samedi 8 avril 2017

L'arrestation d'un antisémite (Friedrich Gorenstein)

La troisième nouvelle de Friedrich Gorenstein récemment publiée par le « Nouveau journal » est plus consistante, et beaucoup plus riche, que les deux récits précédents. Dépaysement garanti – jusqu’à une évocation de la gastronomie locale. Et pourtant, grâce aux lectures de l'auteur enfant, un personnage de la littérature occidentale fait se mélanger les cultures. Nous sommes en Asie centrale soviétique en 1942, devant les premiers feux de la bataille de Stalingrad. Rappelons que ce combat acharné de plusieurs mois, d’une importance capitale pour la suite de la guerre, a fait l’objet de l’immense Vie et destin (suite de Pour une juste cause) de Vassili Grossman, autre écrivain juif soviétique dont l’œuvre ne sera vraiment découverte que bien après sa mort. Et le récit qui va suivre, mi-ironique mi-tragique, se situe quelque part entre les nouvelles de Vassili Choukchine – auteur et homme de théâtre soviétique né plus à l’est, dans l’Altaï, auteur de « Nouvelles sibériennes » dont certaines ont été traduites sur ce blog – et les nouvelles, pleines de tragédies, de Vassili Grossman. Ce récit peut faire aussi penser à une nouvelle récemment traduite ici : La main droite, d’Alexandre Soljénitsyne.










L’arrestation d’un antisémite
(Histoire vraie)

Friedrich Gorenstein, autour de 1999




À Olga Jürgens



Certaines pépites demeurent, entières et intactes, dans notre souvenir. Il ne faut pas en faire une imitation, mais les saisir à l’état brut, en les polissant à peine, surtout s’il s’agit de quelque chose d’extraordinaire, de quasiment inouï.

Ont été arrêtés les apatrides-cosmopolites et les sionistes – les assassins en blouse blanche, les trotskistes, les partisans de Zinoviev-Kamiéniev1, les bourgeois et compagnie. Tout ceci est parfaitement connu. Mais l’arrestation d’un antisémite, voilà une chose dont peu de gens ont entendu parler, si tant est que quelqu’un en ait jamais entendu parler.

Or moi, non seulement j’en ai entendu parler, mais je l’ai vu et, dans une certaine mesure, j’y ai pris part.

Une seule fois, à vrai dire, quand j’avais dix ans, en 1942, donc.

C’était à Namangan, en république2 d’Ouzbékistan. En été, en juin ou en juillet. Non, peut-être en août, car les troupes allemandes approchaient déjà de Stalingrad.

C’est une voisine qui m’en a parlé la première, la mère de ma copine, qui était âgée de neuf ans.

Cette voisine, j’ai oublié son nom, bien qu’elle tienne le rôle principal dans mon histoire extraordinaire. 

Sophia Semionovna ? Rafa Moïssiéevna ? 

Et j’ai oublié aussi le nom de sa fille de neuf ans.

Fania ? Mania ? La tante Biétia ?

Cela présente un intérêt, que j’aie oublié les noms, alors que je me souviens de tous les détails avec exactitude.

Je me rappelle qu’en puisant de l’eau avec un seau dans le canal d’irrigation qui traversait la cour, la « tante3 Biétia » m’avait dit, en parlant de Stalingrad :

« La radio dit que les combats à Stalingrad sont suivis par le monde entier ! »

Ce canal irriguait l’herbe où venaient se poser les libellules, parfois par paires que je cherchais particulièrement à attraper.

Il régnait la chaleur habituelle, la fournaise asiatique, mais elle était rendue supportable par les canaux et les files d’arbres ombrageux, le long des rues. Il ne faisait terriblement chaud que dans la partie asiatique de la ville, et son  labyrinthe de vieilles ruelles d’argile. Mais on n’allait là-bas que par nécessité, pour tenter sa chance et dérober de la vigne ou des pommes. Les Ouzbeks ne frappaient pas les enfants, si l’on était pris, on devait seulement abandonner son larcin.

Bon, il leur arrivait de vous injurier, de vous traiter de vaurien4. Et, tout de même, vous pouviez fort bien être cruellement mordu par un chien.

Si l’on était pris, il fallait s’incliner un peu et, la main droite posée sur le cœur, dire :

« Je ne le ferai plus, je le jure sur la tête de ma mère. » Mais les chiens n’écoutaient pas.

C’est pourquoi certains préféraient voler au marché, où il n’y avait pas de chiens. On chaparde quelque chose et on se sauve.

Si l’on se fait attraper, on rend ce qu’on a pris et on se fait enguirlander. Alors, s’inclinant, la main sur le cœur : « Je jure sur la tête de ma mère, pour la dernière fois. » On volait seulement les Ouzbeks.

Les bonnes femmes russes qui vendaient du lard, du lait et du fromage blanc, celles-là, on ne s’y frottait pas, parce qu’elles n’hésitaient pas à nous battre.

C’étaient des bonnes femmes robustes, osseuses, elles avaient presque toutes les yeux bleus, c’étaient des gens en exil, dékoulakisés5.

Les Ouzbeks dékoulakisés avaient été expédiés en Sibérie, tandis que les Sibériens, les gens de la Volga et les autres se voyaient déporter en Asie centrale. Mais même là, sur les  terres argileuses et sèches, la poigne tenace des koulaks6 trouvait moyen de s’installer, d’acquérir ce qui était autorisé, et de le surveiller avec vigilance. On peut passer devant les comptoirs offrant leurs séductions, dévorer des yeux le lard, le fromage blanc avec le lait, mais eux aussi, ils ont l’œil.

Ils surveillent du coin de l’œil, tout en discutant entre eux. Souvent à propos des Juifs. Voilà un Juif, disent-ils – voilà une Juive.

En voilà un qui n’a pas l’air. Mais ils comprennent qu’on les a entendus, ils vous regardent en face avec un sourire malicieux, comme le font les gens du peuple.

Ou ils prendront une posture antisémite de manière encore plus provocante, ouvertement, publiquement, avec une insistance exaspérée. Cela arrivait aussi aux Ouzbeks, notamment aux jeunes, mais pas aussi méchamment, plus gaiement.

Je me souviens d’un vieillard qu’on montre du doigt en riant : « Djigoute, djougoute. »
Je m’étonne, je me demande pourquoi on appelle « djiguite7 » le vieux. Mais ce n’est pas djiguite, c’est djougoute.

« Djougoute » veut dire Juif, en ouzbek.

Comme vous le pensez bien, on n’arrêtait personne parmi ces gens-là, ni parmi les autres.

Et soudain, l’événement – une arrestation pour antisémitisme.

Qui était donc cet antisémite en butte à la répression ? Non loin de chez moi, il y avait la rue Isparkhanskaïa8 (je ne sais pas pourquoi j’ai retenu le nom de la rue. La dénomination des rues est moins immatérielle que celle des gens). Bref, dans la rue Isparkhanskaïa, se trouvait une administration – Des travaux de construction et de bonification de l’irrigation régionale et ainsi de suite9, ce genre de truc. Le chef comptable de ce machin était un individu pittoresque. À chaque fois que je l’apercevais, je le suivais des yeux. Un homme de haute taille aux épaules vers l’avant, une silhouette imposante.

Avec mes connaissances actuelles, je parlerais d’une tête de Romain – tout droit sorti d’un manuel d’histoire latine. Un profil de médaille ou de pièce de monnaie. On trouve ce genre de profil sur les anciennes pièces allemandes ou slaves. Ou les images du Grand-prince numéro tant.

En outre, il avait déjà atteint un âge avancé.

Le visage rasé, ne portant ni barbe ni moustache. Les cheveux blanc argenté coupés court au-dessus de la tête de Romain.  Et le chef comptable ne s’habillait pas comme tout le monde. On ne voyait partout que blouses et calottes ouzbeks ou encore des habits de style plus ou moins militaire – capotes, vareuses, calots et autres casquettes. Mais lui portait des chemises blanches, grises ou roses brodées à la russe ou décorées de petits coqs, et, par temps froid, une pelisse courte plissée à la taille et une chapka, comme le Troïékourov10 de Pouchkine. Sa fonction de comptable en chef du machin d’irrigation était bien sûr une activité de déporté. C’était un exilé, un homme privé de ses droits civiques. Même sa grande opposante – la « tante Biétia, comptable dans la même administration — disait qu’il avait occupé auparavant un poste important dans la capitale. Il faisait penser à un membre de « l’aristocratie d’ancien régime » , celle des propriétaires et des capitalistes.
La tante Biétia en parlait à son amie, sans doute une Tatare du coin, une Namanganaise de souche. Et moi, quand j’allais voir sa fille, qui était ma camarade de classe, je l’entendais.

La tante Biétia n’avait pas trente ans, mais son mari avait eu « la mort des braves » . Le dimanche, dans la soirée, après s’être faite belle et s’être aspergée de « Carmen » ou de « Moscou la rouge » , elle allait se promener au parc avec son amie. Il y avait à l’époque une terrible pénurie d’hommes. Même les estropiés avaient de la valeur. En particulier les estropiés légers, qu’ils le fussent de naissance ou qu’il s’agît de gens blessés au front. Les boiteux, les manchots, les gens avec une taie sur l’œil, même des mutilés plus gravement atteints, ils avaient tous du succès. Une blague de l’époque. La maîtresse pose une devinette : « N’a ni bras ni jambes, mais saute sur les femmes. » La bonne réponse était : « Une palanche » . Mais un élève a répondu : « Un invalide de la Guerre patriotique11 » .

Il était rare de tomber sur un homme encore jeune et en bon état. Mis à part les criminels de square, faisant la loi dans les rues et jouissant du respect des bambins. Les gars en bonne santé et à la mise soignée, ils jouaient aux cartes au parc vers le lac, à côté des statues de plâtre, à l’ombre des platanes, ou encore ils se prélassaient, écartant leurs pieds chaussés d’espadrilles, toujours entourés d’un essaim de jeunes filles. Mais c’était un autre monde. La seule opposition tolérée et tolérable du temps de Staline, avec ses propres lois. Ainsi, sur le fond de cette pénurie d’hommes, le chef comptable, tout en n’étant plus trop jeune, mais encore très bel homme et d’une taille de soldat de la garde, faisait grande impression, notamment sur la gent féminine.

En tout cas, pour reprendre les paroles de la tante Biétia, qu’il fût  célibataire ou divorcé, il avait un tas de maîtresses, et voulait caser l’une d’elles comme comptable, emploi assez bien rétribué. Place dont il s’efforçait de faire déguerpir la tante Biétia, qui était diplômée de l’école d’économie et de finances. Qui plus est, le faisant en tant que directeur intérimaire. Les conflits étaient fréquents, mais l’un d’entre eux atteignit un tel stade que, passé le point d’incandescence, la guerre faisant rage déborda au-dehors.

Un jour, rentrant de je ne sais plus où, je suis tombé sur une effervescence extraordinaire. Au milieu de la cour, non loin d’une arcade, se tenait la tante Biétia, les yeux rougis d’avoir pleuré. Les voisins discutaient entre eux, les enfants sortaient dans la rue, tout excités, pour aller voir quelque chose. Ma camarade de classe, la fille de la tante Biétia, m’a informé joyeusement que le comptable en chef avait injurié sa mère ainsi que les Juifs en général, et qu’on attendait son arrestationd’un instant à l’autre. Il avait commencé à se répandre en injures à l’intérieur du bâtiment, avant de poursuivre au-dehors, couvrant d’invectives la tante Biétia qui s’enfuyait. « J’ai eu l’impression qu’il voulait me frapper, disait celle-ci en pleurant. Alors j’ai couru dehors pour qu’il me frappe devant témoins. » Les témoins n’avaient pas vu le chef comptable frapper la tante Biétia, mais il aurait déclaré : « Lisez donc le journal, les youpins, écoutez un peu la radio. Votre fin à tous approche. Vous vous êtes enfuis jusqu’ici, où pourrez-vous vous sauver encore ? » L’affaire était grave. Les derniers temps, j’avais pris l’habitude de me lever tôt et d’aller sur la place écouter la radio12. Les mêmes gens se retrouvaient là pour écouter, surtout des Juifs. « Le quorum est atteint13 , disaient-ils avec une ironie amère. Voilà le garçon. » Ils commentaient les informations en soupirant et certains disaient qu’il fallait songer à se réfugier en Iran. 

Dans ma cour vivaient quelques familles évacuées14. Mais il s’y trouvait aussi une famille de Juifs de Boukhara. « Cela ne nous concerne pas, a dit le chef de famille, un Juif de Boukhara, récemment mobilisé mais revenu rapidement, avec à la main droite la blessure des veinards15. Nous vivons en paix ici avec les Ouzbeks depuis des siècles. Et voilà que vous autres, les Juifs russes, vous débarquez et nous faites du tort. » Ce Juif de Boukhara avait deux garçons, deux frères quasiment de mon âge. Je m’étais querellé avec l’un des deux qui m’avait traité de Juif russe. « Et toi, j’avais répondu, tu es un Juif de Boukhara. Les Juifs de Boukhara sont mieux, avait-il rétorqué. Je Juif russe s’amène et se met à bayer devant les montagnes. » Comment ça, bayer ? Quelles montagnes ? D’ailleurs, c’étaient des benêts, bien assortis à leurs parents, et ils parlaient très mal russe. Je crois qu’ils s’appelaient Michel et Daniel. Je me souviens d’eux. La mémoire est une chose mystérieuse, sujette aux révélations extraordinaires. Peut-être qu’en élucidant le mécanisme de la mémoire, on peut sentir une époque. Une époque n’est pas un tissu compact, c’est un rapiéçage de morceaux irréguliers et différents, souvent complètement superflus. Mais qui peut dire ce qui, dans notre monde, est superflu et ce qui est nécessaire ?

Je me rappelle nettement le tableau que présentait la foule en train d’attendre l’arrivée de la milice16 venant arrêter le chef comptable antisémite, comme si on l’avait fixé sur une pellicule couleur regardée ensuite de nombreuses fois.  La tante Biétia avait téléphoné à la milice et on lui avait tout de suite répondu. Après, la rumeur a couru que la tante Biétia connaissait peut-être bien quelqu’un de la milice locale. Un Juif, peut-être bien. Mais le chef du détachement de la milice était un Arménien. Alors, je ne sais pas si c’était vrai. En tout cas, quinze ou vingt minutes plus tard, est arrivé un milicien, parce que le détachement avait son siège pas très loin, au coin de la rue, à côté des bains. Et pas n’importe quel milicien ! J’ai dépeint le chef comptable antisémite sous les traits d’un personnage haut en couleurs, mais le milicien venu l’arrêter était tout aussi pittoresque, même s’il ne présentait pas les mêmes traits raciaux. On trouve ce genre de physionomie dans la description des mystérieux Scythes par Hérodote ou dans celle de l’ancien Khwarezm par Al-Biruni17. Ou sur les vases extraits des vestiges de l’époque des Scythes, dans les fouilles archéologiques faites à Samara. Ce genre de profil se voit sur les anciennes monnaies du Khwarezm. Le profil de rapace d’un homme au nez busqué. Celui du roi numéro tant.

Seulement, à la place de la tiare scythe couverte de petites écailles d’argent, il avait sur la tête la casquette de la milice. Chenue, la tête. Car le milicien non plus n’était pas tout jeune. Son visage, aux pommettes saillantes de descendant des Turco-Mongols à la Gengis-Khan, s’ornait de moustaches blanches lui tombant presque sur le menton, à la manière des Cosaques zaporogues18 ou des bandéristes19 ukrainiens. Il faut néanmoins rappeler que l’allure des Zaporogues est empruntée aux Turcs – aussi bien les pantalons bouffants enfilés dans les bottes que le long toupet en haut du crâne rasé. En outre, la silhouette du milicien restait soviétique. On voyait sur sa poitrine l’insigne des « tireurs de Vorochilov » , celui de la Défense civile et de l’Éducation patriotique, ainsi que l’insigne de membre émérite du NKVD20 – un bouclier et deux sabres entrecroisés, symbole du travail accompli. On lui voyait aussi deux anciennes décorations, pas sur des plaques métalliques, comme on le fait en masse de nos jours à l’armée, mais directement vissées sur la vareuse. Datant visiblement de la Guerre civile21 ou de la lutte contre les Basmatchis22 durant les années vingt et trente.

« Qui est la victime ? » a demandé le milicien, en précisant le nom de la famille. « C’est moi  , a répondu la tante Biétia. – Et lui, où est-il ? » , s’est enquis le milicien. – Là-bas, a dit la tante Biétia. Il s’est enfermé dans son bureau. Il voulait me rouer de coups » , a-t-elle précisé en se mettant à pleurer. « Il a porté atteinte à la glorieuse amitié entre les peuples garantie par la grande Constitution stalinienne23. » a-t-elle ajouté à travers ses larmes.

On n’a pas trouvé le chef comptable dans son bureau. « Il s’est enfui, a dit la tante Biétia. Il a filé par l’entrée de service. – Non, il a sauté par la fenêtre, ai-je fait, emballé à cette époque par les aventures de Sherlock Holmes. L’espagnolette est levée et les fleurs du rebord de la fenêtre ont été déplacées. – Il est allé chez le coiffeur », a dit la femme de ménage Oubezke. Tout à côté du bâtiment administratif se trouvaient un salon de thé et un salon de coiffure. En effet, le chef comptable siégeait dans un fauteuil avec plein de savon à barbe sur le visage. Le milicien est entré chez le coiffeur avec nous, les enfants, sur ses talons. « Allez-vous en, les enfants, a dit le milicien. Vous n’avez rien à faire ici. » Nous sommes sortis, mais sans nous éloigner, par la porte entrouverte, nous avons entendu le milicien mettre en état d’arrestation le chef comptable. Toutefois, il l’a autorisé à se faire raser.

Le milicien est ensuite ressorti pour s’installer sur l’estrade de bois recouverte d’un tapis du salon de thé, croisant à la mode Ouzbeke ses jambes portant les bottes réglementaires. Et là, assis, tenant entre ses mains un bol au fond rempli de thé vert fumant que lui avait versé, d’une petite théière au bec de fer-blanc rafistolé, le patron du salon de thé, il a bavardé sans se presser avec les autres Ouzbeks, pour la plupart des vieillards en blouses et calottes, assis dans la même position. Là, à l’ombre d’un immense murier en forme de tente, celui qui en avait les moyens pouvait commander à déjeuner. Certes, pas en utilisant des coupons de cantine, mais en acceptant les prix du commerce. Mais de la vraie viande apparaissait alors, pas de la peau et des os. Il y avait de la soupe au mouton et à la tomate, du mouton à l’ail avec du riz, de la fricassée de mouton et de bœuf.Du plov24, des saucissons, du rôti, des ravioli ouzbeks… Un jour, pour l’anniversaire de ma camarade de classe, qui venait d’avoir neuf ans, la tante Biétia m’avait emmené au salon de thé et m’avait régalé : j’avais mangé de la soupe aux pommes de terre et à la tomate et des pelménis avec une farce à l’ail. Mais le milicien, se trouvant en service, a commandé seulement du thé et des pâtés ouïgours au mouton au poivre et à la graisse de queue de mouton, le tout servi brûlant. Contrairement aux Ouzbeks, les Ouïgours aiment boire leur thé, non pas avec des abricots secs et sucrés ou des raisins secs, mais avec de la viande poivrée et de la graisse de queue de mouton25. Le milicien était peut-être bien un Ouïgour.

Le voilà qui boit son thé brûlant avec sa graisse de mouton tout en bavardant, mais il surveille la porte du salon de coiffure, il attend que le chef comptable en sorte. Une demi-heure s’est déjà écoulée, et il ne s’est pas montré. Alors, le milicien entre lui-même chez le coiffeur et nous, la marmaille, bien sûr, nous suivons les opérations derrière la porte entrouverte. Et voici ce que nous voyons : le chef comptable, bien rasé, est assis à côté d’un ventilateur et lit le journal. Le milicien, sans rien dire, lui a arraché le journal – il était en rogne, ça se voyait – et, posant une main sur l’épaule du chef comptable et poussant comme un ululement, il l’a fait se lever. Le chef comptable lui a opposé une résistance. Certes, il ne s’est pas jeté sur le milicien pour entamer avec lui un combat corps à corps, comme chez Conan Doyle, resté encore aujourd’hui mon auteur de prédilection, mais qu’à cette époque de mes pures et chastes lectures, j’adorais.

« Holmes se plaqua contre le mur. Je fis de même, en étreignant mon revolver. Scrutant les ténèbres, je distinguai vaguement la silhouette d’un homme, une silhouette sombre, encore un peu plus sombre que le rectangle opaque de la porte ouverte. L’homme demeura un instant avant d’avancer. Tous ses mouvements étaient autant de menaces. À ce moment, Holmes lui sauta dessus comme un tigre et l’envoya rouler par terre. Mais à la seconde, l’homme fut sur pieds et, avec une force incroyable, saisit Holmes à la gorge26… »

Non, cela ne s’est pas passé de cette façon. Le chef comptable s’est tout bonnement buté comme le font un bouc, un bélier ou un âne lorsqu’on veut les emmener quelque part contre leur gré. Et le chef compable, rappelons-le, était un homme de haute taille, comme un soldat de la garde, avec les épaules en avant. Cependant, le milicien, quoique plus petit d’une tête et paraissant plus maigre, recelait à coup sûr en lui la force et l’endurance de ses ancêtres  – les nomades descendant de Gengis-khan. Ainsi se faisaient-ils face, sans échanger une parole, tendus et tremblants, tout rouges, les yeux injectés de sang, et tout le monde alentour observait cette scène muette. Pour finir, le milicien a pris le dessus et fait franchir le seuil du salon de coiffure au chef comptable. Et, à peine celui-ci, quittant la fraîcheur du salon de coiffure, s’est-il retrouvé dans la fournaise, qu’un ressort s’est brisé en lui, il s’est rendu et s’est mis à avancer docilement, le milicien le tenant par l’épaule.

Nous, la marmaille, nous les avons suivis à quelque distance. Ayant amené le prévenu à l’angle de la rue Isparkhanskaïa et de la rue perpendiculaire, la rue Bankovaïa27, au bout de laquelle la milice avait son siège, le milicien a suivi le règlement et a escorté son prisonnier sur la chaussée en se tenant deux pas en arrière et en le tenant en respect de son « Nagant28 ».  Nous, la troupe de gamins, nous suivions en restant sur le trottoir.. Sur le trottoir, les gens observaient la scène sans poser de questions. Ce genre de spectacle était courant, à l’époque – on arrêtait des déserteurs au visage mangé de barbe et à la capote sans martingale, des voleurs, des spéculateurs vendant au marché noir des miches de pain, encore d’autres gens. Nous sommes tous arrivés au poste de la milice, où le prévenu et le milicien se sont engouffrés, échappant à nos regards.

Lorsque, quelques jours plus tard, je suis allé voir ma camarade de classe chez elle, la tante Biétia m’a demandé : « Avais-tu entendu ce qu’avait crié ce gredin, l’autre jour ? – Non, je n’étais pas là. – C’est égal, tu viendras témoigner. Il faut qu’il y ait davantage de témoins. Qui peut le savoir, qui était là et qui n’était pas là, parmi les enfants. Tu diras au juge ce que le gredin criait. – Et que criait-il ? ai-je demandé. Ma fille va te le dire, entre enfants vous vous comprendrez et tu le retiendras mieux. Dis-lui. – Il criait qu’il fallait enfoncer tous les Juifs, a dit ma camarade de classe. – Pas enfoncer, tuer29, idiote. Il faut tuer tous les Juifs, voilà ce qu’il criait, cet antisémite. Et qu’Hitler a joliment raison. Tu diras ça au juge. Tiens, le crayon et la pomme, c’est pour toi. » Les crayons, j’en avais bien assez, quant aux pommes, on en cueillait sans aucun danger au cimetière, mais j’ai accepté de faire un faux témoignage parce que la tante Biétia était la maman de ma camarade de classe, mon premier amour, un amour enfantin et immaculé. D’ailleurs, le chef comptable avait fort bien pu crier ça en mon absence.

Quand le milicien avait fait sortir le chef comptable du salon de coiffure, je me tenais à proximité, aux avant-postes de notre groupe d’enfants, et le chef comptable m’avait regardé. Et je l’avais vu de près pour la première fois.

« Il avait un visage extraordinairement viril, et en même temps repoussant. Le front d’un philosophe et la mâchoire despotique, mélange indiquant qu’on avait affaire à un individu apte au bien comme au mal. Mais les yeux cruels aux reflets métalliques sous les paupières tombantes et le regard cynique, le nez de rapace et les rides profondes sillonnant le front montraient que la nature avait pris soin de le marquer de stigmates prévenant de son caractère dangereux pour la société30. » , c’était comme chez Conan Doyle. Encouragé et fortifié par Conan Doyle, j’étais prêt à témoigner contre cet homme, même si, formellement, il s’agissait d’un faux témoignage. De la sorte, je suis entré calmement dans le bureau du juge qui s’ornait sur un mur d’un portrait d’Akhoubabaïev – chef communiste ouzbek de ce temps-là. Mais, dès qu’il m’a vu, le juge a dit à la tante Biétia : « Non, il est trop jeune pour témoigner. » Et il m’a renvoyé, avec tout le reste de la marmaille.

On a pu néanmoins opposer suffisamment de témoins à cet antisémite de chef comptable. Les membres des familles juives évacuées ne sont  pas tous venus témoigner, pas plus que le Juif de Boukhara avec la bonne blessure à la main droite, mais la femme de ménage ouzbeke est venue, de même qu’un vieux Tatar, une institutrice russe évacuée depuis Kiev et veuve d’un professeur de chimie, d’origine allemande31, en plus, que le comptable en chef avait aussi injuriée, puisque, pour lui, tous les évacués étaient juifs. Ce qui a fait assez de témoins, car le pittoresque chef comptable en chemise russe brodée, je ne l’ai plus jamais aperçu. Et un Ouzbek est venu occuper le poste de comptable en chef, un individu sans autre particularité que de boiter.

Mais peu de temps après, la tante Biétia a quitté Namangan pour aller chez sa sœur, à Andijan, en emmenant ma petite camarade de classe. Et j’ai dit adieu à mon premier amour, dont j’ai oublié le prénom, au fait, voilà bien les caprices de la mémoire. Bien qu’Andijan et Namangan, toutes deux villes de la vallée de Ferghana32, ne soient pas très éloignées l’une de l’autre, et comme ma camarade de classe, qui avait promis de m’écrire, ne l’a jamais fait, je ne l’ai jamais revue et n’ai plus jamais entendu parler d’elle. Si elle est encore en vie, elle est grand-mère, à présent. Cette histoire remonte à plus d’un demi-siècle. Et maintenant, plus d’un demi-siècle après, certaines choses ayant changé au point de devenir méconnaissables, tandis que d’autres restaient immuablement les mêmes, je me suis souvenu de cette histoire drôle mentionnant un communiqué de la « radio arménienne33 » : « D’après la radio arménienne, on a arrêté un antisémite à Namangan. » La radio, je l’écoutais tous les jours, en ce temps-là, et c’était la radio soviétique, et non arménienne. Je me levais tout spécialement le matin pour aller l’écouter sur la place. Il faut dire que j’avais déjà, à l’époque, pas mal d’imagination. Et quand je ne dormais pas, et quand je dormais. C’était peut-être l’influence des livres d’aventures et des besoins en souffrance. Voici l’un de mes rêves : j’écoute un communiqué du bureau soviétique d’information34: « Ces dernières vingt-quatre heures, l’ennemi a intensifié son offensive du côté de Stalingrad. Toutes les attaques ont été repoussées, l’ennemi essuyant de lourdes pertes. Dans les airs, plus de quarante avions ont été détruits, au sol, plus de cinquante blindés. Dans le district de Krasnovodsk35, des troupes parachutées ont été anéanties. Dans le district de Namangan, RSS d’Ouzbékistan, il a été procédé à l’arrestation d’un dangereux antisémite portant atteinte à la glorieuse amitié entre les peuples de l’Union soviétique, garantie par la grande Constitution Stalinienne. Sur les autres secteurs du front, rien de nouveau. »



(1)  Partisans de Trotski, Zinoviev et Kamiéniev : avant la guerre, lors des grands procès de Moscou. Les trois sont (à moitié pour Kamiéniev) d'origine juive. Le complot des blouses blanches est la dernière vague paranoïaque préparant la purge anti-juive que la mort de Staline stoppa net – même si l'antisémitisme rampant perdura par la suite en Urss.
(2) À l'époque, RSS : République socialiste soviétique.
(3) Oncle et tante : appellations couramment utilisées par les enfants en Russie et en Asie.
(4) Je tente de rendre ainsi un asiatisme qui me reste obscur.
(5) Populations – soi-disant des gros fermiers, la simple possession d'une vache suffisait parfois à se voir décerner ce titre – de Russie et d'Ukraine  déportées en Asie. Les Ukrainiens avaient d'ailleurs surtout eu le droit, dix ans plus tôt, de mourir de faim : Holodomor.
(6) Jeu de mots : koulak signifie aussi le poing.
(7) Cavalier d'élite, cosaque ou caucasien.
(8) La rue à la gale...
(9) En russe, l'auteur a forgé un horrible et interminable mot composé.
(10) Personnage de la nouvelle Dombrovski.
(11) La deuxième guerre mondiale, en Urss, à partir de juin 1941.
(12) Les communiqués étaient retransmis par haut-parleurs, les radios privées étant interdites à ce moment.
(13) Pour la prière : https://fr.wikipedia.org/wiki/Minian
(14) De Moscou et de Stalingrad.
(15) Celle qui ne tue pas, mais est suffisamment grave ou handicapante pour faire démobiliser, ou du moins faire octroyer un congé pour convalescence.
(16) Équivalent de la police.
(17) https://fr.wikipedia.org/wiki/Al-Biruni
(18) https://fr.wikipedia.org/wiki/Cosaques
(19) https://fr.wikipedia.org/wiki/Stepan_Bandera
(20) Successeur du GPU-Tchéka et ancêtre du KGB : principal instrument de la terreur stalinienne durant les années trente.
(21) Après la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917. Voir par exemple, sur ce blog, le récit La mort de Dolgouchov, extrait de Cavalerie rouge, d'Isaac Babel.
(22) Révolte des populations musulmanes d'Asie centrale contre l'Empire russe puis soviétique :  https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volte_basmatchi
(23) Constitution de l'Urss, réputée "la plus libérale du monde" et promulguée en 1936, en pleine Terreur.
(24) Sorte de pilaf, ragoût de diverses viandes, avec du riz, plutôt gras. N'étant pas spécialiste de cuisine ouzbek, je ne puis rendre que très partiellement la liste de plats évoqués. Les pelménis, sorte de raviolis, sont très réputés.
(25) Étonnant passage gastronomique (souvenir d'enfance de l'auteur) que je n'ai pu rendre que très imparfaitement.
(26) Passage extrait de la nouvelle La maison vide (in Résurrection de Sherlock Holmes).
(27) La rue des bains.
(28) Revolver utilisé en Russie, puis en Urss.
(29) Les deux mots diffèrent seulement par la première syllabe.
(30) Il s'agit du colonel Moran, bras droit du professeur Moriarty, toujours dans La maison vide.
(31) De petites gens apeurées, surtout celle d'origine allemande !
(32) https://fr.wikipedia.org/wiki/Vall%C3%A9e_de_Ferghana
(33) Ce récit est écrit quelques années après la guerre du Haut-Karabakh.
(34) Sovinformburo, agence de presse et de propagande ouverte en juin 1941, après le début de l'attaque allemande. Speaker attitré, sur Radio-Moscou : Iouri Lévitan.
(35) Aujourd'hui Türkmenbaşy, sur les bords de la mer Caspienne.









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