lundi 23 septembre 2024

Le maître de poste (Alexandre Pouchkine)

 De collège simple enregistreur1,
 Au relais de poste, dictateur.

       Prince Viazemski2





     Qui n’a jamais maudit les maîtres des relais de poste, à qui n’est-il jamais arrivé de se prendre de querelle avec l’un d’entre eux ? Qui, dans un moment de colère, n’a pas réclamé le livre fatal3 pour y inscrire une vaine plainte au sujet des vexations et autres grossièretés essuyées, ou du mauvais état du relais ? Qui ne tient pas les maîtres de poste pour le rebut du genre humain, comparables aux gratte-papier d’autrefois ou, pour le moins, aux brigands des forêts de Mourom4 ? Soyons cependant justes, essayons de nous mettre à leur place, ce qui nous amènera peut-être à bien plus d’indulgence à leur endroit. Qu’est-ce au juste qu’un maître de poste ? Un véritable martyr de quatorzième classe, que seul son grade protège des coups – et encore, pas toujours, je m’en remets à la conscience de mes lecteurs. Quelle est la charge de ce dictateur, comme l’appelle plaisamment le prince Viazemski ? N’est-ce pas un vrai bagne ? Point de repos, ni le jour ni la nuit. Tout le mécontentement accumulé au long d’un trajet fastidieux, le voyageur le reporte sur le maître de poste. Le temps insupportable, la route mauvaise, le postillon obstiné, les chevaux rétifs – c’est la faute du maître de poste. En entrant dans son pauvre logis, le voyageur le voit comme un ennemi ; tant mieux pour le maître de poste s’il arrive à se débarrasser au plus vite d’un hôte indésirable ; mais si les chevaux manquent ?… Seigneur ! quels jurons et quelles menaces pleuvent sur sa tête ! Sous la pluie et dans la boue, il doit courir dans tout le village ; en pleine tempête ou par grand froid5, il se réfugie dans l’entrée pour échapper ne soit-ce qu’un instant aux cris et aux coups du client irrité. Arrive un général ; tout tremblant, le maître de poste lui cède ses deux dernières troïkas6, dont celle du courrier. Le général s’en va, sans un mot de remerciement. Un quart d’heure plus tard, tintement de grelots, le  responsable du courrier ministériel lui jette sur la table sa feuille de route !… En examinant bien cette histoire, notre cœur se remplira non plus d’indignation, mais d’une sincère compassion. Quelques mots encore : en l’espace de vingt ans, j’ai parcouru la Russie en tous sens ; je connais toutes les grandes routes, ainsi que plusieurs générations de postillons ; ils sont rares, les maîtres de poste auxquels je n’ai pas eu affaire, et que je ne connaisse pas de vue. J’espère éditer d’ici peu un intéressant recueil de mes observations de voyage ; en attendant, je dirai juste qu’on se fait en général une idée absolument fausse de l’état de maître de poste. Ces gens si calomniés sont pour l’essentiel fort paisibles, serviables de nature, des gens ne faisant pas bande à part, aux modestes prétentions honorifiques et ne montrant pas un amour immodéré de l’argent. On peut puiser dans ce qu’ils racontent (et que dédaignent à tort messieurs les voyageurs) bien des choses curieuses et instructives. Quant à moi, je l’avoue, je préfère leur conversation aux propos de quelque fonctionnaire de sixième classe voyageant pour raison de service.

     On se doute sans peine que je compte des amis dans cette honorable corporation des maîtres de poste. Effectivement, le souvenir de l’un d’entre eux est cher à mon cœur. Les circonstances nous rapprochèrent jadis, et j’ai l’intention de raconter cela maintenant à mes aimables lecteurs.

     En 1816, au mois de mai, je dus traverser le province de ***, en suivant la grand-route aujourd’hui supprimée. J’étais un fonctionnaire de rang inférieur, voyageais en voiture de poste, mes frais de voyage alloués me limitant à deux chevaux. Aussi les maîtres de poste me traitaient-ils sans trop d’égards, et je devais prendre de force ce qui, dans mon esprit, me revenait de droit. Étant jeune et de caractère emporté, je m’indignais de la bassesse et de la lâcheté du maître de poste lorsque ce dernier attribuait la troïka préparée pour moi à à la calèche de quelque seigneur de rang élevé. Je mis autant de temps à m’habituer à ce qu’un larbin scrupuleux me servît en dernier dans les dîners officiels. À présent, l’un comme l’autre me semblent dans l’ordre des choses. En effet, que deviendrions-nous si, au lieu de la règle d’une commodité universelle : « Le rang respecte le rang », on en mettait une autre en place, par exemple celle-ci : « L’esprit respecte l’esprit » ? Que de discussions viendraient à s’élever ! Et les laquais, qui serviraient-ils en premier ? Mais je reviens à mon histoire.

     C’était une journée torride. À trois verstes du relais de ***, quelques gouttes se mirent à tomber, et une minute plus tard, une pluie abondante me trempa entièrement7. Arrivé au relais, mon premier souci fut de me changer au plus vite, et le deuxième de demander du thé. « Hé, Dounia8 ! cria le maître de poste, apporte le samovar, et va chercher de la crème fraîche! » À ces mots, sortit de derrière une cloison une fillette d’environ quatorze ans qui courut dans l’entrée. Je fus frappé par sa beauté. « C’est ta fille ? » demandai-je au maître de poste. « Ma fille, Monsieur9, répondit-il, avec un contentement d’amour-propre ; dégourdie et intelligente, tout comme l’était sa défunte mère. » Sur ce, il entreprit de recopier ma feuille de route, tandis que je me mettais à examiner les images décorant son logis, modeste mais propret. Elles illustraient la parabole de l’Enfant prodigue : sur la première,  un vieillard respectable en robe de chambre et portant un bonnet laissait partir un jeune homme turbulent, à qui il donne en hâte sa bénédiction et une bourse remplie d’argent. la suivante montrait le jeune homme en pleine débauche, attablé avec de faux amis et en compagnie de femmes impudiques. Plus loin, le jeune homme, ruiné, en guenilles et coiffé d’un tricorne, gardait des pourceaux en partageant leur pitance ; un profond chagrin et le repentir se lisaient sur son visage. On voyait enfin le retour du jeune homme chez son père ; dans la même robe de chambre et le même bonnet sur la tête, le vieillard courait à sa rencontre : le fils prodigue se mettait à genoux ; en arrière-plan, un cuisinier tuait le veau gras, tandis que le fils aîné demandait aux domestiques la raison de telles réjouissances. Je lus sous chacune des images des vers allemands appropriés à la scène. Tout cela s’est fixé dans ma mémoire jusqu’à ce jour, de même que les pots de balsamine et le lit avec son rideau bariolé, et les autres objets m’entourant. Je revois nettement le maître des lieux, homme de quelque cinquante ans, frais et gaillard, dans sa longue redingote verte avec trois médailles accrochées à des rubans déteints.

     Dounia revint avec le samovar avant même que j’eusse réglé mon vieux postillon. La petite coquette s’était presque immédiatement10 rendue compte de l’impression qu’elle me faisait ; elle baissa ses grands yeux bleus ; je me mis à causer avec elle : elle me répondit sans aucune timidité, comme une jeune fille ayant l’usage du monde. J’offris à son père un verre de punch et tendis à  Dounia une tasse11 de thé, et nous nous mîmes à bavarder tous les trois comme de vieux amis.

     Les chevaux étaient prêts depuis longtemps, mais je n’avais pas envie de quitter le maître de poste et sa fille ; je finis par prendre congé d’eux ; le père me souhaita bon voyage, et la fille m’accompagna jusqu’à ma télègue12. Dans l’entrée, je m’arrêtai et lui demandai de me permettre de l’embrasser ; Dounia y consentit… J’ai un grand nombre de baisers à mon actif,


                                Depuis que je pratique cet art13,


     mais aucun ne m’a laissé, de façon si durable, un souvenir si doux. 

     Quelques années plus tard, les circonstances me ramenèrent sur la même route, aux mêmes endroits. Je me souvins de la fille du vieux maître de poste et me réjouis à l’idée de la revoir. Mais, me dis-je, le vieux a peut-être été relevé de son poste ; quant à Dounia, elle doit être mariée. La pensée de la mort de l’un ou de l’autre m’effleura aussi l’esprit, et ce fut avec un triste pressentiment que je m’approchai du relais de ***. 

     Les chevaux s’arrêtèrent devant la bicoque du relais. Entré dans la pièce, je reconnus aussitôt les images représentant l’histoire de l’Enfant prodigue ; la table et le lit étaient à la même place ; mais il n’y avait plus de fleurs aux fenêtres, et tout respirait la vétusté et la négligence. Le maître de poste dormait, sous sa touloupe15 ; à mon arrivée, il se réveilla et se souleva… C’était bien Samson15 Vyrine ; mais qu’il avait vieilli ! Pendant qu’il se préparait à recopier ma feuille de route, je regardais ses cheveux blancs, les profondes rides sur son visage pas rasé depuis un moment, son dos courbé – sans arriver à m’expliquer que trois ou quatre années eussent pu faire d’un homme alerte un vieillard rabougri.  « Me reconnais-tu ? lui demandai-je ; nous sommes de vieux amis, toi et moi. — C’est possible, répondit-il d’un air morose ; c’est une grande route ; j’ai vu passer beaucoup de voyageurs. — Se porte-t-elle bien, ta Dounia ? »  poursuivis-je. Le vieillard fit semblant de ne pas entendre ma question et continua à lire en chuchotant ma feuille de route. J’arrêtai là mes questions et fis préparer du thé16. La curiosité commençait à m’assaillir, et j’espérais voir le punch délier la langue de mon vieil ami.

     Je ne m’étais pas trompé : le vieil homme ne refusa pas le verre que je lui offrais. J’observai que le rhum lui faisait quitter son air maussade. Au deuxième verre, il était devenu bavard ; il se souvint de moi, ou feignit de s’en souvenir, et j’appris de lui une histoire qui, sur le moment, m’intéressa beaucoup et m’émut vivement.

     « Ainsi, vous avez connu ma Dounia ? commença-t-il. Qui ne l’a pas connue ? Ah, Dounia, Dounia ! Quelle jeune fille c’était ! De ceux qui passaient ici, tous la louaient, aucun ne la blâmait. Les dames lui faisaient cadeau, l’une d’un fichu, une autre de boucles d’oreilles. Les voyageurs s’arrêtaient ici tout exprès, pour dîner ou souper, disaient-ils, en réalité c’était pour la contempler plus longuement. Le seigneur le plus irascible s’apaisait en sa présence, et bavardait gentiment avec moi. Le croiriez-vous, Monsieur : les courriers, les officiers ministériels restaient causer une demi-heure avec elle. C’était elle qui tenait la maison : ce qu’il fallait ranger, ce qu’il fallait préparer, elle trouvait le temps de s’occuper de tout. et moi, vieil imbécile, je ne me lassais pas de l’admirer, je ne faisais que me réjouir ; comme je l’ai aimée, ma Dounia, comme je l'ai choyée, quelle bonne vie elle avait ! Mais voilà, on a beau invoquer Dieu, le malheur vous fond dessus : on n’échappe pas à son destin. »

     Et il se mit à me conter son chagrin. Il y avait de cela trois ans, un soir d’hiver, alors que le maître du relais était occupé à régler17 son nouveau registre et que sa fille, de l’autre côté de la cloison, se cousait une robe, arriva une troïka et un voyageur coiffé d’un bonnet circassien, portant une capote militaire et emmitouflé dans un châle entra dans la pièce en réclamant des chevaux. Les chevaux étaient tous en courses. En l’apprenant, le voyageur commença à élever la voix et à lever son fouet18 ; mais Dounia, habituée à de telles scènes, sortit en vitesse de derrière la cloison et demanda d’une voix caressante au voyageur s’il ne désirait pas manger quelque chose. L’apparition de Dounia produisit son effet habituel. La colère du voyageur passa ; il consentit à attendre des chevaux et commanda son souper. Ayant enlevé son bonnet à poils tout mouillé, et défait son châle, le voyageur se montra sous les traits d’un jeune hussard de belle tournure et aux fines moustaches noires. Il s’installa au relais et commença à bavarder gaiement avec le maître de poste et sa fille. Le souper fut servi. Cependant, des chevaux arrivèrent, et le maître de poste donna l’ordre de les atteler, sans même leur donner à manger, au traîneau du voyageur ; mais, revenu à l’intérieur du relais, il trouva le jeune homme étendu sur un banc, quasiment sans connaissance : il s’était senti mal, sa tête le faisait souffrir, il ne pouvait pas partir… Que faire ? Le maître de poste lui céda son lit, et l’on convint d’envoyer chercher un médecin à S*** le lendemain matin, au cas où le malade ne se sentirait pas mieux.

     Le lendemain, l’état du hussard avait empiré. Son domestique partit à cheval à la ville chercher le médecin.  Dounia lui banda la tête avec un mouchoir trempé dans du vinaigre, et s’assit avec son ouvrage de couture à son chevet. En présence du maître de poste, le malade gémissait sans presque dire un mot, mais il avala tout de même deux tasses de café et se commanda à dîner. Dounia restait près de lui. Il demandait sans cesse à voir, et elle lui présentait un gobelet contenant de la limonade préparée par elle. Le malade y trempait ses lèvres et, à chaque fois qu’il rendait le gobelet, sa faible main pressait celle de Dounia en signe de gratitude. Le médecin arriva à peu près à l’heure du dîner19. Il prit le pouls du malade, causa avec lui en allemand et, en russe, déclara qu’il avait juste besoin de calme, et qu’il pourrait se remettre en route d’ici deux jours. Le hussard lui donna vingt-cinq roubles pour payer sa visite, et le pria de rester dîner ; le médecin accepta ; tous les deux mangèrent de grand appétit, burent une bouteille de vin et et se quittèrent en fort bons termes.

     Une autre journée passa, et le hussard se rétablit complètement. Il était d’une gaieté folle, plaisantait sans trêve tantôt avec Dounia, tantôt avec le maître de poste ; il sifflotait des airs, causait avec les voyageurs de passage, inscrivait leurs feuilles de route sur le livre du relais, et finit par plaire au maître de poste au point que, au matin du troisième jour, cela faisait mal au cœur à celui-ci de se séparer de son aimable hôte. C’était un dimanche ; Dounia s’apprêtait à aller à la messe. On amena le traîneau du hussard. Il prit congé du maître de poste, après lui avoir donné une généreuse compensation pour le gîte et le couvert ; il prit aussi congé de Dounia et lui offrit de l’amener à l’église, qui se trouvait tout au bout du village. Dounia restait perplexe… « De quoi as-tu peur ? lui dit son père ; sa Haute Noblesse n’est pas un loup, elle ne va pas te manger ; fais donc un petit tour en traîneau jusqu’à l’église ! » Dounia prit place dans le traîneau20 à côté du hussard, le domestique sauta sur le siège à côté du cocher, lequel poussa un sifflement et les chevaux partirent au galop.

     Le pauvre maître de poste se demandait comment il avait pu permettre à sa Dounia de s’en aller avec le hussard, il ne comprenait pas l’aveuglement qui avait obscurci sa raison. Moins d’une demi-heure plus tard, il commença à avoir le cœur serré, l’inquiétude s’empara de lui au point qu’il ne put se retenir et se rendit lui-même à la messe. En approchant de l’église, il vit que les gens s’en retournaient déjà, mais Dounia ne se trouvait ni dans l’enceinte, ni sur le parvis. Il entra en hâte dans l’église : le prêtre sortait de l’autel21 ; le sacristain éteignait les cierges, tandis que deux vieilles priaient encore dans un coin ; mais de Dounia, point. Le pauvre père demanda à grand-peine au sacristain si Dounia avait assisté à la messe. Le sacristain lui dit que non. Le maître de poste s’en retourna chez lui plus mort que vif. Il lui restait un seul espoir : avec la légèreté de son jeune âge, Dounia avait peut-être inventé d’aller en traîneau jusqu’au relais suivant, où habitait sa marraine. Tourmenté par l’émotion, il attendait que revînt la troïka avec laquelle il l’avait laissée partir. Le postillon ne revenait pas. Vers le soir, il arriva enfin, seul et éméché, porteur d’une terrible nouvelle : à l’autre relais, Dounia avait poursuivi sa route avec le hussard !

     Le vieil homme ne supporta pas son malheur ; il s’alita le soir même, se couchant dans le lit où la veille encore était étendu le jeune menteur. Réfléchissant à présent en revue à tout ce qui était arrivé, il comprit que le hussard avait feint d’être malade. Le malheureux maître de poste fut pris d’une grande fièvre ; il fut transporté à S*** et remplacé au relais par un postier nommé à sa place. Le même médecin qui était venu examiner le hussard le soigna. Il assura au maître de poste que le jeune homme était en parfaite santé, qu’il avait deviné ses mauvais desseins, mais s’était tu par crainte de la nagaïka de l’autre. L’Allemand disait-il la vérité, ou désirait-il juste se vanter de sa perspicacité, toujours est-il que cela ne consola nullement le pauvre malade. À peine rétabli, celui-ci demanda au directeur des Postes de S*** un congé de deux mois et, sans souffler mot à quiconque de ses intentions, partit à pied à la recherche de sa fille. Il savait, d’après sa feuille de route, que le capitaine23 Minski allait de Smolensk à Pétersbourg. Le  postillon qui l’avait conduit au début racontait que Dounia pleurait tout du long, même si elle paraissait s‘en aller de son plein gré. « Je pourrai peut-être ramener au bercail ma brebis égarée », se disait le maître de poste. Il arriva avec cette idée en tête à Pétersbourg et s’arrêta au régiment Izmaïlovski24, chez un ancien camarade, à présent sous-officier à la retraite, pour commencer ses recherches. Il apprit vite que le capitaine Minski se trouvait à Pétersbourg et logeait à l’hôtel Demout25. Le maître de poste décida de se présenter chez lui.

     Un matin, de bonne heure, il arriva chez l’officier, et, dans le vestibule, pria d’annoncer à Sa Haute Noblesse qu’un vieux soldat demandait à le voir. L’ordonnance, en train de cirer une botte passée sur un embauchoir, déclara que Monsieur dormait, et ne recevait pas avant onze heures. Le maître de poste s’en alla et revint à l’heure indiquée. Minski vint lui-même à sa rencontre, en robe de chambre, une calotte rouge sur la tête. « Que veux-tu, l’ami ? » demanda-t-il. Très ému, les larmes aux yeux, le vieillard dit seulement, d’une voix tremblante : « Votre Haute Noblesse !… Faites-moi la grâce, au nom du Seigneur !… » Minski le regarda rapidement, rougit, le prit par le bras et l’emmena dans son cabinet, en fermant derrière lui la porte à clef. « Votre Haute Noblesse ! reprit le vieil homme, ce qui est perdu est perdu ; rendez-moi au moins ma pauvre Dounia. Vous vous en êtes donné à cœur joie avec elle ; ne la perdez pas inutilement. — Ce qui est fait est fait, dit le jeune homme, troublé au plus haut point ; je suis coupable devant toi, et content de te demander ton pardon ; mais ne pense pas que je puisse abandonner Dounia : elle sera heureuse, je t’en donne ma parole. Qu’as-tu besoin d’elle ? Elle m’aime ; elle s’est déshabituée de son ancienne condition. Ni toi ni elle, vous ne pourriez oublier ce qui est arrivé. »  Après quoi, lui ayant fourré quelque chose sous sa manche, il ouvrit la porte et le maître de poste se retrouva dans la rue sans comprendre comment.

     Il se tint un long moment immobile, puis finit par apercevoir, au revers de sa manche, un rouleau de papiers ; il les sortit et déroula quelques billets26 de cinq et de dix roubles. Il eut de nouveau les larmes aux yeux, des larmes d’indignation ! Il roula les billets en boule, les jeta par terre, les piétina et s’en alla… Ayant fait quelques pas, il s’arrêta, réfléchit… revint en arrière… mais les assignats n’étaient déjà plus là. Un jeune homme bien vêtu, en le voyant, courut à un fiacre et sauta dedans en criant au cocher : « Allez ! » Le maître de poste ne se lança pas à sa poursuite. Il décida de rentrer à son relais, mais il voulait auparavant revoir au moins une fois sa pauvre Dounia. Pour cela, il retourna le surlendemain chez Minski ; mais l’ordonnance lui annonça durement que Monsieur ne recevait personne, le fit dehors du vestibule en le repoussant de la poitrine, et lui claqua la porte au nez. Le maître de poste resta un moment à attendre, puis s’en alla.

     Le même jour, le soir, il se promenait sur l’avenue de la Fonderie27 après avoir récité un Te Deum à l’église de l’Affliction28. Soudain passa en vitesse devant lui une élégante voiture29, et le maître de poste reconnut Minski. L’équipage s’arrêta juste devant l’entrée d’une maison à deux étages30, et le hussard sortit de la voiture et monta rapidement les marches du perron. Une heureuse idée traversa l’esprit du maître de poste. Il revint sur ses pas et, arrivé à hauteur du cocher, lui demanda : « Dis, l’ami, ce ne serait pas la voiture de Minski ? — Si fait, répondit le cocher. Et qu’est-ce que tu lui veux ? — Eh bien voilà : ton maître m’a ordonné de porter un billet à sa Dounia, et voilà que moi, j’ai oublié où elle habite, sa Dounia. Mais ici, au premier étage. Tu es en retard, mon vieux, avec ton billet ; il est lui-même chez elle, maintenant. — Peu importe, répliqua le maître de poste avec un indicible élan du cœur ; merci pour ton avis, le reste me regarde. » Sur ces mots, il monta l’escalier.

     La porte était fermée ; il sonna et attendit quelques instants, des instants pénibles pour lui. Une clé grinça, on lui ouvrit. « C’est ici qu’habite Avdotia32 Samsonovna ? » demanda-t-il. « Oui, répondit la jeune domestique ; que lui veux-tu ? » Sans répondre, le maître de poste entra au salon. « Non, non ! cria derrière lui la servante, Avdotia Samsonovna a des invités. » Sans l’écouter, le maître de poste avançait plus loin. les deux premières pièces étaient sombres, la troisième était éclairée. Il s’approcha de la porte ouverte et s’arrêta. Dans la pièce magnifiquement meublée, Minski était assis, pensif. Habillée avec tout le luxe à la mode, Dounia était assise sur un bras du fauteuil où siégait Minski, telle une écuyère sur sa selle anglaise. Elle regardait Minski avec tendresse, en enroulant autour de ses doigts étincelants les boucles brunes de l’officier. Pauvre maître de poste ! Jamais sa fille ne lui était apparue aussi belle ; il l’admirait malgré lui. « Qui est là ? » demanda-t-elle sans lever la tête. Il se taisait. N’obtenant pas de réponse, Dounia leva la tête… et tomba sur le tapis en poussant un cri. Effrayé, Minski s’élança pour la relever ; ayant soudain aperçu le maître de poste sur le seuil, il abandonna Dounia et s’approcha du vieillard en tremblant de colère. « Que veux-tu ? dit-il, les dents serrées ; qu’as-tu à me suivre partout en douce, comme un brigand ? Voudrais-tu m’égorger ? Fiche-moi le camp ! » Il le saisit au collet d’une poigne solide et le mit dehors.

     Le vieillard revint à l’appartement de son ami ; celui-ci lui conseilla de porter plainte ; mais le maître de poste réfléchit, agita la main en signe de découragement et décida d’abandonner la partie. Deux jours plus tard, il sortait de Pétersbourg et refaisait le chemin en sens inverse jusqu’à son relais de poste, où il reprit ses anciennes fonctions. « Cela fait près de trois ans que je vis sans Dounia, et sans aucune nouvelle d’elle, conclut-il ; est-elle encore en vie, Dieu seul le sait. Tout arrive. Ce n’est ni la première, ni la dernière qu’un fripon de passage débauche, pour la garder un certain temps, avant de l’abandonner. Il y a plein de ces jeunes idiotes à Pétersbourg, aujourd’hui nageant dans le velours et la soie, et demain, qui sait, balayant les rues en compagnie de gueux de cabaret. Parfois, penser qu’un tel destin attend peut-être Dounia, c’est un coup à pécher malgré soi, et à souhaiter sa mort… »

     Tel fut le récit de mon ami le vieux maître de poste, récit interrompu à plusieurs reprises par des larmes qu’il essuyait de façon pittoresque d’un pan de son habit, comme le diligent Terentitch dans la belle ballade de Dmitriev33. Larmes en partie provoquées par le punch, dont il avait bu cinq verres au cours de sa narration ; quoi qu’il en soit, elles m’avaient grandement ému. Longtemps après avoir quitté le maître de poste, je pensais encore à lui, ainsi qu’à la pauvre Dounia…

     Récemment encore, en passant par ***, je me souvins de mon ami ; j’appris que le relais qu’il dirigeait avait été supprimé. À ma question : « Le vieux maître de poste est-il encore en vie ? », personne ne put me donner de réponse satisfaisante. Je décidai d’aller voir sur place, en ces lieux que je connaissais si bien, louai des chevaux et me rendis au bourg de N***.

     Nous étions en automne. Le ciel était couvert de nuages gris ; un vent froid arrivait des champs moissonnés, ramenant des feuilles  rouges ou jaunes volées aux arbres rencontrés. J’arrivai au village au coucher du soleil et m’arrêtai devant la maisonnette du relais. Dans l’entrée – là où naguère la pauvre Dounia m’avait embrassé – parut une grosse paysanne qui, répondant à mes questions, m’apprit que le vieux maître de poste était mort depuis presque un an, qu’un brasseur s’était installé à sa place et qu’elle était la femme du brasseur. Je me mis à regretter mon voyage inutile, ainsi que les sept roubles dépensés pour rien. « Et de quoi est-il mort ? » demandai-je à la femme du brasseur. « D’ivrognerie, petit père », répondit-elle. « Et où l’a-t-on enterré ? — Derrière la haie au bout du village, à côté de sa défunte épouse. — Il n’y aurait pas moyen de me conduire à sa tombe ? — Pourquoi pas ? Hé, Vanka35 ! Laisse un peu le chat tranquille. Conduis le monsieur au cimetière, et montre-lui la tombe du maître de poste. »

     À ces mots, accourut un jeune rouquin36 déguenillé et borgne qui m’amena de l’autre côté de la haie, au bout du village.

     « Connaissais-tu le défunt ? lui demandai-je en chemin.

     — Je crois bien, oui ! Il m’avait appris à tailler des chalumeaux. Il nous arrivait, quand il revenait du cabaret (paix à son âme !), de courir derrière lui : “Grand-père, grand-père, des noisettes !”, et il nous distribuait des noisettes. Il passait beaucoup de temps avec nous.

     — Et les voyageurs, ils se souviennent de lui ?

     — Maintenant, les voyageurs, il n’y en a pas beaucoup ; il arrive encore à l’assesseur de passer dans le coin, mais les morts, il n’y pense pas. Cet été, tenez, une dame est passée, elle a pris des nouvelles du vieux maître de poste et s’est rendue sur sa tombe.

     — Une dame comment ? demandai-je avec curiosité.

     — Une belle dame, répondit le gamin ; elle se déplaçait dans un carrosse tiré par six chevaux, avec trois petits barines, une nourrice et un carlin noir ; et quand on lui a dit que le vieux maître de poste était mort, elle s’est mise à pleurer et elle a dit aux enfants : “Soyez sages, je vais au cimetière.” Je me proposais de la conduire, mais la dame a dit : “Je connais le chemin.” Et elle m’a donné une pièce en argent, cinq kopecks – c’était une très bonne dame ! »

     Nous arrivâmes au cimetière, un endroit nu, sans aucune enceinte, semé de croix de bois que nul arbre ne venait ombrager. De ma vie, je n’avais vu cimetière aussi triste.

     « Voilà la tombe du vieux maître de poste, me dit le garçon en sautant sur un tas de sable où était plantée une croix noire portant une icône de cuivre.

     — Et la dame est venue ici ? demandai-je.

     — Oui, répondit Vanka : je la regardais de loin. Elle s’est couchée ici, et elle est restée allongée un long moment. Après, elle est allée au village et a fait venir le pope, elle lui a donné de l’argent et elle est repartie, et moi elle m’a donné cinq kopecks en argent – une très bonne dame ! »

     Je lui donnai à mon tour cinq kopecks, sans regretter davantage mon voyage, ni mes sept roubles.





Notes


  1. Niveau le plus bas (quatorzième) du Tchin, la Table des rangs de Pierre le Grand. Le capitaine (rotmistr) dont il sera question plus loin est du huitième rang, ce qui lui donne droit – c’est le cas du huitième au sixième rang – à l’adresse « Votre Haute Noblesse ».
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Piotr_Viazemski
  3. Visiblement un livre à disposition des voyageurs pour y exprimer leurs plaintes, suggestions et récriminations…
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mourom On peut envisager une variante : les brigands que combattit le légendaire (l’un des Trois Preux) Ilia Mouromets…
  5. Le texte utilise l’expression « les froids de l’Épiphanie » : les grands froids de janvier…
  6. Rappel : attelage de trois chevaux. Autre rappel : la verste faisait 1,1 km environ.
  7. Le texte dit : « me trempa jusqu’au dernier fil ».
  8. Diminutif du prénom Ievdokia (Eudoxie), ou de sa forme populaire Avdotia.
  9. Seulement indiqué, comme d’habitude, par l’enclitique sifflée « s » accolée au mot « fille ».
  10. Le texte dit : « dès le second coup d’œil », ce qui passe moins bien, en français, que le premier…
  11. Inhabituel, le thé se prenant dans des verres munis de porte-verres.
  12. Voiture assez rudimentaire, sorte de chariot. 
  13. Je n’ai pas trouvé à qui attribuer cette citation.
  14. Manteau en peau de mouton retournée.
  15. Devenu Siméon dans la traduction de Gide et Schiffrin, j’ignore pourquoi…
  16. Agrémenté de rhum à nouveau. Cela se retrouve dans la nouvelle « Piotr Pétrovitch Karataïev », dix-huitième du cycle Mémoires d’un chasseur de Tourguéniev.
  17. C’est-à-dire à y tracer des lignes.
  18. Nagaïka, fouet court de Cosaque.
  19. Repas principal, pris tardivement, vers quinze heures ou encore plus tard.
  20. Il s’agit d’une kibitka, d’un traîneau couvert.
  21. Partie de l’église réservée, dans les églises orthodoxes aux servants de la messe, et séparée de la nef où se tient le public par l’iconostase, cloison recouverte d’icônes. Elle contient bien sûr la table-autel.
  22. Rappel : il s’agit de la couverture d’un district en relais de poste pour faciliter les déplacements et le transport du courrier, ce dernier sens s’étant conservé ensuite.
  23. Le terme (rotmistr, dérivé de l’allemand Rittmeister) indique un capitaine de cavalerie, ce qui se comprend, puisqu’il s’agit d’un hussard.
  24. Célèbre régiment de la Garde impériale : https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9giment_Izma%C3%AFlovski
  25. Le « Cabaret Demout » fut construit dans lles années 1760-1770 par le strasbourgeois d’origine Philippe Jacob Demout. Sa fille Élisabeth en hérita et se maria à Franz von Tiran, d’où l’autre nom de l’hôtel : maison Tiran. L’hôtel hébergea à plusieurs reprises Pouchkine, Griboïédov, même Tourguéniev, lequel y fit mourir l’héroïne de Premier amour. Le bâtiment connut ensuite des fortunes diverses, abritant un grand restaurant, une banque, puis, après 1917, des théâtres (extrait du Wikipedia en russe).
  26. Les premiers roubles-assignats dataient de la fin du XVIIIe siècle.
  27. Литейный проспект : Grande avenue de Saint-Pétersbourg, reliant l’avenue Nevski au quai Koutouzov.
  28. Sur une autre avenue du centre. Détruite par le régime stalinien en 1933, reconstruite il y a quelques années… 
  29. Un drojki de luxe : https://fr.wiktionary.org/wiki/drojki
  30. Trois dans le texte russe, le rez-de-chaussée étant compté comme premier étage. Un peu plus loin, pour la même raison, le texte dit que Dounia habite au second…
  31. Le texte dit : « le cheval ».
  32. Voir la note 8.
  33. Ivan Ivanovitch Dmitriev (1760-1837), homme politique et poète russe.
  34. Redevenues vertes chez Gide et Schiffrin…
  35. L’un des diminutifs d’Ivan.
  36. Le rouquin est une sorte de chat noir de la littérature russe…
  37. C’est-à-dire trois petits seigneurs : enfants de maîtres.

dimanche 15 septembre 2024

La tempête de neige (Alexandre Pouchkine)

 Galopant d’une congère à l’autre,
Les chevaux foulent la neige profonde…
Voici, à l’écart, une église
Semblant bien seule à la ronde.
—————————————————
La tempête entame soudain sa ronde,
La neige tombe en gros flocons ;
Faisant siffler son aile, le corbeau
Tournoie au-dessus du traîneau ;
Ce prophète de malheur fait entendre un gémissement !
Les chevaux pressent le pas et, attentivement,
Regardent devant eux les ténèbres,
En soulevant leur crinière…

                     Joukovski1





     À la fin de l’année 1811, époque mémorable pour nous, vivait sur son domaine de Niénaradovo le bon Gavrila Gavrilovitch2 R***. Son hospitalité et sa cordialité étaient célèbres aux alentours ; des voisins arrivaient à chaque instant chez lui pour festoyer et jouer au boston3 à cinq kopecks la partie avec sa femme, et certains pour jeter un coup d’œil sur Maria Gavrilovna, leur fille, demoiselle de dix-sept ans, svelte et le teint pâle : elle passait pour un riche parti, et nombreux étaient ceux qui songeaient à elle pour eux-mêmes ou pour leurs fils.

     Maria Gavrilovna ayant fait son éducation dans les romans français, elle se trouvait en conséquence amoureuse. L’objet choisi par elle était un pauvre enseigne4 se trouvant en congé dans son village. Il va sans dire que le jeune homme brûlait d’une flamme égale à la sienne, et que les parents de sa bien-aimée, ayant remarqué leur attirance réciproque, avaient interdit à leur fille de seulement songer à lui, qu’ils considéraient plus mal encore qu’un assesseur de justice à la retraite.

     Nos amants entretenaient une correspondance et se retrouvaient chaque jour en tête-à-tête dans un bosquet de pins ou près d’une vieille chapelle. Ils s’y juraient un amour éternel, se lamentaient de leur sort et envisageaient diverses possibilités. À force de s’écrire et de converser de la sorte, il en arrivèrent – ce qui est bien naturel – à tenir le raisonnement suivant : « Si nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre, et si de cruels parents s’opposent à notre bonheur, n’avons-nous pas le droit de passer outre à leur volonté ? » il va de soi que cette heureuse pensée naquit d’abord dans le tête du jeune homme, et que l’imagination romanesque de Maria Gavrilovna la goûta fort.

     L’hiver vint interrompre leurs rendez-vous ; mais leur correspondance n’en fut que plus vive. Dans chacune de ses lettres, Vladimir Nikolaïévitch suppliait Maria Gavrilovna de se fier à lui : ils se marieraient en secret, se cacheraient quelque temps puis viendraient se jeter aux pieds de ses parents, qui, bien sûr, seraient touchés par la constance héroïque des amants, émus par leur infortune, et leur diraient immanquablement : « Dans nos bras, les enfants ! »   

     Maria Gavrilovna hésita longtemps ; elle rejeta de nombreux plans de fuite. Elle finit par donner son accord au suivant : elle devait, le jour fixé, se retirer dans sa chambre sans souper, en prétextant un mal de tête. Sa femme de chambre était du complot ; toutes les deux sortiraient dans le jardin par la porte de service, le traverseraient et trouveraient un traîneau les attendant, qui les emmènerait à cinq verstes5 de  Niénaradovo, à Jadrino, directement à l’église du bourg, où les attendrait Vladimir.

     La veille du jour décisif, Maria Gavrilovna ne ferma pas l’œil de toute la nuit ; elle fit ses paquets, emballa linge et vêtements et écrivit une longue lettre à son amie, demoiselle sentimentale , ainsi qu’une autre à ses parents. Elle leur disait adieu en usant des expressions les plus touchantes et en alléguant, pour excuser sa faute, la force irrésistible de sa passion, et elle terminait en écrivant qu’elle tiendrait pour la minute de la plus haute félicité de sa vie l’instant où il lui serait permis de se jeter aux pieds de ses chers parents. Ayant scellé les deux lettres avec un cachet de Toula6 représentant deux cœurs enflammés avec une légende adéquate, elle se jeta sur son lit et s’assoupit juste avant l’aube ; mais d’effrayants rêves la réveillaient à tout moment. Tantôt il lui semblait qu’au moment de monter dans le traîneau pour aller se marier, son père l’arrêtait et la traînait dans la neige avec une douloureuse rapidité, pour la jeter dans un souterrain obscur et sans fond… et elle courait précipitamment, son cœur défaillant de façon indicible ; tantôt elle voyait Vladimir étendu dans l’herbe, pâle et ensanglanté. Mourant, il la suppliait d’une voix perçante de l’épouser au plus vite… D’autres visions hideuses et absurdes défilaient devant elle les unes après les autres. Elle finit par se lever, plus pâle que d’habitude, avec un mal de tête qui n’était nullement feint. Son père et sa mère remarquèrent son trouble ; leur tendre prévenance et leurs questions répétées : « Qu’y a-t-il, Macha7 ? Serais-tu malade, Macha ? » lui déchiraient le cœur. Elle s’efforçait de les calmer, de paraître gaie, sans y parvenir. Le soir arriva. La pensée qu’elle se retrouvait pour la dernière fois au milieu des siens lui serrait le cœur. Elle était à demi-morte ; elle disait secrètement adieu à tous les êtres et à tous les objets autour d’elle.

     Le souper fut servi ; son cœur se mit à battre à grands coups. D’une voix tremblante, elle déclara n’avoir pas envie de souper, et se mit à prendre congé de ses parents. Ceux-ci l’embrassèrent et, à leur habitude, la bénirent : elle faillit se mettre à pleurer. Revenue dans sa chambre, elle se laissa tomber dans un fauteuil et fondit en larmes. Sa jeune femme de chambre fit ce qu’elle pouvait pour l’apaiser et la réconforter. Tout était prêt. D’ici une demi-heure, Macha devait quitter pour toujours la maison paternelle, sa chambre, sa paisible vie de jeune fille… Au-dehors, c’était la tempête ; le vent hurlait, secouant les volets et les faisant claquer ; tout lui semblait menaçant et de mauvais présage. Dans la maison, tout s’endormit et le silence régna. Macha s’enveloppa d’un châle, mit un manteau chaud, saisit sa cassette et sortit sur le perron de l’entrée de service. Sa servante la suivait avec deux baluchons. Elles descendirent au jardin. La tempête de neige ne s’apaisait pas, le vent lui soufflait dessus comme pour arrêter la jeune criminelle. Elles traversèrent à grand-peine le jardin. Sur le seuil, un traîneau les attendait. Gelés, les chevaux piétinaient sur place ; le cocher de Vladimir faisait les cent pas devant les brancards en retenant les bêtes impatientes. Il aida la jeune fille et sa soubrette à s’installer et à trouver de la place pour les baluchons et la cassette, attrapa les rênes et les chevaux filèrent. Laissons la demoiselle à la bonne garde du destin et confions-la à l’habileté du cocher Tériochka, et voyons ce qu’il en est de notre jeune amant.

     Vladimir s’était déplacé toute la journée. Le matin, il était allé voir le prêtre de Jadrino, pour s’entendre à grand-peine avec lui ; il s’était mis ensuite à chercher des témoins parmi les propriétaires voisins. Il se montra d’abord chez le cornette8 en retraite Dravine, quadragénaire qui s’empressa d’accepter, cette aventure, assurait-il, lui rappelant l’ancien temps et les frasques des hussards. Il persuada Vladimir de rester dîner avec lui, lui assurant que trouver les deux autres témoins ne présenterait aucune difficulté. En effet, aussitôt après le repas apparurent l’arpenteur Schmidt, moustachu et pourvu d’éperons, et le fils du chef de la police10 du district, garçon de quelque seize ans récemment entré chez les uhlans. Non seulement ils acceptèrent la proposition de Vladimir, mais ils jurèrent qu’ils étaient prêts à donner leur vie pour lui. Vladimir les étreignit avec effusion et rentra chez lui pour faire ses préparatifs. 

     Il faisait noir depuis longtemps. Vladimir envoya à Niénaradovo son homme de confiance, Tériochka, avec sa troïka11 et des instructions détaillées, et fit atteler un petit traîneau à un seul cheval, et partit seul, sans cocher, pour Jadrino, où dans deux heures devait arriver également Maria Gavrilovna. Il connaissait la route, il n’en avait pas pour plus de vingt minutes.

     Mais à peine Vladimir eut-il dépassé la haie et se retrouva-t-il en pleine campagne, que le vent se leva et qu’une telle tempête se forma qu’il ne vit plus rien. En une minute, la neige recouvrit le chemin ;  autour de lui, tout disparut dans une brume trouble et jaunâtre traversée par de blancs flocons de neige ; le ciel se fondit avec la terre. Se retrouvant en plein champ, Vladimir tentait vainement de rejoindre la route ; le cheval avançait au hasard et, à chaque instant, tantôt montait sur une congère, tantôt s’enfonçait dans un fossé ; le traîneau ne faisait que verser. Vladimir s’efforçait de rester dans la bonne direction. Mais il lui semblait qu’une demi-heure s’était déjà écoulée sans qu’il eût atteint le petit bois de Jadrino. Dix minutes plus tard, le petit bois n’était toujours pas visible. Vladimir se mouvait dans une plaine coupée de profonds ravins. La tempête ne s’apaisait pas, le ciel restait couvert. Le cheval commençait à être fatigué, et Vladimir suait à grosses gouttes en dépit du fait qu’il se retrouvait à tout moment enfoncé à mi-corps dans la neige.

     Il finit par s’apercevoir qu’il n’était pas dans la bonne direction; Il arrêta le cheval, réfléchit, essaya de se rappeler et fut convaincu qu’il lui fallait prendre à droite. Ce qu’il fit. Le cheval avançait à peine. Cela faisait plus d’une heure que Vladimir était en route. Jadrino ne devait plus être bien loin. Mais il avait beau avancer, la plaine était sans fin. Rien que des congères et des ravins ; le traîneau versait sans cesse, il devait tout le temps le redresser. Le temps passait ; Vladimir se mit à ressentir une vive inquiétude.

     Enfin, sur le côté, quelque chose de sombre apparut. Vladimir tourna dans cette direction. En s’approchant, il aperçut un boqueteau. Dieu soit loué, se dit-il, me voilà tout près.. Il vint à la lisière du bosquet, espérant tomber sur la route connue ou faire le tour du bois : Jadrino se trouvait juste derrière. Il trouva bientôt une route qui le fit pénétrer dans l’obscurité des arbres que l’hiver avait dépouillés de leurs feuilles. Le vent se pouvait s’y déchaîner, le chemin était plat ; le cheval reprit courage, et Vladimir retrouva son calme. 

     Mais il avançait, il avançait toujours, pas de Jadrino ; le bois n’en finissait pas. Vladimir s’avisa avec terreur qu’il était entré dans une forêt inconnue. Le désespoir s’empara de lui. il donna un coup de fouet au cheval ; la pauvre bête partit au trot, mais se fatigua vite, et se remit au pas au bout d’un quart d’heure, malgré tous les efforts du malheureux Vladimir.

     Peu à peu, la forêt se fit moins dense, et Vladimir en sortit ; toujours pas de Jadrino. Il devait être aux alentours de minuit. Il avança au hasard, les larmes aux yeux. La tempête avait cessé, les nuages se dispersaient, une plaine s’étendait devant lui, couverte d’un tapis blanc et onduleux. La nuit était assez claire. Il aperçut, non loin de lui, un hameau composé de quatre ou cinq chaumières. Vladimir s’y rendit. Devant la première petite izba, il sauta de son traîneau, courut à la fenêtre et se mit à y frapper. Au bout de quelques minutes, le volet de bois se leva et un vieillard se pencha au dehors, montrant sa barbe blanche. « Qu’est-ce que tu veux ? — Jadrino, c’est loin ? — Si Jadrino, c’est loin ? — Oui ! C’est loin ? — Pas bien loin ; une dizaine de verstes. » À cette réponse, Vladimir s’attrapa les cheveux et se figea comme un homme condamné à mort.

     « Et d’où viens-tu ? » reprit le vieux. Vladimir n’avait pas le cœur de répondre à des questions. « Vieillard, peux-tu me procurer des chevaux pour aller à Jadrino ? » demanda-t-il. « Nous n’avons pas de chevaux » répondit le moujik. « Un guide, au moins ? Je le paierai autant qu’il voudra. — Bouge pas, dit le vieux en abaissant le volet, je t’envoie mon fils, il te guidera. » Vladimir se mit à attendre. Moins d’une minute plus tard, il frappa de nouveau à la fenêtre. Le volet se releva, la barbe se montra. « Qu’est-ce que tu veux ? — Alors, ton fils ? — Il arrive, il se chausse. Tu es peut-être transi ? Entre te réchauffer. — Merci, envoie-moi vite ton fils. »

     La porte grinça ; un jeune gars sortit, un gourdin à la main, et se mit devant le traîneau, tantôt montrant la route, tantôt cherchant le chemin recouvert par les congères. « Quelle heure est-il ? » lui demanda Vladimir. « Il fera bientôt jour », répondit le jeune moujik. Vladimir ne desserra plus les lèvres.

     Les coqs chantaient et il faisait déjà clair lorsqu’ils atteignirent Jadrino. L’église était fermée. Vladimir paya son guide et alla chez le prêtre. dans la cour, point de troïka. Quelle nouvelle n’allait-il pas apprendre !

     Mais retournons à nos braves propriétaires de Niénaradovo, et voyons ce qui se passe là-bas.

     Rien du tout.

     Les deux vieux se réveillèrent et allèrent au salon, Gavrila Gavrilovitch en bonnet de nuit et veston de fine laine, Praskovia Ivanovna12 en robe de chambre ouatée. Le samovar apporté, Gavrila Gavrilovitch envoya une jeune servante prendre des nouvelles de Maria Gavrilovna : avait-elle bien dormi, comment se sentait-elle ? La servante revint en annonçant que Mademoiselle disait avoir mal dormi, mais qu’elle se sentait mieux maintenant et qu’elle allait venir tout de suite. Effectivement, la porte s’ouvrit et Maria Gavrilovna s’approcha pour souhaiter le bonjour à ses parents.

     « Comment va ta tête, Macha ? » demanda Gavrila Gavrilovitch. « Mieux, papa », répondit Macha. « Tu as dû t’asphyxier un peu hier, Macha », dit Praskovia Ivanovna. « C’est possible, maman », répondit Macha.

     La journée se passa bien, mais, la nuit, Macha tomba malade. On envoya chercher un médecin en ville. Il arriva au soir et trouva la jeune fille en plein délire. une fièvre  chaude s’était déclarée, et la pauvre malade resta deux semaines au bord de la tombe.

     Personne, dans la maison, ne savait rien de la fuite envisagée; les lettres écrites la veille avaient été brûlées ; craignant la colère des maîtres, sa femme de chambre n’avait rien raconté à personne. Le prêtre, le cornette à la retraite, l’arpenteur moustachu et le jeune uhlan se montrèrent discrets, et non sans raison. Le cocher Tériochkane ne disait jamais rien de trop, même en état d’ébriété. De la sorte, le secret fut gardé par plus d’une demi-douzaine de conspirateurs. Mais Maria Gavrilovna, dans son délire, se trahissait elle-même. Toutefois, ses paroles étaient à ce point décousues que sa mère, qui ne quittait pas son chevet, put juste saisir que sa fille était éperdument amoureuse de Vladimir Nikolaïévitch, et que cet amour semblait être la cause de sa maladie. Elle s’en entretint avec son mari, ainsi qu’avec quelques voisins, et il fut finalement décidé d’un commun accord que tel était, assurément, le destin de Maria Gavrilovna, que les mariages s’écrivent dans le ciel14, que pauvreté n’est pas vice, que l’on vit avec un homme, et non avec la richesse, etc. Les proverbes de mœurs nous sont étonnamment utiles lorsque nous sommes en peine de trouver d’autres justifications.

     Cependant, la jeune fille commença à se rétablir. Depuis longtemps, on ne voyait plus Vladimir chez Gavrila Gavrilovitch. Il redoutait l’accueil qu’on lui faisait d’ordinaire. On convint d’envoyer le chercher en lui annonçant son bonheur inespéré : le mariage était accordé. Mais quelle ne fut pas la surprise des propriétaires de Niénaradovo en recevant de Vladimir, pour toute réponse à leur invitation, une lettre insensée ! Il y déclarait qu’il ne mettrait plus les pieds chez eux, et leur demandait d’oublier un malheureux qui ne pouvait plus espérer que la mort. Quelques jours plus tard, ils apprirent que Vladimir était parti à l’armée. Cela se passait en 1812.

     On resta longtemps sans oser l’annoncer à la convalescente Macha. Elle ne mentionnait jamais Vladimir. Quelques mois plus tard, ayant lu son nom parmi ceux de gens grièvement blessés lors de faits d’armes glorieux à Borodino, elle s’évanouit, ce qui fit craindre un retour de la fièvre chaude. Mais, Dieu merci, cette pâmoison n’eut pas de suite.

     Elle eut un autre motif d’affliction : Gavrila Gavrilovitch mourut, en la laissant unique héritière de ses biens. Mais cet héritage ne la consolait pas ; elle partageait sincèrement le chagrin de la pauvre Praskovia Ivanovna, à qui elle promit de ne pas l’abandonner ; elles quittèrent toutes les deux Niénaradovo, lieu de tristes souvenirs, et partirent s’installer au domaine de N***. 

     Là aussi, les prétendants se mirent à vibrionner autour de cette délicieuse jeune fille et riche parti ; mais à aucun elle ne donnait le moindre espoir. Sa mère essayait parfois de la convaincre de se choisir un ami ; Maria Gavrilovna hochait la tête et devenait pensive. Vladimir n’était plus de ce monde : il était mort à Moscou, la veille de l’entrée des Français dans la ville. Son souvenir paraissait sacré pour Macha ; en tout cas, elle conservait tout ce qui pouvait le lui évoquer : les livres qu’il avait lus autrefois, ses dessins, ses partitions et les vers qu’il avait recopiés pour elle. Au courant de tout cela, les voisins admiraient sa constance et guettaient par avance avec curiosité le héros qui triompherait enfin de la triste fidélité de cette virginale Artémise16. 

     Cependant, la guerre s’était glorieusement terminée. Nos régiments rentraient d’au-delà les frontières. Le peuple courait à leur rencontre. Les musiciens jouaient des airs des pays conquis : Vive Henri Quatre17, des valses du Tyrol et des airs de Joconde18. Les officiers, encore presque adolescents au début de la campagne, revenaient en hommes devenus virils dans l’atmosphère des batailles, et couverts de croix19. Les soldats causaient gaiement entre eux, en fourrant à tout moment dans leurs propos des mots français ou allemands. Époque inoubliable ! Temps de gloire et d’enthousiasme ! Comme le cœur russe battait avec force au mot de « Patrie » ! Qu’ils étaient doux, les pleurs des retrouvailles ! Comme nous unissions tous en nous le sentiment de fierté nationale et l’amour du Tsar ! Et quels instants vivait le souverain !

     Les femmes, les femmes russes étaient alors incomparables. Leur froideur habituelle avait disparu. Leur enthousiasme était véritablement enivrant, lorsqu’elles accueillaient les vainqueurs avec des « Hourra ! »


                                     En jetant leurs bonnets en l’air20


     Lequel des officiers de l’époque ne reconnaîtrait pas qu’il doit à la femme russe la meilleure, la plus précieuse des récompenses ?…

     Durant cette splendide époque, Maria Gavrilovna vivait avec sa mère dans la province de *** et ne put voir les deux capitales21 fêter le retour des troupes. Mais l’enthousiasme était peut-être encore plus fort dans les districts et les villages. Un officier y faisant son apparition était porté en triomphe, tandis que l’amoureux en frac perdait tout intérêt.

     Nous avons déjà mentionné qu’en dépit de sa froideur, Maria Gavrilovna se voyait, comme autrefois, entourée de galants intéressés. Mais ils durent tous céder la place lorsque se montra dans son château Bourmine, colonel de hussard nanti d’une blessure, de la croix de Saint-Georges portée à la boutonnière et d’une « intéressante pâleur », comme disaient les demoiselles de là-bas. Il avait environ vingt-six ans. Il était venu en congé sur ses terres, voisines du village de Maria Gavrilovna22. Celle-ci le remarqua tout particulièrement. En sa présence, elle reprenait vie, sortant de sa rêverie coutumière. On n’ira pas jusqu’à dire qu’elle faisait la coquette avec lui ; mais le poète, en voyant sa conduite, eût demandé23 :


                                       Se amor non è, che dunque ?…


     Bourmine était en effet un charmant jeune homme. Il possédait précisément l’esprit qui plaît aux femmes : décence et observation, raillerie insouciante et sans aucune prétention. Avec Maria Gavrilovna, il adoptait des façons libres et simples ; mais, quoi qu’elle dît ou fît, ses regards la suivaient, et son âme également. Il semblait modeste et d’un caractère doux, mais la rumeur assurait qu’il avait été autrefois un mauvais sujet de premier ordre, et cela ne lui nuisait pas dans l’opinion de Maria Gavrilovna, laquelle, ainsi que toutes les jeunes dames, se faisait un plaisir d’excuser les frasques révélant la hardiesse et l’ardeur d’un caractère.

     Mais plus que tout le reste (plus que sa tendresse, plus que l’agrément de sa conversation, plus que son intéressante pâleur, plus que son bras en écharpe), le silence du jeune hussard excitait sa curiosité et son imagination. Elle ne pouvait ignorer qu’elle lui plaisait beaucoup ; de son côté, avec son esprit et son expérience, il avait pu se rendre compte qu’elle l’avait distingué : comment se faisait-il qu’elle ne le vît pas encore à ses pieds, lui déclarant son amour ? Qu’est-ce qui le retenait ? Était-ce la timidité liée à un amour véritable, la fierté, ou la coquetterie d’un rusé galant ? Cela restait pour elle une énigme. Après mûre réflexion, elle conclut à la timidité, et décida de l’encourager en lui manifestant davantage d’attention et même, suivant les circonstances, de tendresse. Elle préparait le dénouement le plus inattendu et attendait avec impatience la minute de l’explication romanesque. De quelque nature qu’il soit, le secret pèse toujours sur le cœur féminin. Ses manœuvres guerrières obtinrent le succès escompté : en tout cas, Bourmine devint si pensif, et ses yeux noirs se posaient sur Maria Gavrilovna avec une telle flamme que la minute décisive, semblait-il, approchait grandement. Les voisins parlaient du mariage comme d’une affaire déjà conclue, tandis que la bonne Praskovia Ivanovna se réjouissait de voir que sa fille s’était enfin trouvé un fiancé digne d’elle.

     La vieille dame était un jour assise seule au salon, faisant une « grande patience », lorsque Bourmine entra dans la pièce et s’enquit aussitôt de Maria Gavrilovna. « Elle est au jardin, répondit la vieille ; allez la voir, je reste ici à vous attendre. » Bourmine s’en alla, cependant que la vieille femme se signait en pensant : « Tout cela prendra peut-être fin aujourd’hui même ! »

     Bourmine trouva Maria Gavrilovna près de l’étang, sous un saule, un livre dans les mains et vêtue d’une robe blanche, en véritable héroïne de roman. Après les premières questions, Maria Gavrilovna cessa volontairement d’entretenir la conversation, accroissant ainsi leur gêne à tous deux, gêne qui ne pouvait se dissiper qu’au moyen d’une explication soudaine et décisive. Ce qui se produisit : sentant le caractère embarrassant de sa situation, Bourmine déclara qu’il cherchait depuis longtemps l’occasion de lui ouvrir son cœur, et lui demanda de lui accorder un instant son attention. Maria Gavrilovna ferma son livre et ferma les lignes en signe de consentement.

      « Je vous aime, dit Bourmine ; je vous aime passionnément… » (Maria Gavrilovna rougit et baissa un peu plus la tête.) « J’ai agi imprudemment en cédant à la douce habitude de vous voir et de vous entendre tous les jours… (Maria Gavrilovna se souvint de la lettre de Saint-Preux24.) Il est trop tard maintenant pour que je m’oppose à ma destinée ; votre souvenir, votre image charmante et incomparable seront désormais la joie et le tourment de mon existence ; mais il me reste la pénible obligation de vous découvrir mon effrayant secret, et de placer entre nous une barrière infranchissable… — Elle a toujours existé, l’interrompit vivement Maria Gavrilovna, je n’aurais jamais pu être votre femme… — Je sais, répondit-il à mi-voix, je sais que vous avez aimé quelqu’un autrefois, mais il est mort et vous l’avez pleuré durant trois années… Bonne et chère Maria Gavrilovna ! N’essayez pas de m’enlever ma dernière consolation : la pensée que vous auriez consenti à faire mon bonheur si… taisez-vous, de grâce, taisez-vous. Vous me mettez au supplice25. Oui, je sens que vous auriez été mienne, mais – je suis l’être le plus malheureux au monde… je suis marié ! » 

     Maria Gavrilovna le regarda, stupéfaite.

     « Je suis marié, reprit Bourmine, je suis marié depuis trois ans, sans savoir qui est ma femme, où elle est ni si je dois la voir un jour ! 

     — Que dites-vous là ? s’écria Maria Gavrilovna ; que c’est étrange ! Poursuivez ; je raconterai ensuite… mais continuez, je vous en prie.

     — Au début de l’année 1812, dit Bourmine, je me hâtais d’arriver à Vilna, où se trouvait notre régiment. Arrivé tard un soir au relais de poste, je m’apprêtais à donner l’ordre d’atteler des chevaux au plus vite, lorsque se leva d’un coup une épouvantable tempête de neige ; le maître de poste et les postillons me conseillèrent d’attendre. Je commençai par les écouter, mais une inexplicable inquiétude s’empara de moi ; on eût dit que quelqu’un me poussait en avant. Cependant, la tempête ne s’apaisait pas ; je n’y tins plus, ordonnai à nouveau d’atteler et partis au milieu de la bourrasque. Le postillon eut l’idée de longer la rivière, ce qui devait nous faire gagner trois verstes. Les rives étaient couvertes de neige ; le postillon rata l’endroit où elles rencontraient la route, de sorte que nous nous retrouvâmes dans un coin inconnu. La tempête se prolongeait ; apercevant une lueur, je donnai l’ordre de se rendre de ce côté. Nous arrivâmes dans un village ; il y avait de la lumière dans l’église en bois; L’église était ouverte, et quelques traîneaux se trouvaient dans son enceinte ; des gens faisaient les cent pas sur le parvis. “Par ici ! Par ici !” crièrent des voix. J’ordonnai au postillon d’approcher de l’église. “Allons, où as-tu été traîner ? me dit quelqu’un : la fiancée s’est évanouie, le pope ne sait pas quoi faire ; nous étions bien près de nous en retourner. Entre au plus vite.” Sans rien dire, je sautai hors du traîneau et entrai dans l’église faiblement éclairée par deux ou trois cierges. Une jeune fille était assise sur un banc dans un coin sombre ; une autre lui frictionnait les tempes. “Dieu soit loué, dit-elle, vous voilà tout de même. Vous avez failli faire mourir Mademoiselle.” Le vieux prêtre s’approcha de moi et me demanda : “Faut-il commencer ? — Commencez, commencez, mon père”, répondis-je distraitement. On releva la jeune fille, qui me sembla jolie… Incompréhensible, impardonnable légèreté…  je me tins à ses côtés devant le lutrin26 ; le prêtre se dépêchait ; trois hommes et la servante soutenaient la jeune fille, entièrement occupés d’elle. On nous maria27. “Embrassez-vous”, nous dit-on. Ma femme tourna vers moi son pâle visage. J’allais l’embrasser, mais… “Ah, ce n’est pas lui ! Ce n’est pas lui !” s’exclama-t-elle, avant de retomber sans connaissance. Les témoins me fixaient avec des yeux effarés. Je me retournai, sortis de l’église sans qu’on y fît obstacle, me jetai dans le traîneau28 et criai : “Allez !”

     — Mon Dieu ! s’écria Maria Gavrilovna, et vous ne savez pas ce qu’il advint de votre pauvre femme ?

     — Je l’ignore, répondit Bourmine – j’ignore le nom du village où je me suis marié ; je ne me souviens pas de quel relais de poste j’étais parti. En ce temps-là, j’attachais si peu d’importance à ma criminelle fredaine que, une fois loin de l’église, je m’endormis et ne me réveillai que le lendemain matin, au troisième relais. Le serviteur qui m’accompagnait à l’époque est mort pendant la campagne, si bien que je n’ai même pas l’espoir de retrouver celle dont je me suis moqué si cruellement, et qui maintenant se trouve si durement vengée.

     — Mon Dieu ! Mon Dieu ! dit Maria Gavrilovna en lui prenant la main – c’était donc vous ! Et vous ne me reconnaissez pas ? »

     Bourmine pâlit… et se jeta à ses pieds…  





Notes


  1. Vers extraits du poème Svetlana. Vassili Joukovski (1783-1852), poète et traducteur. Par ses traductions d’auteurs anglais, français et allemands, il introduisit le romantisme en Russie. D’une activité inlassable, il fut en outre le précepteur du futur Alexandre II et participa à diverses sociétés et revues littéraires. On peut signaler un tour de force : la traduction en vers de l’Odyssée, à partir d’une traduction allemande.
  2. Gavrila et Gavril sont des formes populaires de Gavriil : nous avons ici Gabriel, fils de Gabriel… 
  3. Jeu de cartes pratiqué, avant le whist, dans toute l’Europe au XIXe siècle.
  4. Ancien grade d’officier subalterne dans l’armée russe, juste en-dessous du sous-lieutenant.
  5. Rappel : la verste faisait 1086 mètres.
  6. La ville de Toula était célèbre pour ses sceaux ouvragés.
  7. Diminutif de Maria.
  8. Officier subalterne de cavalerie, grade équivalent à celui d’enseigne dans l’infanterie.
  9. Repas principal pris tard, comme le dîner d’ancien régime en France.
  10. Il s’agit du classique capitaine-ispravnik, chef de police rurale.
  11. Attelage de trois chevaux, tirant ici un grand traîneau couvert.
  12. Prascovie, fille d’Ivan : l’épouse est nommée seulement à présent.
  13. À cause d’un poêle qui fume.
  14. Expression allemande ; le texte russe dit : on ne peut contourner le promis à cheval…
  15. Le sept septembre 1812. Plus connu en France sous le nom de « bataille de la Moskova ».
  16. https://fr.wikipedia.org/wiki/Art%C3%A9mise_Ire
  17. En français dans le texte, tel quel. Vieille chanson en l’honneur d’Henri IV, durablement populaire en France.
  18. Œuvre de 1814 de Nicolas Isouard : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Isouard, à ne pas confondre avec La Gioconda, opéra d’Amilcare Ponchielli, livret de Boïto, créé à la Scala en 1876…
  19. Croix de Saint-Georges, et autres décorations.
  20. Citation de la pièce de Griboïédov Du malheur d’avoir de l’esprit, acte II, scène 5. Hourrah, etc. se trouve à la fin d’une tirade de Tchatski (à la fin de la scène) évoquant l’élan patriotique au retour de l’armée russe en 1815.
  21. Moscou et Saint-Pétersbourg.
  22. Rappel habituel : en ces temps de servage, un domaine comporte un village appartenant (y compris ses âmes) au propriétaire…
  23. En italien dans le texte, avec une note traduisant en russe : si ce n’est pas de l’amour, qu’est-ce donc ? Ce vers est le début du sonnet LXXXVII de Pétrarque, comme me l’a signalé Michel Delarche.
  24. St-Preux en français dans le texte, avec une note en russe : première lettre de Saint-Preux à Julie, dans La nouvelle Héloïse de JJ Rousseau…
  25. Schiffrin et Gide attribuent à Maria le passage : taisez-vous, de grâce, taisez-vous. Vous me mettez au supplice. Rien ne l’indique dans le texte russe. 
  26. https://fr.wikipedia.org/wiki/Analogion
  27. En plaçant au-dessus d’eux la couronne du mariage.
  28. Le texte précise – on s’en serait douté : traîneau couvert…
  29. Une vingtaine d’années plus tôt, était parue la nouvelle de Kleist La marquise d’O, qui a sans doute inspiré Pouchkine. En voici une traduction : https://fr.wikisource.org/wiki/La_Marquise_d%E2%80%99O%E2%80%A6/Texte_entier