Ce petit texte parut le 15 novembre 1886 dans le supplément du samedi du journal Temps nouveau, édité à Saint-Pétersbourg, sous la signature de l’auteur. Il fit partie l’année suivante d’un recueil de nouvelles de Tchékhov intitulé Au crépuscule. Puis entra dans les éditions de Tchékhov dues à Adolphe Marx.
Le récit Agafia fait partie des cinq textes parus dans Temps nouveau à propos desquels Tchékhov écrivit en mai 1886 à son frère, Alexandre, lui aussi écrivain, qu’ils avaient fait un beau tumulte à Pétersbourg.
Dmitri Grigorovitch, celui qui avait encouragé Tchékhov avec une certaine rudesse, lui écrivit, après avoir reçu le recueil les contenant que seul un véritable artiste avait pu rédiger les récits Rêves et Agafia. Il écrit même qu’une telle maîtrise dans les descriptions et l’évocation des impressions ne se trouvait que chez Tourguéniev et Tolstoï…
Justement, ce dernier fit connaissance avec Tchékhov en lisant le recueil Au crépuscule, et il mentionne l’auteur pour la première fois, dans son Journal, à propos d’Agafia. Il parle des « jolies petites choses » écrites par Tchékhov, entrevoit la possibilité d’un artiste doué de pénétration, mais il attend encore de voir venir.
Certaines critiques font la fine bouche : pour eux, l’auteur ne rentre pas assez dans l’analyse psychologique du personnage principal. Plusieurs auteurs de recension remarquent que la fin se contente d’esquisser un drame sans livrer le dénouement de l’histoire – c’est en effet très fréquent chez Tchékhov, qui laisse son lecteur sur sa faim, mais aussi libre d’imaginer la suite. Certains s’en plaignent avec véhémence, ce qui peut faire sourire, quand on sait que ce reproche se rencontre encore chez des lecteurs actuels de Tchékhov. En revanche, tout le monde s’accorde à reconnaître à l’auteur un talent poétique certain, la nature venant ici comme dans Rêves jeter ses couleurs et ses notes musicales dans le récit.
(Cette présentation a été faite à partir de la notice historique trouvée dans l’édition intégrale des œuvres de Tchékhov par l’Académie des sciences de l’URSS, voici une cinquantaine d’années)
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Durant mon séjour dans le district1 de S***, il m’arriva souvent de me trouver aux potagers de Doubovo, chez le maraîcher Savva Stoukatch, plus simplement appelé Savka2. Ces potagers étaient mon endroit de prédilection pour la pêche dite « générale », celle qui fait quitter son domicile sans savoir quand au juste on y rentrera, en prenant avec soi tout le matériel de pêche possible et des provisions. À proprement parler, ce n’était pas tant la pêche qui m’intéressait, que les flâneries tranquilles, les repas pris en dehors des horaires habituels, les causeries avec Savka et la confrontation prolongée avec les paisibles nuits d’été. Savka était un gars d’environ vingt-cinq ans, de haute taille, beau garçon et résistant comme un silex. Il passait pour un homme raisonnable et intelligent, savait lire et écrire, buvait rarement, mais, comme travailleur, ce jeune gars costaud ne valait pas un clou. La force de ses muscles, solides comme des cordes, cohabitait avec une paresse profonde, invincible. Il vivait comme tous au village, avait son izba, possédait sa parcelle, mais il ne labourait pas, ne semait pas et n’exerçait aucun métier. Sa vieille mère mendiait sous les fenêtres, et lui vivait comme un oiseau du ciel3, ne sachant pas le matin ce qu’il mangerait à midi. Non qu’il manquât de volonté, d’énergie ou de pitié envers sa mère, simplement, il n’avait aucun goût pour le travail et n’en voyait pas l’utilité… Toute sa personne exhalait la sérénité, un désir inné et passionné, quasiment artistique, de mener une vie oisive, sans jamais se retrousser les manches. Lorsque son jeune et vigoureux organisme ressentait tout de même le besoin physiologique d’une activité musculaire, le gars s’adonnait brièvement à quelque profession libérale mais absurde, comme l’appointage de piquets ne servant à rien, ou à encore à des courses avec les paysannes, à qui arriverait le premier. Sa position préférée était de rester immobile, concentré. Il était capable de demeurer des heures durant à la même place, sans un frémissement, le regard braqué dans la même direction. Il bougeait selon son inspiration, et seulement quand se présentait l’occasion d’effectuer un mouvement rapide, un geste brusque : attraper par la queue un chien en train de courir, arracher le fichu d’une paysanne, franchir d’un bond un large fossé. Il va sans dire qu’en étant aussi avare de ses mouvements, Savka restait pauvre comme Job et vivait plus mal qu’un paysan sans terre et sans foyer. Ses arriérés d’impôts avaient dû s’accumuler avec le temps, et la communauté villageoise4 l’envoya, lui, jeune gars en pleine santé, occuper une place de vieillard : gardien des potagers communaux, une sorte d’épouvantail. On avait beau railler sa décrépitude prématurée, lui s’en moquait bien. Cette place tranquille, favorable à la méditation immobile, convenait exactement à sa nature.
Je me trouvais ainsi chez Savka par une de nos belles soirées de mai. Je m’en souviens, j’étais étendu sur une couverture usée et déchirée, presque à l’entrée de la hutte du gardien, d’où provenait une odeur lourde, suffocante, d’herbes sèches. Les mains sous la tête, je regardais devant moi. Des fourches de bois gisaient à mes pieds. Derrière, se détachait Koutka, la chienne de Savka, et, seulement quatre mètres5 plus loin, la terre cédait la place à la berge abrupte de la rivière. Couché comme je l’étais, je ne pouvais pas voir la rivière. Je distinguais juste les cimes des osiers se pressant sur cette rive, et le bord sinueux et comme rongé de la berge opposée. Plus loin, sur un mamelon sombre, se serraient les unes contre les autres, telles de jeunes perdrix effrayées, les izbas du village de mon Savka. Le crépuscule jetait ses derniers feux au-delà de cette butte. Il en restait seulement une bande d’un pourpre pâle, que de petits nuages commencèrent à recouvrir, comme la cendre venant couvrir des braises.
Sur la droite du potager, bruissant doucement et tressaillant parfois sous un coup de vent inopiné, une aulnaie se fondait dans l’obscurité, tandis que sur la gauche les champs s’étendaient à perte de vue. Là où l’œil, dans les ténèbres, n’arrivait plus à distinguer les champs du ciel, brillait vivement une petite lueur. Savka était assis pas très loin de moi. Les jambes ramenées sous lui à la turque, penchant la tête, il regardait Koutka d’un air pensif. Appâtés au vif, nos hameçons étaient depuis longtemps dans la rivière, nous n’avions plus rien à faire à part nous livrer à ce repos qu’affectionnait tant Savka, toujours en train de se reposer, et ne se fatiguant jamais. Les lueurs du crépuscule subsistaient encore un peu, mais la nuit estivale s’emparait déjà de la nature, qu’elle prenait dans sa douce, caressante et hypnotique étreinte.
Tout s’arrêtait, figé dans la profondeur du premier sommeil, seul un oiseau nocturne inconnu de moi émettait dans le petit bois, en un son prolongé et paresseux, bien articulé, une phrase comme : « As-tu vu Ni-ki-ta ? », en se répondant aussitôt à lui-même : « Je l’ai vu ! Je l’ai vu ! Je l’ai vu ! »
« Comment se fait-il que les rossignols ne chantent pas, à l’heure actuelle ? » demandai-je à Savka.
Il se tourna lentement vers moi. Il avait des traits prononcés, mais nets, expressifs et doux comme ceux d’une femme. Puis, de ses yeux tendres et pensifs, il regarda du côté du bois, vers l’oseraie, sortit lentement de sa poche un chalumeau, le porta à sa bouche et se mit à émettre le piaulement de la femelle du rossignol. Et, tout de suite, sur l’autre rive, ce fut un râle des genêts qui lui donna la réplique.
« Le voilà, votre rossignol… ironisa Savka. Dierg-dierg ! Dierg-dierg6 ! On dirait qu’il tire un crochet métallique, mais lui s’imagine sûrement qu’il chante.
— Il me plaît, cet oiseau… dis-je. Le sais-tu ? Lors de la migration, le râle ne vole pas, il court par terre. Il vole seulement pour franchir les rivières et les mers, le reste du temps, il marche.
— Voyez-vous ça, un vrai chien… », marmonna Savka en regardant avec respect du côté du râle crieur.
Sachant comme Savka aimait écouter, je lui racontai tout ce que j’avais lu dans les livres de chasse à propos du râle. Puis, insensiblement, je passai à la migration des oiseaux. Savka m’écoutait avec attention, sans ciller, souriant tout le temps de plaisir.
« Et dans quel pays les oiseaux se sentent-ils le plus chez eux ? Chez nous, ou là-bas ?
— Chez nous, bien sûr. C’est ici que l’oiseau naît, et qu’il élève ses petits, c’est ici sa patrie, il ne part là-bas que pour ne pas mourir de froid.
— C’est curieux ! poursuivit7 Savka. Tout est toujours curieux, de quoi qu’on parle. Des oiseaux, comme maintenant, ou des gens… ou encore ce caillou, tenez : dans toute chose il y a de quoi réfléchir !… Ah, si j’avais su que vous veniez, Monsieur, je n’aurais pas dit à l’autre bonne femme de venir… Une qui m’a demandé de venir aujourd’hui…
— Ah, je t’en prie, je ne veux pas déranger ! dis-je. Je peux très bien coucher dans le bois…
— Et puis quoi encore ? elle n’en mourra pas, d’attendre jusqu’à demain… Si elle était assise ici à nous écouter, elle ne ferait que pleurnicher. Pas moyen d’avoir une conversation sensée en sa présence.
— Tu attends Daria ? demandai-je après un silence.
— Non… Aujourd’hui, c’est une nouvelle qui a demandé… Agafia l’aiguilleuse8… »
Savka dit cela de sa voix habituelle, un peu sourde, dépourvue de passion, comme il aurait parlé de tabac ou de bouillie de gruau, mais moi, l’étonnement me fit sursauter. Je la connaissais, Agafia l’aiguilleuse… C’était une toute jeune femme, de dix-neuf ou vingt ans, qui avait épousé pas plus tard que l’année dernière un aiguilleur de chemin de fer, un jeune et brave gars. Elle habitait seule au village, son mari rentrait à la maison chaque nuit, revenant de la ligne.
« Mon ami, toutes tes histoires de femme, ça va mal finir ! soupirai-je.
— Bah… »
Et Savka ajouta, après quelques instants de réflexion :
« Je leur ai dit, à ces bonnes femmes, mais elles n’écoutent pas… Elles s’en fichent bien, ces bêtasses ! »
Le silence s’installa… cependant, les ténèbres se faisaient toujours plus épaisses, et les objets perdaient leurs contours; La bande encore éclairée derrière la butte avait disparu, tandis que les étoiles se montraient de plus en plus lumineuses… La stridulation uniforme et mélancolique des grillons, le grognement du râle et le piaillement de la caille ne rompaient pas le silence nocturne, ils en renforçaient au contraire la monotonie. On eût dit que ces sons enchanteurs n’étaient pas émis par les oiseaux et les insectes, mais par les étoiles nous contemplant du haut du ciel…
Savka fut le premier à rompre le silence. Il ramena lentement son regard de la tache noire de Koutka à moi et dit :
« Barine9, vous vous ennuyez, à ce que je vois. Soupons donc. »
Et, sans attendre mon consentement, rampant sur le ventre, il entra dans la hutte et se mit à y farfouiller, ce qui fit trembler la cabane comme une vulgaire feuille ; puis, toujours sur le ventre, il revint en arrière et posa devant moi ma vodka et une coupe creusée dans un crâne10. Dans la coupe se trouvaient des œufs durs11, des galettes de seigle au saindoux, des morceaux de pain noir et quelque chose encore… Nous bûmes la vodka dans un petit verre tordu qui ne savait pas se tenir droit et nous mîmes à manger… Le gros sel gris, les galettes sales et graisseuses, les œufs élastiques comme du caoutchouc, comme tout cela était bon, malgré tout !
« Tu vis comme un paysan sans terre, mais tu as toutes sortes de bonnes choses, dis-je en montrant la coupe. Où les prends-tu ?
— Les bonnes femmes les apportent, marmonna peu distinctement Savka.
— Pourquoi te les apportent-elles ?
— Comme ça… elles ont pitié… »
Le menu de Savka n’était pas seul à témoigner de cette « pitié » féminine : ses vêtements aussi en portaient les marques. Ainsi, ce soir-là, je remarquai sur lui une ceinture neuve de laine filée et un ruban ponceau où pendait, sur son cou sale, une petite croix de cuivre. Je connaissais les faiblesses du beau sexe pour Savka et je savais qu’il rechignait à en parler, si bien que je ne poursuivis pas mon interrogatoire. D’ailleurs ce n’était pas le moment… Koutka, qui rôdait autour de nous en attendant patiemment qu’on lui jetât un morceau, dressa soudain l’oreille et se mit à grogner. Un clapotement lointain se fit entendre par intermittence.
« Quelqu’un vient par le gué… » dit Savka.
Deux ou trois minutes après, Koutka recommença à grogner et émit une sorte de toux.
« Tais-toi ! » lui cria son maître.
Des pas hésitants résonnèrent sourdement dans les ténèbres, et une silhouette de femme émergea du bosquet. Bien qu’il fît sombre, je la reconnus : c’était Agafia l’aiguilleuse. Elle s’approcha timidement de nous, s’arrêta et reprit haleine avec difficulté. C’était sans doute moins la marche qui l’avait essoufflée, que la peur et le sentiment désagréable que chacun éprouve en passant un gué de nuit. Apercevant, près de la hutte, deux personnes au lieu d’une seule, elle poussa un petit cri et recula d’un pas.
« Ah… c’est toi ! dit Savka en se fourrant une galette dans la bouche.
— Moi… moi-même, Monsieur12, balbutia-t-elle en laissant choir par terre un paquet et en louchant de mon côté.. Iakov vous salue et m’a dit de vous donner… voilà, c’est…
— Allons, pourquoi mentir ? Iakov ! dit Savka avec un petit rire. Inutile de mentir, le barine sait pourquoi tu viens ! Assieds-toi, te voilà invitée. »
Agafia loucha sur moi et s’assit sans conviction.
« Je croyais déjà que tu ne viendrais pas aujourd’hui, dit Savka après un long silence. Ne reste pas comme ça ! Mange… Ou tu veux peut-être boire un peu de vodka ?
— En voilà une idée ! fit Agafia. Tu me prends pour une ivrogne…
— Mais si, bois un coup… Tu te sentiras mieux… Allez ! »
Savka tendit le petit verre tordu à Agafia. Celle-ci but lentement la vodka, sans rien grignoter, elle se contenta de souffler lourdement.
« Tu m’as apporté quelque chose…, reprit Savka en défaisant le paquet, et en prenant un ton badin et condescendant : les bonnes femmes, il faut absolument qu’elles vous amènent quelque chose. Ah, une tourte et des pommes de terre… Voilà des gens qui vivent bien ! soupira-t-il en tournant son visage vers moi. Dans tout le village, ce sont les seuls à avoir encore des pommes de terre, depuis l’hiver ! »
Dans l’obscurité, je ne distinguais pas le visage d’Agafia, mais, d’après les mouvements de ses épaules et de sa tête, il me semblait qu’elle ne quittait pas Savka des yeux. Pour ne pas être de trop dans ce rendez-vous13, je décidai d’aller faire un tour, et me levai. Mais au même moment, dans le bois, un rossignol lança brusquement des notes d’un tendre contralto. Trente secondes plus tard, il se lança dans un petit staccato aigu et, ayant ainsi essayé sa voix, se mit à chanter. Savka bondit sur ses pieds et tendit l’oreille.
« C’est celui d’hier ! dit-il. Attends voir !… »
Et, s’arrachant, il entra précipitamment dans le bois, sans faire de bruit.
« Allons, il n’est pas à toi ! criai-je dans son dos. Laisse-le ! »
Savka agita la main, me faisant signe de ne pas crier, et disparut dans l’obscurité. Quand il le voulait, Savka était aussi bon à la chasse qu’à la pêche, mais là encore, il dépensait ses talents et son énergie en pure perte. D’ordinaire, il était paresseux, et il consacrait sa passion de chasseur à des tours parfaitement vains. Il attrapait par exemple à mains nues les rossignols, tirait les brochets avec du plomb pour bécasses, ou encore se tenait des heures entières au bord de la rivière, s’efforçant de pêcher de la friture avec un gros hameçon.
Restée en ma compagnie, Agafia toussota et se passa à plusieurs reprises la main sur le front… Elle commençait à être un peu éméchée à cause de la vodka qu’elle avait bue.
« Comment ça va, Agacha14 ? demandai-je au bout d’un silence qui commençait à devenir embarrassant.
— Ça va, Dieu soit loué… Ne dites rien à personne, Monsieur…, chuchota-t-elle brusquement.
— Allons, voyons, dis-je pour la rassurer. Tout de même, Agacha, tu n’as pas froid aux yeux… Et si Iakov l’apprend ?
— il ne le saura pas…
— Cela pourrait arriver !
— Non… Je serai à la maison avant lui. À l’heure actuelle, il est sur la ligne, et il reviendra après le passage du train postal, et d’ici, on entend le train arriver… »
Elle se passa une nouvelle fois la main sur le front et regarda du côté où Savka était parti. Le rossignol chantait. Un oiseau de nuit qui volait très bas au-dessus de la terre nous aperçut, tressaillit, fit bruire ses ailes et s’envola de l’autre côté de la rivière.
Le rossignol se tut bientôt, mais Savka ne revenait pas. Agafia se leva, fit quelques pas avec inquiétude et se rassit.
« Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? ne put-elle se retenir de dire. Le train va arriver d’un moment à l’autre ! Il faut que je m’en aille !
— Savka ! appelai-je. Savka ! »
Je ne reçus aucune réponse, pas même celle de l’écho. Agafia s’agita, alarmée, et se leva de nouveau.
« Il faut que je parte ! dit-elle d’une voix émue. Le train va arriver tout de suite ! Je sais quand ils passent, les trains ! »
La pauvre fille ne se trompait pas. Il ne s’était pas écoulé un quart d’heure que déjà se faisait entendre un son encore lointain.
Agafia scruta longuement le bois; et ses mains eurent un geste d’impatience.
« Mais enfin, où est-il ? dit-elle avec un rire nerveux. Où le Malin l’a-t-il emmené15 ? Je m’en vais ! Ma parole, Monsieur, je m’en vais ! »
Cependant, le son se faisait toujours plus net. On pouvait déjà distinguer le bruit des roues du halètement de la locomotive. Voici qu’un sifflement retentissait, le train passait avec des heurts sourds sur le pont… et une minute plus tard, ce fut le silence…
« Je vais encore attendre une petite minute, soupira Agafia en se rasseyant d’un air décidé. Soit, je vais attendre ! »
Savka se remontra enfin dans l’obscurité. Pieds nus, il marchait sans bruit sur la terre meuble d’un potager, en chantonnant tout bas quelque chose.
« Une vraie chance, c’est le cas de le dire ! dit-il gaiement en se mettant à rire. Je venais, pour ainsi dire, de m’approcher du buisson, je préparais déjà mes mains, et le voilà qui s’arrête de chanter ! Ah le chien pelé ! J’ai attendu qu’il se remette à chanter, attendu encore, et puis, laisse tomber. »
Savka se laissa gauchement choir à terre à côté d’Agafia et, pour garder l’équilibre, lui saisit la taille de ses deux mains.
« Qu’est-ce que tu as à faire la tête comme une enfant sans mère17 ? » demanda-t-il.
En dépit de la tendresse de son cœur et de la simplicité de son âme, Savka méprisait les femmes. Il les traitait avec une condescendance négligente et s’abaissait même à rire avec mépris de leurs sentiments pour sa personne. Qui sait, peut-être que ce traitement négligent et méprisant était l’une des causes du charme violent, irrésistible, qu’il exerçait sur les dulcinées de village. Il était beau garçon et bien bâti, dans ses yeux brillait toujours, même lorsque son regard se posait sur ces femmes qu’il méprisait, une lueur de douceur paisible, mais on ne pouvait expliquer ce charme seulement par cette belle apparence. Outre son physique heureux et son comportement original, il faut croire que les femmes subissaient l’influence du rôle émouvant tenu par Savka en tant que malchanceux universellement connu et malheureux proscrit chassé de son izba natale et envoyé garder les potagers.
« Raconte donc au barine pourquoi tu es venue ! reprit Savka, en tenant toujours Agafia par la taille. Allez, femme mariée, dis-le-lui ! Ho-ho… Et si on buvait encore un peu de vodka, Agacha, mon amie ?
Je me levai et, me faufilant entre les plates-bandes, suivis le potager en longueur. Les plates-bandes sombres ressemblaient à de grandes tombes aplaties. Elles exhalaient une odeur de terre bêchée et la tendre humidité de plantes recouvertes par un début de rosée… Sur la gauche, la lueur rouge brillait encore. Elle clignotait amicalement, en ayant l’air de sourire.
J’entendis un rire heureux. C’était Agafia qui riait.
« Et le train ? repensai-je. Il y a longtemps que le train est arrivé. »
J’attendis un peu, puis revint vers la hutte. Immobile, assis en tailleur18, Savka fredonnait, de façon à peine audible, une chanson composée seulement de monosyllabes, quelque chose dans le genre : « Toi, hein, eh bien toi… toi et moi… » Grisée par la vodka, la douceur méprisante de Savka et la touffeur de la nuit, Agafia était couchée par terre près de lui, collant convulsivement son visage au genou de Savka. Tant éperdue de passion qu’elle ne remarqua même pas mon arrivée.
« Agacha, dis donc, il y a longtemps que le train est arrivé ! dis-je.
— Il est largement temps que t’en ailles, fit Savka, saisissant ma pensée et secouant la tête. Qu’as-tu à rester étendue ici ? Femme sans vergogne ! »
Agafia se secoua, écarta sa tête du genou de Savka, me jeta un coup d’œil et se serra de nouveau contre lui.
« Il est plus que temps ! » dis-je.
Agafia se tourna et se souleva sur un genou… Elle souffrait… Durant trente secondes, son visage, autant que je pouvais le distinguer dans les ténèbres, exprima un combat et une hésitation. À un moment, semblant reprendre ses esprits, elle se redressa pour se lever, mais là, une force invincible et inexorable lui donna comme une poussée sur tout le corps, et elle retomba sur Savka.
« Qu’il aille au diable19 ! » dit-elle avec un rire sauvage partant de sa poitrine, dans lequel s’entendaient une décision irraisonnée, de l’impuissance et de la douleur.
Je me glissai sans bruit dans le bois, et de là descendis à la rivière, où nos engins de pêche étaient disposés. La rivière dormait. Une grande et douce fleur, perchée sur une haute tige, effleura tendrement ma joue, comme un enfant voulant faire comprendre qu’il ne dort pas. Par désœuvrement, je tâtai l’une des lignes et tirai dessus. Elle se tendit à peine et pendit – sans rien au bout… On n’apercevait ni l’autre rive ni le village. Une lumière se montra dans une izba, mais elle s’éteignit peu après. Je fouillai un peu la berge et trouvai le creux que j’avais repéré dans la journée, et m’y assis comme dans un fauteuil. J’y restai un long moment… Je vis les étoiles s’embrumer et perdre de leur luminosité, je sentis une fraîcheur passer sur la terre, comme un souffle léger agitant les feuilles des saules en train de se réveiller…
« A-ga-fia !… fit une voix assourdie, venant du village. Agafia ! »
Rentré et inquiet, le mari cherchait sa femme dans le village. Et, depuis les potagers s’entendait au même instant un rire éclatant20 : enivrée, sa femme s’oubliait et s’efforçait de compenser par quelques heures de bonheur le martyre qui l’attendait le lendemain.
Je m’endormis.
Quand je me réveillai, Savka était assis à côté de moi, me secouant légèrement l’épaule. La rivière, le bois, les deux rives, vertes et lavées de frais, le village et les champs, tout baignait dans la vive lumière du matin. Les rayons du soleil commençant à se lever venaient me frapper le dos à travers l’écran des troncs minces des arbres.
« Alors, c’est comme ça que vous pêchez ? railla Savka. Allons, debout ! »
Je me levai, m’étirai voluptueusement, et ma poitrine bien réveillée se mit à aspirer goulûment l’air humide et parfumé.
« Agafia est partie ? demandai-je.
— Elle est là-bas, répondit Savka en me montrant le côté du gué. »
Je regardai avec attention et aperçus Agafia. Les jupes relevées, ébouriffée, le fichu descendu sur la nuque, elle traversait la rivière. Elle avançait à peine…
« Le chat sait bien de qui il a mangé la viande21 ! murmura Savka qui plissait les yeux en regardant dans sa direction. Il revient la queue baissée… Ces bonnes femmes sont polissonnes comme des chattes, et froussardes comme des lièvres… Quand on lui disait de partir, cette imbécile ne l’a pas fait, hier soir. Maintenant, elle va recevoir son lot, et moi aussi, au volost22… on va encore me fouetter à cause d’une bonne femme… »
Agafia monta sur la berge et s’en fut à travers champs en direction du village. Sa démarche était plutôt hardie, au début, mais bientôt l’émotion et la peur exercèrent leur emprise : elle se retourna d’un air craintif, s’arrêta et reprit son souffle.
« Eh oui, elle a la frousse ! ricana tristement Savka en regardant la bande d’un vert vif qu’Agafia laissait dans l’herbe humide de rosée. Elle n’a pas envie d’y aller ! Cela fait bien une heure que son mari est planté là, à l’attendre… Vous l’avez vu ? »
Savka avait prononcé les derniers mots en souriant, mais moi j’avais le cœur glacé. Au village, près de la dernière izba, Iakov se tenait sur la route, regardant fixement sa femme revenant vers lui. Il était aussi immobile qu’une colonne. Que pensait-il, en la contemplant ? Quels mots d’accueil préparait-il ? Agafia fit une petite halte, se retourna une nouvelle fois, comme si elle attendait quelque secours de notre part, et avança plus loin. Je n’avais jamais vu pareille démarche, ni chez les ivrognes ni chez les gens sobres. Agafia se tordait littéralement sous le regard de son mari. Tantôt elle marchait en zigzaguant, tantôt elle restait à piétiner sur place, pliant les genoux et écartant les bras, tantôt elle reculait. Ayant parcouru une centaine de pas, elle se retourna encore une fois et s’assit.
« Tu devrais te cacher derrière un buisson, au moins… dis-je à Savka. Le mari pourrait te voir…
— Il sait bien, de toute façon, de chez qui revient Agafia… Les bonnes femmes ne vont pas au potager la nuit pour cueillir des choux, tout le monde sait ça. »
J’observai le visage de Savka. Il était blême et tout contracté par la même grimace de pitié dégoûtée qu’ont les gens au spectacle d’un animal martyrisé.
« Le chat rit, la souris pleure… » soupira-t-il.
Agafia eut un brusque sursaut, secoua la tête et se dirigea avec hardiesse vers son mari. Il faut croire qu’elle avait rassemblé ses forces et s’était décidée.
Notes
- Subdivision adminiistrative d’une oblast, c’est-à-dire d’une province.
- Ce qui vaut mieux, car « Stoukatch » signifie : délateur. Savva, ou Sava (Saviéli en est une autre forme, qu’on retrouvera dans La Sorcière), est un prénom d’origine hébraïque.
- Cette phrase est une allusion à l’Évangile de Matthieu, 6, 26 : Tchékhov fut, des années durant, enfant de chœur.
- Le fameux mir, qui prenait des décisions concernant les terres et les travaux.
- Dans le texte russe : deux sagènes. La sagène mesurait un peu plus de deux mètres.
- Cette onomatopée étant à l’origine de l’un des termes russes désignant cet oiseau, le râle.
- C’est une tournure propre à l’auteur. On trouve : « en s’étirant » dans la Pléiade, je m’inscris en faux.
- Au sens de : « femme d’aiguilleur ».
- Signifie respectueusement « Monsieur ». Ce terme désignait par le passé le maître, le seigneur d’un domaine.
- Dans un an, Tchékhov écrira La steppe, récit dans lequel il est fait allusion aux kourganes, anciens tumulus tatars, le crâne sculpté pour faire une coupe étant une ancienne pratique… Il ne s’agit pas d’une « écuelle en terre » comme on peut le lire dans la Pléiade !
- Dans le texte russe : « des œufs cuits au four », mais l’élasticité évoquée un peu plus loin fait plutôt penser à des œufs durs.
- Indiqué seulement par l’enclitique sifflée « s » rajouté au dernier mot.
- Le texte dit : « pour ne pas être le troisième personnage de ce rendez-vous ».
- Tournure affectueuse pour Agafia. Lequel prénom vient du grec, et correspond à notre Agathe.
- On trouve dans la Pléiade : « Où diable est-il allé ? », qui est trop neutre. L’expression russe contient l’idée d’une intervention plus directe du Diable…
- Dans le texte russe : « le chien chauve ».
- Je reprends, faute de mieux, la tournure de la Pléiade. Le texte dit : « comme si ta tante avait accouché de toi ».
- Le russe dit « à la turque ». J’ai employé les deux formules.
- Dans le texte russe, l’expression n’est pas complète, mais le sens y est. « Il me casse les pieds ! » serait un peu faible.
- Et non pas « irrésistible », comme l’écrit fautivement la Pléiade.
- Une variante de ce dicton – évoquant le sentiment de culpabilité du coupable et l’attente du châtiment – se trouve chez Tourguéniev, dans l’un des récits formant le cycle des Mémoires d’un chasseur :
https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/211023/lodnodvorets-ovsianikov-ivan-tourgueniev - Sous-unité d’un district, plus petite unité administrative. Avec son bureau et son tribunal.
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