mercredi 11 novembre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 16

 Jahrbuch für Psychoanalytik




      La journée de travail, à la section de Comptabilité financière d’« Hercule », commença comme d’habitude à neuf heures précises. 


     Kukuschkind avait déjà relevé un pan de sa veste pour essuyer les verres de ses lunettes et faire savoir en même temps à ses collègues que l’atmosphère de travail à la banque « Sikomorski et Cesariévitch » était incomparablement moins tendue que dans le tohu-bohu d’« Hercule » ; Tezohimiénitski avait déjà fait pivoter son tabouret tournant pour tendre la main et arracher une feuille du grand calendrier au mur, Lapidus junior avait déjà ouvert la bouche en grand pour enfourner un sandwich aux rillettes de hareng, quand la porte s’ouvrit, livrant passage à un individu qui n’était autre que le comptable Berlaga.


     Cette apparition inattendue jeta le trouble dans la salle de la comptabilité. Tezohimiénitski se retourna sur son tabouret et la feuille de l’éphéméride resta non arrachée, peut-être pour la première fois en trois ans. Oubliant de mordre dans son sandwich, Lapidus junior remuait les mâchoires à vide. Dreyfus, Tchévajevskaïa et Sakharkov étaient abasourdis. Le vieux Kukuschkind mit en vitesse des lunettes qu’il avait oublié d’essuyer, chose qui ne lui était jamais arrivée en trente ans de service. Berlaga s’assit à son bureau comme si de rien n’était, et ouvrit ses registres sans répondre au fin sourire de Lapidus junior.


     — Comment allez-vous ? demanda tout de même Lapidus. Votre nerf du talon ?


     — C’est du passé, répondit Berlaga sans lever la tête. Je n’arrive même plus à croire à l’existence d’un tel nerf.


     Mourant de curiosité, la comptabilité tout entière ne tint pas en place sur ses tabourets  et ses coussins jusqu’à la pause pour le déjeuner. Et quand retentit la sonnerie évoquant un branle-bas de combat, la fine fleur du service financier entoura Berlaga. Mais le fugitif ignorait presque les questions. Il prit à part les quatre collègues les plus sûrs et, s’étant assuré que personne d’autre n’était à proximité, leur narra ses aventures extraordinaires à l’asile d’aliénés. Le comptable fugitif accompagna son récit d’une quantité d’expressions alambiquées et d’interjections subtiles que nous omettons par souci de la cohérence de l’exposé.



RÉCIT DU COMPTABLE BERLAGA, FAIT

SOUS LE SCEAU DU SECRET LE PLUS ABSOLU

À BORISSOKHLIEBSKI, DREYFUS, SAKHARKOV ET LAPIDUS JUNIOR

AU SUJET DE CE QUI LUI ÉTAIT ARRIVÉ À L’ASILE D’ALIÉNÉS.



     Comme il a déjà été dit, le comptable Berlaga s’était réfugié à l’asile d’aliénés par crainte de la purge en cours. Il comptait passer la période dangereuse dans cet établissement de soins, et retourner à « Hercule » lorsque le tonnerre aurait cessé et que les huit camarades aux yeux gris seraient allés camper dans l’institution voisine. 


     C’était le frère de sa femme qui avait tout organisé. Il s’était procuré une brochure traitant des habitudes et des mœurs des malades mentaux et, après de longues discussions à propos des idées fixes, la manie des grandeurs avait été retenue.


     — Tu n’auras rien à faire, expliquait le beau-frère, tu devras seulement crier dans les oreilles de tout un chacun : « Je suis Napoléon ! », ou « Je suis Émile Zola ! », ou « Mahomet ! », si tu préfères.


     — Le vice-roi des Indes, c’est possible ? avait demandé sans méfiance Berlaga.


     — Mais oui, c’est possible. Tout est possible aux fous. Alors, tu veux être vice-roi des Indes ?


     Le beau-frère s’exprimait avec autant d’autorité que s’il eût été jeune interne dans un hôpital psychiatrique, pour le moins. En fait, c’est un modeste démarcheur pour des abonnements à des éditions de luxe pour le compte des Éditions d’État, et sa grandeur commerciale passée se réduisait à un chapeau melon viennois doublé de soie blanche, conservé dans son coffre. 


     Le beau-frère alla en vitesse téléphoner pour appeler une ambulance, tandis que le vice-roi des Indes enlevait sa blouse, déchirait sa chemise de madapolam et, à tout hasard, se renversait sur la tête un flacon d’encre à copier noire d’excellente qualité. Puis il s’allongea par terre sur le ventre et, en attendant l’arrivée de l’ambulance, se mit à pousser des cris :


     — Je ne suis rien de plus que le vice-roi des Indes ! Où sont mes fidèles nahibs, mes maharadjahs, mes abreks, mes kounaks, mes éléphants ?


     Le beau-frère hochait la tête, dubitatif, en écoutant ce délire de mégalomane. À son avis, les abreks et les kounaks échappaient au monde du roi des Indes. Mais les brancardiers se contentèrent de passer un linge humide sur le visage du comptable, tout barbouillé d’encre d’excellente qualité, et, l’empoignant gentiment, le mirent dans l’ambulance. Les portières vernies claquèrent, la sirène de l’ambulance hurla et le véhicule emporta le vice-roi Berlaga vers son nouveau domaine. 


     Pendant le trajet, le malade gesticula en tenant des propos incohérents, sans cesser de penser avec effroi à sa première rencontre avec de véritables fous. Il avait très peur qu’on ne lui fît du mal, voire même qu’on ne le tuât. 


     L’hôpital se trouva être très différent de ce que Berlaga avait imaginé. Des gens en blouse bleue étaient assis sur des canapés, étendus sur des lits ou bien déambulaient dans une longue salle bien éclairée. Le comptable observa que les fous ne se parlaient presque pas. Les malades n’ont pas le temps de discuter. Ils pensent tout le temps. Ils ont une multitude de pensées, il leur faut se souvenir de quelque chose d’essentiel, dont leur bonheur dépend. Leurs pensées se désagrègent, et cette chose essentielle disparaît en frétillant de la queue. Il faut recommencer à réfléchir, comprendre enfin ce qui s’est passé, pourquoi tout est devenu mauvais alors que tout allait bien.


     Un aliéné était déjà passé à plusieurs reprises devant Berlaga, l’air très malheureux. Se tenant le menton d’une main, il marchait en suivant toujours la même ligne – de la fenêtre à la porte, de la porte à la fenêtre, retour à la porte, retour à la fenêtre. Et tant de pensées roulaient avec fracas dans sa pauvre tête qu’il portait à son front son autre main et accélérait le pas. 


     — Je suis le vice-roi des Indes ! cria Berlaga en se retournant sur un infirmier.


     L’aliéné ne regarda même pas du côté du comptable. Avec une grimace douloureuse, il se mit à nouveau à rassembler les pensées que le cri sauvage de Berlaga avait fait se disperser. Cependant, un idiot de petite taille s’approcha du vice-roi et, lui prenant la taille en confiance, prononça quelques mots dans une langue d’oiseau.


     — Quoi ? le pressa Berlaga, épouvanté.


     Éné, béné, raba, quinter, finter, jaba, prononça nettement sa nouvelle connaissance.


     Ayant fait : « Oh ! », Berlaga s’écarta de l’idiot. Ce qui le fit s’approcher d’un individu au crâne chauve et jaune comme un citron. L’homme se tourna aussitôt vers le mur et regarda craintivement le comptable. 


     — Où sont mes maharadjahs ? lui demanda Berlaga, qui jugeait nécessaire de soutenir sa réputation de fou.


     Mais à ce moment, un malade assis sur un lit dans le fond de la salle se leva –  ses jambes étaient maigres et jaunes comme des cierges d’église –, et s’écria douloureusement :


     « À l’air libre ! À l ‘air libre ! Dans la pampa ! »


     Comme le comptable l’apprit par la suite, l’homme qui réclamait la pampa était un vieux professeur de géographie dont le manuel avait autrefois permis au jeune Berlaga de faire connaissance avec les volcans, les caps et les isthmes. Le géographe avait perdu la raison sans que rien le laissât présager : un jour, en jetant un coup d’œil à une carte des deux hémisphères, il n’y avait pas trouvé le détroit de Behring. Le vieil enseignant éplucha la carte toute la journée. Tout était à sa place : Terre-Neuve, le canal de Suez, Madagascar, les îles Sandwich avec leur capitale Honolulu, et même le volcan Popocatepetl, mais le détroit de Behring manquait. C’est là, devant la carte, que le vieillard perdit la raison. C’était un brave fou qui ne faisait de mal à personne, mais son cri avait déchiré l’âme de Berlaga, qui flancha complètement.


     « À l’air libre ! continuait à crier le géographe. Dans la pampa ! »


     Il savait mieux que personne ce que signifiait « à l’air libre ». Comme géographe, il connaissait des espaces sans limites dont les gens ordinaires, pris par leurs occupations fastidieuses, ne soupçonnent même pas l’existence. Il avait envie de liberté au grand air, envie de galoper à travers les broussailles sur un mustang en sueur.


     Une jeune doctoresse aux yeux bleus et dolents entra dans la salle et se dirigea tout droit sur Berlaga.


     — Eh bien mon ami, comment allez-vous ? demanda-t-elle en lui tâtant délicatement le pouls de sa main tiède. Vous vous sentez mieux, n’est-ce pas ?


     — Je suis le vice-roi des Indes, débita-t-il en rougissant. Rendez-moi mon éléphant favori !


     — C’est un délire que vous avez, dit gentiment la doctoresse. Vous êtes dans un établissement de soins, nous allons vous soigner.


     — Aaah ! Mon éléphant ! cria Berlaga d’un air provocant.


     — Comprenez donc, dit la doctoresse d’une voix encore plus caressante : vous n’êtes pas vice-roi, tout cela est du délire, comprenez-le, du délire !


     — Non, ce n’est pas du délire, rétorqua Berlaga, sachant que la première chose à faire, c’était de s’obstiner.


     — Si, c’est du délire !


     — Non !


     —Du délire !


     — Non !


     Voyant que le fer était chaud, le comptable se mit à le battre. Il bouscula la gentille doctoresse et poussa un long hurlement qui mit en émoi tous les malades, notamment le petit idiot qui s’assit par terre et dit en bavant :


     « Enn, denn, troiquatre, madmazel Jourovatr. »


     Et Berlaga entendit avec satisfaction la doctoresse dire dans son dos, en s’adressant à un infirmier :


     — Il va falloir le transférer chez les trois autres, il va effrayer toute la salle, autrement.


     Deux infirmiers patients emmenèrent le vice-roi querelleur dans une petite salle réservée aux malades difficiles, où trois hommes étaient couchés très sagement. C’est alors seulement que le comptable comprit ce qu’être fou voulait dire. En voyant les visiteurs, les malades déployèrent une extraordinaire activité. Un gros individu roula à bas de son lit, se mit rapidement à quatre pattes et, levant bien haut son postérieur pareil à une mandoline dans le drap qui le serrait, se mit à aboyer par saccades en grattant le parquet de ses pattes arrière munies de leurs chaussons d’hôpital. Un autre s’enveloppa dans sa couverture et commença à crier : « Toi aussi, Brutus, tu t’es vendu aux bolcheviks ! » Celui-là, sans aucun doute, se prenait pour Caïus Julius César. Mais un petit levier devait parfois sauter dans sa tête troublée, il s’embrouillait et se mettait à crier : « Je suis Genrikh Julius Zimmerman ! »


     — Allez-vous-en ! Je suis toute nue ! criait le troisième. Ne me regardez pas, j’ai honte. Je suis une femme nue.


     En fait, l’homme, un moustachu, était habillé.


     Les infirmiers s’en allèrent. Une telle peur s’était emparée du vice-roi des Indes qu’il en oubliait d’exiger qu’on lui rendît son éléphant préféré, ses maharadjahs et ses fidèles nahibs, de même que les mystérieux abreks et kounaks.


     « Ces gens-là pourraient m’étrangler en un rien de temps », se dit-il, glacé d’effroi.


     Et il regretta amèrement d’avoir fait un esclandre dans la salle des malades tranquilles. Qu’il eût été agréable, maintenant, assis aux pieds du brave professeur de géographie, d’écouter le doux gazouillis du petit idiot : «  Éné, béné, raba, quinter, finter, jaba ». Mais il n’arriva rien d’effrayant. L’homme-chien aboya encore un peu et grimpa sur son lit en grognant. Caïus Julius rejeta sa couverture, bâilla très profondément et s’étira de tout son corps. La femme moustachue alluma sa pipe, et l’odeur suave du tabac Notre Capstan apporta de l’apaisement à l’âme tourmentée de Berlaga.


     — Je suis le vice-roi des Indes, déclara-t-il, s’enhardissant.


     — Boucle-la, salaud ! lui répondit paresseusement Caïus Julius. Qui ajouta, avec une franchise de Romain :


     — Ou je te transforme en viande froide !


     Cette semonce du plus brave des empereurs et des guerriers dégrisa le pauvre comptable. Il se cacha sous sa couverture  et s’assoupit en songeant tristement à sa vie angoissante.


     Au matin, Berlaga entendit d’étranges paroles à travers son sommeil :


     « On nous a flanqué un dingue. Nous étions bien, tous les trois, et maintenant… Comment faire avec lui ? Il pourrait bien nous mordre tous, ce maudit vice-roi… »


     À la voix, Berlaga reconnut Caïus Julius César. Ouvrant les yeux un peu plus tard, il vit l’homme-chien l’observer avec un vif intérêt. 


     « Je suis perdu, se dit-il. Il va me mordre ! »


     Mais l’homme-chien se mit soudain à applaudir, avant de demander d’une voix humaine :


     — Dites-moi, n’êtes-vous pas le fils de Foma Berlaga ?


     — Si, c’est moi, répondit le comptable avant de se reprendre brusquement et de se mettre à hurler :


     — Rendez son fidèle éléphant à un malheureux vice-roi !


     — Regardez-moi, invita l’homme-cabot. Vraiment, vous ne me reconnaissez pas ?


     — Mikhaïl Alexandrovitch ! s’exclama le comptable recouvrant la vue. Quelle rencontre !


     Le vice-roi et l’homme-chien s’embrassèrent avec effusion. Emportés par leur élan, leurs fronts se heurtèrent avec le bruit de deux boules de billard se rencontrant.  Mikhaïl Alexandrovitch avait les larmes aux yeux.


     — Alors, vous n’êtes pas fou ? demanda Berlaga. Pourquoi faites-vous l’imbécile ?


     — Et vous, pourquoi faites-vous l’imbécile ? Vous aussi ! Qu’on lui donne ses éléphants ! De plus, je dois vous dire, ami Berlaga, qu’un fou valable ne joue pas les vice-rois : c’est faible, vraiment faible.


     — Mon beau-frère m’avait dit que c’était une possibilité, se désola Berlaga.


     — Tenez, moi, par exemple, dit Mikhaïl Alexandrovitch. Un jeu subtil. L’homme-chien. Délire schizophrénique aggravé par une psychose maniaco-dépressive, avec en outre, notez-le, Berlaga, une conscience crépusculaire. Croyez-vous que ça ne m’ait pas demandé de travail ? J’ai étudié les sources. Avez-vous le livre du professeur Bleuler, La pensée autistique ? 


     — N-non, répondit Berlaga avec la voix d’un vice-roi se voyant retirer son ordre de la Jarretière et, dégradé, redevenant simple ordonnance.


     — Messieurs ! s’écria Mikhaïl Alexandrovitch. Il n’a pas lu Bleuler ! Venez, n’ayez pas peur. Il est autant roi que vous êtes César. 


     Les deux autres hôtes de la petite salle réservée aux malades difficiles s’approchèrent.


     — Vous n’avez pas lu Bleuler ? demanda Caïus Julius avec étonnement. Pardon, mais quels matériaux avez-vous utilisé pour votre préparation ?


     — Oh, il a dû s’abonner à la revue allemande Jahrbuch für Psychoanalytik  und Psychopatologik, supputa le moustachu anormal.


     Berlaga se sentait idiot . Et les trois connaisseurs continuaient à déverser des expressions savantes relevant du domaine de la théorie et de la pratique psychanalytiques. Ils tombaient d’accord sur le fait que Berlaga était mal parti, et que le médecin-chef Titanouchkine, dont on attendait d’un jour à l’autre le retour après une mission d’études, le démasquerait en un rien de temps. Ils ne s’étendaient pas sur le fait qu’ils ressentaient eux-mêmes de l’anxiété à cause du retour de Titanouchkine.


     — Et si je changeais de délire ? demeura peureusement Berlaga. Que dites-vous d’Émile Zola ou de Mahomet ?


     — Trop tard, dit Caïus Julius. Votre historique nosologique mentionne déjà le fait que vous êtes vice-roi, un fou ne peut pas changer de manie comme de chaussettes. Vous allez rester stupidement roi toute votre vie. Nous sommes ici depuis une semaine et nous savons comment ça fonctionne.


     Au bout d’une heure, Berlaga connaissait dans les moindres détails la véritable histoire des maladies de ses camarades de chambrée. 


     Mikhaïl Alexandrovitch s’était retrouvé à l’asile pour des raisons assez simples et plutôt banales. Gros nepman, il ne s’était pas acquitté, par mégarde, d’un reste d’impôt sur le revenu, quarante-trois mille roubles. Il se voyait pour cela menacé d’un voyage forcé dans le Grand Nord, or ses affaires réclamaient impérieusement la présence de Mikhaïl Alexandrovitch à Tchernomorsk. Douvanov, tel était le nom de l’homme qui se faisait passer pour une femme, semblait être un parasite de bas étage ayant des raisons de redouter une arrestation. Bien différent était Caïus Julius César, en réalité l’ancien avocat I. N. Starokhamski, selon son passeport. 


     Caïus Julius Starokhamski était entré à l’asile en raison de hautes considérations idéologiques.


     «  En Russie Soviétique, disait-il en se drapant dans sa couverture, l’asile d’aliénés est le seul endroit où peut vivre un homme normal. Tout le reste n’est qu’une immense pétaudière. Non, je ne peux pas vivre avec les bolcheviks, moi. Je me sens mieux ici, dans la compagnie des fous ordinaires. Ceux-là, au moins, ne construisent pas le socialisme. Et puis, on est nourri, ici. Tandis que dans leur pétaudière, il faut travailler. Mais moi, je ne travaillerai pas pour leur socialisme. Ici, au moins, j’ai ma liberté personnelle. Ma liberté de conscience. Ma liberté de parole.


     Voyant un infirmier à proximité, Caïus Julius Starokhamski se mit à crier d’une voix glapissante :


     «  Vive l’Assemblée Constituante ! Tout le monde au Forum !  Toi aussi, Brutus, tu t’es vendu aux apparatchiks ! » Et, se tournant vers Berlaga, il ajouta : « Vous voyez ? Je crie ce que je veux. Essayez donc, dehors ! »


     Toute la journée et une grande partie de la nuit, les quatre malades difficiles jouèrent au soixante-six sans vingt ni quarante, jeu de cartes difficile exigeant d’être maître de soi et débrouillard, d’avoir l’âme pure et l’esprit clair.


     Au matin, le professeur Titanouchkine rentra de son voyage d’études. Il les examina rapidement tous les quatre et ordonna de les flanquer dehors. L’ouvrage de Bleuler et la conscience crépusculaire aggravée par une psychose maniaco-dépressive ne furent d’aucun secours, pas plus que le Jahrbuch für Psychoanalytik  und Psychopatologik. Le professeur Titanouchkine n’avait aucune considération pour les simulateurs.


     Et ils s’enfuirent au-dehors en jouant des coudes au milieu des passants. Caïus Julius était en tête de cortège, suivi de la femme-homme et de l’homme-chien. Enfin venait, fermant la marche en traînant les pieds, le vice-roi détrôné qui maudissait son beau-frère et pensait à l’avenir avec effroi.


     

     

     Ayant terminé son récit instructif, le comptable Berlaga regarda tristement d’abord Borissokhlebski, puis Dreyfus, ensuite Sakharkov et enfin Lapidus junior ; il lui avait semblé, dans la demi-obscurité du couloir, les voir hocher la tête avec compassion. 


     « Vous voyez à quoi vous ont mené vos fantaisies, observa l’impitoyable Lapidus junior : en voulant échapper à une purge, vous en avez subi une autre. À présent, ça va barder pour votre matricule. Vous serez sûrement viré d’« Hercule » comme vous l’avez été de l’hôpital psychiatrique. » 


     Borissokhlebski, Dreyfus et Sakharkov restèrent sans rien dire. Et, sans un mot, ils s’éloignèrent lentement, se fondant dans l’obscurité.


     « Les amis ! s’écria d’une voix faible le comptable. Où allez-vous ? »


     Mais les amis s’enfuyaient à toutes jambes, et leurs pantalons dignes d’un orphelinat brillèrent une dernière fois dans l’escalier avant de disparaître. 


     « C’est moche, Berlaga, dit avec froideur Lapidus. Vous essayez en vain de m’embringuer dans vos sales filouteries antisoviétiques. Adieu !


     Et le vice-roi des Indes resta seul.


     Qu’as-tu donc fait, Berlaga ? Où étaient passés tes yeux, ô comptable ? Et qu’aurait dit papa Foma s’il avait su que son fils, au déclin de sa vie, se transformerait en vice-roi ? Voilà où t’ont mené, ô comptable, tes étranges relations avec monsieur Fount, président de nombreuses sociétés par actions au capital mixte et impur… Cela faisait même peur de penser à ce qu’aurait le vieux Foma des petits tours de son fils préféré. Mais il y a longtemps que Foma gît sous un séraphin de pierre à l’aile brisée, au deuxième cimetière chrétien. Seuls les petits garçons entrés là pour voler du lilas jettent à l’occasion un coup d’œil indifférent à l’épitaphe : « Ta route s’est achevée. Dors, pauvre F. Berlaga que tout le monde aimait. » Mais peut-être le vieillard n’eût-il rien dit. Bien sûr, puisque lui-même n’avait pas toujours mené une vie très droite. Il aurait simplement conseillé à son fils d’être plus prudent et de ne pas trop se fier, pour les affaires sérieuses, à son beau-frère. Oui, Dieu sait ce que tu as fabriqué, comptable Berlaga !    


     Les pénibles réflexions qui s’étaient emparées de l’ex-gouverneur général et représentant de George V en Inde furent interrompues par des cris venant de l’escalier :


     « Berlaga ! Où est-il ? Quelqu’un le demande. Ah, le voici. Avancez, citoyen !


     Le Délégué  général aux sabots fit son apparition dans le couloir. Balançant ses grands bras comme un soldat de la Garde, Balaganov s’approcha de Berlaga et lui remit la convocation suivante :


     Au cam. Bèrlaga. Vous voudrèz bièn, dès rècèption dè cèttè convocation, vous prèsèntèr afin d’èclaircir cèrtains dètails.


     Le papier portait le tampon de la succursale de Tchernomorsk de l’Office arbatovien pour le stockage des cornes et des sabots, ainsi qu’un sceau rond que Berlaga aurait eu bien de la peine à déchiffrer si l’idée d’essayer lui était venue. Mais le comptable fugitif était si déprimé par les malheurs qui s’étaient abattus sur lui qu’il se contenta de demander :


     — Je peux téléphoner chez moi ? 


     — Pour quoi faire ? répondit, renfrogné, le responsable aux sabots.



     

     Deux heures plus tard, la foule massée devant le cinéma Le Capitole et attendant la première séance en regardant à droite et à gauche pour tromper l’ennui vit un homme sortir de l’Office pour le stockage des cornes et des sabots et s’en aller lentement en se tenant le cœur. C’était le comptable Berlaga. Il se mouvait sans assurance, au début, avant d’accélérer peu à peu l’allure. Ayant tourné le coin de la rue, le comptable fit subrepticement un signe de croix, puis se mit à foncer tête baissée. Bientôt, il était de retour à son bureau de la Comptabilité et fixait, hébété, son grand livre de comptes. Les chiffres s’envolaient et faisaient des acrobaties devant ses yeux. 


     Le Grand Combinateur referma bruyamment la chemise renforcée contenant le « dossier Koreïko », jeta un coup d’œil à Fount qui siégeait sous la nouvelle inscription « Président du Directoire » et dit :


     — Quand j’étais très jeune, très pauvre et que je gagnais ma vie en exhibant, à la foire de Kherson, un gros moine à la forte poitrine que je faisais passer pour une femme à barbe, inexplicable phénomène de la nature, je n’étais pas tombé aussi bas que ce vil Berlaga.


     — Un triste sire, une nullité, approuva Panikovski qui apportait le thé. Apprendre qu’il existait des êtres encore plus vils que lui le réjouissait.


     — Berlaga, ce n’est pas une tête, fit savoir le président-pour-la-prison avec la lenteur qui lui était propre. MacDonald, voilà une tête. Son idée de conciliation des classes dans l’industrie…


     — Bon, bon, dit Bender. Nous consacrerons une séance spéciale à l’examen de vos vues sur MacDonald et autres hommes d’État bourgeois. Je n’ai pas le temps maintenant. C’est vrai que Berlaga n’est pas une tête, mais il nous a appris quelque chose à propos de la vie et de l’activité des société par actions autodestructrices.


     Le Grand Combinateur se sentit soudain d’humeur joyeuse. Tout marchait parfaitement. Personne n’apportait plus de cornes puantes.  On pouvait tenir le travail de la succursale de Tchernomorsk pour satisfaisant, bien que la poste eût encore amené au bureau un nouveau tas de lettres officielles, de circulaires et de demandes de renseignements, et que Panikovski se fût par deux fois rendu à la Bourse du travail pour trouver une secrétaire.


     — Bien ! s’écria brusquement Ostap. Où est Kozlewicz ? Où est l’« Antilope » ? Qu’est-ce c’est que cet établissement sans automobile ? Je dois aller à une réunion. Tout le monde m’invite, les gens ne peuvent pas se passer de moi. Où est Kozlewicz ?


     Panikovski détourna le regard et soupira :


     — Quelque chose ne va pas avec Kozlewicz.


     — Comment ça, quelque chose ne va pas ? Il est ivre, c’est ça ?


     — Pire que ça, répondit Panikovski. Nous avions peur de vous le dire. Les prêtres catholiques lui ont bourré le crâne.


     Ce disant, le courrier jeta un regard au Délégué général aux sabots, et tous deux hochèrent tristement la tête.

     







Notice synthétique



     Le titre est en sabir, quelque chose comme : Les annales du psychanalyste… On le retrouvera plus loin.


     Le travail tendu : on dirait de nos jours : stressant…

     

     Au sujet de Berlaga : revoir le chapitre 4.


     L’histoire du comptable fugitif, récit à l’intérieur du récit, rappelle les procédés de la littérature européenne classique et, en russe, L’Histoire du capitaine Kopiéïkine, à la fin de la première partie des Âmes mortes.


     Rappel : les « huit camarades aux yeux gris » sont des agents de la Guépéou, nous en avons entendu parler au chapitre 11.


     « Tout est possible aux fous » : cette ironie m’évoque Zochtchenko.


     Nahib : gouverneur (préfet), en arabe, d’après une page en russe. Abrek : montagnard caucasien guerroyant contre les troupes russes. Kounak : ami, au Caucase ; le terme a été rencontré dans Un héros de notre temps (Bella)… Le beau-frère a raison d’être dubitatif. On remarquera la tournure négative : «  Je ne suis rien de plus… »  Il est compliqué, dans un monde d’ex et de ci-devant, de prétendre à la grandeur.


     On peut repérer des mots dans la langue d’oiseau du fou : « raba » est le génitif du mot « esclave » et « jaba », c’est le crapaud…


     À propos de la disparition du détroit de Behring, voici une note de bas de page due à Ilf et Petrov :

     « Selon les informations dont disposent les auteurs, le détroit de Behring manquait bien sur la carte qui rendit fou le pauvre géographe. L’idiotie des éditions Le livre et le pôle en était responsable. Les coupables reçurent le châtiment qu’ils méritaient. Le directeur de la maison d’éditions fut relevé de ses fonctions et renvoyé à la base ; les autres s’en tirèrent avec un blâme avec avertissement. »

     Cette note ne fait qu’épaissir le mystère : les auteurs sont-ils partis d’un fait réel, ou ont-ils imaginé tout cela ?


     Julius Heinrich Zimmerman était un célèbre fabricant d’instruments de musique. Il avait ouvert à la fin du dix-neuvième siècle des magasins dans différentes villes de Russie, avant de rentrer en Allemagne. L’un de ces magasins fut mis à sac à Moscou par la foule lors d’un pogrom anti-allemand, d’après Wikipedia en russe. I. Chtcheglov dit qu’il aurait émigré en 1917, mais qu’on voyait dans tout Odessa des publicités pour ses instruments… Les informations sont ici un peu contradictoires.


     À propos de Bleuler :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Eugen_Bleuler


     « menacé d’un voyage forcé dans le Grand Nord » : allusion transparente que l’historien Andreï Amalrik (1938-1980) a repris dans son Voyage involontaire en Sibérie. Ce livre fut traduit en français en 1970, en même temps que son célèbre L’URSS survivra-t-elle en 1984 ? (d’après une note d’A. Préchac)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Andre%C3%AF_Amalrik


     Le festival des noms continue : l’ex-avocat devenu César s’appelle Vieuxgoujat… Mais ses « considérations idéologiques » sont très intéressantes : elles me rappellent ce que racontait ironiquement Zochtchenko dans l’histoire du singe libéré de sa cage par un bombardement : on est plus heureux en captivité :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/100717/les-aventures-dun-singe-mikhail-zochtchenko

     Alain Préchac pense, pour sa part, à la visite que fit Tchekhov en 1890 aux forçats de Sakhaline, dont certains lui faisaient la confidence que c’était le seul endroit de Russie où l’on était libre, puisqu’on ne risquait pas de peine plus rigoureuse que celle qu’on purgeait déjà (le stalinisme saura arranger cela). Il pense ensuite à Salle n°6, du même Tchékhov, puis à la fin du Docteur Jivago. On peut y ajouter la liberté retrouvée au sein de l’enfermement des travailleurs scientifiques de la charachka de Soljénitsyne, évoquée dans Le Premier Cercle.

     Il y a là une virulente critique du totalitarisme, obligeant à faire et à dire – il entrait même dans les rêves du malheureux monarchiste. On s'attendrait à ce que la suite du chapitre  critique la position de l’ancien avocat, histoire de dédouaner les auteurs…


     La pétaudière : le terme russe dit exactement : superpétaudiere, en transcrivant d’ailleurs le mot anglais bedlam.


     Rappel : l’Assemblée Constituante avait été dispersée manu militari par les Bolcheviks en janvier 1918. Sur le Forum : https://fr.wikipedia.org/wiki/Forum_Romain_(Rome)

Notre pseudo-fou mélange tout avec zèle…


     À propos du jeu de cartes :

 https://fr.wikipedia.org/wiki/Soixante-six_(jeu_de_cartes)


     On peut revoir, au chapitre 4, la conversation de Lapidus avec Koreïko à propos de Berlaga : elle éclaire son attitude présente. Adieu est ici simplement transcrit du français.

     

     Le deuxième cimetière chrétien : avant la Révolution, les cimetières chrétiens et les cimetières juifs étaient séparés, à Odessa (note d’A. Préchac). Rappelons que la population juive formait le tiers de la ville. Ce qui donnait lieu à des pogroms comme celui de 1905, rapporté de façon sinistrement allusive par A. Kouprine dans la nouvelle Gambrinus.


     Le jeu de mots Capital/Capitole continue, quant au nom du cinéma. Passe mal en français. En tout cas, ce n’était pas une coquille.

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