lundi 3 avril 2017

Trois nouvelles de Friedrich Gorenstein


     L’auteur m’a été signalé sur Mediapart par Raoul Olivier, que je remercie. C’est un auteur russo-soviétique de culture et de religion juive.Ce dernier point le différenciant de Vassili Choukchine, avec lequel il présente de nombreux points communs, mais Choukchine est mort plus jeune, et lui avait été publié de son vivant en Urss et jouissait d’une notoriété certaine, contrairement au pauvre Gorenstein, poussé à l’émigration en 1980, au moment où l’Urss de Brejnev avait envahi l’Afghanistan : https://fr.wikipedia.org/wiki/Friedrich_Gorenstein

Les trois nouvelles qui suivent ont été publiées par « Le nouveau journal » le 17 mars 2017, sous le titre : Le retour de l’homme invisible.
Le premier et très court récit s’inscrit dans la veine comique des nouvelles de Mikhaïl Zochtchenko, ces dernières remontant aux années vingt. Le deuxième récit est un petit conte de plus grande portée.







Le penseur 

Friedrich Gorenstein, date inconnue.


Pensif et distrait , le vacancier se promenait à vélo dans la campagne. Soudain deux hommes bondirent de derrière les arbres, l’un attrapant la bicyclette par le guidon et le deuxième agrippant la selle.

— On dirait qu’on m’a arrêté, émit le vacancier en leur glissant un regard distrait.

Le type de l’avant imprima une secousse au vélo, et le vacancier se retrouva par terre, dans la poussière.

— On dirait qu’on m’a fait tomber, émit cette fois le vacancier en rajustant ses lunettes.

L’homme de derrière lui arracha son manteau.

— On dirait qu’on m’a pris mon manteau, fit le vacancier, sans nier ni confirmer positivement l’événement.

Le premier homme lui flanqua un grand coup de poing sur l’oreille.

— On m’a frappé ? Se demanda le vacancier qui avait vu trente-six chandelles.

Le même homme sauta sur la selle de la bicyclette, son acolyte en manteau bondit sur le porte-bagages, et ils déguerpirent en vitesse.

— Les voilà partis, on dirait, remarqua le vacancier songeur en observant le nuage de poussière.

Il s’assit sur le bas-côté de la route en dodelinant de la tête et, plissant le front, se mit à scruter l’horizon.

— Pour résumer, dit-il, on m’a arrêté, c’est indéniable… On m’a jeté à bas du vélo, c’est tout aussi clair, on m’a arraché mon manteau – c’est incontestable – on m’a frappé – aucun doute n’est permis – et ces gens sont partis – les faits le confirment… Si l’on rassemble ce qui vient d’être énoncé, on obtient un tableau assez clair… Le vacancier bondit sur ses pieds, un terrible soupçon lui venant à l’esprit, et se frappa le front de la paume de sa main – Nous sommes en présence d’un vol… Un vol, cria-t-il, déchiré par le désespoir. Des voleurs… Ils viennent de dévaliser quelqu’un… Agitant les bras, il se mit à courir le long de la route, mais la poussière soulevée par la bicyclette était retombée depuis longtemps, le soleil brillait paisiblement et les oiseaux pépiaient dans les buissons.

  






Le non-violent

Friedrich Gorenstein, date inconnue.


Un brave homme à la bouille ronde et portant chapeau rencontra une vraie bête sauvage à la mâchoire carrée et aux gros poings ne demandant qu’à sortir de leur désœuvrement. C’était dans un endroit écarté et à une heure tardive, avec un coin de lune pour seul témoin.
La bête féroce examinait soigneusement, en vrai loup jaugeant la situation, où porter son attaque. L’homme répondait à ce regard par un bon sourire confiant.

— Donne-moi du tabac, fit la bête en veine d’originalité.

— Tout de suite, dit joyeusement l’homme qui sortit de sa poche un paquet de cigarettes.

— Du feu.

Toujours réjoui, l’homme battit son briquet. La bête prit le briquet et alluma sa cigarette d’un air méchant et songeur, ne voyant pas comment poursuivre.

— Ça doit te vexer, que je t’aie pris ton briquet ? demanda-t-il avec espoir.

— Mais pas du tout, voyons, rétorqua chaleureusement l’homme – je l’avais sur moi dans ce but : il pourrait plaire à quelqu’un.

— Tu te fous de moi ? demanda nerveusement la bête.
— Pensez-vous, fit l’autre avec un bon sourire – je me réjouis de notre rencontre, c’est tout.

— Et le chapeau, c’est pour quoi faire ?

— C’est vrai qu’il fait chaud… Je l’enlève…

— Et les lunettes ?

— Je les range dans leur étui… Voyez comme c’est pratique…

— Mouais, hésita de nouveau la bête, perdant de nouveau le fil de la conversation – mouais… Tu m’as l’air d’un parfait salaud…

— Vous savez, répondit l’homme d’un air songeur, votre remarque semble, nonobstant un style un peu rugueux, tout à fait vraisemblable et d’une grande objectivité.

— T’as l’air complètement idiot ! reprit la bête.

— Et cette dernière observation, répondit l’homme, toujours pensif, n’est pas du tout subjective et pourrait fort bien se rapprocher de la vérité…

La bête en resta stupéfaite et recula, désemparée, puis brusquement, rendue tout-à-fait furieuse, se précipita pour que ses poings puissent se désennuyer sur le bon visage exprimant déjà du remords. L’homme poussa un cri mais, surmontant sa douleur, sourit à nouveau et dit avec sincérité :

— Il est clair que je vous ai offensé… Vous me tapez dessus, je suis donc coupable…

La bête se tint un moment comme plongée dans une légère rêverie, puis se recula pour prendre son élan et, s’emportant davantage encore, se mit à frapper avec une énergie redoublée, non plus à coups de poing, mais à coups de pied.

L’homme, courbé en deux, porta les deux mains à son ventre, mais il se redressa bien vite et, retrouvant le sourire, déclara avec franchise :

— Visiblement, je sous-estime ma faute envers vous…

Alors la bête, surmontant le tremblement étrange qui l’envahissait, rassembla ses forces et, faisant de grands efforts, cogna du torse, de la tête, des pieds et des genoux, au point que l’homme se mit à tourner comme une toupie. Sa rotation ralentit peu à peu et, sur son visage, reparut son inaltérable sourire plein de culpabilité.

— Vos actes, prononça l’homme impassible, mais zézayant tout de même un peu, en raison de deux dents cassées, vos actes sont tellement conformes aux lois et à la justice que leur opposer de la résistance serait faire preuve de myopie historique…

La bête tressaillit, se mit à gigoter, à émettre des gargouillis, de sa poitrine s’échappa un hurlement haineux qui tourna soudain au gémissement, puis au glapissement plaintif et, jetant par terre le briquet qui ne lui appartenait pas et perdant sa propre casquette, elle battit en retraite comme saisie de folie, écrasant des buissons au passage.

— C’est dommage, dit l’homme en suivant d’un bon regard plein de scrupules son interlocuteur en train de s’esquiver et en appuyant un mouchoir sur son nez ensanglanté – dommage que ma faute à son égard n’ait pu être tirée au clair, afin que je puisse la racheter…











L’arrestation d’un antisémite
(Histoire vraie)

Friedrich Gorenstein, autour de 1999




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