dimanche 15 septembre 2024

La tempête de neige (Alexandre Pouchkine)

 Galopant d’une congère à l’autre,
Les chevaux foulent la neige profonde…
Voici, à l’écart, une église
Semblant bien seule à la ronde.
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La tempête entame soudain sa ronde,
La neige tombe en gros flocons ;
Faisant siffler son aile, le corbeau
Tournoie au-dessus du traîneau ;
Ce prophète de malheur fait entendre un gémissement !
Les chevaux pressent le pas et, attentivement,
Regardent devant eux les ténèbres,
En soulevant leur crinière…

                     Joukovski1





     À la fin de l’année 1811, époque mémorable pour nous, vivait sur son domaine de Niénaradovo le bon Gavrila Gavrilovitch2 R***. Son hospitalité et sa cordialité étaient célèbres aux alentours ; des voisins arrivaient à chaque instant chez lui pour festoyer et jouer au boston3 à cinq kopecks la partie avec sa femme, et certains pour jeter un coup d’œil sur Maria Gavrilovna, leur fille, demoiselle de dix-sept ans, svelte et le teint pâle : elle passait pour un riche parti, et nombreux étaient ceux qui songeaient à elle pour eux-mêmes ou pour leurs fils.

     Maria Gavrilovna ayant fait son éducation dans les romans français, elle se trouvait en conséquence amoureuse. L’objet choisi par elle était un pauvre enseigne4 se trouvant en congé dans son village. Il va sans dire que le jeune homme brûlait d’une flamme égale à la sienne, et que les parents de sa bien-aimée, ayant remarqué leur attirance réciproque, avaient interdit à leur fille de seulement songer à lui, qu’ils considéraient plus mal encore qu’un assesseur de justice à la retraite.

     Nos amants entretenaient une correspondance et se retrouvaient chaque jour en tête-à-tête dans un bosquet de pins ou près d’une vieille chapelle. Ils s’y juraient un amour éternel, se lamentaient de leur sort et envisageaient diverses possibilités. À force de s’écrire et de converser de la sorte, il en arrivèrent – ce qui est bien naturel – à tenir le raisonnement suivant : « Si nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre, et si de cruels parents s’opposent à notre bonheur, n’avons-nous pas le droit de passer outre à leur volonté ? » il va de soi que cette heureuse pensée naquit d’abord dans le tête du jeune homme, et que l’imagination romanesque de Maria Gavrilovna la goûta fort.

     L’hiver vint interrompre leurs rendez-vous ; mais leur correspondance n’en fut que plus vive. Dans chacune de ses lettres, Vladimir Nikolaïévitch suppliait Maria Gavrilovna de se fier à lui : ils se marieraient en secret, se cacheraient quelque temps puis viendraient se jeter aux pieds de ses parents, qui, bien sûr, seraient touchés par la constance héroïque des amants, émus par leur infortune, et leur diraient immanquablement : « Dans nos bras, les enfants ! »   

     Maria Gavrilovna hésita longtemps ; elle rejeta de nombreux plans de fuite. Elle finit par donner son accord au suivant : elle devait, le jour fixé, se retirer dans sa chambre sans souper, en prétextant un mal de tête. Sa femme de chambre était du complot ; toutes les deux sortiraient dans le jardin par la porte de service, le traverseraient et trouveraient un traîneau les attendant, qui les emmènerait à cinq verstes5 de  Niénaradovo, à Jadrino, directement à l’église du bourg, où les attendrait Vladimir.

     La veille du jour décisif, Maria Gavrilovna ne ferma pas l’œil de toute la nuit ; elle fit ses paquets, emballa linge et vêtements et écrivit une longue lettre à son amie, demoiselle sentimentale , ainsi qu’une autre à ses parents. Elle leur disait adieu en usant des expressions les plus touchantes et en alléguant, pour excuser sa faute, la force irrésistible de sa passion, et elle terminait en écrivant qu’elle tiendrait pour la minute de la plus haute félicité de sa vie l’instant où il lui serait permis de se jeter aux pieds de ses chers parents. Ayant scellé les deux lettres avec un cachet de Toula6 représentant deux cœurs enflammés avec une légende adéquate, elle se jeta sur son lit et s’assoupit juste avant l’aube ; mais d’effrayants rêves la réveillaient à tout moment. Tantôt il lui semblait qu’au moment de monter dans le traîneau pour aller se marier, son père l’arrêtait et la traînait dans la neige avec une douloureuse rapidité, pour la jeter dans un souterrain obscur et sans fond… et elle courait précipitamment, son cœur défaillant de façon indicible ; tantôt elle voyait Vladimir étendu dans l’herbe, pâle et ensanglanté. Mourant, il la suppliait d’une voix perçante de l’épouser au plus vite… D’autres visions hideuses et absurdes défilaient devant elle les unes après les autres. Elle finit par se lever, plus pâle que d’habitude, avec un mal de tête qui n’était nullement feint. Son père et sa mère remarquèrent son trouble ; leur tendre prévenance et leurs questions répétées : « Qu’y a-t-il, Macha7 ? Serais-tu malade, Macha ? » lui déchiraient le cœur. Elle s’efforçait de les calmer, de paraître gaie, sans y parvenir. Le soir arriva. La pensée qu’elle se retrouvait pour la dernière fois au milieu des siens lui serrait le cœur. Elle était à demi-morte ; elle disait secrètement adieu à tous les êtres et à tous les objets autour d’elle.

     Le souper fut servi ; son cœur se mit à battre à grands coups. D’une voix tremblante, elle déclara n’avoir pas envie de souper, et se mit à prendre congé de ses parents. Ceux-ci l’embrassèrent et, à leut habitude, la bénirent : elle faillit se mettre à pleurer. Revenue dans sa chambre, elle se laissa tomber dans un fauteuil et fondit en larmes. Sa jeune femme de chambre fit ce qu’elle pouvait pour l’apaiser et la réconforter. Tout était prêt. D’ici une demi-heure, Macha devait quitter pour toujours la maison paternelle, sa chambre, sa paisible vie de jeune fille… Au-dehors, c’était la tempête ; le vent hurlait, secouant les volets et les faisant claquer ; tout lui semblait menaçant et de mauvais présage. Dans la maison, tout s’endormit et le silence régna. Macha s’enveloppa d’un châle, mit un manteau chaud, saisit sa cassette et sortit sur le perron de l’entrée de service. Sa servante la suivait avec deux baluchons. Elles descendirent au jardin. La tempête de neige ne s’apaisait pas, le vent lui soufflait dessus comme pour arrêter la jeune criminelle. Elles traversèrent à grand-peine le jardin. Sur le seuil, un traîneau les attendait. Gelés, les chevaux piétinaient sur place ; le cocher de Vladimir faisait les cent pas devant les brancards en retenant les bêtes impatientes. Il aida la jeune fille et sa soubrette à s’installer et à trouver de la place pour les baluchons et la cassette, attrapa les rênes et les chevaux filèrent. Laissons la demoiselle à la bonne garde du destin et confions-la à l’habileté du cocher Tériochka, et voyons ce qu’il en est de notre jeune amant.

     Vladimir s’était déplacé toute la journée. Le matin, il était allé voir le prêtre de Jadrino, pour s’entendre à grand-peine avec lui ; il s’était mis ensuite à chercher des témoins parmi les propriétaires voisins. Il se montra d’abord chez le cornette8 en retraite Dravine, quadragénaire qui s’empressa d’accepter, cette aventure, assurait-il, lui rappelant l’ancien temps et les frasques des hussards. Il persuada Vladimir de rester dîner avec lui, lui assurant que trouver les deux autres témoins ne présenterait aucune difficulté. En effet, aussitôt après le repas apparurent l’arpenteur Schmidt, moustachu et pourvu d’éperons, et le fils du chef de la police10 du district, garçon de quelque seize ans récemment entré chez les uhlans. Non seulement ils acceptèrent la proposition de Vladimir, mais ils jurèrent qu’ils étaient prêts à donner leur vie pour lui. Vladimir les étreignit avec effusion et rentra chez lui pour faire ses préparatifs. 

     Il faisait noir depuis longtemps. Vladimir envoya à Niénaradovo son homme de confiance, Tériochka, avec sa troïka11 et des instructions détaillées, et fit atteler un petit traîneau à un seul cheval, et partit seul, sans cocher, pour Jadrino, où dans deux heures devait arriver également Maria Gavrilovna. Il connaissait la route, il n’en avait pas pour plus de vingt minutes.

     Mais à peine Vladimir eut-il dépassé la haie et se retrouva-t-il en pleine campagne, que le vent se leva et qu’une telle tempête se forma qu’il ne vit plus rien. En une minute, la neige recouvrit le chemin ;  autour de lui, tout disparut dans une brume trouble et jaunâtre traversée par de blancs flocons de neige ; le ciel se fondit avec la terre. Se retrouvant en plein champ, Vladimir tentait vainement de rejoindre la route ; le cheval avançait au hasard et, à chaque instant, tantôt montait sur une congère, tantôt s’enfonçait dans un fossé ; le traîneau ne faisait que verser. Vladimir s’efforçait de rester dans la bonne direction. Mais il lui semblait qu’une demi-heure s’était déjà écoulée sans qu’il eût atteint le petit bois de Jadrino. Dix minutes plus tard, le petit bois n’était toujours pas visible. Vladimir se mouvait dans une plaine coupée de profonds ravins. La tempête ne s’apaisait pas, le ciel restait couvert. Le cheval commençait à être fatigué, et Vladimir suait à grosses gouttes en dépit du fait qu’il se retrouvait à tout moment enfoncé à mi-corps dans la neige.

     Il finit par s’apercevoir qu’il n’était pas dans la bonne direction; Il arrêta le cheval, réfléchit, essaya de se rappeler et fut convaincu qu’il lui fallait prendre à droite. Ce qu’il fit. Le cheval avançait à peine. Cela faisait plus d’une heure que Vladimir était en route. Jadrino ne devait plus être bien loin. Mais il avait beau avancer, la plaine était sans fin. Rien que des congères et des ravins ; le traîneau versait sans cesse, il devait tout le temps le redresser. Le temps passait ; Vladimir se mit à ressentir une vive inquiétude.

     Enfin, sur le côté, quelque chose de sombre apparut. Vladimir tourna dans cette direction. En s’approchant, il aperçut un boqueteau. Dieu soit loué, se dit-il, me voilà tout près.. Il vint à la lisière du bosquet, espérant tomber sur la route connue ou faire le tour du bois : Jadrino se trouvait juste derrière. Il trouva bientôt une route qui le fit pénétrer dans l’obscurité des arbres que l’hiver avait dépouillés de leurs feuilles. Le vent se pouvait s’y déchaîner, le chemin était plat ; le cheval reprit courage, et Vladimir retrouva son calme. 

     Mais il avançait, il avançait toujours, pas de Jadrino ; le bois n’en finissait pas. Vladimir s’avisa avec terreur qu’il était entré dans une forêt inconnue. Le désespoir s’empara de lui. il donna un coup de fouet au cheval ; la pauvre bête partit au trot, mais se fatigua vite, et se remit au pas au bout d’un quart d’heure, malgré tous les efforts du malheureux Vladimir.

     Peu à peu, la forêt se fit moins dense, et Vladimir en sortit ; toujours pas de Jadrino. Il devait être aux alentours de minuit. Il avança au hasard, les larmes aux yeux. La tempête avait cessé, les nuages se dispersaient, une plaine s’étendait devant lui, couverte d’un tapis blanc et onduleux. La nuit était assez claire. Il aperçut, non loin de lui, un hameau composé de quatre ou cinq chaumières. Vladimir s’y rendit. Devant la première petite izba, il sauta de son traîneau, courut à la fenêtre et se mit à y frapper. Au bout de quelques minutes, le volet de bois se leva et un vieillard se pencha au dehors, montrant sa barbe blanche. « Qu’est-ce que tu veux ? » — « Jadrino, c’est loin ? » — « Si Jadrino, c’est loin ? » — « Oui ! C’est loin ? » — « Pas bien loin ; une dizaine de verstes. » À cette réponse, Vladiimir s’attrapa les cheveux et se figea comme un homme condamné à mort.

     « Et d’où viens-tu ? » reprit le vieux. Vladimir n’avait pas le cœur de répondre à des questions. « Vieillard, peux-tu me procurer des chevaux pour aller à Jadrino ? » demanda-t-il. « Nous n’avons pas de chevaux » répondit le moujik. « Un guide, au moins ? Je le paierai autant qu’il voudra. » — « Bouge pas, dit le vieux en abaissant le volet, je t’envoie mon fils, il te guidera. » Vladimir se mit à attendre. Moins d’une minute plus tard, il frappa de nouveau à la fenêtre. Le volet se releva, la barbe se montra. « Qu’est-ce que tu veux ? » — « Alors, ton fils ? » — « Il arrive, il se chausse. Tu es peut-être transi ? Entre te réchauffer. » — « Merci, envoie-moi vite ton fils. »

     La porte grinça ; un jeune gars sortit, un gourdin à la main, et se mit devant le traîneau, tantôt montrant la route, tantôt cherchant le chemin recouvert par les congères. « Quelle heure est-il ? » lui demanda Vladimir. « Il fera bientôt jour », répondit le jeune moujik. Vladimir ne desserra plus les lèvres.

     Les coqs chantaient et il faisait déjà clair lorsqu’ils atteignirent Jadrino. L’église était fermée. Vladimir paya son guide et alla chez le prêtre. dans la cour, point de troïka. Quelle nouvelle n’allait-il pas apprendre !

     Mais retournons à nos braves propriétaires de Niénaradovo, et voyons ce qui se passe là-bas.

     Rien du tout.

     Les deux vieux se réveillèrent et allèrent au salon, Gavrila Gavrilovitch en bonnet de nuit et veston de fine laine, Praskovia Ivanovna12 en robe de chambre ouatée. Le samovar apporté, Gavrila Gavrilovitch envoya une jeune servante prendre des nouvelles de Maria Gavrilovna : avait-elle bien dormi, comment se sentait-elle ? La servante revint en annonçant que Mademoiselle disait avoir mal dormi, mais qu’elle se sentait mieux maintenant et qu’elle allait venir tout de suite. Effectivement, la porte s’ouvrit et Maria Gavrilovna s’approcha pour souhaiter le bonjour à ses parents.

     « Comment va ta tête, Macha ? » demanda Gavrila Gavrilovitch. « Mieux, papa », répondit Macha. « Tu as dû t’asphyxier un peu hier, Macha », dit Praskovia Ivanovna. « C’est possible, maman », répondit Macha.

     La journée se passa bien, mais, la nuit, Macha tomba malade. On envoya chercher un médecin en ville. Il arriva au soir et trouva la jeune fille en plein délire. une fièvre  chaude s’était déclarée, et la pauvre malade resta deux semaines au bord de la tombe.

     Personne, dans la maison, ne savait rien de la fuite envisagée; les lettres écrites la veille avaient été brûlées ; craignant la colère des maîtres, sa femme de chambre n’avait rien raconté à personne. Le prêtre, le cornette à la retraite, l’arpenteur moustachu et le jeune uhlan se montrèrent discrets, et non sans raison. Le cocher Tériochkane ne disait jamais rien de trop, même en état d’ébriété. De la sorte, le secret fut gardé par plus d’une demi-douzaine de conspirateurs. Mais Maria Gavrilovna, dans son délire, se trahissait elle-même. Toutefois, ses paroles étaient à ce point décousues que sa mère, qui ne quittait pas son chevet, put juste saisir que sa fille était éperdument amoureuse de Vladimir Nikolaïévitch, et que cet amour semblait être la cause de sa maladie. Elle s’en entretint avec son mari, ainsi qu’avec quelques voisins, et il fut finalement décidé d’un commun accord que tel était, assurément, le destin de Maria Gavrilovna, que les mariages s’écrivent dans le ciel14, que pauvreté n’est pas vice, que l’on vit avec un homme, et non avec la richesse, etc. Les proverbes de mœurs nous sont étonnamment utiles lorsque nous sommes en peine de trouver d’autres justifications.

     Cependant, la jeune fille commença à se rétablir. Depuis longtemps, on ne voyait plus Vladimir chez Gavrila Gavrilovitch. Il redoutait l’accueil qu’on lui faisait d’ordinaire. On convint d’envoyer le chercher en lui annonçant son bonheur inespéré : le mariage était accordé. Mais quelle ne fut pas la surprise des propriétaires de Niénaradovo en recevant de Vladimir, pour toute réponse à leur invitation, une lettre insensée ! Il y déclarait qu’il ne mettrait plus les pieds chez eux, et leur demandait d’oublier un malheureux qui ne pouvait plus espérer que la mort. Quelques jours plus tard, ils apprirent que Vladimir était parti à l’armée. Cela se passait en 1812.

     On resta longtemps sans oser l’annoncer à la convalescente Macha. Elle ne mentionnait jamais Vladimir. Quelques mois plus tard, ayant lu son nom parmi ceux de gens grièvement blessés lors de fais d’armes glorieux à Borodino, elle s’évanouit, ce qui fit craindre un retour de la fièvre chaude. Mais, Dieu merci, cette pâmoison n’eut pas de suite.

     Elle eut un autre motif d’affliction : Gavrila Gavrilovitch mourut, en la laissant unique héritière de ses biens. Mais cet héritage ne la consolait pas ; elle partageait sincèrement le chagrin de la pauvre Praskovia Ivanovna, à qui elle promit de ne pas l’abandonner ; elles quittèrent toutes les deux Niénaradovo, lieu de tristes souvenirs, et partirent s’installer au domaine de N***. 

     Là aussi, les prétendants se mirent à vibrionner autour de cette délicieuse jeune fille et riche parti ; mais à aucun elle ne donnait le moindre espoir. Sa mère essayait parfois de la convaincre de se choisir un ami ; Maria Gavrilovna hochait la tête et devenait pensive. Vladimir n’était plus de monde : il était mort à Moscou, la veille de l’entrée des Français dans la ville. Son souvenir paraissait sacré pour Macha ; en tout cas, elle conservait tout ce qui pouvait le lui évoquer : les livres qu’il avait lus autrefois, ses dessins, ses partitions et les vers qu’il avait recopiés pour elle. Au courant de tout cela, les voisins admiraient sa constance et guettaient par avance avec curiosité le héros qui triompherait enfin de la triste fidélité de cette virginale Artémise16. 

     Cependant, la guerre s’était glorieusement terminée. Nos régiments rentraient d’au-delà les frontières. Le peuple courait à leur rencontre. Les musiciens jouaient des airs des pays conquis : Vive Henri Quatre17, des valses du Tyrol et des airs de Joconde18. Les officiers, encore presque adolescents au début de la campagne, revenaient en hommes devenus virils dans l’atmosphère des batailles, et couverts de croix19. Les soldats causaient gaiement entre eux, en fourrant à tout moment dans leurs propos des mots français ou allemands. Époque inoubliable ! Temps de gloire et d’enthousiasme ! Comme le cœur russe battait avec force au mot de « Patrie » ! Qu’ils étaient doux, les pleurs des retrouvailles ! Comme nous unissions tous en nous le sentiment de fierté nationale et l’amour du Tsar ! Et quels instants vivait le souverain !

     Les femmes, les femmes russes étaient alors incomparables. Leur froideur habituelle avait disparu. Leur enthousiasme était véritablement enivrant, lorsqu’elles accueillaient les vainqueurs avec des « Hourra ! »


                                     En jetant leurs bonnets en l’air20


     Lequel des officiers de l’époque ne reconnaîtrait pas qu’il doit à la femme russe la meilleure, la plus précieuse des récompenses ?…

     Durant cette splendide époque, Maria Gavrilovna vivait avec sa mère dans la province de *** et ne put voir les deux capitales21 fêter le retour des troupes. Mais l’enthousiasme était peut-être encore plus fort dans les districts et les villages. Un officier y faisant son apparition était porté en triomphe, tandis que l’amoureux en frac perdait tout intérêt.

     Nous avons déjà mentionné qu’en dépit de sa froideur, Maria Gavrilovna se voyait, comme autrefois, entourée de galants intéressés. Mais ils durent tous céder la place lorsque se montra dans son château Bourmine, colonel de hussard nanti d’une blessure, de la croix de Saint-Georges portée à la boutonnière et d’une « intéressante pâleur », comme disaient les demoiselles de là-bas. Il avait environ vingt-six ans. Il était venu en congé sur ses terres, voisines du village de Maria Gavrilovna22. Celle-ci le remarqua tout particulièrement. En sa présence, elle reprenait vie, sortant de sa rêverie coutumière. On n’ira pas jusqu’à dire qu’elle faisait la coquette avec lui ; mais le poète, en voyant sa conduite, eût demandé23 :


                                       Se amor non è, che dunque ?…


     Bourmine était en effet un charmant jeune homme. Il possédait précisément l’esprit qui plaît aux femmes : décence et observation, raillerie insouciante et sans aucune prétention. Avec Maria Gavrilovna, il adoptait des façons libres et simples ; mais, quoi qu’elle dît ou fît, ses regards la suivaient, et son âme également. Il semblait modeste et d’un caractère doux, mais la rumeur assurait qu’il avait été autrefois un mauvais sujet de premier ordre, et cela ne lui nuisait pas dans l’opinion de Maria Gavrilovna, laquelle, ainsi que toutes les jeunes dames, se faisait un plaisir d’excuser les frasques révélant la hardiesse et l’ardeur d’un caractère.

     Mais plus que tout le reste (plus que sa tendresse, plus que l’agrément de sa conversation, plus que son intéressante pâleur, plus que son bras en écharpe), le silence du jeune hussard excitait sa curiosité et son imagination. Elle ne pouvait ignorer qu’elle lui plaisait beaucoup ; de son côté, avec son esprit et son expérience, il avait pu se rendre compte qu’elle l’avait distingué : comment se faisait-il qu’elle ne le vît pas encore à ses pieds, lui déclarant son amour ? Qu’est-ce qui le retenait ? Était-ce la timidité liée à un amour véritable, la fierté, ou la coquetterie d’un rusé galant ? Cela restait pour elle une énigme. Après mûre réflexion, elle conclut à la timidité, et décida de l’encourager en lui manifestant davantage d’attention et même, suivant les circonstances, de tendresse. Elle préparait le dénouement le plus inattendu et attendait avec impatience la minute de l’explication romanesque. De quelque nature qu’il soit, le secret pèse toujours sur le cœur féminin. Ses manœuvres guerrières obtinrent le succès escompté : en tout cas, Bourmine devint si pensif, et ses yeux noirs se posaient sur Maria Gavrilovna avec une telle flamme que la minute décisive, semblait-il, approchait grandement. Les voisins parlaient du mariage comme d’une affaire déjà conclue, tandis que la bonne Praskovia Ivanovna se réjouissait de voir que sa fille s’était enfin trouvé un fiancé digne d’elle.

     La vieille dame était un jour assise seule au salon, faisant une « grande patience », lorsque Bourmine entra dans la pièce et s’enquit aussitôt de Maria Gavrilovna. « Elle est au jardin, répondit la vieille ; allez la voir, je reste ici à vous attendre. » Bourmine s’en alla, cependant que la vieille femme se signait en pensant : « Tout cela prendra peut-être fin aujourd’hui même ! »

     Bourmine trouva Maria Gavrilovna près de l’étang, sous un saule, un livre dans les mains et vêtue d’une robe blanche, en véritable héroïne de roman. Après les premières questions, Maria Gavrilovna cessa volontairement d’entretenir la conversation, accroissant ainsi leur gêne à tous deux, gêne qui ne pouvait se dissiper qu’au moyen d’une explication soudaine et décisive. Ce qui se produisit : sentant le caractère embarrassant de sa situation, Bourmine déclara qu’il cherchait depuis longtemps l’occasion de lui ouvrir son cœur, et lui demanda de lui accorder un instant son attention. Maria Gavrilovna ferma son livre et ferma les lignes en signe de consentement.

     « Je vous aime, dit Bourmine ; je vous aime passionnément… » (Maria Gavrilovna rougit et baissa un peu plus la tête.) « J’ai agi imprudemment en cédant à la douce habitude de vous voir et de vous entendre tous les jours… (Maria Gavrilovna se souvint de la lettre de Saint-Preux24.) Il est trop tard maintenant pour que je m’oppose à ma destinée ; votre souvenir, votre image charmante et incomparable seront désormais la joie et le tourment de mon existence ; mais il me reste la pénible obligation de vous découvrir mon effrayant secret, et de placer entre nous une barrière infranchissable… — « Elle a toujours existé, l’interrompit vivement Maria Gavrilovna, je n’aurais jamais pu être votre femme… » — « Je sais, répondit-il à mi-voix, je sais que vous avez aimé quelqu’un autrefois, mais il est mort et vous l’avez pleuré durant trois années… Bonne et chère Maria Gavrilovna ! N’essayez pas de m’eenlever ma dernière consolation : la pensée que vous auriez consenti à faire mon bonheur si… taisez-vous, de grâce, taisez-vous. Vous me mettez au supplice25. Oui, je sens que vous auriez été mienne, mais – je suis l’être le plus malheureux au monde… je suis marié ! » 

     Maria Gavrilovna le regarda, stupéfaite.

     « Je suis marié, reprit Bourmine, je suis marié depuis trois ans, sans savoir qui est ma femme, où elle est ni si je dois la voir un jour ! » 

     — Que dites-vous là ? s’écria Maria Gavrilovna ; que c’est étrange ! Poursuivez ; je raconterai ensuite… mais continuez, je vous en prie.

     — Au début de l’année 1812, dit Bourmine, je me hâtais d’arriver à Vilna, où se trouvait notre régiment. Arrivé tard un soir au relais de poste, je m’apprêtais à donner l’ordre d’atteler des chevaux au plus vite, lorsque se leva d’un coup une épouvantable tempête de neige ; le maître de poste et les postillons me conseillèrent d’attendre. Je commençai par les écouter, mais une inexplicable inquiétude s’empara de moi ; on eût dit que quelqu’un me poussait en avant. Cependant, la tempête ne s’apaisait pas ; je n’y tins plus, ordonnai à nouveau d’atteler et partis au milieu de la bourrasque. Le postillon eut l’idée de longer la rivière, ce qui devait nous faire gagner trois verstes. Les rives étaient couvertes de neige ; le postillon rata l’endroit où elles rencontraient la route, de sorte que nous nous retrouvâmes dans un coin inconnu. La tempête se prolongeait ; apercevant une lueur, je donnai l’ordre de se rendre de ce côté-là; Nous arrivâmes dans un village ; il y avait de la lumière dans l’église en bois; L’église était ouverte, et quelques traîneaux se trouvaient dans son enceinte ; des gens faisaient les cent pas sur le parvis. « Par ici ! Par ici ! » crièrent des voix. J’ordonnai au postillon d’approcher de l’église. « Allons, où as-tu été traîner ? me dit quelqu’un : la fiancée s’est évanouie, le pope ne sait pas quoi faire ; nous étions bien près de nous en retourner. Entre au plus vite. » Sans rien dire, je sautai hors du traîneau et entrai dans l’église faiblement éclairée par deux ou trois cierges. Une jeune fille était assise sur un banc dans un coin sombre ; une autre lui frictionnait les tempes. « Dieu soit loué, dit-elle, vous voilà tout de même. Vous avez failli faire mourir Mademoiselle. » le vieux prêtre s’approcha de moi et me demanda : « Faut-il commencer ? » — « Commencez, commencez, mon père », répondis-je distraitement. On releva la jeune fille, qui me sembla jolie… Incompréhensible, impardonnable légèreté…  je me tins à ses côtés devant le lutrin26 ; le prêtre se dépêchait ; trois hommes et la servante soutenaient la jeune fille, entièrement occupés d’elle. On nous maria27. « Embrassez-vous », nous dit-on. Ma femme tourna vers moi son pâle visage. J’allais l’embrasser, mais… « Ah, ce n’est pas lui ! Ce n’est pas lui ! » s’exclama-t-elle, avant de retomber sans connaissance. Les témoins me fixaient avec des yeux effarés. Je me retournai, sortis de l’église sans qu’on y fît obstacle, me jetai dans le traîneau28 et criai : « Allez ! »

     — Mon Dieu ! s’écria Maria Gavrilovna, et vous ne savez pas ce qu’il advint de votre pauvre femme ?

     — Je l’ignore, répondit Bourmine – j’ignore le nom du village où je me suis marié ; je ne me souviens pas de quel relais de poste j’étais parti. En ce temps-là, j’attachais si peu d’importance à ma criminelle fredaine que, une fois loin de l’église, je m’endormis et ne me réveillai que le lendemain matin, au troisième relais. Le serviteur qui m’accompagnait à l’époque est mort pendant la campagne, si bien que je n’ai même pas l’espoir de retrouver celle dont je me suis moqué si cruellement, et qui maintenant se trouve si durement vengée.

     — Mon Dieu ! Mon Dieu ! dit Maria Gavrilovna en lui prenant la main – c’était donc vous ! Et vous ne me reconnaissez pas ?

     Bourmine pâlit… et se jeta à ses pieds…  





Notes


  1. Vers extraits du poème Svetlana. Vassili Joukovski (1783-1852), poète et traducteur. Par ses traductions d’auteurs anglais, français et allemands, il introduisit le romantisme en Russie. D’une activité inlassable, il fut en outre le précepteur du futur Alexandre II et participa à diverses sociétés et revues littéraires. On peut signaler un tour de force : la traduction en vers de l’Odyssée, à partir d’une traduction allemande.
  2. Gavrila et Gavril sont des formes populaires de Gavriil : nous avons ici Gabriel, fils de Gabriel… 
  3. Jeu de cartes pratiqué, avant le whist, dans toute l’Europe au XIXe siècle.
  4. Ancien grade d’officier subalterne dans l’armée russe, juste en-dessous du sous-lieutenant.
  5. Rappel : la verste faisait 1086 mètres.
  6. La ville de Toula était célèbre pour ses sceaux ouvragés.
  7. Diminutif de Maria.
  8. Officier subalterne de cavalerie, grade équivalent à celui d’enseigne dans l’infanterie.
  9. Repas principal pris tard, comme le dîner d’ancien régime en France.
  10. Il s’agit du classique capitaine-ispravnik, chef de police rurale.
  11. Attelage de trois chevaux, tirant ici un grand traîneau couvert.
  12. Prascovie, fille d’Ivan : l’épouse est nommée seulement à présent.
  13. À cause d’un poêle qui fume.
  14. Expression allemande ; le texte russe dit : on ne peut contourner le promis à cheval…
  15. Le sept septembre 1812. Plus connu en France sous le nom de « bataille de la Moskova ».
  16. https://fr.wikipedia.org/wiki/Art%C3%A9mise_Ire
  17. En français dans le texte, tel quel. Vieille chanson en l’honneur d’Henri IV, durablement populaire en France.
  18. Œuvre de 1814 de Nicolas Isouard : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Isouard, à ne pas confondre avec La Gioconda, opéra d’Amilcare Ponchielli, livret de Boïto, créé à la Scala en 1876…
  19. Croix de Saint-Georges, et autres décorations.
  20. Citation de la pièce de Griboïédov Du malheur d’avoir de l’esprit, acte II, scène 5. Hourrah, etc. se trouve à la fin d’une tirade de Tchatski (à la fin de la scène) évoquant l’élan patriotique au retour de l’armée russe en 1815.
  21. Moscou et Saint-Pétersbourg.
  22. Rappel habituel : en ces temps de servage, un domaine comporte un village appartenant (y compris ses âmes) au propriétaire…
  23. En italien dans le texte, avec une note traduisant en russe : si ce n’est pas de l’amour, qu’est-ce donc ? Ce vers est le début du sonnet LXXXVII de Pétrarque, comme me l’a signalé Michel Delarche.
  24. St-Preux en français dans le texte, avec une note en russe : première lettre de Saint-Preux à Julie, dans La nouvelle Héloïse de JJ Rousseau…
  25. Schiffrin et Gide attribuent à Maria le passage : taisez-vous, de grâce, taisez-vous. Vous me mettez au supplice. Rien ne l’indique dans le texte russe. 
  26. https://fr.wikipedia.org/wiki/Analogion
  27. En plaçant au-dessus d’eux la couronne du mariage.
  28. Le texte précise – on s’en serait douté : traîneau couvert…
  29. Une vingtaine d’années plus tôt, était parue la nouvelle de Kleist La marquise d’O, qui a sans doute inspiré Pouchkine. En voici une traduction : https://fr.wikisource.org/wiki/La_Marquise_d%E2%80%99O%E2%80%A6/Texte_entier 

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