jeudi 5 septembre 2024

Le coup de pistolet (Alexandre Pouchkine)

     Ce texte est le premier des « Récits de feu Ivan Pétrovitch Bielkine » composés par Pouchkine. Pour la présentation de ces textes, je renvoie au chapeau du récit suivant, l'histoire du marchand de cercueils :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/250118/le-marchand-de-cercueils-alexandre-pouchkine


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Le coup de pistolet 


(Alexandre Pouchkine)






I



                                                                              Nous nous battîmes en duel.

                                                                              Baratynski1   


                                                                              Je jurai de l’abattre suivant les règles
                                                                              du duel (il me restait à faire feu sur lui).

                                                                              Un soir au bivouac2                                                                                                                




     Nous étions casernés à X***. La vie de garnison d’un officier est bien connue. Le matin, exercices et manège ; déjeuner chez le commandant du régiment ou dans un cabaret tenu par un Juif ; punch et cartes le soir. À X***, aucune maison ne nous était ouverte, pas la moindre fiancée en vue ; nous nous réunissions les uns chez les autres, sans apercevoir autre chose que nos uniformes.

     Un seul homme faisait partie de notre société sans être militaire. Il avait environ trente-cinq ans, et passait donc à nos yeux pour un vieillard. Son expérience l’avantageait de bien des façons par rapport à nous ; en outre, sa morosité coutumière, la raideur de son caractère et sa langue acérée lui donnaient beaucoup d’ascendant sur nos jeunes âmes. Une sorte de mystère l’entourait ; il semblait Russe, mais portait un nom étranger. Il avait servi autrefois dans les hussards, et même avec bonheur ; personne ne savait ce qui l’avait amené à quitter le service pour s’installer dans une pauvre bourgade où il vivait à la fois pauvrement et avec prodigalité : il allait toujours à pied, vêtu d’une redingote noire élimée, mais tenait table ouverte pour tous les officiers de notre régiment. Certes, le repas, chez lui, ne comportait que deux ou trois plats, mais le champagne y coulait à flots. Personne ne savait rien de sa fortune, ni de ses revenus, et nul n’avait l’audace de l’interroger à ce sujet. On voyait des livres chez lui, en majorité des ouvrages militaires et des  romans. Il les prêtait volontiers, sans jamais exiger leur retour ; lui même, en revanche, ne rendait jamais ceux qu’il avait empruntés. Son grand exercice consistait à tirer au pistolet. Les murs de sa chambre étaient entièrement criblés de balles, troués comme les rayons d’une ruche. Une riche collection de pistolets formait le seul luxe de la pauvre maisonnette qu’il habitait. Vu l’adresse incroyable à laquelle il était parvenu, s’il s’était proposé d’abattre une poire posée sur la casquette de l’un d’entre nous, personne, dans notre régiment, n’eût hésité à lui présenter sa tête. Nos conversations portaient souvent sur le duel ; Silvio (je l’appellerai ainsi) n’y prenait jamais part. Si l’on cherchait à savoir s’il lui était arrivé de se battre, il répondait avec sécheresse que oui, cela lui était arrivé, sans entrer dans les détails, et l’on voyait que de telles questions lui déplaisaient. Nous supposions qu’il avait sur la conscience quelque malheureuse victime de son  effrayante habileté. Du reste, il ne nous venait pas à l’esprit de soupçonner qu’il pût être timoré. Il y a des gens dont l’apparence seule écarte de tels soupçons. Un événement fortuit nous stupéfia tous.

     Un jour qu’une dizaine d’entre nous dînaient chez Silvio, et qu’on avait bu comme à l’ordinaire, c’est-à-dire énormément, nous entreprîmes, après le repas, de persuader notre hôte de tenir une banque3. Ne jouant presque jamais, il commença par refuser un long moment ; enfin, il fit apporter des cartes, jeta sur la table une cinquantaine de pièces d’or et se mit à tailler. Nous l’entourâmes, et le jeu s’engagea. Silvio avait l’habitude d’observer un silence complet pendant le jeu, il ne contestait jamais, ni ne s’expliquait. Quand il arrivait à un ponteur4 de se tromper dans ses comptes, il payait aussitôt ce qui manquait, ou inscrivait l’excédent perçu. Nous le savions et le laissions diriger le jeu à sa guise ; mais il se trouvait parmi nous un officier récemment affecté chez nous. En jouant, distrait, il fit un paroli5 de trop. À son habitude, Silvio prit la craie et corrigea le compte. Croyant à une erreur de sa part, l’officier se lança dans des explications. Silvio continuait à tailler en silence. Perdant patience, l’officier prit la brosse et effaça ce qui lui semblait fautif. Silvio reprit la craie et l’inscrivit de nouveau; Échauffé par le vin, le jeu et les rires des camarades, l’officier se jugea gravement offensé et, furieux, attrapa le chandelier de cuivre se trouvant sur la table et le lança sur Silvio, qui eut à peine le temps de s’écarter. L’émotion nous gagna. Blême de colère, les yeux étincelants, Silvio se leva et dit : « Veuillez sortir, Monsieur, et remerciez Dieu que cela se soit passé sous mon toit. »

     Les suites ne faisaient pour nous pas de doute, et nous tenions déjà pour mort notre nouveau camarade. L’officier s’en alla en se déclarant prêt à répondre de l’offense « de la façon qui conviendrait à Monsieur le banquier ». La partie se prolongea encore quelques instants, mais, sentant notre hôte la tête ailleurs qu’au jeu, nous le quittâmes l’un après l’autre  pour retourner chacun chez soi, en causant de la prévisible place vacante.

     Le lendemain, au manège6, nous nous demandions déjà si le pauvre lieutenant était encore en vie, lorsqu’il se montra parmi nous ; nous lui posâmes tous la même question. Il répondit qu’il était jusque-là sans nouvelles de Silvio. Cela nous étonna. Nous nous rendîmes chez Silvio et le trouvâmes dans sa cour, occupé à loger balle sur balle dans un as collé au portail. Il nous reçut comme d’habitude, sans dire un mot de ce qui s’était produit la veille. Trois jours s’écoulèrent, et le lieutenant était toujours en vie. Très surpris, nous nous demandions : « Est-il possible que Silvio ne se batte pas ? » Et Silvio ne se battait pas. Il fit la paix en se contentant d’un très légère explication.

     Cela lui porta un préjudice extraordinaire dans l’opinion de la jeunesse. Le manque de hardiesse est ce que pardonnent le moins les jeunes gens, qui voient d’ordinaire dans la bravoure la plus haute des qualités humaines, celle qui fait excuser tous les vices. Cependant, tout fut peu à peu oublié, et Silvio retrouva son ancien ascendant.

     J’étais le seul à ne pas pouvoir me rapprocher de lui. Ayant de nature une imagination romanesque, je m’étais auparavant attaché plus que tous les autres à cet homme dont la vie était une énigme, et qui m’apparaissait comme le héros de quelque mystérieux récit. Il m’aimait ; en tout cas, j’étais le seul avec qui il se départait de son acrimonie habituelle, pour parler de divers sujets avec simplicité et de façon extrêmement agréable. Mais, à la suite de cette malheureuse soirée, la pensée de son honneur souillé, souillure non lavée par sa propre faute, cette pensée ne me quittait pas et m’empêchait de me comporter avec lui comme par le passé ; j’avais honte de le regarder. Silvio était trop intelligent et expérimenté pour ne pas s’en apercevoir, et ne pas en deviner les raisons. Cela paraissait l’attrister ; du moins remarquai-je deux ou trois fois chez lui le souhait d’avoir une explication avec moi ; ayant fui ces explications, je vis Silvio s’éloigner de moi. Dès lors, je ne le rencontrai plus qu’en présence des camarades, et c’en fut fini de nos causeries à cœur ouvert.

     Les gens de la capitale7 sont distraits par trop de choses pour avoir une idée de tant d’impressions ressenties par les habitants des villages ou des petites villes, telles que l’attente du jour du courrier : le mardi et le vendredi, le secrétariat de notre régiment était rempli d’officiers ; les uns attendaient de l’argent, d’autres des lettres, d’autres encore les journaux. les lettres étaient d’ordinaire décachetées sur place, on se communiquait les nouvelles et le bureau offrait un tableau fort animé. Se faisant expédier son courrier chez nous, Silvio avait l’habitude de se trouver là. un jour, on lui remit un pli qu’il décacheta d’un air d’extrême impatience. En parcourant la lettre, ses yeux étincelaient. Les officiers, tous absorbés par leur propre courrier, n’avaient rien remarqué. « Messieurs, leur dit Silvio, les circonstances exigent que je m’absente sans délai ; je partirai cette nuit ; j’espère que vous ne refuserez pas de dîner chez moi une dernière fois. Je vous attends, ajouta-t-il à mon adresse, je vous attends sans faute. » Là-dessus, il sortit précipitamment ; nous partîmes chacun de notre côté, après nous être mis d’accord pour nous réunir chez Silvio.

     J’arrivai chez Silvio à l’heure fixée, et trouvai là presque tous les officiers du régiment. Tout l’avoir de Silvio était déjà emballé ; ne restaient que les murs nus, criblés de balles. Nous nous mêmes à table ; le maître de maison était d’excellente humeur, et la gaieté fut bientôt générale ; les bouchons sautaient sans arrêt, les verres moussaient et pétillaient et nous souhaitions de grand cœur bon voyage et tout le bonheur du monde à celui qui partait. Nous nous levâmes de table fort tard. Tandis que nous reprenions nos casquettes, Silvio, qui disait adieu à tout le monde, me prit par le bras et me retint alors que j’étais sur le point de m’en aller. « Je dois vous parler », dit-il à voix basse. Je restai.

     Les invités partirent ; restés tous les deux, nous nous assîmes l’un en face de l’autre, et allumâmes nos pipes en silence. Silvio était préoccupé ; il ne restait en lui plus trace de sa gaieté convulsive. Sa pâleur lugubre, ses yeux étincelants et l’épaisse fumée sortant de sa bouche lui donnaient l’air d’un vrai diable. Quelques minutes passèrent, et Silvio rompit le silence.

     «  Nous ne nous reverrons peut-être plus, me dit-il ; j’ai voulu, avant notre séparation, m’expliquer avec vous. Vous avez pu voir que je fais peu de cas de l’opinion d’autrui ; mais je vous aime et je sens bien qu’il me serait pénible de vous laisser une impression fausse à mon sujet. »

     Il s’arrêta et bourra de nouveau sa pipe ; je me taisais, les yeux baissés.

     « Vous avez trouvé étrange, reprit-il, que je n’ai pas réclamé satisfaction à R***, cet ivrogne extravagant. Vous conviendrez que, ayant le droit de choisir les armes, je tenais sa vie entre mes mains, tandis que la mienne ne courait guère de danger : je pourrais mettre ma retenue sur le compte de ma seule grandeur d’âme, mais je ne veux pas mentir. Si j’avais pu punir R*** sans risquer aucunement ma vie, je ne lui aurais pardonné pour rien au monde. »

     Je regardai Silvio avec étonnement. Son aveu me troublait considérablement. Il continua :

     « C’est ainsi, exactement : je n’ai pas le droit de m’exposer à la mort. Il y a six ans de cela, on m’a donné un soufflet, et mon ennemi est toujours en vie. »

     Ma curiosité était excitée au plus haut point.

     « Vous ne vous êtes pas battus en duel avec lui ? demandai-je. Les circonstances vous ont sans doute séparés ?

     — Je me suis battu avec lui, répondit Silvio, et voici le souvenir de notre duel. »

     Il se leva et sortit d’un carton un bonnet rouge avec un gland doré et un galon (ce que les Français appellent bonnet de police8). Il s’en coiffa ; le bonnet était traversé d’une balle à deux doigts9 du front. 

     «  Vous savez, reprit Silvio, que j’ai servi dans le régiment de hussards de ***. Vous connaissez mon caractère : j’ai l’habitude des premiers rôles, dès ma jeunesse, je le désirais passionnément. De notre temps, la mode était à l’esclandre : j’étais le plus braillard, le plus bagarreur de toute l’armée. Nous nous vantions de nos soûleries : je l’emportais, en la matière, sur le célèbre Bourtsov, chanté par Denis Davydov10. Les duels, dans notre régiment, avaient lieu absolument à tout moment : j’y prenais toujours part, soit en qualité de témoin, soit en temps que protagoniste. Mes camarades m’adoraient, tandis que les commandants du régiment, sans cesse remplacés, me tenaient pour un mal inévitable.

     « En toute tranquillité (ou moins tranquillement), je jouissais de ma gloire, quand un jeune homme riche et de famille illustre – que je ne veux pas nommer ici – vint prendre son service chez nous. De ma vie je n’avais rencontré un heureux mortel d’un tel éclat ! Figurez-vous la jeunesse, l’esprit, la beauté, la gaieté, la bravoure la plus folle, la plus insouciante, un grand nom, un argent inépuisable et dont il ne savait jamais le compte, et imaginez l’effet que cela devait faire parmi nous. Ma prééminence fut ébranlée. Séduit par ma gloire, il fut sur le point de rechercher mon amitié, mais je lui marquai de la froideur, et il s’éloigna de moi sans le moindre regret. Je le pris en haine. Ses succès au régiment et auprès des femmes me mettaient au désespoir le plus complet. Je me mis à lui chercher noise ; les épigrammes par lesquelles il répondait aux miennes paraissaient toujours plus surprenantes, et d’une tournure plus incisive que mes railleries, et elles étaient incomparablement plus amusantes : là où j’étalais ma fureur, lui plaisantait. Finalement, un jour de bal chez un hobereau polonais, le voyant être l’objet de l’attention de toutes les dames, et notamment de notre hôtesse, avec qui j’avais eu  une liaison, je lui glissai à l’oreille une remarque de mauvais goût, une grossièreté. il rougit et me donna une gifle. Nous nous jetâmes sur nos sabres ; les dames tombaient en pâmoison ; on nous sépara, et la nuit même, nous partîmes nous battre.

     « C’était au point du jour. Je me tenais à l’endroit convenu, en compagnie de mes trois témoins. J’attendais mon adversaire avec une indicible impatience. Le soleil printanier se leva, il se mit à faire chaud. Je vis de loin l’autre arriver. Il venait à pied, l’uniforme cachant son sabre, accompagné d’un unique témoin. Nous allâmes à sa rencontre. Il s’approchait, tenant à la main une casquette rempli de cerises. Les témoins nous mesurèrent douze pas. C’était à moi de tirer, mais ma rage était telle que je ne me fiais plus à la sûreté de ma main, et, pour me donner le temps de me calmer, je lui abandonnai le premier coup de feu ; mon adversaire refusa. Il fut décidé de tirer au sort : il tira le numéro un, cet homme à qui la chance souriait toujours. Il visa et sa balle traversa mon bonnet11. C’était mon tour. Sa vie était enfin entre mes mains ; je l’observais avec avidité, guettant sur son visage au moins l’ombre d’une inquiétude… Il se tenait exposé à mon coup de pistolet, choisissant dans sa casquette les cerises mûres et recrachant les noyaux, qui volaient vers moi. Son indifférence m’exaspéra. “Quel intérêt, pensai-je, y a-t-il pour moi à lui ôter une vie à laquelle il n’attache aucun prix ?” Une pensée méchante me traversa l’esprit. J’abaissai mon pistolet. “Vous ne me semblez pas, lui dis-je, avoir le cœur à mourir pour le moment ; vous prenez votre petit-déjeuner, je ne voudrais pas vous déranger.” — “Vous ne me dérangez nullement, répliqua-t-il, veuillez tirer. D’ailleurs, c’est comme il vous plaît : le droit au coup de pistolet vous reste acquis, et moi je demeure à vos ordres.” J’expliquai à mes témoins que je n’avais pas l’intention de tirer pour le moment, et le duel prit fin de la sorte.

     Je quittai le service et me retirai dans cette bourgade. Depuis lors, pas un jour ne s’est écoulé sans que j’aie songé à ma vengeance. À présent mon heure est venue… »

     Silvio tira de sa poche la lettre reçue le matin et me la donna à lire. Quelqu’un (sans doute son homme de confiance) lui écrivait de Moscou que la personne que vous savez devait bientôt se marier avec une jeune et belle jeune fille.

     « Vous devinez, dit Silvio, qui est la personne en question. Je pars pour Moscou. Nous verrons si, à la veille de se marier, il accueille la mort avant autant d’indifférence que naguère, lorsqu’il l’attendait en mangeant des cerises ! »

     A ces mots, Silvio se leva, jeta son bonnet par terre et se mit à marcher de long en large comme un tigre en cage. Je l’écoutais sans bouger ; je ressentais d’étranges et contradictoires émotions.

     Le domestique entra et annonça que les chevaux étaient prêts. Silvio me serra fortement la main ; nous nous embrassâmes. Il prit place dans la télègue12 où se trouvaient deux valises, l’une avec ses pistolets, l’autre avec ses affaires. Nous nous dîmes adieu encore une fois, et les chevaux partirent au galop.



Notes


  1. Ievguéni Baratynski (1800-1844), poète de l’âge d’or russe, ami de Pouchkine et de nombreux écrivains français.
  2. Voir sur ce blog la traduction de cette nouvelle d’Alexandre Bestoujev-Marlinski.
  3. Il s’agit le plus souvent de jouer au pharaon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pharaon_(jeu). C’est le cas dans la célèbre nouvelle La Dame de pique.
  4. Celui qui joue contre le banquier.
  5. Ajouter à sa mise précédente le gain obtenu et parier le tout : doubler sa mise.
  6. Dressage et entraînement des chevaux.
  7. Saint-Pétersbourg.
  8. En français dans le texte. Semble être un bonnet de hussard, un shako.
  9. Dans le texte russe : à un vierchok, soit quatre centimètres et demi environ.
  10. Denis Davydov (1784-1839), poète, hussard – il combattit Napoléon –, auteur du Chant du vieux hussard.
  11. Le texte dit « ma casquette », mais Silvio a montré précédemment au narrateur un bonnet, un shako : voir la note 8.
  12. Voiture assez rudimentaire, sorte de chariot. 




II



     

     Quelques années s’écoulèrent, et des raisons familiales me contraignirent à m’installer dans un pauvre bourg du district1 de N***. Tout en m’occupant de mes affaires, je ne cessais de soupirer à bas bruit en repensant à ma vie insouciante et agitée de naguère. Le plus difficile pour moi était de m’habituer à passer dans une complète solitude les soirées d’automne et d’hiver. Je parvenais tant bien que mal à tuer le temps jusqu’au dîner en bavardant avec le staroste2, en allant inspecter les travaux en cours ou en faisant le tour des nouveaux établissements ; mais, sitôt  qu’il commençait à faire nuit, je ne savais plus du tout quoi faire. Le petit nombre de livres que j’avais trouvés sous les armoires et dans le débarras, je les connaissais à présent par cœur. Kirilovna, mon économe3 m’avait dit et répété tous les contes dont elle se souvenait ; les chansons des paysannes me donnaient le cafard. Je me serais adonné aux boissons fortes4, sans les maux de tête qui s’ensuivaient ; mais j’avoue que je redoutais de devenir ivrogne par tristesse, c’est-à-dire de me retrouver l’un de ces sacs à vin que je voyais en nombre dans notre district. Je n’avais pas de proches voisins, en dehors de deux ou trois de ces ivrognes dont la conversation était surtout faite de soupirs et de hoquets. la solitude était plus supportable encore.

     À quatre verstes5 de chez moi se trouvait un riche domaine appartenant à la comtesse B*** ; mais seul l’intendant y demeurait, la comtesse ne l’ayant visité qu’une seule fois, la première année de son mariage, sans même, du reste, y séjourner plus d’un mois. Cependant, au second printemps de ma vie d’ermite, le bruit se répandit que la comtesse y viendrait6 à l’été avec son mari. Et ils arrivèrent en effet au début du mois de juin.

     L’arrivée d’un voisin riche est un moment important de la vie des campagnards. Les propriétaires et leurs domestiques en parlent des semaines à l’avance, et en reparlent pendant des années ensuite7. Quant à moi, je l’avoue, la nouvelle de présence prochaine d’une jeune et belle voisine me faisait une forte impression ; je brûlais d’impatience de la voir, c’est pourquoi, le premier dimanche suivant leur arrivée, je me rendis après le repas à leur village pour me présenter à Leurs Excellences en tant que leur plus proche voisin et leur très humble serviteur.

     Un valet me fit entrer dans le cabinet du comte et partit m’annoncer. Le vaste bureau était décoré avec tout le faste possible ; des bibliothèques se tenaient contre les  murs, chacune portant un buste de bronze ; au-dessus d’une cheminée de marbre se trouvait un large miroir ; le parquet était recouvert d’un tissu vert, lui-même jonché de tapis. Ayant perdu, dans mon pauvre coin, l’habitude du luxe, et n’ayant plus vu depuis longtemps de richesses chez les autres, je fus intimidé et me retrouvai à attendre le comte en tremblant, comme un solliciteur de province faisant antichambre chez un ministre. La porte s’ouvrit, livrant passage à un homme de quelque trente-deux ans, de belle apparence. Le comte s’approcha de moi, l’air franc et affable ; je m’efforçai de reprendre courage et commençai à me présenter, mais il ne me laissa pas poursuivre. Nous nous assîmes. libres et aimables, ses propos eurent tôt fait de dissiper ma timidité de reclus ensauvagé ; je commençais même à retrouver mon attitude habituelle quand la comtesse fit brusquement son entrée, et la gêne me reprit, encore plus fortement. La comtesse était bel et bien une beauté. Le comte me présenta ; je voulais sembler à mon aise, mais plus je tâchais de jouer la désinvolture, plus je me sentais gauche. Pour que j’aie le temps de me reprendre et qu’avoir fait leur connaissance me soit devenu familier, ils se mirent à causer entre eux, me traitant sans cérémonie, en bon voisin. Cependant, je me mis à déambuler de long en large, en examinant les livres et les tableaux. Je suis un piètre connaisseur en peinture, mais une toile attira mon attention. Elle représentait un paysage en Suisse ; ce qui me frappa, en fait, ce ne fut pas le tableau en lui-même, mais le fait qu’il était troué de deux balles enfoncées l’une sur l’autre.

     — Voilà un joli coup de pistolet, dis-je en m’adressant au comte.

     — Certes, me répondit-il, un coup très remarquable. Êtes-vous bon tireur ? poursuivit-il.

     — Plutôt, répondis-je, me réjouissant de voir la conversation porter enfin sur un sujet qui me fût familier. À trente pas, je fais mouche sur une carte à jouer, à condition d’avoir l’habitude de l’arme, bien entendu.

     — Vraiment ? dit la comtesse d’un air très attentif; Et toi, mon ami, mets-tu une balle dans une carte à trente pas ?

     — Nous essayerons un jour, répondit le comte. Il fut un temps où je n’étais pas mauvais tireur ; mais cela fait quatre ans que je n’ai pas tenu de pistolet.

     — Oh, dans ce cas, observai-je, je veux bien parier que Votre Excellence raterait une carte à vingt pas : le pistolet demande un entraînement quotidien. Je le sais par expérience. Dans notre régiment, je passais pour l’un des meilleurs tireurs. Une fois, il m’arriva de ne pas toucher à un pistolet un mois entier : les miens étaient en réparation ; eh bien, que pensez-vous qu’il arriva, Votre Excellence ? La première fois que je recommençai à tirer, je ratai quatre fois de suite une bouteille à vingt-cinq pas. Nous avions un capitaine, un boute-en-train qui aimait les bons mots. Se trouvant là, il me dit : « On dirait, mon ami, que tu n’as pas le courage de t’en prendre à une bouteille. » Non, Votre Excellence, il ne faut pas dédaigner de s’exercer, autrement on est sûr de perdre la main. Le meilleur tireur qu’il m’est arrivé de rencontrer tirait chaque jour, au moins trois fois avant de dîner. Chez lui, c’était réglé comme son verre de vodka.

     Le comte et la comtesse étaient contents de voir que ma langue se déliait.

     — Et que valait-il, comme tireur ? s’enquit le comte.

     — Eh bien voilà, Votre Excellence : voyant une mouche posée sur un mur… Vous riez, comtesse ? Ma parole d’honneur, c’est la vérité. Apercevant donc une mouche, il criait : « Kouzka, mon pistolet ! » Kouzka lui apportait son pistolet chargé. Et lui, pan ! il enfonçait la mouche dans le mur !

     — Très étonnant ! dit le comte ; et comment s’appelait-il ?

     — Silvio, Votre Excellence.

     — Silvio ! s’exclama le comte en se levant d’un bond ; vous avez connu Silvio ?

     — Plutôt deux fois qu’une, Votre Excellence ! Nous étions amis ; dans notre régiment, on l’acceptait comme un vrai camarade. Mais voilà cinq ans que je suis sans nouvelles de lui. Ainsi, Votre Excellence l’a également connu ?

     — Connu, oui, et même très bien. Ne vous a-t-il pas raconté… mais non, je ne pense pas ; ne vous a-t-il pas raconté un incident très étrange ?

     — Ne s’agirait-il pas, Votre Excellence, d’un soufflet qu’un mauvais sujet lui donna lors d’un bal ?

     — Et vous a-t-il dit le nom de ce mauvais sujet ?

     — Non, Votre Excellence, il ne me l’a pas dit… Ah ! Votre Excellence, continuai-je en devinant la vérité, pardonnez-moi… je ne savais pas… serait-ce vous ?

     — Moi-même, répondit le comte, l’air complètement défait ; et ce tableau traversé de balles porte la marque de notre dernière rencontre…

     — Ah mon chéri, dit la comtesse, de grâce, ne raconte pas la suite, cela va me faire peur.

     — Si, répliqua le comte, je vais tout raconter ; il sait comment j’ai offensé son ami ; qu’il sache comment Silvio s’est vengé de moi.

     Le comte m’approcha un fauteuil et j’entendis avec une extrême attention le récit que voici :

     « Je me suis marié il y a cinq ans. J’ai passé ici, dans cette campagne, le premier mois, the honey moon8. À cette maison sont liés les meilleurs instants de ma vie, et aussi certains de mes plus pénibles souvenirs. 

     Un soir que nous nous promenions ensemble à cheval, la monture de ma femme, pour quelque raison, se cabra ; effrayée, mon épouse me remit la bride et revint à pied à la maison ; j’avais pris les devants. Dans la cour, je vis une télègue ; on me dit qu’il se trouvait dans mon cabinet une personne qui avait refusé de donner son nom, évoquant seulement une affaire à traiter avec moi. En entrant dans le cabinet, j’aperçus dans l’obscurité un homme couvert de poussière et à la barbe hérissée ; il se tenait près de la cheminée. Je m’approchai de lui, cherchant si ses traits me rappelaient quelqu’un. “Tu ne me reconnais pas, comte ?” dit-il d’une voix tremblante. “Silvio !” m’écriai-je en sentant, je l’avoue, mes cheveux se dresser sur ma tête. “Tout juste, reprit-il : tu as tiré sur moi, à moi de décharger mon pistolet, je suis venu pour cela ; es-tu prêt ?” Un pistolet dépassait de sa poche de côté. Je mesurai douze pas et me tins dans un angle, le priant de tirer au plus vite, avant le retour de ma femme. Il tarda à s’exécuter, réclamant de la lumière. On apporta des bougies. Je fermai la porte9, donnai l’ordre de ne laisser entrer personne et le priai à nouveau de tirer. Il sortit son pistolet et visa… Je comptais les secondes… je pensais à elle… Une affreuse minute s’écoula ! Silvio abaissa son bras. “Je regrette, dit-il, que ce pistolet ne soit pas chargé avec des noyaux de cerises… la balle est lourde. Je n’ai pas l’impression d’un duel entre nous, mais plutôt d’un assassinat : je n’ai pas l’habitude de viser un homme désarmé. Recommençons ; laissons le sort décider qui tirera en premier.“ J’étais complètement perdu… Il me semble que je commençai par refuser… Finalement, nous chargeâmes un second pistolet, et roulâmes deux billets ; il les déposa dans le bonnet que j’avais autrefois traversé d’une balle ; je sortis encore le numéro un. “Comte, tu as une chance diabolique”, me dit-il avec un sourire moqueur que je n’oublierai jamais. Je ne comprends pas ce qui m’arriva, comment il put m’obliger… Toujours est-il que je tirai, et que ma balle creva ce tableau. »

     Le comte indiqua du doigt le tableau portant les traces de balles ; son visage était en feu ; la comtesse était plus blanche que son mouchoir. Je ne pus retenir une exclamation…

     « Je tirai, reprit le comte, et, Dieu soit loué ! je le manquai ; alors Silvio – en cet instant, il était vraiment effrayant – se mit à me viser. La porte s’ouvrit soudain et Macha10, avec un cri perçant, se jeta à mon cou. Sa présence me rendit mon courage. “Ma chérie, lui dis-je, ne vois-tu pas que nous plaisantons ? Quelle peur tu as eue ! Va boire un verre d’eau et reviens ; je te présenterai un vieil ami, un ancien camarade.” Macha ne me croyait toujours pas. “Est-ce la vérité, ce que dit mon mari ? C’est bien vrai, que vous plaisantez, tous les deux ?” demanda-t-elle à l’effrayant Silvio. “Il plaisante toujours, comtesse, lui répondit Silvio : un jour, il m’a giflé pour rire, il a percé ce bonnet d’une balle par plaisanterie, et il vient de me manquer, toujours pour rire ; il me vient l’envie de plaisanter à mon tour…” Après ces paroles, il voulait me mettre en joue… devant elle ! Macha se jeta à ses pieds. “Lève-toi, Macha, tu me fais honte !, m’écriai-je, fou de rage ; et vous, monsieur, cessez de vous moquer d’une pauvre femme ! Allez-vous tirer, oui ou non ?” — “ Non, je ne vais pas tirer, répondit Silvio, me voilà satisfait : j’ai vu ton trouble, ton manque de hardiesse ; je t’ai contraint à tirer sur moi, cela me suffit. Tu te souviendras de moi. Je te livre à ta conscience.” Il allait sortir, mais il s’arrêta sur le seuil, jeta un coup d’œil en arrière, vers le tableau que ma balle avait troué, tira presque sans viser et disparut. Ma femme s’était évanouie ; mes domestiques regardaient Silvio avec effroi, sans oser l’arrêter ; il sortit sur le perron, héla son cocher et partit avant que j’eusse réussi à reprendre mes esprits. »

     Le comte se tut. J’appris ainsi la fin de l’histoire dont le début m’avait tant frappé, autrefois. Je ne revis jamais son héros. On dit que Silvio commandait, lors de la révolte d’Alexandre Ypsilantis11, un détachement d’hétéristes12, et qu’il trouva la mort à la bataille de Sculeni13. 




Notes


  1. Unité administrative. Dirigées chacune par un gouverneur, les régions (ou provinces) sont divisées en districts désignés en général par leur chef-lieu. L’auteur, par prudence, ne donne aucun nom.
  2. Doyen du village et celui qui, souvent, administrait le domaine pour le compte du barine, c’est-à-dire du seigneur.
  3. Mot à mot : celle qui garde les clés des caves, celliers, et autres réduits.
  4. Mot à mot : liqueurs non adoucies.
  5. La verste mesurait un peu moins de 1,1 kilomètre.
  6. Le texte dit « dans sa campagne », ou « dans son village » : rappelons que, du temps du servage, le village et toutes ses âmes (les foyers de moujiks) font partie d’un domaine… Il faut comprendre ainsi le « je me rendis à leur village » quelques lignes plus loin.
  7. Le texte dit : « deux mois à l’avance et trois ans par la suite » : je ne crois pas le trahir en évitant la répétition du mot « mois ».
  8. En anglais dans le texte.
  9. Le verbe utilisé signifie plutôt « fermer à clé », mais la comtesse ouvrira la porte d’ici peu, alors…
  10. Diminutif, forme caressante de Maria, Marie.
  11. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Ypsil%C3%A1ntis
  12. https://www.cnrtl.fr/definition/h%C3%A9t%C3%A9rie 
  13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Sculeni   

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