samedi 15 avril 2017

La maison à la tourelle (Friedrich Gorenstein)

La maison à la tourelle est la première nouvelle répertoriée de F. Gorenstein. Elle est largement autobiographique, la mère de l’auteur étant morte alors qu’elle était évacuée, avec lui, de Berditchev – il avait alors huit-neuf ans. La nouvelle est publiée en 1963, c’est-à-dire au crépuscule de l’ère khrouchtchévienne. Une adaptation cinématographique en a été faite il y a quelques années par Èva Neymann.
La mère du jeune héros meurt de maladie ou d’affaiblissement à l’hôpital, alors qu’elle était évacuée avec son fils de moins de dix ans. Celui-ci se retrouve seul au milieu d’un monde d’adultes en piètre état. La guerre sert de toile de fond, on ne la voit pas. Vaillance et lâcheté, égoïsme et générosité, et les émotions du jeune garçon, d’un bout à l’autre du récit.







La maison à la tourelle

(Friedrich Gorenstein, 1963)





Le garçon avait du mal à distinguer les visages, ils se ressemblaient tous et lui faisaient peur. Il se mit dans un coin du wagon, au chevet de sa mère allongée sur les baluchons, son manteau boutonné entièrement, un béret en angora sur la tête. Dans l’obscurité, une voix déclara :
— Il y a de quoi être asphyxié ici, dit une voix, on se croirait dans un camion à gaz1. Elle fait tout le temps sous elle… Il y a des enfants, ici, tout de même…
Le garçon se dépêcha d’essuyer la flaque par terre avec l’une de ses moufles.
— Pourquoi t’obstines-tu ? demanda un homme. Elle est malade, ta maman. À l’hôpital, on la guérira. Mais dans le convoi, elle risque de mourir.
— On doit aller jusqu’au bout, dit le garçon avec désespoir. Grand-père nous attend.
Mais il comprenait qu’à la prochaine gare, on les ferait descendre.
Sa mère dit quelque chose et sourit.
— Qu’as-tu ? s’enquit le garçon.
Mais, sans répondre, elle regardait à côté de lui en chantonnant tout bas.
— Quelle voix horrible, soupira quelqu’un dans le noir.
— C’est vous qui avez une voix horrible, grogna le garçon.
Il commençait à faire jour. Les petites fenêtres du wagon à marchandises commencèrent à bleuir, les sommets des poteaux télégraphiques se mirent à défiler. Le garçon n’avait pas fermé l’œil de la nuit et, maintenant que le silence était revenu, il serra de ses deux mains la main brûlante de sa mère et ferma les yeux. Il s’endormit aussitôt, légèrement secoué et balloté contre la cloison en bois du wagon. Une main étrangère lui ayant effleuré la joue, il se réveilla tout aussi vite..
Le train s’était arrêté. La porte du wagon était ouverte, et le garçon vit quatre hommes emporter sa mère sur une civière le long de la voie ferrée. Il sauta en bas du train, sur le gravier du remblai, et se lança à leur poursuite. 
Les hommes tenaient la civière en hauteur, portée sur leurs épaules, et sa mère oscillait passivement au rythme de leurs pas.
C’était un début de matinée froide, le froid sec habituel dans ces coins de steppe, et le garçon, à plusieurs reprises, trébucha sur des pierres que le gel avait soudées à la terre.
Les gens allaient et venaient sur le quai, certains se retournant pour regarder, et un gars, de quatre ou cinq ans plus âgé que le garçon, lui demanda avec curiosité :
— Elle est morte ?
— Elle est malade, répondit le garçon. C’est ma maman.
Le gars lui jeta un regard effaré et s’éloigna.
Les hommes et la civière sortirent de la gare, le garçon voulut les suivre, mais une infirmière portant une veste matelassée jetée par-dessus sa blouse l’attrapa par l’épaule et lui demanda :
— Où vas-tu ?
— C’est son fils, dit l’un des hommes en ajoutant : et vos affaires, elles sont où ? Le convoi va repartir avec…
Le garçon revint en courant sur ses pas, mais il s’embrouilla et se retrouva sur une place, de l’autre côté de la gare. Il eut le temps d’apercevoir une file de gens attendant l’autobus, une vieille maison  de plain-pied avec une tourelle et une vieille femme en bas de laine et en caoutchoucs qui vendait du poisson.
Puis il courut de l’autre côté, mais le quai était vide, le convoi était parti. Il faillit mourir de peur, mais vit à ce moment ses affaires, entassées sur le quai. Tout y était, sauf un cabas contenant des galettes et des abricots séchés.
— Ce sont tes affaires ? demanda une femme en capote d’employée des chemins de fer.
— Oui, répondit le garçon.
— Et y a quoi, là-dedans ? fit-elle en donnant un coup de pied dans un baluchon sale et tout écrasé.
— Les bottes de feutre de maman, dit le garçon. Et deux couvertures doublées d’ouate… Et un coupon de tissu marron…
Sans s’attarder à vérifier, la femme attrapa le baluchon et une valise, imitée par le garçon qui saisit l’autre valise et l’autre baluchon, et ils s’en furent dans la gare. Ils amenèrent ces affaires dans une salle chauffée où s’entassaient une quantité de gens, certains sur des bancs de bois et d’autres assis carrément par terre.
— Je vais au poste de secours médical2, dit le garçon. Maman est tombée malade.
— Ne compte pas sur moi pour veiller sur tes affaires.
— Allez, juste un petit moment, je vous donnerai quelque chose.
— Idiot, grimaça la femme, je suis en service.
Mais le garçon avait déjà détalé. Il eut du mal à dénicher le poste de secours. Quelqu’un était étendu de tout son long sur une banquette de moleskine et le garçon déglutit péniblement à plusieurs reprises et, en s’approchant, vit une main aux ongles bleuis. Ce fut seulement à ce moment qu’il se rendit compte qu’il s’agissait d’un vieillard inconnu. Il avait le visage couvert d’un mouchoir et deux femmes voûtés étaient assises à son chevet. La plus jeune pleurait, la plus âgée demeurait silencieuse.
Le garçon recula vivement.
— Et où est ma maman ? demanda-t-il en jetant un coup d’œil à la ronde.
L’infirmière à la veste matelassée se montra, émergeant d’une pièce contiguë.
— Ta mère est à l’hôpital.
— Quel hôpital ?
— Chez nous, il n’y a qu’un seul hôpital… L’autobus t’y mènera.
Il se souvint alors de la place, de la queue attendant l’autobus, de la maison à la tourelle et de la vieille en bas de laine qui vendait du poisson. Il courut de nouveau de ce côté-là et retrouva le même spectacle. Il se mit dans la file derrière une demi-pelisse avec une martingale portant des boutons en fourrure. Mais l’autobus ne se montrait pas, et il traversa la place en courant et rejoignit une rue étroite longeant de vieilles maisons en bois, pour se rappeler soudain qu’il ne savait pas où était l’hôpital.
La rue était déserte, il y avait seulement, à côté d’une borne-fontaine disparaissant sous la glace, deux fillettes en train de jouer avec un petit chien.
— Où est l’hôpital ? demanda-t-il, mais les fillettes le regardèrent, pouffèrent et disparurent derrière un portillon, le chien à leurs trousses, montrant les dents et aboyant. Le garçon ramassa un petit morceau de glace et le lança sur le chien qui poussa un glapissement. De derrière le portillon, sortit une femme en bonnet à oreillettes, accompagnée des deux fillettes faisant, derrière son dos, des grimaces au garçon. La femme se mit à crier quelque chose, il ne savait pas pourquoi, et ne comprenait pas ce qu’elle disait.
— Où est l’hôpital ? demanda-t-il doucement.
La femme arrêta de crier.
— Va de l’autre côté, dit-elle, traverse la place et prends l’autobus.
Le garçon revint sur ses pas et retrouva une fois de plus la maison à la tourelle, la queue pour l’autobus et la vieille vendant son poisson.
Il se mit dans la file derrière un manteau dont une manche, vide, était fixée par une épingle et attendit longuement l’autobus. Il demanda au manteau où était l’hôpital. 
— C’est loin, fit le manteau. Tu vois la cheminée ? C’est un kilomètre après la cheminée; Il faut prendre l’autobus.
Mais, comme l’autobus ne se montrait toujours pas, le garçon se mit en marche dans la direction de la cheminée. Il était seulement au début de la rue, que l’autobus le dépassa.
Le garçon marcha très longtemps, ce qui lui donna le temps de se faire à l’idée que sa mère était à l’hôpital et que lui se retrouvait seul au milieu d’étrangers. À présent, l’important c’était de parvenir jusqu’à la cheminée et de trouver l’hôpital. Tandis qu’il cheminait, l’autobus le dépassa encore plusieurs fois. Vue de près, la cheminée était énorme et toute rouillée, au-dessus de sa base en briques. Le garçon se reposa un moment à proximité en se tenant, de sa main protégée par la moufle, à un fil métallique qui allait de la cheminée au sol. Le fil était froid et glissant. Ensuite, il reprit sa route, et un passant lui indiqua l’hôpital. Le garçon gravit des marches et se retrouva dans un couloir où il se heurta avec une femme portant un fichu de gaze sur la tête.
— Où vas-tu, dans ton manteau ? demanda la femme en écartant les bras. Hein ?
Le garçon plongea sous les bras écartés, poussa une porte en verre et vit tout de suite sa mère. Elle était allongée sur un lit, au milieu de la salle.
— Voilà, dit-il. Vous voyez…
— Voilà quoi ? demanda la femme. Je vois quoi ? Mais le garçon agrippait la poignée de la porte en verre et ne faisait que répéter :
— Voilà, vous voyez bien…
Sa mère avait la tête rasée, et ses yeux sombres, se détachant vivement sur son visage jauni, fixaient le garçon. Elle était consciente.
— Mon fils, chuchota-t-elle. Et le garçon se mit à pleurer.
— Ne fais pas de bruit, dit la femme au fichu de gaze. Donne-moi ton manteau et va voir ta mère.
— Je t’ai cherchée, dit le garçon à travers ses larmes.
— Je vais déjà mieux, dit sa mère. Et toi, comment ça va ?
— Moi, ça va, fit le garçon. Tu seras bientôt guérie ?
— Oui, bientôt. Viens manger de la bouillie. Infirmière, donnez-lui une cuillère.
— Ce n’est pas le règlement, dit l’infirmière.
— Prends la petite cuillère, dit la mère, et assieds-toi sur le tabouret.
— Ce n’est pas le règlement, reprit l’infirmière. Je vais être obligée de le faire partir.
— Mange, mon fils, mange, dit la mère. Ne t’inquiète pas.
— Je vais accrocher ton manteau dans le couloir, dit l’infirmière d’un ton courroucé, et elle sortit de la salle.
— Il faut envoyer un télégramme à grand-père, dit le garçon. J’ai de l’argent… Les affaires, je les ai laissées à la gare… Ce qui compte, c’est que tu guérisse.
— Ça va déjà mieux, fit la mère. Comme tu es maigre…
— Lorsque nous serons là-bas, je me retaperai. La guerre va bientôt finir. 


L’infirmière reparut.
— Sors, mon garçon. C’est l’heure de la visite…
— J’envoie le télégramme et je reviens, dit le garçon. Je reviens tout de suite.
— Penche-toi, lui dit sa mère.
Le garçon inclina la tête, et elle lui embrassa la joue. Ses lèvres étaient brûlantes et rêches.
Il ressortit, et l’autobus fut tout de suite là, l’arrêt était juste devant l’hôpital.
« Tout est en règle, se dit le garçon, ça va mieux qu’il y a une demi-heure, quand je marchais en ignorant tout. »
On étouffait, dans l’autobus, le garçon enleva ses moufles et entrouvrit son col. Mais alors, il eut froid, referma son col et fourra ses mains dans ses poches.
Il descendit sur la place où il retrouva la vieille qui vendait son poisson, il eut brusquement faim et acheta un poisson rôti, tout brun, qu’il renifla – l’odeur lui était inconnue – et, après avoir traversé la place en direction de la maison à la tourelle, qui abritait la poste, il fit un effort pour se rappeler comment il s’était approché de la vieille, ce qu’il lui avait dit et combien il avait payé pour le poisson.
Il tira vers lui les lourds battants de la porte, derrière laquelle se trouvait un petit escalier en colimaçon, avec une nouvelle porte en haut, donnant sur une salle barrée par un comptoir en bois.
Un peu partout, des dos bouchaient les guichets. Il se heurtait partout à des dos.
— Qu’est-ce tu veux ? lui demanda un homme. Qu’est-ce que tu fabriques ici ?
— Il faut que je j’envoie un télégramme, dit le garçon qui se souvint qu’il ne l’avait jamais fait et ajouta : Rédigez un télégramme pour moi.
— Attends un peu, fit l’homme. Assieds-toi, ne traîne pas dans nos jambes.
Le garçon s’assit sur une chaise et grignota un petit bout de poisson. Sous la pellicule brune, le poisson était tout blanc, et pas du tout salé. Puis il regarda par la fenêtre et ressentit une inquiétude : le jour baissait déjà.
— Tante3, dit-il en s’adressant à une femme en foulard, écrivez-pour moi un télégramme.
— En voilà un impatient ! dit l’homme. Bon, qu’est-ce qu’il te faut ? Quel télégramme ? Et il attrapa un formulaire.
— « Maman malade, à l’hôpital, dicta le garçon. Viens, grand-père. »
— L’homme et la femme regardèrent tous deux le garçon.
— Oh, ce que le peuple souffre, soupira la femme. Ce qu’il peut souffrir…
Le garçon paya son télégramme, fourra le reçu dans sa moufle, il se sentait plus tranquille. Il ressortit sur la place et courut attraper l’autobus qui arrivait. Au beau milieu de la place, il se rappela qu’il avait oublié son poisson à la poste, mais continua à courir, sans faire demi-tour. 
En courant, il sentit à plusieurs reprises, dans l’obscurité, quelque chose d’humide et de froid lui effleurer la figure, et quand l’autobus s’arrêta devant l’hôpital, on voyait déjà des bandes blanches se former le long de la chaussée et la neige voler devant les réverbères.
Le garçon monta rapidement les marches enneigées, enfila le couloir et parvint dans la salle faiblement éclairée.
— Maman, dit-il, j’ai envoyé le télégramme à grand-père…
— Chut, fit l’infirmière, sortant de quelque part, mécontente et une seringue dans les mains. Tu ne vois pas que ta mère dort ?
La mère était allongée sur le côté, la bouche entrouverte, et le garçon eut soudain l’impression qu’elle ne respirait pas.
— Elle est en vie ? demanda-t-il à voix basse.
— Mais oui, mais oui, répondit l’infirmière. Tu es encore entré dans la salle avec ton manteau ! Et elle l’attrapa par le col de son manteau. 
— Je vais appeler un milicien4, dit-elle.
Puis quelqu’un prit le garçon par le bras et le fit pivoter vers lui.
Et le garçon vit une blouse constellée de taches jaunes, il en avait une ressemblant à un scarabée juste à hauteur de ses yeux, tandis qu’un peu plus à gauche, près des boutons en os, se voyait une tache qui évoquait une tortue au cou étiré. 
— C’est le fils de la femme du convoi, dit à la blouse l’infirmière.
— Bon, déboutonne ton manteau, dit la blouse en posant sur le front du garçon une paume ferme, ce qui donna des convulsions au scarabée, et fit trembler le cou de la tortue.
La garçon avait envie de s’échapper, mais l’infirmière le retenait d’une poigne énergique.
Bon, répéta la blouse en attrapant le poignet du garçon de son autre main. Cette main était douce, avec des ongles coupés courts et des poils sombres sur les phalanges, et le garçon se calma un peu.
— Déshabille-toi,  dit la blouse.
— Je peux rester ? demanda le garçon.
— Oui… Nous allons vous soigner tous les deux, vous repartirez ensuite.
— Je suis malade, moi aussi ? demanda le garçon.
— Oui, s’impatienta la blouse : on l’appelait dans une autre salle. Infirmière, mettez-le là  – il montra une couchette libre dans un autre angle de la salle et s’en alla…
— Allez, lui fit l’infirmière en sortant dans le couloir.
Elle le conduisit dans un réduit sans fenêtre et donna une pichenette à l’interrupteur, mais la petite pièce demeura dans l’obscurité, visiblement, l’ampoule avait claqué. Alors, l’infirmière alluma une bougie, le garçon se sentit soudain fiévreux à la lumière de cette bougie.
Il se déshabilla, jetant par terre les habits que l’infirmière ramassa en rouspétant et qu’elle fourra dans un sac. Après quoi, il  passa une jambe dans un caleçon gris d’hôpital et s’allongea pour se reposer.
L’infirmière le fit se relever, lui passa la deuxième jambe, lui mit une chemise et, le tenant par l’épaule, le ramena dans la salle.
S’écroulant dans le lit, le garçon enfouit sa tête dans l’oreiller, mais l’infirmière le secoua une nouvelle fois et lui tendit la moitié d’un comprimé.
— Avale, lui dit-elle. Avec ta salive.
Le garçon avait la bouche toute sèche et le comprimé amer commençait à fondre sur sa langue.
— Donnez-moi à boire, demanda-t-il. On mange à quelle heure, ici ?
— C’est pour ça que tu es venu, s’emporta l’infirmière. Trop tard, pour le dîner…
Elle partit dans le fond de la salle et en ramena un verre de thé froid et quelques galettes.
— Tiens… Ta mère ne les a pas mangées…
Le garçon but le thé, mangea les galettes et se recoucha. Trois lits le séparaient de sa mère et, pour l’apercevoir, il devait s’appuyer sur les coudes, car lui bouchaient la vue tantôt la tête d’un vieillard, tantôt le nez pointu et le menton aigu d’un autre vieillard.
Sa mère gisait à présent sur le dos, on voyait sous la couverture sa poitrine se soulever et s’abaisser rapidement.
Le garçon s’endormit brièvement, sans faire de rêves, et lorsqu’il se réveilla, c’était toujours la nuit et sa mère gisait toujours, étendue de tout son long. Il se souleva sur les coudes, puis s’assit avec un grand frisson, s’approcha, pieds nus sur le sol froid, du lit de sa mère et resta longtemps à attendre un signe de vie. Et elle remua un peu, leva les genoux et poussa un profond et calme soupir.
Il revint alors à sa couchette et, les yeux au plafond, dans l’obscurité, il les imagina, elle et lui, de retour dans leur ville, à même de repenser à leur aventure. Le vieillard à côté de lui commença à se retourner en gémissant, et le garçon, pour ne pas être troublé dans sa rêverie, se recouvrit la tête avec sa couverture. Durant la nuit, il se releva encore plusieurs fois pour s’approcher du lit de sa mère et attendre un signe de vie de sa part. Puis il se recouchait, s’endormait, se réveillait. La dernière fois qu’il se réveilla, le plafond tournait au gris et l’on voyait, par les fenêtres, la neige tomber. Il était content de voir la nuit prendre fin. Il se souleva sur ses coudes, regarda du côté de sa mère et se réjouit, là encore, car elle remuait, elle s’était même soulevée un peu pour dire quelque chose.
Le garçon eut un sourire et il eut envie d’aller raconter à sa mère l’histoire du télégramme et de lui parler de sa peur à lui, cette nuit, quand elle gisait immobile.
Mais soudain, l’un des vieillards s’écria :
— Infirmière, la femme se meurt !
Le garçon se leva de son lit et vit sa mère râler, le cou arqué, la tête disparaissant dans l’oreiller.
L’infirmière survint, plaça ses doigts sous le menton de sa mère puis, d’un mouvement familier, tira la couverture sur son visage. La couverture se souleva, le garçon aperçut fugitivement un ventre nu et une jambe jaunâtre.
Envahi d’une étrange indifférence, d’un calme étonnant, il contemplait le monticule à présent figé sous la couverture. Il se dit : »Voilà, c’est tout » – et sortit dans le couloir.
L’infirmière le rattrapa.
— Recouche-toi, lui dit-elle. Tu es malade.
— Où sont mes habits ? demanda-t-il. Je dois me remettre en route, à présent. 
L’infirmière disait quelque chose qu’il n’entendait pas.
Il y avait des femmes avec des sacs dans le couloir, de simples passantes, apparemment, atterries là sans qu’on sût bien comment. Elles regardaient le garçon, et une voix demanda : 
— Que se passe-t-il ?
Et une autre voix dit :
— C’est la mère de ce garçon qui est morte.


Et l’une des femmes se tamponna les yeux avec un mouchoir. Assis sur un banc de bois dans ce couloir, tremblant de froid, le garçon ne regardait personne. Il se dit soudain que lorsqu’il arriverait chez eux, sa mère l’attendrait à la gare.
Ce n’était plus un bambin, il comprenait qu’elle était morte, et pourtant cette idée lui traversa l’esprit.
— Je veux rentrer à la maison, dit-il au docteur.
— Ne dis pas de bêtises, répondit le docteur. Tu repartiras quand tu seras guéri.
— Je suis guéri. Où sont mes vêtements ?
À ce moment, venant du dehors, quelqu’un fut apporté sur une civière. Derrière, venait un costaud tout en pleurs et se mouchant. Le docteur agita la main et suivit la civière. L’infirmière déclara au garçon :
— Attends ici. Et s’en alla également.
Elle revint un bon quart plus tard et mena le garçon à la penderie. 
Elle ressortit ses affaires chiffonnées du sac et il commença à s’habiller. Puis elle retira d’un autre sac le manteau, les souliers et le béret en angora de sa mère, et roula le tout pour en faire un baluchon. Elle rédigea longuement quelque chose sur un papier muni d’un cachet lilas, et demanda au garçon comment il s’appelait et où il allait.
— Nous l’enterrerons dans sa robe, dit-elle. Signe, pour les affaires, et recompte l’argent.
Il prit l’argent sans le recompter, mit sa signature et s’en fut vers la porte. L’infirmière l’appela et lui fourra dans la poche le papier portant le cachet lilas.
Il était tombé beaucoup de neige pendant la nuit, la base de briques de la cheminée était devenue une énorme congère. Le garçon la longea en se rappelant que la veille, il avait fait halte à cet endroit pour se reposer en se tenant de la main au fil métallique. Puis il se rendit compte qu’il marchait dans la neige, à côté du sentier praticable, ce qui expliquait la fatigue qu’il ressentait. Il avait le cou et le dos en sueur, et sa main droite, celle qui tenait le baluchon, était complètement engourdie.
Il déboucha sur la place de la gare ; entièrement blanche et paisible, elle était méconnaissable. La maison à la tourelle avait changé d’aspect, elle avait perdu de la hauteur, la queue pour l’autobus s’était renouvelée, la vieille au poisson avait disparu.
Il entra dans la gare et se retrouva bousculé de tous les côtés. Il y avait beaucoup de monde, les gens se ruaient aux guichets ; le garçon comprit tout de suite qu’il n’arriverait jamais à se frayer un passage. Il se retrouva le visage collé contre un manteau de cuir et, avançant de concert avec le manteau, eut le temps de respirer cette odeur de cuir qu’il avait toujours aimée.
— Oncle3, dit-il lorsqu’une poussée les expédia dans un coin plus dégagé, compostez un billet pour moi.
L’oncle, sans répondre, jeta un coup d’œil distrait au garçon qui grimaçait et frottait son coude endolori.
— Je paierai, dit le garçon.
— Essuie-toi donc le nez, le nabab, fit l’oncle.
Il replongea dans la foule, et le garçon se souvint des affaires qu’il avait laissées sous la garde de la femme en capote des chemins de fer, il partit à leur recherche.
Il parcourut longuement le quai et, complètement gelé, alla se réchauffer dans la salle d’attente. Les bancs étant tous pris, il s’assit sur un rebord de fenêtre et aperçut l’oncle au manteau de cuir. Qui se débattait avec une énorme valise qu’il serrait contre ses genoux pour passer une courroie autour et, à côté de lui, dormaient sur le banc une femme portant exactement le même manteau de cuir et un enfant grassouillet, ressemblant de façon étonnante à l’oncle ; le garçon le baptisa aussitôt « petit oncle » .
Comme s’il avait senti sur lui un regard, l’oncle se retourna.
— Te revoilà ! dit-il. Qu’est-ce qu’il te faut ?
— J’attends le train, moi aussi, dit le garçon en montrant son billet. En extirpant son billet, il entraîna d’autres paperasses, et deux papiers tombèrent par terre.
L’un fut ramassé par le garçon, l’autre par l’oncle.
— Qu’est-ce que c’est que ce chiffon de papier ? demanda l’oncle en plissant des yeux de myope.
— C’est le certificat de l’hôpital, dit le garçon.
L’oncle mit ses lunettes, parcourut le document et se précipita.
— Très bien, allons-y, dit-il et, poussant la femme endormie et posant à côté d’elle le baluchon du garçon, il empoigna celui-ci par l ‘épaule.
Ils passèrent de la salle d’attente dans le couloir où il y avait foule devant une porte, mais l’oncle montra le certificat et on les laissa passer. De l’autre côté de la porte, il y avait encore  une quantité de gens, et un employé des chemins de fer assis à une table se mit à crier, mais il cessa lorsque l’oncle lui montra le certificat.
— Et le petit gars, il est où ? demanda-t-il, et l’oncle fit effort pour extraire le garçon que des dos dissimulaient.
— C’est vous qu’on a fait descendre du convoi, hier ?
— Oui, c’est nous.
— Va à la consigne prendre tes affaires. Et l’employé écrivit quelque chose sur un bout de papier.
— Ce sont des pays, fit l’oncle. Je vais l’accompagner comme si c’était mon fils.
— D’accord, dit l’employé, qui écrivit quelque chose sur un autre bout de papier.
— Mais j’ai déjà ma famille, dit l’oncle en lisant le papier. Ma femme et mon fils… Ça me fera deux fils.
— Bon, dit l’employé en corrigeant le chiffre écrit sur le papier.
— Allez, mon ami, on se dépêche, dit l’oncle en reprenant le garçon par l’épaule.
Il l’amena sur le quai, à la consigne, où le garçon récupéra ses affaires : deux baluchons et deux valises.
Chacun d’eux prit une valise et un baluchon, et ils retournèrent à la salle d’attente.
Là, il fit asseoir le garçon sur le banc, tint conciliabule à voix basse avec la femme au manteau de cuir et s’en alla. 
La femme avait les cheveux bouclés, elle était corpulente et de petite taille. Elle balança sur ses genoux « petit oncle » , glissa une main dans son col, lui tapota la joue et dit :
— Tu vois, ce garçon a désobéi à sa mère, et elle est morte. Si tu ne m’obéis pas, moi aussi je mourrai. 
— Et comment est-elle morte ? demanda « petit oncle » .
— Elle a fermé ses petits yeux – et c’est tout, dit la femme aux cheveux bouclés.
— Comme l’oncle Vassia ? demanda « petit oncle » .
— Non, l’oncle Vassia a été tué au front, dit la femme.
— Et on peut les ramener à la vie ? demanda « petit oncle » .
— Bien sûr que non, petit imbécile, dit la femme aux cheveux bouclés.
— Mais si c’était possible, dit « petit oncle » , je préférerais ramener à la vie l’oncle Vassia que sa maman…
— Petit bêta, dit en riant la femme aux cheveux bouclés, recommençant à tapoter la joue de « petit oncle » – quel petit bêta tu fais, quel petit bêta ! Elle regarda le garçon, s’écarta de lui, repoussa ses affaires et s’enquit : « Elle est morte du typhus, ta mère ? »
— Non, répondit le garçon ; assis, il rêvassait à son retour chez lui, accueilli par sa mère, restée en ville avec les partisans. Et c’était une autre femme qui avait été évacuée avec lui, et qui était morte à l’hôpital. C’était une idée si agréable qu ‘il y repensait sans cesse, avec à chaque fois davantage de détails.
— Qu’as-tu donc à sourire ? dit  la femme aux cheveux bouclés. Ta mère est morte, et toi tu souris… Tu devrais avoir honte…
Ensuite, l’oncle réapparut, escorté par un invalide. Ce dernier portait un caban de marin et une chapka sombre de marin, à oreillettes. Une de ses manches pendait, vide et aplatie, et l’une  de ses jambes était remplacée par une prothèse bruyante. 
L’oncle disait quelque chose en souriant, l’invalide lui répondait, puis il lui mit brusquement  sous le nez son énorme main valide qui faisait la nique5.
L’oncle s’écarta et redit quelque chose en hochant la tête d’un air bonhomme, et l’invalide lui cracha à la figure.
La femme aux cheveux bouclés poussa un cri et courut à l’oncle, lequel s’essuya en hâte la figure de sa main et recommença étrangement à sourire. Une patrouille de soldats survint, qui emmena l’invalide en le tenant par son unique bras.
— Une vraie glu, cet ivrogne ! dit l’oncle en cessant de sourire. Je suis en train de marcher, et le salaud s’incruste. Je passe mon chemin sans le toucher, et il continue à m’importuner… L’oncle avait le visage défait et l’air méchant, et il éleva la voix en s’adressant au garçon :
— Qu’est-ce que tu as à traîner, allez, en route ! J’ai composté les billets…
Le garçon sauta sur ses pieds et prit dans une main son baluchon, et dans l’autre sa valise.
L’oncle sortit une corde de sa poche et ficela ensemble les deux baluchons, qu’il accrocha à l’épaule du garçon.
— Et prends les deux valises, lui dit-il.
L’embarquement commença, et le garçon se retrouva tout de suite en arrière de l’oncle, repoussé au bout de l’immense foule, d’où l’on apercevait seulement le toit des wagons verts. Il tenta de se rapprocher et réussit à se faufiler, il distinguait déjà les fenêtres et les visages derrière les fenêtres, il aperçut l’oncle. De toutes ses forces, il se glissait vers l’avant, lorsqu’il sentit la corde se rompre. Il eut le temps de retenir avec ses dents le baluchon de l’avant, tandis qu’il piétinait déjà le second. Mais il fut alors fortement poussé dans le dos et se retrouva devant le wagon.
Du wagon, l’oncle l’aperçut et quitta la fenêtre pour se montrer sur les marches.
« Par ici, cria-t-il en tendant la main pour attraper le baluchon que le garçon retenait avec les dents, et, de son autre main, il l’aida à monter les marches, avec ses valises. Tout est en ordre. » Et il le conduisit le long du passage encombré.


«  Et maintenant, en haut, dit l’oncle en aidant le garçon à grimper sur la planche
 du haut, tu te mets le baluchon sous la tête et tu peux t’endormir tranquillement. »
La femme aux cheveux bouclés était assise en bas sur un banc, « petit oncle » sur un autre banc, quant à l’oncle, il restait debout, disant aux gens portant des valises :
— Passez, il y a de la place devant… Allez plus loin, ici nous sommes trois familles, c’est complet…
Puis le wagon fut tiré vers l’avant, le garçon compris qu’ils étaient partis.
Il vit le quai enneigé, l’enceinte de la gare et, derrière elle, la place avec la queue attendant l’autobus et la vieille au poisson ; elle traversait la place dans des bottes de feutre en tenant un cabas tressé. Au fond de la place se tenait la maison à la tourelle, avec son petit escalier en colimaçon à l’intérieur. En allant sur la gauche, on rejoindrait la cheminée, puis l’hôpital.
Et soudain, dans sa poitrine, son cœur chavira, le garçon en fut tout surpris, car c’était la première fois qu’il avait à ce point le cœur serré.
Derrière la vitre, c’était déjà la campagne, blanche et uniforme, tout aussi uniformément défilaient les poteaux que leurs fils avaient l’air de faire venir l’un derrière l’autre et, à ce spectacle, le cœur du garçon se desserra un peu. Il était étendu les jambes repliées, car il avait dans les pieds les grosses valises de l’oncle, et il tâchait de ne pas regarder en bas, là où quelqu’un marchait, où de la vaisselle tintait et où des têtes passaient. Sur la planche, il était tout seul, cette planche qui brinquebalait et le ramenait chez lui.
Le garçon s’endormit et rêva, mais, en se réveillant et en regardant par la fenêtre froide, il oublia son rêve et se souvint que sa mère était morte. Sa gorge se serra, il eut une douleur au-dessus des sourcils et se mit à pleurer, à sangloter de plus en plus fort, encore et encore, il en était lui-même surpris mais ne pouvait s’arrêter de pleurer.
Une tête émergea à côté de son visage, le garçon reconnut l’oncle de la veille.
— Qu’est-ce qui te prend ? dit l’oncle. Ça n ‘a pas de sens, tu es tout de même un grand garçon…
L’oncle disparut et réapparut avec un bout de gâteau. Le gâteau était enduit de marmelade de prune amère où surnageaient des rondelles de pâte croustillante.
Le garçon commença par grignoter les rondelles comme des sucreries, puis lécha la marmelade et mangea tout le reste ensuite.
« C’est un bon oncle » , se dit le garçon qui regarda par en bas.
C’était le matin. « Petit oncle » dormait sur un énorme coussin rouge, la femme aux cheveux bouclés discutait à voix basse avec l’oncle.
Le garçon se laissa glisser en bas de la planche, la femme aux cheveux bouclés lui jeta un regard rapide et l’oncle déclara :
— Va faire la queue devant les toilettes.
Le garçon se faufila dans le passage étroit, se cognant aux étagères et à des coins de valises, et prit place derrière un vieil homme. Ce dernier portait un manteau complètement déchiré, mais arborait aussi des lorgnons épais sur un joli pince-nez et une barbiche blanche et soignée sous sa lèvre inférieure. Un scandale avait éclaté à l’avant, une femme prétendait passer sans faire la queue.
— J’ai la diarrhée ! criait-elle.
— On s’en fout, de ta diarrhée, répondait une voix masculine. Moi je suis de service à partir de sept heures !
— Des mœurs de guerre, fit l’homme au pince-nez avec un sourire malicieux, d’une guerre dans sa troisième année… Il regarda le garçon et lui demanda, sans doute pour se distraire de son ennui :
— Tu voyages avec ta mère ?
— Non, répondit le garçon, maman est chez les partisans. Il avait dit cela sans le vouloir et le regretta tout de suite, mais c’était trop tard.
— Ah, dit le vieillard, intéressé. Et comment fais-tu ?
— Comme ça, dit le garçon, sentant joyeusement battre son cœur, je suis avec mon oncle, ajouta-t-il, et il vit brusquement s’amener la femme aux cheveux bouclés.
En rougissant, il se détourna du vieillard qui s’apprêtait à poser une autre question.
— Tu es derrière qui ? demanda la femme aux cheveux bouclés. Je vois, et qui est après toi ?
Dans la queue, après le garçon venait une grosse femme, du moins avait-elle dû être grosse, à présent elle avait la peau qui pendouillait comme un sac vide.
— On n’en finira pas, dit-elle. Il va encore laisser passer la moitié du wagon.
— Pas de panique, dit la femme aux cheveux bouclés, je vais prendre la place du garçon.
Mais la grosse femme était visiblement furieuse qu’on ne la laisse pas passer sans faire la queue. Elle barra de son bras le passage en disant :
— Tu parles d’un échange. Le garçon aura fini en cinq minutes, et toi, il te faudra deux heures…
— Vous n’avez pas honte, dit le vieillard. C’est la guerre, les gens se sacrifient… Ce garçon, par exemple, sa mère est chez les partisans…
— Hein ? fit la femme aux cheveux bouclés. Celui-ci ? Qu’est-ce que tu as à mentir, dit-elle au garçon, alors que ta mère est morte avant-hier à l’hôpital…
Le garçon avait très chaud, ses oreilles bourdonnaient.
Il a honte de son chagrin, déclara la grosse femme.
Le garçon se dépêcha de revenir en arrière et de grimper sur sa planche. Il se sentait de nouveau la gorge serrée et une douleur au-dessus des sourcils et, pour ne pas éclater en sanglots, il maintint fortement ses yeux fermés et serra les dents. Il resta un bon moment ainsi, la planche grinçait, un bourdonnement montait d’en bas et des petits coups résonnaient au-dessus de sa tête. Puis tout cessa d’un seul coup, il ouvrit les yeux et vit un quai sur lequel couraient des gens en pagaille. L’oncle n’était plus dans le compartiment et la femme aux cheveux bouclés nourrissait « petit oncle » avec des cuillerées de lait condensé. Le garçon se dit qu’un tel lait concentré et sucré, ou pourrait en boire à longueur de journée, si l’on pouvait y tremper directement la cuillère pour la lécher ensuite.
La femme aux cheveux bouclés lui jeta un regard qui le troubla soudain : en l’absence de l’oncle, elle allait le débarquer sur le quai, il serait de nouveau seul.
— Tu as de l’argent ? demanda la femme aux cheveux bouclés.
— Oui, répondit-il bien vite et, fourrageant dans sa poche, il en sortit son argent.
 La femme aux cheveux bouclés prit l’argent, le compta et dit :
— À quoi pensent les gens quand ils se lancent dans un tel voyage ? À quoi pensait-elle donc, ta mère ? Il n’y en a pas assez, même pour toi tout seul.
— Nous avions aussi un cabas avec des galettes et des abricots séchés, mais il s’est perdu, dit le garçon. Il y a aussi un coupon de tissu qu’on peut vendre.
Il voulut ouvrir le baluchon sale et tout écrasé, mais sa mère l’avait noué avec du gros fil et le garçon s’égratigna le doigt. Il contempla le petit bout de peau, la gouttelette de sang qui perlait et se mit à sangloter.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda la femme aux cheveux bouclés.
— Je me suis coupé le doigt, répondit le garçon.
— Et tu pleures comme un veau, dit-elle, tu n’as pas honte, un grand gaillard comme toi ?
— Je ne pleure pas comme un veau, dit le garçon, et quand l’oncle reviendra, je lui raconterai comment vous me parlez.
Alors, la femme aux cheveux bouclés se mit à rire et déclara :
— Boutonne plutôt ta braguette, le héros…
À ce moment, le train s’ébranla, et la femme aux cheveux bouclés s’écria :
— Aie, il est resté en arrière, il n’est pas remonté !
Et « petit oncle » se mit à pleurer. Le garçon eut pitié de lui et lui dit :
— Ne pleure pas, papa rattrapera le train en avion…
La femme aux cheveux bouclés cria cette fois :
— Tais-toi donc, imbécile… On avait bien besoin de s’encombrer de toi – et elle se mit à se tordre les mains.
Mais l’oncle surgit alors serrant contre lui un cabas rempli, et la femme aux cheveux bouclés se mit à l’enguirlander, tandis que lui, sans rien dire, extirpait du cabas et posait sur la tablette un pain, des pommes de terre encore fumantes, des concombres et un gros morceau de hareng bien gras.
Le garçon se tourna contre la paroi et ferma les yeux, sans pouvoir chasser de son esprit le hareng bien gras, les pommes de terre et les concombres. Il aurait tout dévoré à lui tout seul, il en aurait eu davantage. D’abord les concombres, en les grignotant par petits bouts, puis le hareng avec du pain, avec les pommes de terre en accompagnement. Ses lèvres en remuaient toutes seules, il tourna son visage du côté de l’appétissante odeur et il eut soudain devant les yeux une grosse pomme de terre tiède, un demi-concombre et un croûton de pain lesté de mie.
— Mange, mon garçon, dit l’oncle, déjeune…
Le garçon mangea la pomme de terre avec la peau– sous la peau, elle était jaune et tendre comme du beurre. Il grignota ensuite le concombre de tous les côtés, gardant le centre pour la fin. Ensuite, regardant si personne en bas ne le voyait, il frotta le croûton et sa mie avec le morceau de journal gras qu’avait utilisé l’oncle pour lui passer à manger. Ce qui lui fit du pain avec du hareng, que le garçon mangea lentement, à petites bouchées.
Après quoi, il se sentit réchauffé, joyeux, il avait envie de faire quelque chose en faveur de l’oncle. Il déchira avec ses dents le gros fil refermant le baluchon, en sortit un coupon de tissu brun sentant la naphtaline et dit :
— Oncle, faites-vous un costume.
L’oncle leva des sourcils étonnés, mais la femme aux cheveux bouclés avait déjà bondi, tendant la main pour attraper le bout de tissu.


— Ce n’est pas pour vous, c’est pour l’oncle, dit le garçon en donnant le coupon à l’oncle.
Le vieillard au pince-nez s’approcha. Il ne portait plus son manteau déchiré, mais une courte veste de femme.
— À une époque aussi tragique, déclara-t-il, il est difficile de rester adulte… plus généralement, il est difficile de rester humain…
« Petit oncle » regarda le vieillard et se mit à pleurer, ce qui fit dire à la femme aux cheveux bouclés :
— Passez donc, grand-père, vous faites peur au petit.
Mais le vieil homme restait à se balancer sur place, clignant fréquemment de ses paupières rougies, si bien que l’oncle bondit, l’attrapa par le col de sa veste et le repoussa dans le fond du passage.
Le garçon se mit à rire en voyant le vieillard agiter les mains de façon comique et le pince-nez s’envoler, retenu par son cordon, et il se dit : « C’est un bon oncle, il a chassé le petit vieux. »
Le train allait toujours, la planche grinçait, un bourdonnement montait d’en bas, des petits coups résonnaient au-dessus de sa tête et le garçon aperçut bientôt par la fenêtre, se détachant sur la neige, des maisons noires et calcinées. Ainsi qu’un tank au canon tordu vers le bas. Et un camion renversé, les roues en l’air. Et encore un tank, un autre camion…
Le train allait très vite et tout cela défilait en arrière, le garçon ne pouvait rien voir correctement. Puis quelqu’un s’approcha encore et fit halte à côté de la planche et le garçon prit peur, car il avait reconnu l’invalide à la manche aplatie.
L’invalide tenait par le bras un militaire en capote sans pattes d’épaules, avec un bonnet à oreillettes et un accordéon sur l’épaule. Il avait des taches vert sombre sur le visage et portait des lunettes noires.
L’oncle aussi, prit peur, le garçon le vit avaler de travers – la queue du hareng lui sortait de la bouche.
L’oncle se mit à tousser, observé en silence par l’invalide et le militaire.
À la fin, l’oncle se mit les doigts dans la bouche, en retira la queue de hareng et dit à l’invalide :
— Bonjour. On aurait dit que l’invalide ne lui avait jamais fait de geste obscène, ni craché à la figure.
Bonjour, répondit poliment l’invalide. Nous nous sommes déjà rencontrés.
— Sûrement, sûrement, fit l’oncle. Vous voulez peut-être manger un morceau, asseyez-vous.
— Merci, répondit l’invalide. Nous avons nos provisions. Et il déposa sur la tablette une gourde en aluminium  et un paquet roulé dans un journal.
— Mon petit chou, dit l’oncle en s’adressant à la femme aux cheveux bouclés, va faire un tour avec le petit, que ces messieurs puissent manger.
La femme aux cheveux bouclés d’un air fâché, prit la main de « petit oncle » et sortit dans le couloir, et l’oncle farfouilla en hâte dans un panier pour en retirer deux petits verres en fer recouverts d’une pellicule de nickel.
L’invalide dévissa le bouchon de la gourde et versa le liquide dans les petits verres, tandis que le militaire promenait ses doigts à tâtons sur la tablette, heurtant tantôt la gourde, tantôt le paquet enveloppé et manquant de peu de renverser l’un des verres..
— Hé, dit l’invalide, c’est de l’alcool pur. Il versa de nouveau le liquide et mit le verre dans la main du militaire. 
L’oncle attrapa en vitesse un chiffon pour essuyer la petite flaque sur la tablette. 
— Pourquoi faire ? demanda l’invalide avec une grimace.
— Mais voyons, le camarade qui n’y voit pas mouillerait sa manche.
L’invalide et le militaire burent avec des gloussements, et l’invalide se mit, de son unique main, à défaire le paquet. Il fit apparaître exactement le même gâteau que celui que le garçon avait mangé le matin. Mais là, ce n’était pas un petit bout, mais une part énorme, qui aurait suffi au garçon pour une journée entière, voire deux jours.
— De la camelote, dit l’invalide, on me l’a refilée au prix du commerce…
Il sortit de sa poche un lourd porte-cigarettes doré et l’ouvrit. Le porte-cigarettes était bourré de chou aigre haché. L’invalide en prit un copeau, puis il attrapa la main du militaire et l’amena au porte-cigarettes. Ils burent et, sans reprendre leur souffle, se resservirent et burent encore.
À ce moment, le train s’engagea sur un pont et l’invalide dit au militaire :
— Voilà la Volga !
Ils burent de nouveau et le visage du militaire devint tout rouge, alors que les joues de l’invalide, au contraire, blanchissaient. Leurs têtes oscillaient au-dessus de la tablette et, derrière leurs têtes, on voyait par la fenêtre, à perte de vue, les carcasses de tanks, de voitures et d’autres formes, entassées et incompréhensibles, se recouvrir de neige.
— Un cimetière, dit l’invalide. On en a cassé, de la ferraille.
Ils burent, et l’invalide dit :
— Joue-nous un air du front.
Les doigts du militaire dérapaient souvent, il abandonnait la mélodie au beau milieu et reprenait au début.
Il y eut bientôt foule autour du compartiment. La grosse femme demanda :
— Dis, l’ami, tu nous joues « Bleuets, petits bleuets6 » ?
Mais le militaire continuait à jouer toujours le même air, s’interrompant au beau milieu et reprenant au début.
Il tourna la tête vers la fenêtre et ses lunettes noires contemplèrent le cimetière de ferraille enneigé, que survolaient des corbeaux7dont la noirceur se détachait sur la blancheur de la neige. 
La capote du militaire avait plein de marmelade au coude, et l’invalide attrapa le gâteau, se leva, tout vacillant, et dit au garçon :
— Mange, mon p’tit gars.
Le garçon eut devant les yeux un visage mal rasé exhalant à travers des dents jaunes un souffle brûlant, à l’odeur forte et désagréable, et il recula dans son coin.
— Si le garçon n’en veut pas, fit le vieillard au pince-nez, je peux m’en charger.
— Non, dit l’invalide. C’est pour le p’tit gars. Et il posa le gâteau à côté du garçon.
Le train ralentit, poussa un sifflement, trembla et s’arrêta à proximité d’une maison calcinée.
— C’est la tienne, dit l’invalide au militaire.
L’autre se leva, et ils allèrent ensemble dans le passage.
— Ils sont partis ? demanda la femme aux cheveux bouclés. De vrais porcs, ces alcooliques !
— Chut, dit l’oncle. Il va revenir…
Le train se remit en marche, sans heurts, cette fois, et, tandis qu’il prenait lentement de la vitesse, défilaient derrière la vitre des ruines couvertes de neige, et une route enneigée où des gens marchaient parmi les ruines.
Le train roulait déjà à pleine vitesse et avec fracas lorsque l’invalide revint dans le compartiment s’asseoir devant son verre inachevé, appuyant la tête sur sa main.
Il restait assis, silencieux, l’oncle en faisait autant, assis tout au bout du banc, et la femme aux cheveux bouclés venait parfois jeter un coup d’œil dans le compartiment et repartait.
À la fin, l’oncle demanda doucement, avec beaucoup de courtoisie :
— Vous souhaitez peut-être dormir ? Faut-il vous raccompagner ? 
Mais l’invalide restait assis, branlant du chef au-dessus de son verre non terminé.
Alors, l’oncle s’approcha et toucha l’épaule de l’invalide avec précaution, et l’autre dit d’une voix lasse et sans lever la tête :
— Va-t‘en, ordure de planqué…
La femme aux cheveux bouclés se montra et s’écria :
— Vous n’avez pas le droit ! Nous avons déjà vu ce genre de choses : un invalide insultant un homme qui s’avéra travailler dans les organes8, et l’invalide fut mis en prison.
— Citoyen, déclara l’oncle sur un ton un peu plus sévère, libérez les lieux. Avec moi voyagent mon épouse et mon enfant.
L’invalide se leva lentement, dévisagea l’oncle et lui attrapa soudain le nez.
— Les frusques, rends-les au p’tit gars, dit-il. Rends ce que tu as pris…
Le nez de l’oncle commença par verdir un peu, puis il blanchit et un petit filet rouge coula sur sa tunique à la Staline9, descendit sur sa culotte de cheval et atteignit une botte.
La femme aux cheveux bouclés poussa les hauts cris, « petit oncle » se mit à pleurer et le garçon, tout en ayant peur lui aussi, s’écria :
— Ne touchez pas à l’oncle, relâchez-le…
À ce moment, la femme aux cheveux bouclés se pencha sur une valise et lança le coupon de tissu au garçon, en pleine figure, tandis que le chef de wagon10 et la grosse femme forçaient l’invalide à lâcher l’oncle qui s’enfuit précipitamment.
L’invalide appuya d’un air fatigué son bras contre la planche, se pourlécha les lèvres et demanda au chef de wagon :
— Dis, mon petit père, le gaillard d’avant11 est ouvert ? Une vraie torture…
— Tu en as bien besoin, dit le chef de wagon moustachu qui accompagna l’invalide, le retenant d’une main sur l’épaule.
L’oncle réapparut et se mit à prendre ses valises. S’adressant à la femme aux cheveux bouclés, il lui dit :
— Prends tes affaires, j’ai trouvé de la place dans le troisième wagon.
— Oncle, lui cria le garçon, attendez-moi !
Mais l’oncle ne lui accorda aucune attention : il était très pressé.
Le garçon sentit de nouveau sa gorge se serrer, mais il ne fit aucun effort pour s’obliger à fermer les yeux et pour serrer les dents, parce qu’il avait envie de pleurer, et les larmes lui coulèrent sur les joues, sur le menton, sur les doigts et sur le col de son chandail – tout fut mouillé de larmes.
— C’est vraiment son oncle ? demanda la grosse femme.
— Je l’ignore, répondit le vieil homme au pince-nez. Ils voyageaient ensemble.
L’invalide se montra ; il avait la figure, les cheveux et le cou tout humides et il ne faisait que s’ébrouer, comme s’il avait encore la tête sous le robinet.
— Citoyens, déclara-t-il, pères et mères, il faut accompagner ce p’tit gars… Citoyens, le p’tit gars a peur de moi… L’invalide défit avec ses dents la petite courroie qui lui servait de chaîne de montre, et posa celle-ci sur la tablette. Tu t’en occupes, mon petit père ? dit-il au chef de wagon. Je n’ai pas d’argent… Je l’ai bu, mon argent, petit père… Il retira de sa poche le porte-cigarettes, le secoua pour en vider les copeaux de chou mariné qui se répandirent sur le sol, et posa le porte-cigarettes sur la tablette, à côté de sa montre en ajoutant : « ça vaut bien un litre entier, ça » , puis il sortit de sa poche un briquet, un couteau pliant, une lampe de poche puis, réfléchissant, il déboutonna son caban et se mit à dérouler une chaude écharpe à grands poils.


— C’est de la laine, dit-il.
— Qu’est-ce qui te prend, fit le chef de train en rapprochant de l’invalide tout ce qui se trouvait sur la tablette. Finis-en, avec tes largesses… On va l’accompagner, c’est tout…
Et la grosse femme saisit le porte-cigarettes et dit :
— De toute façon, il le boira… Mieux vaut l’échanger contre de la nourriture pour le petit, nous serons bientôt à la gare de bifurcation…
L’invalide la contempla, tituba et lui passa soudain son bras unique autour de la taille pour l’embrasser sur sa joue à la peau flasque.
— C’est comme si l’on émergeait d’un tonneau, dit la grosse femme en l’écartant sans se fâcher, au contraire, elle eut un sourire et arrangea avec coquetterie sa chevelure.
L’invalide se passa la manche sur les yeux, se retourna et fit un clin d’œil au garçon.
— Ce n’est rien, dit-il. Ça va aller, mon gars, courage. Et il s’en alla dans le passage.
Le garçon aperçut son dos voûté, sa nuque rasée et ses gros doigts qui ramenaient sur l’oreille son bonnet de marin.
Le wagon s’était assombri, et le chef de wagon alluma la lanterne-plafonnier.
Le garçon était allongé, la nuque posée sur son baluchon tout creusé, et regardait brûler la bougie. La grosse femme lui avait donné une tartine à la graisse blanche12, un verre d’eau bouillie et sucrée, à présent il était allongé et ne pensait plus à rien.
Le bruit de pas et de voix se calma peu à peu, ne subsistèrent que l’éternel bourdonnement du train et le grincement de la planche. Les cils du garçon s’abaissèrent, et il vit devant lui des cercles rose vif.
Il comprit que c’était dû à la bougie, se mit sur le côté, et les cercles virèrent au noir. Il se souvint ensuite qu’il n’avait plus dans les pieds les valises de l’oncle, et déplia ses jambes, il commençait à s’endormir lorsqu’un frôlement le réveilla. C’était le vieillard au pince-nez qui déambulait dans le compartiment. Il marchait sur la pointe des pieds, les bras à demi recourbés, et regardait les dormeurs. Puis, allant très lentement, comme un aveugle, il étendit les bras en avant et se dirigea vers la fenêtre.
Il tournait la tête tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, par à-coups, et ses lèvres remuaient. Le garçon restait étendu sans bouger et voyait en partie le visage de la grosse femme qui dormait la bouche ouverte et, sur le fond de la fenêtre sombre, la petite lueur de la bougie, et le vieillard qui tendait les doigts vers cette lueur. Les doigts s’allongèrent et la lueur semblait à présent être au milieu des cheveux du vieillard, ou en plein sur sa barbiche. Les doigts effleurèrent brusquement un filet suspendu à un crochet près de la fenêtre et contenant du pain, et se retirèrent tout aussi brusquement, comme si le pain avait été brûlant.
La grosse femme émit avec ses lèvres un bruit ressemblant étrangement à un baiser et enleva sa main de dessous sa tête. Ses cils tremblèrent.
Lorsque le garçon leva la tête, le vieillard avait disparu du compartiment.
Le garçon resta encore un peu étendu, les yeux ouverts, et son cœur se mit à battre moins fort. Alors, il ferma les paupières et voulut se tourner contre la cloison, mais, au lieu de cela, il rouvrit un œil.
Le vieillard se tenait devant la planche. On voyait, sous ses rares cheveux blancs, sa peau d’un blanc sale.
Il avait enlevé sa veste de femme et portait à présent une chemise de soie toute froissée dont les manchettes usées étaient fermées, en guise de boutons, par du fil de fer. 
Il passa, un peu courbé – ainsi marchent les éclaireurs, dans les films, et c’était très drôle à voir — mais au matin, lorsque le garçon se réveilla et se souvint que maman était morte, tout cela ne l’amusa pas, mais lui parut effrayant.
Les doigts du vieillard glissèrent sur la croûte, détachèrent un petit morceau de cette croûte brunie avec un peu de mie humide, et, juste à ce moment, il promena son regard, qui rencontra celui du garçon. Le train fonçait dans l’obscurité que la neige, au sol, éclairait à peine ; la vie semblait avoir disparu, au-delà des vitres, on voyait juste filer de temps à autre de vagues formes.
La grosse femme dormait de nouveau la bouche ouverte, une dent métallique scintillant au  fond de sa bouche.
Le vieil homme se redressa lentement, balançant la tête, et il fit passer dans la poche arrière de son pantalon le morceau de pain qu’il avait dans la paume de sa main.
Tout ce temps, il regardait sans ciller le garçon, et celui-ci se souleva sur les coudes, cassa un coin du gâteau laissé par l’invalide et le tendit au vieillard qui le prit et l’avala d’un seul coup. Le garçon cassa un autre morceau vers le bas, là où il n’y avait pas de marmelade, le vieillard s’en empara tout aussi vite et l’avala. Par petits bouts, le garçon lui donna tout le bas du gâteau ; il se garda le dessus, avec la marmelade et les rondelles de pâte croustillante.
Le chef de wagon arriva et, à cause du camouflage, entoura la lanterne d’un bout de tissu sombre, à présent, au plafond, seule une tache nébuleuse subsistait, se contractant et se dilatant. Le vieillard se tenait debout, plissant le front, s'efforçant de se rappeler quelque chose, puis il parcourut le wagon, passant à côté des planches qui émettaient des ronflements, des gens endormis assis ou à demi allongés, allant jusqu’au tambour où se trouvaient encore des gens, allongés sur des baluchons.
— Cela ne finira-t-il donc jamais ? demanda le vieil homme à voix basse, et il fit demi-tour.
Il se tenait à côté de la planche et regardait dormir le garçon. 
Le garçon dormait, allongé sur son baluchon creusé, la joue sur la tige de bottes de feutre pour femme.
Il avait roulé les manches de son chandail et dénoué les lacets de ses souliers.
Le garçon rêvait de la maison à la tourelle, de l’oncle, de la vieille vendant du poisson, de l’invalide aux gros doigts, d’autres visages et d’autres objets lui apparaissaient, pour disparaître aussitôt. Avant l’aube, lorsque s’éteignit la bougie consumée et que le vieillard recouvrit les jambes du garçon de sa veste chaude, le garçon revit sa mère, poussa un soupir de soulagement et se mit à sourire.
Au petit matin, quelqu’un ouvrit la porte de tambour et l’air froid réveilla le garçon qui resta encore un moment couché, souriant…




  1. Les premières chambres à gaz, ambulantes. Voir Shoah, par exemple.
  2. Cela se passe pendant la guerre. Ce sont des convois d’évacuation.
  3. Oncle, tante : d’un enfant à un ou une adulte, en Russie et en Asie.
  4. Comme un agent de police.
  5. Injure obscène.
  6. Chanson populaire : https://youtu.be/chBvjS76jcI
  7. Symbole de malheur, en Russie.
  8. Le NKVD ou le MGB, les services de sécurité. Le NKVD joua un rôle central dans la Terreur des années trente.
  9. Appelée chez nous « à col Mao » , mais c’était bien Staline qui avait lancé cette mode.
  10. Tradition russo-soviétique.
  11. Les toilettes.
  12. Synthétique ?

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