vendredi 27 novembre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 19

 Le tampon universel




    Le lendemain, vers midi, le bruit courut à « Hercule » que le chef s’était enfermé chez lui, dans la salle aux palmiers, avec un visiteur, et que cela faisait trois heures qu’il ne répondait ni aux coups frappés à la porte par Sierna Mikhaïlovna ni aux sonneries du réseau téléphonique intérieur. Les Herculéens se perdaient en conjectures. Ils avaient l’habitude de voir toute la journée Polykhaïev harponné dans les couloirs par les solliciteurs, conversant avec l’un, assis sur un rebord de fenêtre ou entraîné sous l’escalier, endroit où se prenaient toutes les décisions. On émit même l’hypothèse que le patron avait quitté la catégorie des travailleurs « venant de sortir » pour rejoindre le groupe influent des « reclus », ces derniers gagnant tôt le matin leur bureau, s’y enfermant et débranchant le téléphone pour, ainsi retranchés du monde, écrire toutes sortes de rapports. 


     Cependant, le travail suivait son cours, les documents réclamaient des signatures, exigeaient des réponses et appelaient des décisions. Mécontente, Sierna Mikhaïlovna s’approchait par moments de la porte de Polykhaïev et tendait l’oreille. Et de petites perles rondes se balançaient à ses grandes oreilles.


     — Voilà un fait sans précédent, dit d’un air pénétré la secrétaire.


     — Mais qui donc est chez lui ? demandait Bomzé, qui répandait une forte odeur d’eau de Cologne et de boulettes de viande. Quelqu’un de l’Inspection ?


     — Non, vous dis-je, c’est un visiteur ordinaire. 


     — Et Polykhaïev est avec lui depuis trois bonnes heures ?


     — C’est un fait sans précédent, répéta Sierna Mikhaïlovna.


     — Quelle issue trouver à ce résultat ? s’agita Bomzé. J’ai besoin, de façon urgente, que Polykhaïev prenne une décision. J’ai un rapport détaillé montrant que les anciens locaux de « Fer blanc et bacon » ne correspondent pas aux conditions dans lesquelles on travaille à « Hercule ». Je ne peux rien faire sans une décision. 


     Assiégée de toutes parts par les employés qui avaient tous entre les mains des documents de différents formats,  Sierna Mikhaïlovna attendit encore une heure, durant laquelle le bourdonnement derrière la porte ne cessa pas, puis elle s’assit à son bureau et dit d’une voix douce :


     « Très bien, camarades. Amenez-moi vos papiers. »


     Elle tira d’une armoire un long support en bois soutenant trente-six tampons dont les grosses têtes vernies oscillaient et, sortant lestement de leur niche ceux dont elle avait besoin, elle se mit à les appliquer sur les papiers qui ne pouvaient pas attendre.


     Il y avait longtemps que le directeur d’« Hercule » ne signait plus manuellement les documents. En cas de besoin, il sortait un cachet de la poche de son gilet, soufflait dessus avec amour et appliquait un fac-similé mauve en face de son titre officiel. Ce procédé lui plaisait beaucoup et lui avait même suggéré l’idée qu’il ne serait pas mauvais de confier aussi au caoutchouc les décisions d’usage plus courant.


     Ainsi virent le jour les premières sentences pré-caoutchoutées :


     « Pas d’objections. Polykhaïev. »

     « D’accord. Polykhaïev. »

     « Excellente idée. Polykhaïev. »

     « À réaliser. Polykhaïev. »


     Ayant vérifié en pratique son nouveau dispositif, le directeur d’« Hercule » arriva à la conclusion que son travail s’en trouvait grandement simplifié, et qu’il y avait lieu de le développer er de l’encourager au maximum. Une deuxième fournée caoutchoutée fut bientôt lancée. Les décisions étaient cette fois plus prolixes :


     « Donner publiquement un avertissement. Polykhaïev. »

     « Adresser un blâme. Polykhaïev. »

     « Envoyer à la périphérie. Polykhaïev. »

     « Licencier sans indemnités. Polykhaïev. »


     La lutte que le directeur d’« Hercule » menait contre le Comité de ville au sujet des locaux occupés par l’établissement lui inspira de nouveaux textes standardisés :


     « Je ne dépends pas du Comité de ville. Polykhaïev. »

     « Ils sont devenus fous, là-bas ? Polykhaïev. »

     « Ne m’empêchez pas de travailler. Polykhaïev. »

     « Je ne suis pas votre veilleur de nuit. Polykhaïev. »

     « L’hôtel est à nous, point. Polykhaïev. »

     « Je connais vos trucs. Polykhaïev. »

     « Vous n’aurez ni les lits ni les lavabos. Polykhaïev. »


     Cette série-là fut commandée en triple exemplaire. La lutte s’annonçait longue, et le perspicace directeur avait de bonnes raisons de craindre de ne pas s’en sortir avec un seul jeu de tampons. 


     L’assortiment commandé ensuite était à usage interne :


     « Demandez à Sierna Mikhaïlovna. Polykhaïev. »

     « Ne me racontez pas de blagues. Polykhaïev. »

     «  Qui veut aller loin ménage sa monture. Polykhaïev. »

     «  Allez au diable, tous autant que vous êtes ! Polykhaïev. »


     La pensée créatrice du directeur s’étendit bien sûr au-delà des seules considérations administratives. Homme de vues larges, il ne pouvait négliger les questions politiques du moment. Il passa commande d’un superbe tampon universel qui demanda quelques journées de travail. C’était une admirable pensée en caoutchouc, dont Polykhaïev pouvait se servir en toutes circonstances. Outre le fait qu’elle lui permettait de réagir avec promptitude aux évènements, elle l’affranchissait de la nécessité de se creuser à chaque fois la tête de façon éreintante. Le timbre était si bien conçu qu’il suffisait de remplir les espaces laissés libres pour obtenir une décision en rapport avec l’ordre du jour :


     En réponse à ……………………………………………………


     nous, Herculéens, répondrons comme un seul homme par :

     a) l’amélioration de la qualité de notre correspondance de travail ;

     b) l’accroissement de notre productivité ;

     c) le renforcement de la lutte contre le bureaucratisme, la paperasserie, le favoritisme 

     et la flatterie ;

     d) la liquidation de l’absentéisme et des fêtes personnelles ;

     e) la diminution des dépenses en calendriers et en portraits ; 

     f) la croissance générale de l’activité syndicale ;

     g) le refus de fêter Noël, Pâques, la Pentecôte, l’Annonciation, l’Épiphanie, le Kourban-Baïram, 

     le Yom-Kippour, le Ramadan, la fête de Pourim et autres fêtes religieuses ; 

     h) une lutte sans merci contre l’idiotie, le houliganisme, l’ivrognerie, l’anonymat fuyard, 

     le manque de colonne vertébrale et le déviationnisme pérévierzévien ; 

     i) l’adhésion de tous, sans exception, à l’association « À bas la routine des tréteaux d'opéra ! »

     j) la conversion de tous au soja ;

     k) Le passage intégral, dans les écritures d’« Hercule », à l’alphabet latin ;

     ainsi que par tout ce qui s’avèrera nécessaire par la suite.


     L’espace laissé en pointillés, Polykhaïev le complétait lui-même en fonction des besoins correspondant aux exigences de l’heure.


     Peu à peu, Polykhaïev s’enticha du procédé et se mit à faire fonctionner de plus en plus souvent sa formule universelle de décision. Il en arriva à l’utiliser pour répondre aux attaques, aux manigances, aux sorties et aux esclandres de ses propres employés.


     Ainsi : « En réponse aux exigences impudentes du comptable Kukuschkind qui a réclamé le paiement de ses heures supplémentaires, nous répondrons… ». Ou bien : « En réponse aux misérables manigances et aux viles attaques de l’employé Borissokhliebski qui a demandé un congé extraordinaire, nous répondrons… », et ainsi de suite.


     Il fallait toujours répondre aussitôt par l’amélioration, l’accroissement, le renforcement, la liquidation, la diminution, la croissance générale, le refus de, une lutte sans merci, l’adhésion de tous, la conversion de tous, le passage intégral, ainsi que tout ce qui s’avèrerait nécessaire par la suite.


     Et c’est seulement après avoir tancé de la sorte Kukuschkind et Borissokhliebski que le directeur appliquait le petit tampon « Adresser un blâme. Polykhaïev. », ou « Envoyer à la périphérie. Polykhaïev. »


     Certains Herculéens s’affligèrent après leur première rencontre avec la décision en caoutchouc. L’abondance des points de la liste leur faisait peur. Ils étaient notamment troublés par ceux relatifs à l’alphabet latin et à l’adhésion de tous, sans exception, à l’association « À bas la routine des tréteaux d'opéra ! » Tout prit cependant une bonne tournure. Il est vrai que Skoumbriévitch fit des moulinets et organisa, en plus de cette association, le cercle « À bas La Khovanchtchina ! », mais ce fut tout. 


     Et tandis que le murmure des voix, tel un bourdonnement de ventilateur, se faisait entendre derrière la porte de Polykhaïev, Sierna Mikhaïlovna s’activait. La planche aux tampons rangés par ordre croissant, du plus petit –  « Pas d’objections. Polykhaïev. » – au plus grand – le tampon universel –, évoquait l’instrument de musique de cirque compliqué sur lequel le clown blanc avec un soleil peint sur les reins joue avec des baguettes la sérénade de Braga. La secrétaire prenait le timbre approximativement adéquat et apposait le cachet sur le document qu’elle tenait. Elle utilisait grandement le tampon portant l’avertissement : «  Qui veut aller loin ménage sa monture. Polykhaïev. », se souvenant que c’était le préféré du directeur.


     Le travail avançait sans prendre de retard. Le caoutchouc remplaçait parfaitement l’homme. Le Polykhaïev de caoutchouc ne le cédait en rien au Polykhaïev en chair et en os.


     « Hercule » était déjà désert, seules les femmes de ménage aux pieds nus trimballaient leurs seaux sales le long des couloirs, la dernière dactylo était partie après être restée une heure après son travail afin de copier pour elle-même les vers du poète Iéssiénine : « Traînant des nattes dorées remplies de vers, j’ai envie de vous dire des choses tendres », Sierna Mikhaïlovna, lasse d’attendre, s’était levée et s’était mise, avant de sortir, à se masser les paupières de ses doigts froids, lorsque la porte du cabinet de Polykhaïev trembla, s’ouvrit,  livrant passage à Ostap Bender qui sortit lentement de la pièce. Il jeta un regard ensommeillé à  Sierna Mikhaïlovna et s’en alla en brandissant une chemise jaune à lacets de bottines. Polykhaïev émergea à sa suite de l’ombre vivifiante des palmiers et des sycomores. Sierna regarda son éminent ami et se laissa tomber sans bruit sur le coussin carré qui atténuait la dureté de sa chaise. Heureusement que les autres employés étaient déjà partis et ne pouvaient pas voir leur chef à cet instant ! Comme un petit oiseau dans un arbre, une larme de diamant siégeait dans sa moustache. Polykhaïev clignait de l’œil avec une rapidité étonnante et se frottait les mains  avec autant d’énergie que s’il avait voulu allumer un feu par friction, procédé employé par les sauvages en Océanie. Il courut derrière Ostap, courbant le dos et souriant de façon honteuse.


     « Que va-t-il se passer ? bredouillait-il en rattrapant Ostap tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Je ne suis pas fichu, tout de même ? Eh bien, dites-le moi, cher ami, trésor, je ne suis pas fichu ? Je n’ai pas à m’inquiéter ? »


     Il aurait voulu ajouter qu’il avait une femme, des enfants, Sierna, des enfants de Sierna et d’une autre femme encore qui habitait à Rostov-sur-le-Don, mais son gosier s’y refusa et il se tut.


     Jappant lamentablement, il accompagna Ostap jusqu’au vestibule. Dans le bâtiment vide, ils rencontrèrent seulement deux personnes. Iégor Skoumbriévitch se tenait au bout du couloir. En voyant le Grand Combinateur, il porta la main à sa mâchoire et se recula dans une niche du mur. En bas, au pied de l’escalier, posté derrière la jeune fille en marbre tenant son flambeau électrique, le comptable Berlaga épiait. Il s’inclina servilement devant Ostap et dit même : « Bonjour », mais Ostap ne répondit pas au salut du vice-roi.


     Tout près de la sortie, Polykhaïev attrapa Ostap par la manche et balbutia :


     —  Je ne vous ai rien caché. Parole d’honneur ! Je n’ai pas à m’inquiéter ? Vraiment ? 


     — Seul l’homme ayant une police d’assurance n’a pas à s’inquiéter, répondit Ostap sans ralentir l’allure. N’importe quel agent d’assurance sur la vie vous le dira. En ce qui me concerne, je n’ai plus besoin de vous. Il est en revanche probable que l’État, lui, s’intéressera bientôt à vous. 



     

  


      

 


  



Notice synthétique



   Rappel : Sierna Mikhaïlovna est la secrétaire du directeur Polykhaïev – qui couche avec son patron, comme on nous l’a aimablement précisé au chapitre 14. Sierna veut dire : chamois. A. Préchac l’appelle Gazelle, la traduction anglaise que je consulte donne dans l’Impala. Un chamois femelle étant une chèvre,  je garde Sierna… La « salle aux palmiers »est l’ancien jardin d’hiver de l’hôtel abritant désormais la société : chapitre 11.


     Quelle issue trouver à ce résultat ? Je ne peux pas traduire autrement cette langue de caoutchouc bureaucratique.


     Je rappelle ce qui se trouvait dans la notice du chapitre 11 : À propos de l’étrange société “Fer-blanc et bacon” : A. Préchat fait l’hypothèse d’une coquille administrative, le vrai nom de l’ancienne société étant plus vraisemblablement : “Fer-blanc et béton”, les deux mots ne différant, en russe, que d’une lettre… Rappelons aussi que Polykhaïev se bagarre avec le Comité de ville (équivalent d’une municipalité) qui prétend lui faire vider les lieux.


     J’ai traduit par « fêtes personnelles » ce qu’on rend souvent par « anniversaires », alors qu’il s’agit de la fête du Saint correspondant au prénom…


     Calendriers et portraits : I. Chtcheglov juge qu’il s’agit des calendriers correspondant à la semaine mobile de cinq jours déjà signalée au chapitre 8. Les portraits sont ceux des dirigeants, dont le culte a commencé.


     À propos du h) : Valérian Péréviersev (1882-1968), critique littéraire de renom, lui-même critiqué, avec son école, autour de 1930 pour son utilisation de méthodes sociologiques « bourgeoises » dans l’analyse des œuvres de Gogol et de Dostoïevski (eux-mêmes en disgrâce). L’« absence de colonne vertébrale » stigmatise le « libéralisme » et l’« absence de conscience de classe vraiment nette », suivant les expressions de l’époque (note d’I. Chtcheglov).


      Le i) renvoie à une campagne très active en 1930 — et sans aucun résultat – pour remplacer le répertoire classique par des œuvres soviétiques (note d’I. Chtcheglov).


     La campagne pour le soja, à nouveau mentionnée au j), a été mentionnée dans la notice du chapitre 1…

     

     À propos du paragraphe k) : il s’agit selon I. Chtcheglov d’une plaisanterie d’époque, la latinisation de l’alphabet concernant les peuplades musulmanes de l’URSS qui utilisaient jusqu’alors l’alphabet arabe, dans le but évident de les rendre incapables de lire le Coran et de les désislamiser. La correspondance administrative, les manuels scolaires tatars, ouzbeks et azéris restèrent en alphabet latin de 1927 à 1930, après quoi on généralisa l’alphabet cyrillique pour tous (comme en Moldavie après l’annexion).

(Toutes ces notes historiques ont été trouvées chez Alain Préchac)


     « À bas La Khovanchtchina ! » : cet opéra est, après Boris Godounov, le plus célèbre de Moussorgski. Toujours la table rase… Le suffixe « chtchina » est classique en russe pour substantiver une tendance. On a rencontré naguère l’« Oblomovchtchina ». Le suffixe était utilisé de façon péjorative, après la révolution, pour décrier d’anciennes tendances. Cela put s’appliquer par la suite à certaines horreurs : on parla ainsi de « Iéjovchtchina » pour désigner le règne éphémère du « nain sanglant »…

https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Khovanchtchina


     La sérénade de Braga a été évoquée par Tchékhov dans Le moine noir. Également par Tourguéniev, d’après A. Préchac, mais je ne sais pas où.


     Les vers de Iéssiénine : c’est la transcription exacte du nom du poète « Essénine ». Les vers cités, au début desquels les auteurs ont, j’ignore pourquoi, substitué le verbe « traîner » au verbe originel, « étendre », sont deux vers du poème de 1920 La confession d’un voyou.


     La chemise jaune à lacets de bottines, nous commençons à la connaître. Pas Sierna Mikhaïlovna, qui doit suivre Ostap du regard. D’où mon choix de l’article indéfini…


     Le ton de la dernière réponse d’Ostap est menaçant comme celui d’un homme de la Tchéka (le pastiche était déjà là quand Balaganov répondait, renfrogné : « Pourquoi faire ? » à Berlaga qui demandait à prévenir chez lui). Ostap Bender joue le rôle d’un justicier légaliste (note due à A. Préchac).

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