Ce récit parut pour la première fois dans le supplément du samedi du journal Temps nouveau, que dirigeait et éditait à Saint-Pétersbourg Alexeï Souvorine, lequel fut un grand soutien de Tchékhov, ainsi qu’un grand ami, jusqu’à leur semi-brouille du temps de l’affaire Dreyfus : Tchékhov était dreyfusard, pas l’autre…
Comme les deux autres nouvelles récemment présentées ici, le texte fit partie ensuite du recueil Au crépuscule, puis édité par Adolphe Marx. Il avait été dès le départ signé du nom de l’auteur, sans utilisation des pseudonymes qui déplaisaient tant à l’écrivain et critique Grigorovitch.
Tchékhov explique je ne sais plus où qu’il n’invente pas, mais recrée : il part de ce qu’il a vu lui-même, ou de ce qu’on lui a raconté. Non loin de Babkino, village où l’écrivain venait se reposer avec sa famille entre 1885 et 1887, se trouvait une église solitaire, où la messe n’était dite qu’une fois par an, et dont le tintement des cloches, la nuit, parvenait jusqu’à Babkino lorsque le gardien y sonnait les heures…
Tchékhov craignait, il l’écrivit fin février à Souvorine en lui envoyant le texte, que ce récit, rédigé en vingt-quatre heures, ne fut assez piètre. Mais Souvorine l’apprécia grandement. L’auteur continua à avoir des doutes, écrivant à Viktor Bilibine que c’était le diable qui le poussait à bâcler de tels textes. Bilibine le rassura, mais critiqua un excès de naturalisme. Critique que reprit Grigorovitch, tout en louant le récit dans son ensemble. Dans le texte initial, l’auteur avait évoqué les pieds sales et les orteils aux ongles retournés du sacristain : les autres lui ayant expliqué que ce genre de détail n’apportait rien au récit, il y renonça.
La parution du récit dans le recueil Au crépuscule fit l’objet de recensions variées : la description de la tempête était appréciée, certains critiques comparaient avantageusement (cela lui arriva plus d’une fois) Tchékhov à Maupassant, d’autres faisaient la fine bouche, trouvant que le texte aurait gagné à être un peu plus travaillé. Mais Tolstoï, qui était parfois féroce avec Tchékhov, apprécia hautement la nouvelle, comme son fils Ilia le fit savoir à l’auteur dans une lettre de mai 1903, un an avant la mort de Tchékhov…
(Cette présentation a été faite à partir de la notice historique trouvée dans l’édition intégrale des œuvres de Tchékhov par l’Académie des sciences de l’URSS, voici une cinquantaine d’années)
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La nuit arrivait. Le sacristain Saviéli Guykine1 était couché, dans sa maisonnette attenant à l’église, sur un lit énorme, mais ne dormait pas, bien qu’il eût l’habitude de s’endormir avec les poules. Ses rudes cheveux roux ressortaient d’un bord de la couverture tachée de graisse, composée de lambeaux d’indienne dépareillés, tandis que ses grands pieds, non lavés depuis longtemps, dépassaient de l’autre côté. Il écoutait… Sa bicoque de gardien était enclose dans l’enceinte de l’église, et son unique fenêtre donnait sur les champs. Et là-bas se menait une véritable guerre. Il était difficile de saisir qui faisait passer à qui le goût du pain et de qui la nature voulait la perte, mais, à en juger par le grondement lugubre et incessant qu’on entendait, quelqu’un était dans de sales draps. Une force victorieuse se livrait à une poursuite à travers champs, se déchaînait dans la forêt et sur le toit de l’église, cognait méchamment à la fenêtre, balayait tout et déchirait ce qu’elle pouvait, tandis que la chose vaincue pleurait et hurlait… Les pleurs plaintifs résonnaient tantôt derrière la vitre, tantôt sur le toit, tantôt encore dans le poêle. On n’y entendait pas d’appel à l’aide, mais de l’angoisse et la conscience qu’il était trop tard, que le salut n’était plus possible. Une mince croûte de glace avait recouvert les congères ; sur elles comme sur les arbres tremblaient des larmes, sur les chemins et les sentiers se répandait un mélange de boue et de neige fondue. Bref, sur terre, c’était le dégel, mais le ciel ne le percevait pas, à travers la nuit noire, et il déversait de toutes ses forces de nouveaux flocons de neige sur la terre en train de dégeler. Et le vent s'en donnait à cœur joie, tel un ivrogne… Il ne laissait pas cette neige s’étendre par terre, il la faisait tourbillonner à sa guise dans les ténèbres.
Guykine prêtait l’oreille à cette musique en fronçant les sourcils. Il savait en effet, ou du moins il devinait à quoi tendait tout ce remue-ménage au dehors, et de qui c'était l’œuvre.
« Je le sais ! marmonnait-il en menaçant quelqu’un du doigt sous la couverture. Je sais tout ! »
La femme du sacristain, Raïssa Nilovna2, était assise sur un tabouret près de la fenêtre. Posée sur un autre tabouret, une petite lampe de fer-blanc, paraissant peu hardie et semblant douter de sa force, répandait une lumière chiche et tremblotante sur ses larges épaules, sur les belles formes appétissantes de son corps et sur son épaisse natte, qui touchait le sol. Elle cousait des sacs de grosse toile3. Ses mains se mouvaient rapidement, mais son corps tout entier, l’expression de ses yeux, ses sourcils, ses lèvres pleines et son cou blanc étaient figés, plongés dans ce travail mécanique et monotone, ils avaient l’air de dormir. De temps en temps seulement, elle relevait la tête pour permettre à son cou de se reposer, jetait un coup d’œil par la fenêtre derrière laquelle la tempête se déchaînait, pour se pencher à nouveau sur la toile. Son beau visage au nez retroussé et avec des fossettes sur les joues n’exprimait rien, ni désir, ni tristesse, ni joie. Comme une belle fontaine n’exprime rien lorsque l’eau n’en jaillit pas.
Ayant fini un sac, elle le jeta de côté, et, s’étirant avec délices, posa son regard éteint et fixe sur la fenêtre… Sur les carreaux, des larmes ruisselaient et d’éphémères flocons déposaient leur blancheur. Les flocons tombaient sur la vitre, jetaient un coup d’œil à la femme et fondaient…
« Viens te coucher ! » grommela le sacristain.
Sa femme ne répondit pas. Mais ses cils battirent soudain, et l’attention brilla dans ses yeux. Saviéli, qui épiait tout le temps, de dessous la couverture, l’expression de son visage, sortit la tête et demanda :
« Qu’y a-t-il ?
— Rien… Il me semble que quelqu’un vient… » répondit doucement la femme.
Le sacristain rejeta de ses mains et de ses pieds la couverture, s’agenouilla sur le lit et regarda sa femme d’un air stupide. La faible lumière de la lampe éclaira sa figure velue et grêlée et glissa sur sa tête rude et ébouriffée.
« Tu entends ? » demanda sa femme.
À travers le hurlement monotone de la tempête, iI distingua un son à peine perceptible, un petit tintement qui gémissait, semblable au bourdonnement du moustique voulant se poser sur une joue et s’irritant d’en être empêché.
« C’est la poste… » grommela Saviélitch en s’asseyant à croupetons.
La grand-route de la poste passait à trois verstes4 de l’église. Par temps venteux, quand cela soufflait depuis la route en direction de l’église, les habitants de la maisonnette entendaient les clochettes.
« Seigneur, quelle idée de voyager par un temps pareil ! soupira la femme du sacristain.
— Service de l’État. Bon gré, mal gré, il faut circuler… »
Le gémissement se maintint dans l’air, et puis mourut.
« Ils sont passés ! » dit Saviéli en se recouchant.
Mais, avant qu’il ait eu le temps de remettre sur lui la couverture, son ouïe perçut nettement un bruit de clochettes. Le sacristain regarda sa femme avec inquiétude, sauta à bas du lit et se mit à faire le tour du poêle en se dandinant. La clochette se fit encore entendre, puis se tut de nouveau, comme si elle se fût détachée.
« On n’entend plus rien… » marmonna le sacristain en s’arrêtant et en regardant sa femme, les yeux plissés.
Mais juste à ce moment, il y eut un coup de vent contre la fenêtre, et le petit gémissement se fit entendre… Saviéli pâlit, poussa un grognement et se remit à traîner dans la pièce, nu-pieds.
« Elle tourne en rond, cette poste ! dit-il d’une voix rauque, avec un mauvais regard pour sa femme. Tu entends ? Elle tourne en rond ! Je… je sais ! Tu crois que je… que je ne comprends pas ?! marmonna-t-il. Je sais tout, que le diable t’emporte !
— Qu’est-ce que tu sais ? demanda doucement sa femme, sans quitter la fenêtre des yeux.
— Oh, je sais que tout cela est ton œuvre, diablesse ! Ton œuvre, que le diable t’emporte ! Et la tempête, et la poste qui tourne en rond… c’est toi qui as fait tout ça ! Toi !
— Tu deviens enragé, pauvre sot… observa paisiblement la femme du sacristain.
— Je le remarque chez toi depuis longtemps ! Le premier jour que je me suis marié, je me suis aperçu que tu avais du sang de chienne !
— Pfff ! s’étonna Raïssa en haussant les épaules et en faisant un signe de croix. Signe-toi donc, imbécile !
— Une sorcière est une sorcière, reprit Saviéli d’une voix sourde et pleurarde, tout en se mouchant hâtivement dans le bas de sa chemise. Tu as beau être ma femme, et de condition ecclésiastique, je le dirai à confesse, ce que tu es… Comment faire autrement ? Au secours, Seigneur, aie pitié ! L’an passé, pour la fête du prophète Daniel et des trois adolescents5, il y a eu une tempête de neige, et quoi donc ? un artisan est venu chez nous se réchauffer. Ensuite, pour la Saint-Alexeï, l’homme de Dieu6, la glace sur la rivière s’est rompue et nous avons eu la visite d’un gendarme7… Ce maudit-là a passé la nuit à papoter avec toi, et quand, au matin, il est parti, je l’ai regardé, il avait les yeux cernés et les joues creusées ! Hein ? Et, pendant le jeûne de la Dormition8, il y a eu deux fois de l’orage, et les deux fois9 un chasseur est venu passer la nuit ici. J’ai tout vu, que le diable l’emporte ! Tout ! Oh, te voilà plus rouge qu’une écrevisse ! Aha !
— Tu n’as rien vu du tout…
— Je te dis que si ! Et cet hiver, avant Noel, pour les Dix martyrs de Crète10, quand la tempête faisait rage nuit et jour… tu te rappelles ? Le secrétaire du maréchal de la noblesse11 qui s’est égaré et qui est tombé chez nous, ce chien… Qu’est-ce qui t’a alléchée ? Un secrétaire, fi ! Cela valait bien la peine de dérégler pour lui le temps du Bon Dieu ! Un démon, un morveux à ras de terre, la gueule pleine de boutons et le cou tordu… Passe encore s’il avait été joli garçon, mais là, pouah ! Satan ! »
Le sacristain reprit son souffle, s’essuya les lèvres et prêta l’oreille. On n’entendait pas de clochette, mais un coup de vent ébranla le toit et ça se remit à cliqueter dans le noir, derrière la fenêtre.
« Et c’est la même chose maintenant ! reprit Saviéli : ce n’est pas pour rien que la poste tourne en rond ! Crache-moi à la figure si ce n’est pas toi que la poste cherche ! Oh, le démon connaît son affaire, son aide est précieuse ! Il les fait tourner, tourner, et il les amènera ici. Je-le-sais ! Je-le-vois ! Tu ne pourras pas le cacher, moulin à paroles du diable, concupiscence païenne ! J’ai compris ce que tu pensais dès le début de la tempête.
— Quel idiot ! railla sa femme. Alors, d’après toi, à ton avis stupide, c’est moi qui suis la cause des intempéries ?
— Hum… Ricane toujours ! Toi ou pas toi, en tout cas j’observe ceci : dès que le sang en toi commence à jouer, le mauvais temps survient, et aussitôt il amène ici toutes sortes d’insensés. À chaque fois c’est pareil ! Donc, c’est bien toi ! »
Pour être plus convaincant, le sacristain se mit un doigt sur le front, ferma l’œil gauche et dit d’une voix chantante :
« Oh, folie ! Oh, malédiction de Judas ! Si tu es bien un être humain, et non une sorcière, tu aurais dû songer à ceci dans ta tête : et s’il n’y avait ni artisan, ni chasseur, ni secrétaire, mais juste le diable prenant leur apparence ? Hein ? Tu aurais dû y penser !
— Mais que tu es sot, Saviéli ! soupira sa femme en regardant son mari avec pitié. Lorsque papa était12 en vie et habitait ici, des tas de gens, et les plus variés, venaient le voir pour se faire guérir de leurs fièvres : il en venait des villages, des hameaux et des fermes arméniennes13. Il en arrivait quasiment tous les jours, et personne ne les traitait de diables. Tandis que si quelqu’un vient se réchauffer chez nous une fois par an, par mauvais temps, cela t’étonne tellement que d’étranges idées te viennent aussitôt à l’esprit. »
Saviéli fut ébranlé par la logique de sa femme. Il écarta ses pieds nus, baissa la tête et se mit à réfléchir. Il n’était pas encore bien assuré de ses conclusions, et le ton sincère et indifférent de sa femme l’avait complètement déconcerté ; néanmoins, après quelques instants de réflexion, il secoua la tête et dit :
« Tout de même, ce ne sont pas des vieillards ou de gros lourdauds14, ce sont toujours des jeunes gens qui demandent à passer la nuit… Pourquoi donc ? Et passe encore qu’ils viennent se réchauffer, mais c’est qu’ils flattent les caprices du diable. Non, femme, il n’existe pas, en ce monde, de créatures plus rusées que celles de votre espèce ! De véritable esprit, ça, non, vous n’en avez pas, encore moins qu’un étourneau, mais pour ce qui est de la malice du diable, oh là là ! Sauve-nous, Reine des Cieux15 ! Tiens, voilà la poste qui sonne ! La tempête avait seulement débuté que je connaissais déjà toutes tes pensées ! Tu as commencé tes tours de sorcière, espèce d’araignée !
— Qu’as-tu à m’importuner, maudit ? dit sa femme à bout de patience. Qu’as-tu à me coller comme de la poix, qu’y a-t-il ?
— Il y a que si cette nuit – à Dieu ne plaise –, il arrive quelque chose, écoute bien !… s’il arrive quelque chose, j’irai demain, dès l’aube, à Diadkovo trouver le père Nikodime, et je lui expliquerai tout. Je dirai ceci et cela, bref : “Père Nikodime, ayez la générosité de me pardonner, mais elle, c’est une sorcière. Pourquoi ? Hum… vous voulez savoir pourquoi ? Soit… Voici, voilà.” Et malheur à toi, femme ! Tu seras punie, non seulement le jour du Jugement Dernier, mais durant ta vie terrestre ! Ce n’est pas pour rien qu’on trouve dans le missel des prières à l’encontre des gens comme toi ! »
Il y eut soudain un tel coup à la fenêtre, si extraordinairement fort, que Saviéli blêmit et s’accroupit d’effroi. Sa femme bondit et pâlit elle aussi.
« Pour l’amour de Dieu, laissez-nous venir nous réchauffer ! fit une profonde et tremblante voix de basse. Qui est là ? Faites-nous cette grâce ! Nous avons perdu notre chemin !
— Qui êtes-vous ? demanda la femme du sacristain en ayant peur de regarder par la fenêtre.
— La poste ! répondit une autre voix.
— Tu n’as pas fait tes diableries pour rien ! dit Saviéli avec un geste de découragement. Et voilà ! J’avais raison… Eh bien, prends garde, je te surveille ! »
Le sacristain fit deux bonds devant le lit, se vautra sur l’édredon et, reniflant de dépit, se tourna vers le mur. Du froid s’amena bientôt dans son dos. La porte grinça et une haute silhouette se montra sur le seuil, enneigée de la tête aux pieds. Une deuxième, tout aussi blanche, se montra à sa suite.
« Il faut rentrer aussi les sacs de courrier ? demanda la deuxième silhouette, d’une voix rauque.
— Il n’est pas question de les laisser là-bas ! »
Ayant dit cela, le premier entreprit de dénouer son capuchon16 et, sans attendre d’y être arrivé, l’arracha de sa tête, en même temps que sa casquette, et jeta le tout rageusement vers le poêle. Puis, ayant retiré son manteau, il le jeta au même endroit et, sans dire bonsoir, se mit à arpenter la pièce.
C’était un jeune postier blond, portant une tunique d’uniforme civil fort élimée et des bottes rousses et boueuses. Réchauffé par sa déambulation, il s’assit à la table, étendit ses pieds sales vers les sacs17 et soutint sa tête de son poing. Sa figure pâle avec des taches rouges portait encore les marques des souffrances endurées et de la peur éprouvée. Déformé par la colère et portant les marques des récentes souffrances physiques et morales, avec la neige qui fondait sur ses sourcils, sa moustache et sa barbe ronde, ce visage était beau.
« Quelle vie de chien ! grommela le postier, parcourant les murs des yeux et ne semblant pas croire qu’il était au chaud. Nous avons bien failli y rester ! Sans votre lumière, je ne sais pas ce que nous serions devenus… Et allez savoir quand tout cela prendra fin ! On n’en voit pas le bout, de cette vie de chien ! Où sommes nous donc ? demanda-t-il en baissant la voix et en levant les yeux sur la femme du sacristain.
— Sur la butte de Gouliaïevo, à la propriété du général Kalinovski, répondit celle-ci en s’animant et en rougissant.
— Tu entends, Stepane ? dit le postier en se retournant vers le cocher resté coincé dans l’entrée avec son gros sac de cuir sur le dos : nous voilà sur la butte de Gouliaïevo !
— Oui… c’est plutôt loin ! »
Ayant énoncé cela sous la forme d’un soupir rauque et saccadé, le cocher sortit et revint peu après avec un autre sac, un peu plus petit, puis sortit encore et ramena cette fois le sabre du postier, accroché à une large courroie et rappelant le long sabre plat que tient Judith, sur les chromos, près du lit d’Holopherne18. Ayant placé les sacs contre le mur, le cocher revint dans l’entrée, s’y assit et alluma sa pipe.
« Vous prendrez peut-être du thé, après cette route ? demanda la femme du sacristain.
— Il s’agit bien de boire du thé ! se renfrogna le postier. Il nous faut nous réchauffer au plus vite et repartir, sinon nous arriverons trop tard, nous allons rater le train postal. Nous restons dix minutes et nous repartons. Je vous demanderai juste de bien vouloir nous montrer le chemin…
— Ce temps, c’est une vraie punition de Dieu ! soupira-t-elle.
— Moui… Et qui êtes-vous donc ?
— Nous ? Nous sommes rattachés à l’église, ici… Nous sommes de condition ecclésiastique… C’est mon mari, celui qui est couché ! Saviéli, lève-toi, viens saluer ! Ici, c’était une paroisse, avant, mais il y a un an et demi, elle a été supprimée. Du temps des maîtres, il y avait des gens, cela valait la peine d’avoir une paroisse, mais maintenant, sans les maîtres, jugez vous-même, de quoi vivrait le clergé, si l’on songe que le village le plus proche, c’est Markovka, qui est à cinq verstes d’ici ! Saviéli est en disponibilité, à présent, et… il fait office de gardien. On l’a chargé de la garde de l’église… »
Le postier fut dûment informé que, si Saviéli était allé voir la générale pour lui demander un petit mot destiné à l’évêque, on lui aurait donné une meilleure place ; il n’y allait pas parce qu’il était paresseux et sauvage.
« Mais nous sommes quand même de condition ecclésiastique… ajouta la femme du sacristain.
— Et de quoi vivez-vous ? s’enquit le postier.
— Il y a les prés et les potagers de l’église. Mais cela nous rapporte peu… soupira-t-elle. Le prêtre de Diadkino19, le père Nikodime, celui qui a des yeux envieux, vient dire ici la messe pour la Saint-Nicolas d’été et pour la Saint-Nicolas d’hiver20, et, pour cela, il garde presque tout pour lui. Il n’y a personne pour prendre notre défense !
— Tu mens ! dit Saviéli d’une voix enrouée. Le père Nikodime est une âme sainte, le flambeau de l’église, et ce qu’il prend, c’est règlementaire !
— Ce qu’il est soupe au lait, ton homme ! fit le postier, railleur. Vous êtes mariés depuis longtemps ?
— Cela a fait juste quatre ans le dimanche du Pardon21. Mon papa était sacristain ici, et quand est venu pour lui le temps de mourir, pour que la place me revienne, il s’est rendu au Consistoire et a demandé qu’on m’envoie comme fiancé un sacristain célibataire. Et je me suis mariée.
— Ah, alors tu as abattu deux mouches d’un seul coup de tapette22 ! dit le postier en regardant le dos de Saviéli : tu as obtenu une place, et en même temps, tu as pris femme. »
Saviéli agita une jambe avec impatience et se rapprocha du mur. Le postier quitta la table, s’étira et s’assit sur un des sacs de courrier. Ayant un peu réfléchi, il appuya des deux mains sur les ballots, changea son sabre de place et s’allongea, une jambe pendante.
« Une vraie vie de chien… marmonna-t-il en mettant ses mains sous sa tête et en fermant les yeux. Une vie que je ne souhaite à personne, pas même au féroce Tatar23. »
Le silence se fit bientôt. On entendait seulement les reniflements de Saviéli et la respiration lente et régulière du postier endormi, émettant à chaque expiration un profond et prolongé « k-kh-kh-kh… ». De temps en temps, comme une petite roue grinçait dans sa gorge, et sa jambe libre tressaillait, en faisant bruire un des ballots.
Saviéli se retourna sous la couverture et regarda lentement autour de lui. Assise sur son tabouret, serrant ses joues entre ses paumes, sa femme contemplait le visage du postier. Son regard était fixe, c’était celui d’une personne étonnée, effarée.
« Eh bien, qu’as-tu à regarder comme ça ? chuchota hargneusement Saviéli.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Reste couché ! » répondit sa femme, les yeux toujours rivés sur la tête blonde.
Saviéli expulsa avec rage tout l’air contenu dans sa poitrine et se retourna brutalement vers le mur. Trois minutes après, il se retourna de nouveau, inquiet, se mit à genoux dans le lit et, s’appuyant de ses mains contre l’oreiller, coula un regard mauvais vers sa femme. Immobile, celle-ci contemplait toujours le visiteur. Ses joues avaient pâli et son regard brillait d’un feu étrange. Le sacristain poussa un grognement, descendit du lit sur le ventre et, s’étant approché du postier, lui couvrit la figure d’un mouchoir.
« Pourquoi fais-tu cela ? demanda sa femme.
— Pour qu’il n’ait pas la lumière de la lampe dans les yeux.
— Eh bien, éteins la lampe ! »
Saviéli jeta un coup d’œil plein de défiance à sa femme, allongea les lèvres vers la lampe, mais se ravisa aussitôt et frappa dans ses mains.
« N’est-ce pas là une ruse du démon ? s’écria-t-il. Hein ? Y a-t-il une créature plus rusée que l’espèce des femmes ?
— Ah, Satan à longues basques ! s’emporta sa femme, en grimaçant de contrariété. Attends un peu ! »
Et, s’installant plus commodément, elle se remit à fixer le postier.
Que sa figure fut cachée n’avait pas d’importance. Ce n’était pas tant son visage qui l’intéressait que l’aspect général et la nouveauté de cet homme. Il avait la poitrine large, puissante, de belles mains, fines mais musclées, ses jambes étaient bien faites, incomparablement plus belles et plus viriles que les deux « poteaux » de Saviéli.
« Même si je suis un diable à longues basques, dit peu de temps après Saviéli, eux, ils ne doivent pas dormir ici… Eh oui… Ils travaillent pour l’État, nous aurons à en répondre, on nous demandera pourquoi nous les avons retenus ici. Quand on transporte le courrier, on le fait, on ne dort pas… Hé toi ! cria-t-il dans l’entrée, toi le cocher, quel est ton nom ? Il faut vous conduire, n’est-ce pas ? Debout, il n’y a pas à dormir avec le courrier ! »
Très excité, Saviéli bondit vers le postier et le tira par la manche.
« Hé, Votre Noblesse ! Si on doit y aller, allons-y, et sinon, eh bien… Ça ne rime à rien, de dormir. »
Le postier sauta sur ses pieds, s’assit, parcourut la pièce d’un regard trouble et se recoucha.
« Et partir, c’est pour quand ? martela Saviéli en le tirant par la manche. La poste, c’est fait pour que le courrier arrive à temps, entends-tu ? Je vais vous conduire. »
Le postier ouvrit les yeux. Réchauffé et sans forces, plongé dans la volupté du premier sommeil, pas encore tout à fait réveillé, il vit, comme à travers un brouillard, le cou blanc et le regard fixe et caressant de la femme du sacristain ; il ferma les yeux et sourit, persuadé de rêver.
« Allons, comment voyager par un temps pareil ?! entendit-il dire une douce voix féminine. Qu’ils dorment tout leur soûl, c’est le mieux pour eux !
— Et le courrier ? s’alarma Saviéli. Qui l’apportera, le courrier ? Toi, peut-être ? »
Le postier rouvrit les yeux, son regard se posa sur les fossettes mobiles sur le visage de la femme, il se rappela où il était et comprit Saviéli. L’idée d’avoir à voyager dans la froideur des ténèbres le parcourut de la tête aux pieds, lui donnant la chair de poule, et il se recroquevilla.
« On aurait pu dormir encore cinq minutes… dit-il en bâillant. De toute façon, nous voilà en retard.
— On arrivera peut-être à temps ! fit une voix dans l’entrée. Si ça se trouve, le train aura lui aussi du retard, un coup de chance pour nous. »
Le postier se leva et, s’étirant voluptueusement, se mit à mettre son manteau.
En voyant ses visiteurs se préparer à partir, Saviéli poussa même un hennissement de contentement.
« Aide-moi donc ! » lui cria le cocher en soulevant un des sacs.
Le sacristain le rejoignit en vitesse et tous les deux sortirent au-dehors le chargement postal. Le postier entreprit de défaire le nœuds de son capuchon. La femme du sacristain le regardait bien en face, comme si elle voulait se glisser dans son âme.
« Et si vous preniez du thé ?… dit-elle.
— Ce ne serait pas de refus, convint-il… mais ils ont déjà tout préparé ! Et de toute façon, nous sommes en retard.
— Eh bien restez ! » chuchota-t-elle en baissant les yeux et en touchant sa manche.
Le postier arriva enfin à défaire le nœud, et, indécis, jeta le capuchon sur son bras. Debout près de la femme, il se sentait au chaud.
« Quel cou… tu as… »
Il effleura son cou de deux doigts; En voyant qu’on ne lui opposait pas de résistance, il lui caressa de la main le cou, l’épaule…
« Ah, comme tu es…
— Vous devriez rester… prendre le thé.
— Où est-ce que tu le poses ? Espèce de koutia24 à la mélasse ! fit la voix du cocher au-dehors. Mets-le en travers.
— Vous devriez rester, avec ce temps… Écoutez comme ça hurle ! »
Pas encore complètement réveillé, n’ayant pas eu le temps de s’extraire du charme alanguissant du sommeil juvénile, le postier fut soudain pris de désir, un désir faisant oublier les sacs, les trains postaux… et tout le reste. Effaré, comme voulant fuir ou se cacher, il jeta un coup d’œil sur la porte, saisit la femme du sacristain par la taille, et il se penchait déjà pour souffler la lampe lorsque des bottes résonnèrent dans l’entrée et que le cocher se montra sur le seuil… Saviéli regardait par-dessus son épaule. Le postier baissa vite les mains et s’arrêta, semblant hésiter.
« C’est prêt ! » dit le cocher.
Le postier demeura quelques instants immobile, puis secoua d’un coup la tête, comme définitivement réveillé, et suivit le cocher. La femme du sacristain resta seule.
« Eh bien, monte, indique-nous le chemin ! » entendit-elle.
Une clochette fit entendre un tintement paresseux, puis une autre, et une longue chaîne de menus tintements s’éloigna rapidement de la maisonnette du gardien.
Lorsqu’ils s’éteignirent peu à peu, la femme du sacristain s’arracha de sa place et se mit à marcher de long en large. Au début, elle était blême, puis elle devint toute rouge. La haine déforma son visage, son souffle se mit à trembler, se yeux brillèrent d’une rage sauvage et cruelle, et, marchant comme en cage, elle ressemblait à une tigresse que l’on effraie avec un fer rouge. Elle s’arrêta un instant et contempla son logis. S’étirant le long d’un mur entier, formé d’un édredon crasseux, de rudes oreillers gris, d’une couverture et de diverses guenilles sans nom, le lit occupait presque la moitié de la pièce. Ce lit se présentait comme un tas informe et laid, presque semblable à la boule qui se dressait sur la tête de Saviéli à chaque fois qu’il lui venait l’idée de se huiler les cheveux. Du mur à la porte donnant sur l’entrée froide s’étendait le poêle sombre, avec ses pots et ses torchons suspendus. Tout – y compris celui qui venait de sortir, Saviéli – était au plus haut point sale, graisseux et couvert de suie, si bien que cela paraissait étrange de voir, dans un tel cadre, le cou blanc et la peau tendre et délicate d’une femme. Raïssa25 courut vers le lit, tendit les mains comme si elle voulait éparpiller tout cela, le fouler aux pieds et le réduire en poussière, mais ensuite, comme effrayée du contact avec la saleté, elle fit un bond en arrière et se remit à marcher…
Lorsqu’au bout de deux heures Saviéli rentra, fourbu, elle s’était déshabillée et couchée dans le lit. Elle fermait les yeux, mais il devina, aux petits tics qui lui parcouraient le visage, qu’elle ne dormait pas. En rentrant chez lui, il s’était promis de se taire jusqu’au lendemain, et de ne pas la toucher, mais il ne put se retenir de la blesser.
« Tes tours de sorcière n’ont pas eu d’effet : il est parti ! » railla-t-il avec une joie mauvaise.
Sa femme ne disait mot, son menton seul tremblait. Saviéli se déshabilla lentement, enjamba sa femme et se coucha, tourné vers le mur.
« Et demain, j’irai raconter au père Nikodime la femme que tu es ! » marmonna-t-il en se ramassant en chien de fusil26.
Raïssa tourna vivement vers lui des yeux étincelants.
« La place, tu peux la garder, mais va te chercher une femme dans les bois ! En quoi suis-je ta femme ? Puisses-tu éclater ! Quelle andouille mollassonne, quel fainéant s’est accroché à mon cou, pardon Seigneur !
— Bon, bon… Dors !
— Que je suis malheureuse ! dit-elle en éclatant en sanglots. Sans toi, j’aurais peut-être épousé un marchand ou un noble ! Sans toi, j’aurais à présent un mari que j’aimerais ! Que la neige ne t’a-t-elle enseveli, que n’es-tu mort de froid sur la grand-route, monstre ! »
Le femme du sacristain pleura longuement. À la fin, elle poussa un profond soupir et se calma. Dehors, la tempête sévissait toujours. Quelque chose pleurait dans le poêle, dans la cheminée, derrière toutes les cloisons, mais Saviéli avait l’impression que les pleurs étaient en lui et dans ses oreilles. Ce soir, il s’était définitivement convaincu de ses soupçons au sujet de sa femme. Il ne doutait plus qu’elle pût, avec l’aide du Malin, disposer des vents et des équipages de la poste. Mais, pour son plus grand malheur, ce mystère, cette force surnaturelle et sauvage conférait à la femme étendue à côté de lui un charme particulier, incompréhensible, nouveau pour lui. À la poétiser ainsi, bêtement et sans s’en rendre compte, voilà qu’elle lui semblait plus blanche, plus lisse, plus inaccessible…
« Sorcière ! fulmina-t-il. Dégoûtante, pouah ! »
Et pourtant, ayant attendu qu’elle se calmât et que sa respiration devînt régulière, il effleura d’un doigt sa nuque… prit sa natte lourde dans sa main. Comme elle ne le sentait pas, il s’enhardit et lui caressa le cou.
« Fiche-moi la paix ! » cria-t-elle en lui envoyant, à la racine du nez, un coup de coude qui lui fit voir trente-six chandelles.
La douleur passa vite, mais pas le supplice.
Notes
- Saviéli est une forme du prénom d’origine hébraïque Sava, ou Savva. Le nom Guykine est atypique, car il ne respecte pas une règle d’orthographe classique, ce qui indique peut-être une origine étrangère.
- Ce patronyme signifie : fille de Nil, prénom d’origine grecque. C’est le fleuve vu par les Grecs.
- Toile de lin ou de chanvre.
- La verste faisait un peu moins de 1,1 km.
- Voir Daniel 1-3 . Les trois jeunes sont présentés en 1, 6-7.
- 17 mars ancien calendrier – 30 mars de nos jours.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexis_de_Rome - Dans le texte : un ouriadnik. Police locale, grade inférieur. Au départ, sous-officier de Cosaques : nous sommes dans la partie orientale de l’Ukraine, voir plus bas la note 13 sur les fermes arméniennes.
- En août. La Dormition correspond (presque) à l’Assomption chez les catholiques, mais il y a ici un jeûne partiel :
https://eglise-orthodoxe-nantes.fr/careme-orthodoxe-de-la-dormition/ - Le sacristain n’ayant pas une langue très correcte, mais c’est difficile à rendre.
- Commémorés le 23 décembre (ancien calendrier), le 5 janvier maintenant.
https://foi-orthodoxe.fr/vie-des-saints/janvier/dix-saints-martyrs-de-crete/ - Dignitaire élu par les nobles d’un district et ayant certaines responsabilités.
- Le texte utilise un pluriel de déférence.
- Réinstallation d’Arméniens d’abord installés en Crimée et ayant déménagé vers le Don – région que l’auteur connaissait bien, car Taganrog, sa ville natale, n’était guère éloignée de Rostov-sur-le-Don :
https://armeniansite.ru/armyanskie-poseleniya-rossii/armyanskie-poseleniya-na-donu-zabytye-ugolki.html
(nous sommes en Ukraine, d’après les noms de bourgs, sans doute du côté de… Louhansk, Lougansk en version russe) - Initialement, le terme signifie : « qui marche les pieds en dedans », comme un ours.
- Appellation russe classique pour la Sainte Vierge.
- Dans le texte, son bachlyk : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bachlyk
- Il s’agit des sacs cousus par la femme du sacristain, et non des balluchons de courrier : le terme russe n’est pas le même.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Judith_d%C3%A9capitant_Holopherne
- Le village s’appelait Diadkovo, un peu plus haut : distraction probable.
- Respectivement le 11 août ( 29 juillet dans l’ancien calendrier), date de sa naissance, et le 19 décembre ( 6 décembre dans l’ancien calendrier), date de sa mort. Avec un certain flottement dans les dates.
- Juste avant le Grand Carême, celui qui précède Pâques.
- Tu as fait d’une pierre deux coups. L’expression russe classique est : abattre deux lièvres d’une seule balle.
- Les Mongols n’ont pas laissé, bien des siècles après, un très bon souvenir en Russie. On trouve encore (comme chez le Jules Verne de Michel Strogoff) le terme Tartare, qui n’est qu’une déformation péjorative, par allusion à l’un des fleuves des Enfers de l’Antiquité, du terme authentique.
- Plat de riz aux raisins secs. https://fr.wikipedia.org/wiki/Koutia
Pour ce qui est de la mélasse, voici la note que l’on trouve chez Denis Roche :
Le nom pittoresque que le cocher donne à Savèli vient de ce que les prêtres mangent fréquemment du riz bouilli ; l’usage veut que l’on prépare pour les enterrements et les services funèbres un plat de riz bouilli, relevé de miel ou de raisins secs, destiné à l’assistance et dont on laisse le reste au clergé. - Je reprends l’astuce de D. Roche, afin d’éviter la répétition du terme « femme ». Le russe peut s’éviter cela, car notre périphrase « femme de sacristain » se traduit par un terme spécifique : le russe est une langue concrète et précise, en outre beaucoup plus riche, quant aux verbes, que le français. Heinz Wismann soutient que nous payons de la pauvreté relative de notre langue l’épuration linguistique du dix-septième siècle qui a éliminé quantité de vocables jugés malsonnants…
- L’expression russe est « se replier comme un kalatch », ce terme désignant un petit pain en forme de cadenas, un peu comme un bretzel…
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