le cœur. Elle était à demi-morte ; elle disait secrètement adieu à tous les êtres et à tous les objets autour d’elle.

     Le souper fut servi ; son cœur se mit à battre à grands coups. D’une voix tremblante, elle déclara n’avoir pas envie de souper, et se mit à prendre congé de ses parents. Ceux-ci l’embrassèrent et, à leut habitude, la bénirent : elle faillit se mettre à pleurer. Revenue dans sa chambre, elle se laissa tomber dans un fauteuil et fondit en larmes. Sa jeune femme de chambre fit ce qu’elle pouvait pour l’apaiser et la réconforter. Tout était prêt. D’ici une demi-heure, Macha devait quitter pour toujours la maison paternelle, sa chambre, sa paisible vie de jeune fille… Au-dehors, c’était la tempête ; le vent hurlait, secouant les volets et les faisant claquer ; tout lui semblait menaçant et de mauvais présage. Dans la maison, tout s’endormit et le silence régna. Macha s’enveloppa d’un châle, mit un manteau chaud, saisit sa cassette et sortit sur le perron de l’entrée de service. Sa servante la suivait avec deux baluchons. Elles descendirent au jardin. La tempête de neige ne s’apaisait pas, le vent lui soufflait dessus comme pour arrêter la jeune criminelle. Elles traversèrent à grand-peine le jardin. Sur le seuil, un traîneau les attendait. Gelés, les chevaux piétinaient sur place ; le cocher de Vladimir faisait les cent pas devant les brancards en retenant les bêtes impatientes. Il aida la jeune fille et sa soubrette à s’installer et à trouver de la place pour les baluchons et la cassette, attrapa les rênes et les chevaux filèrent. Laissons la demoiselle à la bonne garde du destin et confions-la à l’habileté du cocher Tériochka, et voyons ce qu’il en est de notre jeune amant.

     Vladimir s’était déplacé toute la journée. Le matin, il était allé voir le prêtre de Jadrino, pour s’entendre à grand-peine avec lui ; il s’était mis ensuite à chercher des témoins parmi les propriétaires voisins. Il se montra d’abord chez le cornette8 en retraite Dravine, quadragénaire qui s’empressa d’accepter, cette aventure, assurait-il, lui rappelant l’ancien temps et les frasques des hussards. Il persuada Vladimir de rester dîner avec lui, lui assurant que trouver les deux autres témoins ne présenterait aucune difficulté. En effet, aussitôt après le repas apparurent l’arpenteur Schmidt, moustachu et pourvu d’éperons, et le fils du chef de la police10 du district, garçon de quelque seize ans récemment entré chez les uhlans. Non seulement ils acceptèrent la proposition de Vladimir, mais ils jurèrent qu’ils étaient prêts à donner leur vie pour lui. Vladimir les étreignit avec effusion et rentra chez lui pour faire ses préparatifs. 

     Il faisait noir depuis longtemps. Vladimir envoya à Niénaradovo son homme de confiance, Tériochka, avec sa troïka11 et des instructions détaillées, et fit atteler un petit traîneau à un seul cheval, et partit seul, sans cocher, pour Jadrino, où dans deux heures devait arriver également Maria Gavrilovna. Il connaissait la route, il n’en avait pas pour plus de vingt minutes.

     Mais à peine Vladimir eut-il dépassé la haie et se retrouva-t-il en pleine campagne, que le vent se leva et qu’une telle tempête se forma qu’il ne vit plus rien. En une minute, la neige recouvrit le chemin ;  autour de lui, tout disparut dans une brume trouble et jaunâtre traversée par de blancs flocons de neige ; le ciel se fondit avec la terre. Se retrouvant en plein champ, Vladimir tentait vainement de rejoindre la route ; le cheval avançait au hasard et, à chaque instant, tantôt montait sur une congère, tantôt s’enfonçait dans un fossé ; le traîneau ne faisait que verser. Vladimir s’efforçait de rester dans la bonne direction. Mais il lui semblait qu’une demi-heure s’était déjà écoulée sans qu’il eût atteint le petit bois de Jadrino. Dix minutes plus tard, le petit bois n’était toujours pas visible. Vladimir se mouvait dans une plaine coupée de profonds ravins. La tempête ne s’apaisait pas, le ciel restait couvert. Le cheval commençait à être fatigué, et Vladimir suait à grosses gouttes en dépit du fait qu’il se retrouvait à tout moment enfoncé à mi-corps dans la neige.

     Il finit par s’apercevoir qu’il n’était pas dans la bonne direction; Il arrêta le cheval, réfléchit, essaya de se rappeler et fut convaincu qu’il lui fallait prendre à droite. Ce qu’il fit. Le cheval avançait à peine. Cela faisait plus d’une heure que Vladimir était en route. Jadrino ne devait plus être bien loin. Mais il avait beau avancer, la plaine était sans fin. Rien que des congères et des ravins ; le traîneau versait sans cesse, il devait tout le temps le redresser. Le temps passait ; Vladimir se mit à ressentir une vive inquiétude.

     Enfin, sur le côté, quelque chose de sombre apparut. Vladimir tourna dans cette direction. En s’approchant, il aperçut un boqueteau. Dieu soit loué, se dit-il, me voilà tout près.. Il vint à la lisière du bosquet, espérant tomber sur la route connue ou faire le tour du bois : Jadrino se trouvait juste derrière. Il trouva bientôt une route qui le fit pénétrer dans l’obscurité des arbres que l’hiver avait dépouillés de leurs feuilles. Le vent se pouvait s’y déchaîner, le chemin était plat ; le cheval reprit courage, et Vladimir retrouva son calme. 

     Mais il avançait, il avançait toujours, pas de Jadrino ; le bois n’en finissait pas. Vladimir s’avisa avec terreur qu’il était entré dans une forêt inconnue. Le désespoir s’empara de lui. il donna un coup de fouet au cheval ; la pauvre bête partit au trot, mais se fatigua vite, et se remit au pas au bout d’un quart d’heure, malgré tous les efforts du malheureux Vladimir.

     Peu à peu, la forêt se fit moins dense, et Vladimir en sortit ; toujours pas de Jadrino. Il devait être aux alentours de minuit. Il avança au hasard, les larmes aux yeux. La tempête avait cessé, les nuages se dispersaient, une plaine s’étendait devant lui, couverte d’un tapis blanc et onduleux. La nuit était assez claire. Il aperçut, non loin de lui, un hameau composé de quatre ou cinq chaumières. Vladimir s’y rendit. Devant la première petite izba, il sauta de son traîneau, courut à la fenêtre et se mit à y frapper. Au bout de quelques minutes, le volet de bois se leva et un vieillard se pencha au dehors, montrant sa barbe blanche. « Qu’est-ce que tu veux ? » — « Jadrino, c’est loin ? » — « Si Jadrino, c’est loin ? » — « Oui ! C’est loin ? » — « Pas bien loin ; une dizaine de verstes. » À cette réponse, Vladiimir s’attrapa les cheveux et se figea comme un homme condamné à mort.

     « Et d’où viens-tu ? » reprit le vieux. Vladimir n’avait pas le cœur de répondre à des questions. « Vieillard, peux-tu me procurer des chevaux pour aller à Jadrino ? » demanda-t-il. « Nous n’avons pas de chevaux » répondit le moujik. « Un guide, au moins ? Je le paierai autant qu’il voudra. » — « Bouge pas, dit le vieux en abaissant le volet, je t’envoie mon fils, il te guidera. » Vladimir se mit à attendre. Moins d’une minute plus tard, il frappa de nouveau à la fenêtre. Le volet se releva, la barbe se montra. « Qu’est-ce que tu veux ? » — « Alors, ton fils ? » — « Il arrive, il se chausse. Tu es peut-être transi ? Entre te réchauffer. » — « Merci, envoie-moi vite ton fils. »

     La porte grinça ; un jeune gars sortit, un gourdin à la main, et se mit devant le traîneau, tantôt montrant la route, tantôt cherchant le chemin recouvert par les congères. « Quelle heure est-il ? » lui demanda Vladimir. « Il fera bientôt jour », répondit le jeune moujik. Vladimir ne desserra plus les lèvres.

     Les coqs chantaient et il faisait déjà clair lorsqu’ils atteignirent Jadrino. L’église était fermée. Vladimir paya son guide et alla chez le prêtre. dans la cour, point de troïka. Quelle nouvelle n’allait-il pas apprendre !

     Mais retournons à nos braves propriétaires de Niénaradovo, et voyons ce qui se passe là-bas.

     Rien du tout.

     Les deux vieux se réveillèrent et allèrent au salon, Gavrila Gavrilovitch en bonnet de nuit et veston de fine laine, Praskovia Ivanovna12 en robe de chambre ouatée. Le samovar apporté, Gavrila Gavrilovitch envoya une jeune servante prendre des nouvelles de Maria Gavrilovna : avait-elle bien dormi, comment se sentait-elle ? La servante revint en annonçant que Mademoiselle disait avoir mal dormi, mais qu’elle se sentait mieux maintenant et qu’elle allait venir tout de suite. Effectivement, la porte s’ouvrit et Maria Gavrilovna s’approcha pour souhaiter le bonjour à ses parents.

     « Comment va ta tête, Macha ? » demanda Gavrila Gavrilovitch. « Mieux, papa », répondit Macha. « Tu as dû t’asphyxier un peu hier, Macha », dit Praskovia Ivanovna. « C’est possible, maman », répondit Macha.

     La journée se passa bien, mais, la nuit, Macha tomba malade. On envoya chercher un médecin en ville. Il arriva au soir et trouva la jeune fille en plein délire. une fièvre  chaude s’était déclarée, et la pauvre malade resta deux semaines au bord de la tombe.

     Personne, dans la maison, ne savait rien de la fuite envisagée; les lettres écrites la veille avaient été brûlées ; craignant la colère des maîtres, sa femme de chambre n’avait rien raconté à personne. Le prêtre, le cornette à la retraite, l’arpenteur moustachu et le jeune uhlan se montrèrent discrets, et non sans raison. Le cocher Tériochkane ne disait jamais rien de trop, même en état d’ébriété. De la sorte, le secret fut gardé par plus d’une demi-douzaine de conspirateurs. Mais Maria Gavrilovna, dans son délire, se trahissait elle-même. Toutefois, ses paroles étaient à ce point décousues que sa mère, qui ne quittait pas son chevet, put juste saisir que sa fille était éperdument amoureuse de Vladimir Nikolaïévitch, et que cet amour semblait être la cause de sa maladie. Elle s’en entretint avec son mari, ainsi qu’avec quelques voisins, et il fut finalement décidé d’un commun accord que tel était, assurément, le destin de Maria Gavrilovna, que les mariages s’écrivent dans le ciel14, que pauvreté n’est pas vice, que l’on vit avec un homme, et non avec la richesse, etc. Les proverbes de mœurs nous sont étonnamment utiles lorsque nous sommes en peine de trouver d’autres justifications.

     Cependant, la jeune fille commença à se rétablir. Depuis longtemps, on ne voyait plus Vladimir chez Gavrila Gavrilovitch. Il redoutait l’accueil qu’on lui faisait d’ordinaire. On convint d’envoyer le chercher en lui annonçant son bonheur inespéré : le mariage était accordé. Mais quelle ne fut pas la surprise des propriétaires de Niénaradovo en recevant de Vladimir, pour toute réponse à leur invitation, une lettre insensée ! Il y déclarait qu’il ne mettrait plus les pieds chez eux, et leur demandait d’oublier un malheureux qui ne pouvait plus espérer que la mort. Quelques jours plus tard, ils apprirent que Vladimir était parti à l’armée. Cela se passait en 1812.

     On resta longtemps sans oser l’annoncer à la convalescente Macha. Elle ne mentionnait jamais Vladimir. Quelques mois plus tard, ayant lu son nom parmi ceux de gens grièvement blessés lors de fais d’armes glorieux à Borodino, elle s’évanouit, ce qui fit craindre un retour de la fièvre chaude. Mais, Dieu merci, cette pâmoison n’eut pas de suite.

     Elle eut un autre motif d’affliction : Gavrila Gavrilovitch mourut, en la laissant unique héritière de ses biens. Mais cet héritage ne la consolait pas ; elle partageait sincèrement le chagrin de la pauvre Praskovia Ivanovna, à qui elle promit de ne pas l’abandonner ; elles quittèrent toutes les deux Niénaradovo, lieu de tristes souvenirs, et partirent s’installer au domaine de N***. 

     Là aussi, les prétendants se mirent à vibrionner autour de cette délicieuse jeune fille et riche parti ; mais à aucun elle ne donnait le moindre espoir. Sa mère essayait parfois de la convaincre de se choisir un ami ; Maria Gavrilovna hochait la tête et devenait pensive. Vladimir n’était plus de monde : il était mort à Moscou, la veille de l’entrée des Français dans la ville. Son souvenir paraissait sacré pour Macha ; en tout cas, elle conservait tout ce qui pouvait le lui évoquer : les livres qu’il avait lus autrefois, ses dessins, ses partitions et les vers qu’il avait recopiés pour elle. Au courant de tout cela, les voisins admiraient sa constance et guettaient par avance avec curiosité le héros qui triompherait enfin de la triste fidélité de cette virginale Artémise16. 

     Cependant, la guerre s’était glorieusement terminée. Nos régiments rentraient d’au-delà les frontières. Le peuple courait à leur rencontre. Les musiciens jouaient des airs des pays conquis : Vive Henri Quatre17, des valses du Tyrol et des airs de Joconde18. Les officiers, encore presque adolescents au début de la campagne, revenaient en hommes devenus virils dans l’atmosphère des batailles, et couverts de croix19. Les soldats causaient gaiement entre eux, en fourrant à tout moment dans leurs propos des mots français ou allemands. Époque inoubliable ! Temps de gloire et d’enthousiasme ! Comme le cœur russe battait avec force au mot de « Patrie » ! Qu’ils étaient doux, les pleurs des retrouvailles ! Comme nous unissions tous en nous le sentiment de fierté nationale et l’amour du Tsar ! Et quels instants vivait le souverain !

     Les femmes, les femmes russes étaient alors incomparables. Leur froideur habituelle avait disparu. Leur enthousiasme était véritablement enivrant, lorsqu’elles accueillaient les vainqueurs avec des « Hourra ! »


                                     En jetant leurs bonnets en l’air20


     Lequel des officiers de l’époque ne reconnaîtrait pas qu’il doit à la femme russe la meilleure, la plus précieuse des récompenses ?…

     Durant cette splendide époque, Maria Gavrilovna vivait avec sa mère dans la province de *** et ne put voir les deux capitales21 fêter le retour des troupes. Mais l’enthousiasme était peut-être encore plus fort dans les districts et les villages. Un officier y faisant son apparition était porté en triomphe, tandis que l’amoureux en frac perdait tout intérêt.

     Nous avons déjà mentionné qu’en dépit de sa froideur, Maria Gavrilovna se voyait, comme autrefois, entourée de galants intéressés. Mais ils durent tous céder la place lorsque se montra dans son château Bourmine, colonel de hussard nanti d’une blessure, de la croix de Saint-Georges portée à la boutonnière et d’une « intéressante pâleur », comme disaient les demoiselles de là-bas. Il avait environ vingt-six ans. Il était venu en congé sur ses terres, voisines du village de Maria Gavrilovna22. Celle-ci le remarqua tout particulièrement. En sa présence, elle reprenait vie, sortant de sa rêverie coutumière. On n’ira pas jusqu’à dire qu’elle faisait la coquette avec lui ; mais le poète, en voyant sa conduite, eût demandé23 :


                                       Se amor non è, che dunque ?…


     Bourmine était en effet un charmant jeune homme. Il possédait précisément l’esprit qui plaît aux femmes : décence et observation, raillerie insouciante et sans aucune prétention. Avec Maria Gavrilovna, il adoptait des façons libres et simples ; mais, quoi qu’elle dît ou fît, ses regards la suivaient, et son âme également. Il semblait modeste et d’un caractère doux, mais la rumeur assurait qu’il avait été autrefois un mauvais sujet de premier ordre, et cela ne lui nuisait pas dans l’opinion de Maria Gavrilovna, laquelle, ainsi que toutes les jeunes dames, se faisait un plaisir d’excuser les frasques révélant la hardiesse et l’ardeur d’un caractère.

     Mais plus que tout le reste (plus que sa tendresse, plus que l’agrément de sa conversation, plus que son intéressante pâleur, plus que son bras en écharpe), le silence du jeune hussard excitait sa curiosité et son imagination. Elle ne pouvait ignorer qu’elle lui plaisait beaucoup ; de son côté, avec son esprit et son expérience, il avait pu se rendre compte qu’elle l’avait distingué : comment se faisait-il qu’elle ne le vît pas encore à ses pieds, lui déclarant son amour ? Qu’est-ce qui le retenait ? Était-ce la timidité liée à un amour véritable, la fierté, ou la coquetterie d’un rusé galant ? Cela restait pour elle une énigme. Après mûre réflexion, elle conclut à la timidité, et décida de l’encourager en lui manifestant davantage d’attention et même, suivant les circonstances, de tendresse. Elle préparait le dénouement le plus inattendu et attendait avec impatience la minute de l’explication romanesque. De quelque nature qu’il soit, le secret pèse toujours sur le cœur féminin. Ses manœuvres guerrières obtinrent le succès escompté : en tout cas, Bourmine devint si pensif, et ses yeux noirs se posaient sur Maria Gavrilovna avec une telle flamme que la minute décisive, semblait-il, approchait grandement. Les voisins parlaient du mariage comme d’une affaire déjà conclue, tandis que la bonne Praskovia Ivanovna se réjouissait de voir que sa fille s’était enfin trouvé un fiancé digne d’elle.

     La vieille dame était un jour assise seule au salon, faisant une « grande patience », lorsque Bourmine entra dans la pièce et s’enquit aussitôt de Maria Gavrilovna. « Elle est au jardin, répondit la vieille ; allez la voir, je reste ici à vous attendre. » Bourmine s’en alla, cependant que la vieille femme se signait en pensant : « Tout cela prendra peut-être fin aujourd’hui même ! »

     Bourmine trouva Maria Gavrilovna près de l’étang, sous un saule, un livre dans les mains et vêtue d’une robe blanche, en véritable héroïne de roman. Après les premières questions, Maria Gavrilovna cessa volontairement d’entretenir la conversation, accroissant ainsi leur gêne à tous deux, gêne qui ne pouvait se dissiper qu’au moyen d’une explication soudaine et décisive. Ce qui se produisit : sentant le caractère embarrassant de sa situation, Bourmine déclara qu’il cherchait depuis longtemps l’occasion de lui ouvrir son cœur, et lui demanda de lui accorder un instant son attention. Maria Gavrilovna ferma son livre et ferma les lignes en signe de consentement.

     « Je vous aime, dit Bourmine ; je vous aime passionnément… » (Maria Gavrilovna rougit et baissa un peu plus la tête.) « J’ai agi imprudemment en cédant à la douce habitude de vous voir et de vous entendre tous les jours… (Maria Gavrilovna se souvint de la lettre de Saint-Preux24.) Il est trop tard maintenant pour que je m’oppose à ma destinée ; votre souvenir, votre image charmante et incomparable seront désormais la joie et le tourment de mon existence ; mais il me reste la pénible obligation de vous découvrir mon effrayant secret, et de placer entre nous une barrière infranchissable… — « Elle a toujours existé, l’interrompit vivement Maria Gavrilovna, je n’aurais jamais pu être votre femme… » — « Je sais, répondit-il à mi-voix, je sais que vous avez aimé quelqu’un autrefois, mais il est mort et vous l’avez pleuré durant trois années… Bonne et chère Maria Gavrilovna ! N’essayez pas de m’eenlever ma dernière consolation : la pensée que vous auriez consenti à faire mon bonheur si… taisez-vous, de grâce, taisez-vous. Vous me mettez au supplice25. Oui, je sens que vous auriez été mienne, mais – je suis l’être le plus malheureux au monde… je suis marié ! » 

     Maria Gavrilovna le regarda, stupéfaite.

     « Je suis marié, reprit Bourmine, je suis marié depuis trois ans, sans savoir qui est ma femme, où elle est ni si je dois la voir un jour ! » 

     — Que dites-vous là ? s’écria Maria Gavrilovna ; que c’est étrange ! Poursuivez ; je raconterai ensuite… mais continuez, je vous en prie.

     — Au début de l’année 1812, dit Bourmine, je me hâtais d’arriver à Vilna, où se trouvait notre régiment. Arrivé tard un soir au relais de poste, je m’apprêtais à donner l’ordre d’atteler des chevaux au plus vite, lorsque se leva d’un coup une épouvantable tempête de neige ; le maître de poste et les postillons me conseillèrent d’attendre. Je commençai par les écouter, mais une inexplicable inquiétude s’empara de moi ; on eût dit que quelqu’un me poussait en avant. Cependant, la tempête ne s’apaisait pas ; je n’y tins plus, ordonnai à nouveau d’atteler et partis au milieu de la bourrasque. Le postillon eut l’idée de longer la rivière, ce qui devait nous faire gagner trois verstes. Les rives étaient couvertes de neige ; le postillon rata l’endroit où elles rencontraient la route, de sorte que nous nous retrouvâmes dans un coin inconnu. La tempête se prolongeait ; apercevant une lueur, je donnai l’ordre de se rendre de ce côté-là; Nous arrivâmes dans un village ; il y avait de la lumière dans l’église en bois; L’église était ouverte, et quelques traîneaux se trouvaient dans son enceinte ; des gens faisaient les cent pas sur le parvis. « Par ici ! Par ici ! » crièrent des voix. J’ordonnai au postillon d’approcher de l’église. « Allons, où as-tu été traîner ? me dit quelqu’un : la fiancée s’est évanouie, le pope ne sait pas quoi faire ; nous étions bien près de nous en retourner. Entre au plus vite. » Sans rien dire, je sautai hors du traîneau et entrai dans l’église faiblement éclairée par deux ou trois cierges. Une jeune fille était assise sur un banc dans un coin sombre ; une autre lui frictionnait les tempes. « Dieu soit loué, dit-elle, vous voilà tout de même. Vous avez failli faire mourir Mademoiselle. » le vieux prêtre s’approcha de moi et me demanda : « Faut-il commencer ? » — « Commencez, commencez, mon père », répondis-je distraitement. On releva la jeune fille, qui me sembla jolie… Incompréhensible, impardonnable légèreté…  je me tins à ses côtés devant le lutrin26 ; le prêtre se dépêchait ; trois hommes et la servante soutenaient la jeune fille, entièrement occupés d’elle. On nous maria27. « Embrassez-vous », nous dit-on. Ma femme tourna vers moi son pâle visage. J’allais l’embrasser, mais… « Ah, ce n’est pas lui ! Ce n’est pas lui ! » s’exclama-t-elle, avant de retomber sans connaissance. Les témoins me fixaient avec des yeux effarés. Je me retournai, sortis de l’église sans qu’on y fît obstacle, me jetai dans le traîneau28 et criai : « Allez ! »

     — Mon Dieu ! s’écria Maria Gavrilovna, et vous ne savez pas ce qu’il advint de votre pauvre femme ?

     — Je l’ignore, répondit Bourmine – j’ignore le nom du village où je me suis marié ; je ne me souviens pas de quel relais de poste j’étais parti. En ce temps-là, j’attachais si peu d’importance à ma criminelle fredaine que, une fois loin de l’église, je m’endormis et ne me réveillai que le lendemain matin, au troisième relais. Le serviteur qui m’accompagnait à l’époque est mort pendant la campagne, si bien que je n’ai même pas l’espoir de retrouver celle dont je me suis moqué si cruellement, et qui maintenant se trouve si durement vengée.

     — Mon Dieu ! Mon Dieu ! dit Maria Gavrilovna en lui prenant la main – c’était donc vous ! Et vous ne me reconnaissez pas ?

     Bourmine pâlit… et se jeta à ses pieds…  





Notes


  1. Vers extraits du poème Svetlana. Vassili Joukovski (1783-1852), poète et traducteur. Par ses traductions d’auteurs anglais, français et allemands, il introduisit le romantisme en Russie. D’une activité inlassable, il fut en outre le précepteur du futur Alexandre II et participa à diverses sociétés et revues littéraires. On peut signaler un tour de force : la traduction en vers de l’Odyssée, à partir d’une traduction allemande.
  2. Gavrila et Gavril sont des formes populaires de Gavriil : nous avons ici Gabriel, fils de Gabriel… 
  3. Jeu de cartes pratiqué, avant le whist, dans toute l’Europe au XIXe siècle.
  4. Ancien grade d’officier subalterne dans l’armée russe, juste en-dessous du sous-lieutenant.
  5. Rappel : la verste faisait 1086 mètres.
  6. La ville de Toula était célèbre pour ses sceaux ouvragés.
  7. Diminutif de Maria.
  8. Officier subalterne de cavalerie, grade équivalent à celui d’enseigne dans l’infanterie.
  9. Repas principal pris tard, comme le dîner d’ancien régime en France.
  10. Il s’agit du classique capitaine-ispravnik, chef de police rurale.
  11. Attelage de trois chevaux, tirant ici un grand traîneau couvert.
  12. Prascovie, fille d’Ivan : l’épouse est nommée seulement à présent.
  13. À cause d’un poêle qui fume.
  14. Expression allemande ; le texte russe dit : on ne peut contourner le promis à cheval…
  15. Le sept septembre 1812. Plus connu en France sous le nom de « bataille de la Moskova ».
  16. https://fr.wikipedia.org/wiki/Art%C3%A9mise_Ire
  17. En français dans le texte, tel quel. Vieille chanson en l’honneur d’Henri IV, durablement populaire en France.
  18. Œuvre de 1814 de Nicolas Isouard : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Isouard, à ne pas confondre avec La Gioconda, opéra d’Amilcare Ponchielli, livret de Boïto, créé à la Scala en 1876…
  19. Croix de Saint-Georges, et autres décorations.
  20. Citation de la pièce de Griboïédov Du malheur d’avoir de l’esprit, acte II, scène 5. Hourrah, etc. se trouve à la fin d’une tirade de Tchatski (à la fin de la scène) évoquant l’élan patriotique au retour de l’armée russe en 1815.
  21. Moscou et Saint-Pétersbourg.
  22. Rappel habituel : en ces temps de servage, un domaine comporte un village appartenant (y compris ses âmes) au propriétaire…
  23. En italien dans le texte, avec une note traduisant en russe : si ce n’est pas de l’amour, qu’est-ce donc ? Ce vers est le début du sonnet LXXXVII de Pétrarque, comme me l’a signalé Michel Delarche.
  24. St-Preux en français dans le texte, avec une note en russe : première lettre de Saint-Preux à Julie, dans La nouvelle Héloïse de JJ Rousseau…
  25. Schiffrin et Gide attribuent à Maria le passage : taisez-vous, de grâce, taisez-vous. Vous me mettez au supplice. Rien ne l’indique dans le texte russe. 
  26. https://fr.wikipedia.org/wiki/Analogion
  27. En plaçant au-dessus d’eux la couronne du mariage.
  28. Le texte précise – on s’en serait douté : traîneau couvert…
  29. Une vingtaine d’années plus tôt, était parue la nouvelle de Kleist La marquise d’O, qui a sans doute inspiré Pouchkine. En voici une traduction : https://fr.wikisource.org/wiki/La_Marquise_d%E2%80%99O%E2%80%A6/Texte_entier 

jeudi 5 septembre 2024

Le coup de pistolet (Alexandre Pouchkine)

     Ce texte est le premier des « Récits de feu Ivan Pétrovitch Bielkine » composés par Pouchkine. Pour la présentation de ces textes, je renvoie au chapeau du récit suivant, l'histoire du marchand de cercueils :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/250118/le-marchand-de-cercueils-alexandre-pouchkine


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Le coup de pistolet 


(Alexandre Pouchkine)






I



                                                                              Nous nous battîmes en duel.

                                                                              Baratynski1   


                                                                              Je jurai de l’abattre suivant les règles
                                                                              du duel (il me restait à faire feu sur lui).

                                                                              Un soir au bivouac2                                                                                                                




     Nous étions casernés à X***. La vie de garnison d’un officier est bien connue. Le matin, exercices et manège ; déjeuner chez le commandant du régiment ou dans un cabaret tenu par un Juif ; punch et cartes le soir. À X***, aucune maison ne nous était ouverte, pas la moindre fiancée en vue ; nous nous réunissions les uns chez les autres, sans apercevoir autre chose que nos uniformes.

     Un seul homme faisait partie de notre société sans être militaire. Il avait environ trente-cinq ans, et passait donc à nos yeux pour un vieillard. Son expérience l’avantageait de bien des façons par rapport à nous ; en outre, sa morosité coutumière, la raideur de son caractère et sa langue acérée lui donnaient beaucoup d’ascendant sur nos jeunes âmes. Une sorte de mystère l’entourait ; il semblait Russe, mais portait un nom étranger. Il avait servi autrefois dans les hussards, et même avec bonheur ; personne ne savait ce qui l’avait amené à quitter le service pour s’installer dans une pauvre bourgade où il vivait à la fois pauvrement et avec prodigalité : il allait toujours à pied, vêtu d’une redingote noire élimée, mais tenait table ouverte pour tous les officiers de notre régiment. Certes, le repas, chez lui, ne comportait que deux ou trois plats, mais le champagne y coulait à flots. Personne ne savait rien de sa fortune, ni de ses revenus, et nul n’avait l’audace de l’interroger à ce sujet. On voyait des livres chez lui, en majorité des ouvrages militaires et des  romans. Il les prêtait volontiers, sans jamais exiger leur retour ; lui même, en revanche, ne rendait jamais ceux qu’il avait empruntés. Son grand exercice consistait à tirer au pistolet. Les murs de sa chambre étaient entièrement criblés de balles, troués comme les rayons d’une ruche. Une riche collection de pistolets formait le seul luxe de la pauvre maisonnette qu’il habitait. Vu l’adresse incroyable à laquelle il était parvenu, s’il s’était proposé d’abattre une poire posée sur la casquette de l’un d’entre nous, personne, dans notre régiment, n’eût hésité à lui présenter sa tête. Nos conversations portaient souvent sur le duel ; Silvio (je l’appellerai ainsi) n’y prenait jamais part. Si l’on cherchait à savoir s’il lui était arrivé de se battre, il répondait avec sécheresse que oui, cela lui était arrivé, sans entrer dans les détails, et l’on voyait que de telles questions lui déplaisaient. Nous supposions qu’il avait sur la conscience quelque malheureuse victime de son  effrayante habileté. Du reste, il ne nous venait pas à l’esprit de soupçonner qu’il pût être timoré. Il y a des gens dont l’apparence seule écarte de tels soupçons. Un événement fortuit nous stupéfia tous.

     Un jour qu’une dizaine d’entre nous dînaient chez Silvio, et qu’on avait bu comme à l’ordinaire, c’est-à-dire énormément, nous entreprîmes, après le repas, de persuader notre hôte de tenir une banque3. Ne jouant presque jamais, il commença par refuser un long moment ; enfin, il fit apporter des cartes, jeta sur la table une cinquantaine de pièces d’or et se mit à tailler. Nous l’entourâmes, et le jeu s’engagea. Silvio avait l’habitude d’observer un silence complet pendant le jeu, il ne contestait jamais, ni ne s’expliquait. Quand il arrivait à un ponteur4 de se tromper dans ses comptes, il payait aussitôt ce qui manquait, ou inscrivait l’excédent perçu. Nous le savions et le laissions diriger le jeu à sa guise ; mais il se trouvait parmi nous un officier récemment affecté chez nous. En jouant, distrait, il fit un paroli5 de trop. À son habitude, Silvio prit la craie et corrigea le compte. Croyant à une erreur de sa part, l’officier se lança dans des explications. Silvio continuait à tailler en silence. Perdant patience, l’officier prit la brosse et effaça ce qui lui semblait fautif. Silvio reprit la craie et l’inscrivit de nouveau; Échauffé par le vin, le jeu et les rires des camarades, l’officier se jugea gravement offensé et, furieux, attrapa le chandelier de cuivre se trouvant sur la table et le lança sur Silvio, qui eut à peine le temps de s’écarter. L’émotion nous gagna. Blême de colère, les yeux étincelants, Silvio se leva et dit : « Veuillez sortir, Monsieur, et remerciez Dieu que cela se soit passé sous mon toit. »

     Les suites ne faisaient pour nous pas de doute, et nous tenions déjà pour mort notre nouveau camarade. L’officier s’en alla en se déclarant prêt à répondre de l’offense « de la façon qui conviendrait à Monsieur le banquier ». La partie se prolongea encore quelques instants, mais, sentant notre hôte la tête ailleurs qu’au jeu, nous le quittâmes l’un après l’autre  pour retourner chacun chez soi, en causant de la prévisible place vacante.

     Le lendemain, au manège6, nous nous demandions déjà si le pauvre lieutenant était encore en vie, lorsqu’il se montra parmi nous ; nous lui posâmes tous la même question. Il répondit qu’il était jusque-là sans nouvelles de Silvio. Cela nous étonna. Nous nous rendîmes chez Silvio et le trouvâmes dans sa cour, occupé à loger balle sur balle dans un as collé au portail. Il nous reçut comme d’habitude, sans dire un mot de ce qui s’était produit la veille. Trois jours s’écoulèrent, et le lieutenant était toujours en vie. Très surpris, nous nous demandions : « Est-il possible que Silvio ne se batte pas ? » Et Silvio ne se battait pas. Il fit la paix en se contentant d’un très légère explication.

     Cela lui porta un préjudice extraordinaire dans l’opinion de la jeunesse. Le manque de hardiesse est ce que pardonnent le moins les jeunes gens, qui voient d’ordinaire dans la bravoure la plus haute des qualités humaines, celle qui fait excuser tous les vices. Cependant, tout fut peu à peu oublié, et Silvio retrouva son ancien ascendant.

     J’étais le seul à ne pas pouvoir me rapprocher de lui. Ayant de nature une imagination romanesque, je m’étais auparavant attaché plus que tous les autres à cet homme dont la vie était une énigme, et qui m’apparaissait comme le héros de quelque mystérieux récit. Il m’aimait ; en tout cas, j’étais le seul avec qui il se départait de son acrimonie habituelle, pour parler de divers sujets avec simplicité et de façon extrêmement agréable. Mais, à la suite de cette malheureuse soirée, la pensée de son honneur souillé, souillure non lavée par sa propre faute, cette pensée ne me quittait pas et m’empêchait de me comporter avec lui comme par le passé ; j’avais honte de le regarder. Silvio était trop intelligent et expérimenté pour ne pas s’en apercevoir, et ne pas en deviner les raisons. Cela paraissait l’attrister ; du moins remarquai-je deux ou trois fois chez lui le souhait d’avoir une explication avec moi ; ayant fui ces explications, je vis Silvio s’éloigner de moi. Dès lors, je ne le rencontrai plus qu’en présence des camarades, et c’en fut fini de nos causeries à cœur ouvert.

     Les gens de la capitale7 sont distraits par trop de choses pour avoir une idée de tant d’impressions ressenties par les habitants des villages ou des petites villes, telles que l’attente du jour du courrier : le mardi et le vendredi, le secrétariat de notre régiment était rempli d’officiers ; les uns attendaient de l’argent, d’autres des lettres, d’autres encore les journaux. les lettres étaient d’ordinaire décachetées sur place, on se communiquait les nouvelles et le bureau offrait un tableau fort animé. Se faisant expédier son courrier chez nous, Silvio avait l’habitude de se trouver là. un jour, on lui remit un pli qu’il décacheta d’un air d’extrême impatience. En parcourant la lettre, ses yeux étincelaient. Les officiers, tous absorbés par leur propre courrier, n’avaient rien remarqué. « Messieurs, leur dit Silvio, les circonstances exigent que je m’absente sans délai ; je partirai cette nuit ; j’espère que vous ne refuserez pas de dîner chez moi une dernière fois. Je vous attends, ajouta-t-il à mon adresse, je vous attends sans faute. » Là-dessus, il sortit précipitamment ; nous partîmes chacun de notre côté, après nous être mis d’accord pour nous réunir chez Silvio.

     J’arrivai chez Silvio à l’heure fixée, et trouvai là presque tous les officiers du régiment. Tout l’avoir de Silvio était déjà emballé ; ne restaient que les murs nus, criblés de balles. Nous nous mêmes à table ; le maître de maison était d’excellente humeur, et la gaieté fut bientôt générale ; les bouchons sautaient sans arrêt, les verres moussaient et pétillaient et nous souhaitions de grand cœur bon voyage et tout le bonheur du monde à celui qui partait. Nous nous levâmes de table fort tard. Tandis que nous reprenions nos casquettes, Silvio, qui disait adieu à tout le monde, me prit par le bras et me retint alors que j’étais sur le point de m’en aller. « Je dois vous parler », dit-il à voix basse. Je restai.

     Les invités partirent ; restés tous les deux, nous nous assîmes l’un en face de l’autre, et allumâmes nos pipes en silence. Silvio était préoccupé ; il ne restait en lui plus trace de sa gaieté convulsive. Sa pâleur lugubre, ses yeux étincelants et l’épaisse fumée sortant de sa bouche lui donnaient l’air d’un vrai diable. Quelques minutes passèrent, et Silvio rompit le silence.

     «  Nous ne nous reverrons peut-être plus, me dit-il ; j’ai voulu, avant notre séparation, m’expliquer avec vous. Vous avez pu voir que je fais peu de cas de l’opinion d’autrui ; mais je vous aime et je sens bien qu’il me serait pénible de vous laisser une impression fausse à mon sujet. »

     Il s’arrêta et bourra de nouveau sa pipe ; je me taisais, les yeux baissés.

     « Vous avez trouvé étrange, reprit-il, que je n’ai pas réclamé satisfaction à R***, cet ivrogne extravagant. Vous conviendrez que, ayant le droit de choisir les armes, je tenais sa vie entre mes mains, tandis que la mienne ne courait guère de danger : je pourrais mettre ma retenue sur le compte de ma seule grandeur d’âme, mais je ne veux pas mentir. Si j’avais pu punir R*** sans risquer aucunement ma vie, je ne lui aurais pardonné pour rien au monde. »

     Je regardai Silvio avec étonnement. Son aveu me troublait considérablement. Il continua :

     « C’est ainsi, exactement : je n’ai pas le droit de m’exposer à la mort. Il y a six ans de cela, on m’a donné un soufflet, et mon ennemi est toujours en vie. »

     Ma curiosité était excitée au plus haut point.

     « Vous ne vous êtes pas battus en duel avec lui ? demandai-je. Les circonstances vous ont sans doute séparés ?

     — Je me suis battu avec lui, répondit Silvio, et voici le souvenir de notre duel. »

     Il se leva et sortit d’un carton un bonnet rouge avec un gland doré et un galon (ce que les Français appellent bonnet de police8). Il s’en coiffa ; le bonnet était traversé d’une balle à deux doigts9 du front. 

     «  Vous savez, reprit Silvio, que j’ai servi dans le régiment de hussards de ***. Vous connaissez mon caractère : j’ai l’habitude des premiers rôles, dès ma jeunesse, je le désirais passionnément. De notre temps, la mode était à l’esclandre : j’étais le plus braillard, le plus bagarreur de toute l’armée. Nous nous vantions de nos soûleries : je l’emportais, en la matière, sur le célèbre Bourtsov, chanté par Denis Davydov10. Les duels, dans notre régiment, avaient lieu absolument à tout moment : j’y prenais toujours part, soit en qualité de témoin, soit en temps que protagoniste. Mes camarades m’adoraient, tandis que les commandants du régiment, sans cesse remplacés, me tenaient pour un mal inévitable.

     « En toute tranquillité (ou moins tranquillement), je jouissais de ma gloire, quand un jeune homme riche et de famille illustre – que je ne veux pas nommer ici – vint prendre son service chez nous. De ma vie je n’avais rencontré un heureux mortel d’un tel éclat ! Figurez-vous la jeunesse, l’esprit, la beauté, la gaieté, la bravoure la plus folle, la plus insouciante, un grand nom, un argent inépuisable et dont il ne savait jamais le compte, et imaginez l’effet que cela devait faire parmi nous. Ma prééminence fut ébranlée. Séduit par ma gloire, il fut sur le point de rechercher mon amitié, mais je lui marquai de la froideur, et il s’éloigna de moi sans le moindre regret. Je le pris en haine. Ses succès au régiment et auprès des femmes me mettaient au désespoir le plus complet. Je me mis à lui chercher noise ; les épigrammes par lesquelles il répondait aux miennes paraissaient toujours plus surprenantes, et d’une tournure plus incisive que mes railleries, et elles étaient incomparablement plus amusantes : là où j’étalais ma fureur, lui plaisantait. Finalement, un jour de bal chez un hobereau polonais, le voyant être l’objet de l’attention de toutes les dames, et notamment de notre hôtesse, avec qui j’avais eu  une liaison, je lui glissai à l’oreille une remarque de mauvais goût, une grossièreté. il rougit et me donna une gifle. Nous nous jetâmes sur nos sabres ; les dames tombaient en pâmoison ; on nous sépara, et la nuit même, nous partîmes nous battre.

     « C’était au point du jour. Je me tenais à l’endroit convenu, en compagnie de mes trois témoins. J’attendais mon adversaire avec une indicible impatience. Le soleil printanier se leva, il se mit à faire chaud. Je vis de loin l’autre arriver. Il venait à pied, l’uniforme cachant son sabre, accompagné d’un unique témoin. Nous allâmes à sa rencontre. Il s’approchait, tenant à la main une casquette rempli de cerises. Les témoins nous mesurèrent douze pas. C’était à moi de tirer, mais ma rage était telle que je ne me fiais plus à la sûreté de ma main, et, pour me donner le temps de me calmer, je lui abandonnai le premier coup de feu ; mon adversaire refusa. Il fut décidé de tirer au sort : il tira le numéro un, cet homme à qui la chance souriait toujours. Il visa et sa balle traversa mon bonnet11. C’était mon tour. Sa vie était enfin entre mes mains ; je l’observais avec avidité, guettant sur son visage au moins l’ombre d’une inquiétude… Il se tenait exposé à mon coup de pistolet, choisissant dans sa casquette les cerises mûres et recrachant les noyaux, qui volaient vers moi. Son indifférence m’exaspéra. “Quel intérêt, pensai-je, y a-t-il pour moi à lui ôter une vie à laquelle il n’attache aucun prix ?” Une pensée méchante me traversa l’esprit. J’abaissai mon pistolet. “Vous ne me semblez pas, lui dis-je, avoir le cœur à mourir pour le moment ; vous prenez votre petit-déjeuner, je ne voudrais pas vous déranger.” — “Vous ne me dérangez nullement, répliqua-t-il, veuillez tirer. D’ailleurs, c’est comme il vous plaît : le droit au coup de pistolet vous reste acquis, et moi je demeure à vos ordres.” J’expliquai à mes témoins que je n’avais pas l’intention de tirer pour le moment, et le duel prit fin de la sorte.

     Je quittai le service et me retirai dans cette bourgade. Depuis lors, pas un jour ne s’est écoulé sans que j’aie songé à ma vengeance. À présent mon heure est venue… »

     Silvio tira de sa poche la lettre reçue le matin et me la donna à lire. Quelqu’un (sans doute son homme de confiance) lui écrivait de Moscou que la personne que vous savez devait bientôt se marier avec une jeune et belle jeune fille.

     « Vous devinez, dit Silvio, qui est la personne en question. Je pars pour Moscou. Nous verrons si, à la veille de se marier, il accueille la mort avant autant d’indifférence que naguère, lorsqu’il l’attendait en mangeant des cerises ! »

     A ces mots, Silvio se leva, jeta son bonnet par terre et se mit à marcher de long en large comme un tigre en cage. Je l’écoutais sans bouger ; je ressentais d’étranges et contradictoires émotions.

     Le domestique entra et annonça que les chevaux étaient prêts. Silvio me serra fortement la main ; nous nous embrassâmes. Il prit place dans la télègue12 où se trouvaient deux valises, l’une avec ses pistolets, l’autre avec ses affaires. Nous nous dîmes adieu encore une fois, et les chevaux partirent au galop.



Notes


  1. Ievguéni Baratynski (1800-1844), poète de l’âge d’or russe, ami de Pouchkine et de nombreux écrivains français.
  2. Voir sur ce blog la traduction de cette nouvelle d’Alexandre Bestoujev-Marlinski.
  3. Il s’agit le plus souvent de jouer au pharaon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pharaon_(jeu). C’est le cas dans la célèbre nouvelle La Dame de pique.
  4. Celui qui joue contre le banquier.
  5. Ajouter à sa mise précédente le gain obtenu et parier le tout : doubler sa mise.
  6. Dressage et entraînement des chevaux.
  7. Saint-Pétersbourg.
  8. En français dans le texte. Semble être un bonnet de hussard, un shako.
  9. Dans le texte russe : à un vierchok, soit quatre centimètres et demi environ.
  10. Denis Davydov (1784-1839), poète, hussard – il combattit Napoléon –, auteur du Chant du vieux hussard.
  11. Le texte dit « ma casquette », mais Silvio a montré précédemment au narrateur un bonnet, un shako : voir la note 8.
  12. Voiture assez rudimentaire, sorte de chariot. 




II



     

     Quelques années s’écoulèrent, et des raisons familiales me contraignirent à m’installer dans un pauvre bourg du district1 de N***. Tout en m’occupant de mes affaires, je ne cessais de soupirer à bas bruit en repensant à ma vie insouciante et agitée de naguère. Le plus difficile pour moi était de m’habituer à passer dans une complète solitude les soirées d’automne et d’hiver. Je parvenais tant bien que mal à tuer le temps jusqu’au dîner en bavardant avec le staroste2, en allant inspecter les travaux en cours ou en faisant le tour des nouveaux établissements ; mais, sitôt  qu’il commençait à faire nuit, je ne savais plus du tout quoi faire. Le petit nombre de livres que j’avais trouvés sous les armoires et dans le débarras, je les connaissais à présent par cœur. Kirilovna, mon économe3 m’avait dit et répété tous les contes dont elle se souvenait ; les chansons des paysannes me donnaient le cafard. Je me serais adonné aux boissons fortes4, sans les maux de tête qui s’ensuivaient ; mais j’avoue que je redoutais de devenir ivrogne par tristesse, c’est-à-dire de me retrouver l’un de ces sacs à vin que je voyais en nombre dans notre district. Je n’avais pas de proches voisins, en dehors de deux ou trois de ces ivrognes dont la conversation était surtout faite de soupirs et de hoquets. la solitude était plus supportable encore.

     À quatre verstes5 de chez moi se trouvait un riche domaine appartenant à la comtesse B*** ; mais seul l’intendant y demeurait, la comtesse ne l’ayant visité qu’une seule fois, la première année de son mariage, sans même, du reste, y séjourner plus d’un mois. Cependant, au second printemps de ma vie d’ermite, le bruit se répandit que la comtesse y viendrait6 à l’été avec son mari. Et ils arrivèrent en effet au début du mois de juin.

     L’arrivée d’un voisin riche est un moment important de la vie des campagnards. Les propriétaires et leurs domestiques en parlent des semaines à l’avance, et en reparlent pendant des années ensuite7. Quant à moi, je l’avoue, la nouvelle de présence prochaine d’une jeune et belle voisine me faisait une forte impression ; je brûlais d’impatience de la voir, c’est pourquoi, le premier dimanche suivant leur arrivée, je me rendis après le repas à leur village pour me présenter à Leurs Excellences en tant que leur plus proche voisin et leur très humble serviteur.

     Un valet me fit entrer dans le cabinet du comte et partit m’annoncer. Le vaste bureau était décoré avec tout le faste possible ; des bibliothèques se tenaient contre les  murs, chacune portant un buste de bronze ; au-dessus d’une cheminée de marbre se trouvait un large miroir ; le parquet était recouvert d’un tissu vert, lui-même jonché de tapis. Ayant perdu, dans mon pauvre coin, l’habitude du luxe, et n’ayant plus vu depuis longtemps de richesses chez les autres, je fus intimidé et me retrouvai à attendre le comte en tremblant, comme un solliciteur de province faisant antichambre chez un ministre. La porte s’ouvrit, livrant passage à un homme de quelque trente-deux ans, de belle apparence. Le comte s’approcha de moi, l’air franc et affable ; je m’efforçai de reprendre courage et commençai à me présenter, mais il ne me laissa pas poursuivre. Nous nous assîmes. libres et aimables, ses propos eurent tôt fait de dissiper ma timidité de reclus ensauvagé ; je commençais même à retrouver mon attitude habituelle quand la comtesse fit brusquement son entrée, et la gêne me reprit, encore plus fortement. La comtesse était bel et bien une beauté. Le comte me présenta ; je voulais sembler à mon aise, mais plus je tâchais de jouer la désinvolture, plus je me sentais gauche. Pour que j’aie le temps de me reprendre et qu’avoir fait leur connaissance me soit devenu familier, ils se mirent à causer entre eux, me traitant sans cérémonie, en bon voisin. Cependant, je me mis à déambuler de long en large, en examinant les livres et les tableaux. Je suis un piètre connaisseur en peinture, mais une toile attira mon attention. Elle représentait un paysage en Suisse ; ce qui me frappa, en fait, ce ne fut pas le tableau en lui-même, mais le fait qu’il était troué de deux balles enfoncées l’une sur l’autre.

     — Voilà un joli coup de pistolet, dis-je en m’adressant au comte.

     — Certes, me répondit-il, un coup très remarquable. Êtes-vous bon tireur ? poursuivit-il.

     — Plutôt, répondis-je, me réjouissant de voir la conversation porter enfin sur un sujet qui me fût familier. À trente pas, je fais mouche sur une carte à jouer, à condition d’avoir l’habitude de l’arme, bien entendu.

     — Vraiment ? dit la comtesse d’un air très attentif; Et toi, mon ami, mets-tu une balle dans une carte à trente pas ?

     — Nous essayerons un jour, répondit le comte. Il fut un temps où je n’étais pas mauvais tireur ; mais cela fait quatre ans que je n’ai pas tenu de pistolet.

     — Oh, dans ce cas, observai-je, je veux bien parier que Votre Excellence raterait une carte à vingt pas : le pistolet demande un entraînement quotidien. Je le sais par expérience. Dans notre régiment, je passais pour l’un des meilleurs tireurs. Une fois, il m’arriva de ne pas toucher à un pistolet un mois entier : les miens étaient en réparation ; eh bien, que pensez-vous qu’il arriva, Votre Excellence ? La première fois que je recommençai à tirer, je ratai quatre fois de suite une bouteille à vingt-cinq pas. Nous avions un capitaine, un boute-en-train qui aimait les bons mots. Se trouvant là, il me dit : « On dirait, mon ami, que tu n’as pas le courage de t’en prendre à une bouteille. » Non, Votre Excellence, il ne faut pas dédaigner de s’exercer, autrement on est sûr de perdre la main. Le meilleur tireur qu’il m’est arrivé de rencontrer tirait chaque jour, au moins trois fois avant de dîner. Chez lui, c’était réglé comme son verre de vodka.

     Le comte et la comtesse étaient contents de voir que ma langue se déliait.

     — Et que valait-il, comme tireur ? s’enquit le comte.

     — Eh bien voilà, Votre Excellence : voyant une mouche posée sur un mur… Vous riez, comtesse ? Ma parole d’honneur, c’est la vérité. Apercevant donc une mouche, il criait : « Kouzka, mon pistolet ! » Kouzka lui apportait son pistolet chargé. Et lui, pan ! il enfonçait la mouche dans le mur !

     — Très étonnant ! dit le comte ; et comment s’appelait-il ?

     — Silvio, Votre Excellence.

     — Silvio ! s’exclama le comte en se levant d’un bond ; vous avez connu Silvio ?

     — Plutôt deux fois qu’une, Votre Excellence ! Nous étions amis ; dans notre régiment, on l’acceptait comme un vrai camarade. Mais voilà cinq ans que je suis sans nouvelles de lui. Ainsi, Votre Excellence l’a également connu ?

     — Connu, oui, et même très bien. Ne vous a-t-il pas raconté… mais non, je ne pense pas ; ne vous a-t-il pas raconté un incident très étrange ?

     — Ne s’agirait-il pas, Votre Excellence, d’un soufflet qu’un mauvais sujet lui donna lors d’un bal ?

     — Et vous a-t-il dit le nom de ce mauvais sujet ?

     — Non, Votre Excellence, il ne me l’a pas dit… Ah ! Votre Excellence, continuai-je en devinant la vérité, pardonnez-moi… je ne savais pas… serait-ce vous ?

     — Moi-même, répondit le comte, l’air complètement défait ; et ce tableau traversé de balles porte la marque de notre dernière rencontre…

     — Ah mon chéri, dit la comtesse, de grâce, ne raconte pas la suite, cela va me faire peur.

     — Si, répliqua le comte, je vais tout raconter ; il sait comment j’ai offensé son ami ; qu’il sache comment Silvio s’est vengé de moi.

     Le comte m’approcha un fauteuil et j’entendis avec une extrême attention le récit que voici :

     « Je me suis marié il y a cinq ans. J’ai passé ici, dans cette campagne, le premier mois, the honey moon8. À cette maison sont liés les meilleurs instants de ma vie, et aussi certains de mes plus pénibles souvenirs. 

     Un soir que nous nous promenions ensemble à cheval, la monture de ma femme, pour quelque raison, se cabra ; effrayée, mon épouse me remit la bride et revint à pied à la maison ; j’avais pris les devants. Dans la cour, je vis une télègue ; on me dit qu’il se trouvait dans mon cabinet une personne qui avait refusé de donner son nom, évoquant seulement une affaire à traiter avec moi. En entrant dans le cabinet, j’aperçus dans l’obscurité un homme couvert de poussière et à la barbe hérissée ; il se tenait près de la cheminée. Je m’approchai de lui, cherchant si ses traits me rappelaient quelqu’un. “Tu ne me reconnais pas, comte ?” dit-il d’une voix tremblante. “Silvio !” m’écriai-je en sentant, je l’avoue, mes cheveux se dresser sur ma tête. “Tout juste, reprit-il : tu as tiré sur moi, à moi de décharger mon pistolet, je suis venu pour cela ; es-tu prêt ?” Un pistolet dépassait de sa poche de côté. Je mesurai douze pas et me tins dans un angle, le priant de tirer au plus vite, avant le retour de ma femme. Il tarda à s’exécuter, réclamant de la lumière. On apporta des bougies. Je fermai la porte9, donnai l’ordre de ne laisser entrer personne et le priai à nouveau de tirer. Il sortit son pistolet et visa… Je comptais les secondes… je pensais à elle… Une affreuse minute s’écoula ! Silvio abaissa son bras. “Je regrette, dit-il, que ce pistolet ne soit pas chargé avec des noyaux de cerises… la balle est lourde. Je n’ai pas l’impression d’un duel entre nous, mais plutôt d’un assassinat : je n’ai pas l’habitude de viser un homme désarmé. Recommençons ; laissons le sort décider qui tirera en premier.“ J’étais complètement perdu… Il me semble que je commençai par refuser… Finalement, nous chargeâmes un second pistolet, et roulâmes deux billets ; il les déposa dans le bonnet que j’avais autrefois traversé d’une balle ; je sortis encore le numéro un. “Comte, tu as une chance diabolique”, me dit-il avec un sourire moqueur que je n’oublierai jamais. Je ne comprends pas ce qui m’arriva, comment il put m’obliger… Toujours est-il que je tirai, et que ma balle creva ce tableau. »

     Le comte indiqua du doigt le tableau portant les traces de balles ; son visage était en feu ; la comtesse était plus blanche que son mouchoir. Je ne pus retenir une exclamation…

     « Je tirai, reprit le comte, et, Dieu soit loué ! je le manquai ; alors Silvio – en cet instant, il était vraiment effrayant – se mit à me viser. La porte s’ouvrit soudain et Macha10, avec un cri perçant, se jeta à mon cou. Sa présence me rendit mon courage. “Ma chérie, lui dis-je, ne vois-tu pas que nous plaisantons ? Quelle peur tu as eue ! Va boire un verre d’eau et reviens ; je te présenterai un vieil ami, un ancien camarade.” Macha ne me croyait toujours pas. “Est-ce la vérité, ce que dit mon mari ? C’est bien vrai, que vous plaisantez, tous les deux ?” demanda-t-elle à l’effrayant Silvio. “Il plaisante toujours, comtesse, lui répondit Silvio : un jour, il m’a giflé pour rire, il a percé ce bonnet d’une balle par plaisanterie, et il vient de me manquer, toujours pour rire ; il me vient l’envie de plaisanter à mon tour…” Après ces paroles, il voulait me mettre en joue… devant elle ! Macha se jeta à ses pieds. “Lève-toi, Macha, tu me fais honte !, m’écriai-je, fou de rage ; et vous, monsieur, cessez de vous moquer d’une pauvre femme ! Allez-vous tirer, oui ou non ?” — “ Non, je ne vais pas tirer, répondit Silvio, me voilà satisfait : j’ai vu ton trouble, ton manque de hardiesse ; je t’ai contraint à tirer sur moi, cela me suffit. Tu te souviendras de moi. Je te livre à ta conscience.” Il allait sortir, mais il s’arrêta sur le seuil, jeta un coup d’œil en arrière, vers le tableau que ma balle avait troué, tira presque sans viser et disparut. Ma femme s’était évanouie ; mes domestiques regardaient Silvio avec effroi, sans oser l’arrêter ; il sortit sur le perron, héla son cocher et partit avant que j’eusse réussi à reprendre mes esprits. »

     Le comte se tut. J’appris ainsi la fin de l’histoire dont le début m’avait tant frappé, autrefois. Je ne revis jamais son héros. On dit que Silvio commandait, lors de la révolte d’Alexandre Ypsilantis11, un détachement d’hétéristes12, et qu’il trouva la mort à la bataille de Sculeni13. 




Notes


  1. Unité administrative. Dirigées chacune par un gouverneur, les régions (ou provinces) sont divisées en districts désignés en général par leur chef-lieu. L’auteur, par prudence, ne donne aucun nom.
  2. Doyen du village et celui qui, souvent, administrait le domaine pour le compte du barine, c’est-à-dire du seigneur.
  3. Mot à mot : celle qui garde les clés des caves, celliers, et autres réduits.
  4. Mot à mot : liqueurs non adoucies.
  5. La verste mesurait un peu moins de 1,1 kilomètre.
  6. Le texte dit « dans sa campagne », ou « dans son village » : rappelons que, du temps du servage, le village et toutes ses âmes (les foyers de moujiks) font partie d’un domaine… Il faut comprendre ainsi le « je me rendis à leur village » quelques lignes plus loin.
  7. Le texte dit : « deux mois à l’avance et trois ans par la suite » : je ne crois pas le trahir en évitant la répétition du mot « mois ».
  8. En anglais dans le texte.
  9. Le verbe utilisé signifie plutôt « fermer à clé », mais la comtesse ouvrira la porte d’ici peu, alors…
  10. Diminutif, forme caressante de Maria, Marie.
  11. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Ypsil%C3%A1ntis
  12. https://www.cnrtl.fr/definition/h%C3%A9t%C3%A9rie 
  13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Sculeni