Voici le cycle des cinq nouvelles, y compris au format pdf :
Je dédie cette traduction à ma belle-fille Mélanie, en lui souhaitant un prompt rétablissement.
Je dédie cette traduction à ma belle-fille Mélanie, en lui souhaitant un prompt rétablissement.
Mme Prostakova
Ce petit père a toujours aimé
les histoires.
Skotinine
Mitrophane est comme moi.
Le dadais1
Ayant entrepris d’assurer l’édition des Récits d’I. P. Bielkine, proposés maintenant au public, nous souhaitions y joindre au moins une courte biographie de l’auteur défunt, de façon à satisfaire en partie la curiosité légitime des amateurs de notre littérature nationale. Pour ce faire, nous nous étions adressés à Maria Alexeïevna Trafilina, la plus proche parente et l’héritière d’Ivan Pétrovitch Bielkine ; il fut malheureusement impossible à celle-ci de nous fournir le moindre renseignement à son sujet, car elle n’avait pas du tout connu le défunt. Elle nous conseilla de nous adresser à ce sujet à un citoyen respectable et vieil ami d’Ivan Pétrovitch. Ayant suivi ce conseil, nous reçûmes la réponse désirée. Nous la donnons ci-dessous sans aucune modification ni commentaire, en tant que précieux témoignage d’un type d’idées élevées, ainsi que d’une amitié touchante, et par ailleurs source très suffisante d’information biographique.
Cher Monsieur *** !
J’ai eu l’honneur de recevoir le 23 votre honorée du 15 de ce mois dans laquelle vous exprimiez le désir d’obtenir des informations détaillées sur les dates de naissance et de décès, sur les activités de service et la vie de famille, ainsi que sur les centres d’intérêt et le caractère de feu Ivan Pétrovitch Bielkine, dont le domaine était voisin du mien, et qu’une amitié sincère liait à moi. C’est avec un grand plaisir que j’exauce votre souhait, et je vous envoie, cher Monsieur, tout ce qui me revient en mémoire, concernant sa conversation et aussi mes observations personnelles.
Ivan Pétrovitch Bielkine naquit en l’an 1798 au village de Gorioukhino, de nobles et honnêtes parents. Son père, le commandant en second2 Piotr Ivanovitch Bielkine, avait épousé la demoiselle Pélaguéïa Gavrilovna, née Trafilina. Ce n’était pas un homme riche, mais il vivait frugalement et s’y entendait dans la gestion de son bien. Le sacristain du village assura l’instruction primaire de leur fils. il semble que celui-ci lui doive son goût pour la lecture et son intérêt pour la littérature russe. Il prit en 1815 du service dans un régiment de chasseurs à pied (j’ai oublié le numéro du régiment), et y resta jusqu’en 1823; La mort de ses parents, survenue presque en même temps l’obligea à prendre sa retraite et à retourner à son village de Gorioukhino, patrimoine3 dont il héritait.
Une fois à la tête du domaine, Ivan Pétrovitch, à cause de son inexpérience et de la bonté de son cœur, eut tôt fait de le négliger et de laisser se relâcher l’ordre rigoureux qu’avait établi son défunt père. Ayant congédié le staroste adroit et consciencieux dont les paysans (à leur habitude) étaient mécontents, il confia la charge du village à sa vieille économe4, laquelle avait acquis sa confiance par son art de conter les histoires. Cette stupide vieille n’avait jamais été capable de distinguer un assignat de vingt-cinq roubles d’un autre de cinquante ; comme elle était la commère5 de tous les paysans, ceux-ci ne la craignaient pas du tout ; le staroste qu’ils élirent, les favorisait tant et plus, et filoutait de concert avec eux, au point qu’Ivan Pétrovitch fut dans l’obligation de supprimer la corvée et d’instituer une redevance fort modeste ; même là, les paysans profitèrent de sa faiblesse et obtinrent de lui une franchise établie pour la première année, et purent payer par la suite les deux tiers de leur redevance en noix, airelles rouges, etc. Et il restait toujours des arrérages.
En tant qu’ami du défunt père d’Ivan Pétrovitch, j’estimais de mon devoir d’offrir aussi mes conseils à son fils, et me proposai à plusieurs reprises de rétablir chez lui l’ancien ordre qu’il avait délaissé. Pour ce faire, arrivé un jour chez lui, j’exigeai de voir les livres de compte, fis venir le staroste malhonnête et me mis, en présence d’Ivan Pétrovitch, à faire l’examen desdits livres. Le jeune propriétaire me suivit au début avec toute l’attention et toute l’application possibles ; mais lorsqu’il apparut, d’après les comptes, qu’au cours des deux dernières années, le nombre des paysans avait augmenté, tandis que celui des volailles et du bétail avait sciemment diminué, Ivan Pétrovitch se contenta de cette première information et ne m’écouta pas davantage ; au moment où mon enquête et mon interrogatoire sévère avaient mis le staroste escroc dans la plus grande des confusions et l’avaient réduit au silence, j’entendis avec un grand dépit Ivan Pétrovitch ronfler fortement sur sa chaise. Dès lors, je cessai de me mêler de sa gestion et confiai son domaine et lui-même aux décisions du Très-Haut.
Ce qui, du reste, n’affecta nullement nos relations ; car, ressentant de la compassion pour sa faiblesse et pour cette funeste incurie commune à tous nos jeunes gentilshommes, j’aimais vraiment Ivan Pétrovitch ; et il était impossible de ne pas aimer un jeune homme aussi doux et aussi honnête. De son côté, Ivan Pétrovitch montrait à mon âge du respect et m’était sincèrement dévoué. Jusqu’à sa mort, il me vit presque tous les jours ; il appréciait la simplicité de ma conversation, quand bien même nous différions pour l’essentiel de par nos habitudes, nos façons de penser et nos caractères.
Ivan Pétrovitch menait une vie sobre, en évitant tous les excès ; je ne l’ai jamais vu éméché (ce qui, dans nos contrées, peut passer pour un miracle inouï) ; il avait un grand penchant pour le sexe féminin, mais sa pudeur était véritablement virginale6.
En dehors des récits dont vous avez bien voulu faire mention dans votre lettre, Ivan Pétrovitch a laissé bon nombre de manuscrits, dont une partie se trouve chez moi ; son économe en a utilisé une autre partie pour divers besoins domestiques. Ainsi, l’hiver dernier, toutes les fenêtres de son pavillon ont-elles été calfeutrées avant la première partie d’un roman inachevé. Les récits susmentionnés étaient apparemment son premier essai. Ils sont, comme le disait Ivan Pétrovitch, pour la plupart véridiques, ils lui avaient rapportés par diverses personnes7. Toutefois, il a lui-même inventé presque tous les noms de personnes, tandis que ceux des villages et localités sont empruntés à nos alentours, si bien que mon propre village se trouve mentionné8 quelque part. Cela provient uniquement d’un manque d’imagination, et non d’une quelconque mauvaise intention.
À l’automne 1828, Ivan Pétrovitch tomba malade : il avait pris froid, sa fièvre se mua en fièvre chaude et il mourut en dépit du zèle et de la vigilance de notre médecin de district, homme très habile dans le traitement des maladies persistantes comme les cors aux pieds et autres du même genre. Il trépassa dans mes bras dans sa trentième année et fut enterré à l’église de Gorioukhino, auprès de ses défunts parents.
Ivan Pétrovitch était de taille moyenne, il avait les yeux gris, les cheveux châtain clair et le nez droit ; il avait le teint pâle et le visage maigre.
Voilà, cher Monsieur, tout ce dont je me souviens, relativement à la façon de vivre, aux centres d’intérêt, au caractère et à l’apparence de feu mon voisin et ami. Mais au cas où vous trouveriez bon de faire quelque usage de cette lettre, je vous prierai humblement de ne mentionner nulle part mon nom ; en effet, bien qu’aimant et estimant les auteurs, je trouve inutile et peu convenable à mon âge d’accéder à l’état de littérateur. Avec mon respect sincère, etc.
Le 16 novembre 1830,
Au bourg de Niénaradovo10
Estimant de notre devoir de respecter la volonté de l’honorable ami de notre auteur, nous lui exprimons notre plus profonde gratitude pour les renseignements fournis, en espérant que le public appréciera leur sincérité et leur bonhomie.
A. P.
Notes
Datant de quelques années, l'ancienne traduction a été entièrement revue pour préparer une édition des cinq "Récits de feu Bielkine".
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Ne voyons-nous pas chaque jour les cercueils,
Les rides d’un monde vieillissant ?
Dierjavine1
Le reste du bric-à-brac du marchand de cercueils Adrien Prokhorov fut flanqué dans le corbillard et les deux rosses étiques se traînèrent pour la quatrième fois de la rue Basmannaïa à la rue Nikitskaîa, où emménageait Prokhorov avec sa maisonnée. Ayant cadenassé l’ancien magasin, il plaça sur le portail un écriteau indiquant que la maison était à vendre ou à louer, puis se rendit à pied à sa nouvelle demeure. En approchant de la maisonnette jaune qui le tentait depuis si longtemps et qu’il venait enfin d’acquérir pour une coquette somme, le vieux marchand de cercueils constata avec surprise qu’il ne ressentait pas de joie. En franchissant le seuil encore mal connu, et en trouvant le désordre le plus complet dans son nouveau logis, il eut un soupir en repensant à son ancienne masure où il avait fait régner, dix-huit ans durant, un ordre rigoureux ; il réprimanda ses deux filles et la femme à toutes mains qu’il employait, leur reprochant de lambiner, et se mit lui-même à les aider. Bientôt, tout fut à l’endroit ; l’armoire aux icônes, le vaisselier, le divan et le lit occupèrent la place qui leur était assignée dans la pièce du fond ; dans la cuisine et au salon se retrouvèrent les articles du patron : les cercueils de toutes les tailles et toutes les couleurs, ainsi que les armoires contenant les chapeaux de deuil, les manteaux et les flambeaux. À la porte cochère, l’enseigne, un Amour grassouillet tenant à la main un flambeau renversé, annonça : Vente et garniture de cercueils simples ou peints, location de cercueils, réparation de cercueils usagés. Les jeunes filles s’en furent dans leur petite chambre. Adrien fit le tour de sa maison, s’assit près de la fenêtre et ordonna de faire chauffer le samovar.
Le lecteur éclairé sait2 que, aussi bien chez Shakespeare que chez Walter Scott, les fossoyeurs sont gens joyeux et facétieux, comme pour mieux frapper nos imaginations par ce contraste. Par respect pour la vérité, nous ne pouvons suivre leur exemple, et il nous faut reconnaître que le caractère de notre héros s’accordait parfaitement avec son lugubre métier. Adrien Prokhorov était le plus souvent morose et songeur. Il ne sortait de son silence que pour chapitrer ses filles lorsqu’il les surprenait les bras ballants, occupées à regarder les passants par la fenêtre, ou bien pour demander un prix exagéré pour ses articles à ceux qui avaient le malheur (mais parfois aussi le plaisir) d’avoir besoin de recourir auxdits articles. Or donc, Adrien, assis devant la fenêtre et buvant sa septième tasse de thé, était plongé dans de tristes réflexions; Il pensait à la pluie battante qui avait surpris, une semaine plus tôt, juste à la barrière de la ville, le cortège funèbre d’un brigadier en retraite. Plus d’un manteau avait rétréci, plus d’un chapeau s’était gondolé. Il prévoyait d’inévitables dépenses, car sa vieille réserve de vêtements de deuils était dans un état pitoyable. Il avait l’espoir de se rattraper de sa perte grâce à la vieille Trioukhina, une marchande qui était sur son lit de mort depuis près d’un an. Mais la Trioukhina se mourait à Razgouliaï et Prokhorov redoutait que ses héritiers, reniant leurs engagements et reculant devant la distance, ne s’entendissent avec un entrepreneur du coin.
Ces ruminations furent brusquement interrompues par trois coups frappés à la porte, rituel maçonnique3.. « Qui est là ? » demanda Prokhorov. La porte s’ouvrit et livra passage à un homme dans lequel on reconnaissait au premier coup d’œil un artisan allemand et qui, l’air joyeux, s’approcha du marchand de cercueils. « Excusez-moi, aimable voisin, fit-il dans ce russe abâtardi qui nous fait rire encore de nos jours, excusez-moi de vous déranger… je souhaitais faire au plus vite votre connaissance. Je suis cordonnier, je m’appelle Gottlieb Schulz et j’habite de l’autre côté de la rue, dans cette maisonnette juste en face de vos fenêtres. Je fête demain mes noces d’argent et je vous invite, vous et vos filles, à venir déjeuner chez moi en bonne amitié. » L’invitation fut accueillie favorablement et le marchand de cercueils pria le cordonnier de s’asseoir pour prendre une tasse de thé ; grâce au tempérament sociable de Gottlieb Schulz, ils eurent vite une discussion très cordiale.
« Comment vont les affaires de Votre Grâce ? s’enquit Adrien.
— Hé-hé-hé, répondit Schulz, couci-couça. Je n’ai pas à me plaindre. Bien sûr, mon commerce n’est pas le vôtre : on peut se passer de bottes, mais un mort ne peut vivre sans cercueil4.
— C’est la pure vérité, observa Adrien, sapristi, si quelqu’un n’a pas de quoi se payer des bottes, il peut toujours rester pieds nus, soit dit sans vous offenser ; mais même un mendiant mort obtient son cercueil, fût-ce gratis. »
Cette conversation se prolongea encore de la sorte quelque temps ; enfin, le cordonnier se leva et prit congé en renouvelant son invitation.
Le lendemain, sur le coup de midi, le marchand de cercueils et ses filles sortirent par la porte de la cour de leur nouvelle demeure et s’en allèrent chez leur voisin. Dérogeant ici à l’usage en cours chez les romanciers actuels5, je ne vais pas décrire le caftan russe d’Adrien Prokhorov, pas plus que la toilette à l’européenne d’Akoulina et de Daria. Je crois cependant qu’il n’est pas superflu de faire remarquer que les deux jeunes filles portaient des souliers rouges et des chapeaux jaunes, ce qu’elles réservaient à des occasions solennelles.
Le logement exigu du cordonnier était rempli d’invités, pour la plupart des artisans allemands accompagnés de leurs épouses et de leurs apprentis. Pour représenter les fonctionnaires russes, il ne se trouvait que le policier de quartier6 Iourko, un Finnois7 qui, en dépit de son humble condition, avait su acquérir les faveurs de leur hôte. Il servait à ce titre depuis vingt-cinq ans, avec loyauté et fidélité, comme le postillon de Pogorielski8. L’incendie de l’an douze9 qui détruisit la première capitale impériale avait anéanti jusqu’à sa guérite jaune. Mais aussitôt l’ennemi chassé, une nouvelle guérite surgit à sa place, grise cette fois, avec de petites colonnes doriques, et Iourko se remit à faire les cent pas devant avec la hache et la cuirasse de bure10. La plupart des Allemands domiciliés près de la Porte Nikitskaïa11 le connaissaient : il arrivait même à certains d’entre eux de rester dormir chez lui le dimanche soir. Adrien fit aussitôt sa connaissance, y voyant un homme dont on pouvait, tôt ou tard, avoir besoin, et ils se retrouvèrent assis l’un à côté de l’autre lorsqu’on passa à table. Monsieur et madame Schulz et leur fille Lottchen, demoiselle de dix-sept ans, tout en faisant honneur au repas, aidaient la cuisinière à faire le service. La bière coulait généreusement. Iourko mangeait comme quatre ; Adrien n’était pas en reste ; ses filles se montraient plus guindées ; la conversation – en allemand – se faisait, d’heure en heure, plus bruyante. Soudain, le maître de maison réclama l’attention de tous et, débouchant une bouteille de vin cachetée, dit à voix haute en russe : « À la santé de ma chère Louisa ! » Le vin pétillant moussa dans les verres. Leur hôte embrassa avec tendresse le frais visage de sa compagne12, jeune quadragénaire, et les invités burent en tumulte à la santé de la bonne Louisa. « À la santé de mes aimables invités ! » lança le maître de maison en ouvrant une autre bouteille – et les invités le remercièrent en vidant leurs verres. Alors, les toasts s’enchaînèrent : on but à la santé de chacun des convives en particulier, on but à la santé de Moscou et d’une pleine douzaine de petites villes allemandes, on but à la santé de toutes les corporations, en gros et en détail, on but à la santé des maîtres comme des compagnons. Adrien buvait avec ardeur et devint gai au point de risquer un toast facétieux. Tout-à-coup, l’un des invités, un boulanger corpulent, leva son verre en s’écriant : « À la santé de ceux pour qui nous travaillons, unserer Kundleute13 ! » Proposition qui, comme toutes les autres, fut acceptée dans une joyeuse unanimité. Les convives entreprirent de se saluer individuellement : le tailleur salua le cordonnier, celui-ci le salua en retour, le boulanger leur adressa son salut à tous les deux, eux-mêmes saluèrent le boulanger, et ainsi de suite. Au beau milieu de ces salutations réciproques, Iourko s’écria à l’adresse de son voisin : « Allons, petit père, bois donc à la santé de tes macchabées ! » Ce qui déclencha l’hilarité générale, mais le marchand de cercueils se renfrogna, prenant mal la chose. Personne ne s’en aperçut, la beuverie se poursuivit, et les vêpres sonnaient déjà quand on se leva de table.
Les invités se séparèrent tard, et d’humeur joyeuse, pour la plupart. Le gros boulanger et un relieur, dont le visage
ressemblait à une reliure de maroquin rouge14,
raccompagnèrent Iourko à sa guérite, chacun lui prenant un bras, se conformant pour l’occasion à l’expression russe qui signfie : à charge de revanche. Le marchand de cercueils rentra chez lui ivre et irrité.
« En quoi donc, ratiocinait-il à haute voix, en quoi ma profession est-elle moins honorable que les autres ? Marchand de cercueils, ce serait comme bourreau ? Qu’ont-ils à rire, ces hérétiques15 ? Suis-je un bouffon, par hasard ? Moi qui voulais les inviter à venir faire bombance, à pendre la crémaillère chez moi : pas question ! Je vais plutôt inviter ceux pour qui je travaille : mes défunts orthodoxes16.
— Y penses-tu, petit père ? fit sa femme de chambre, occupée à le déchausser. En voilà des absurdités ! Signe-toi bien vite ! Inviter les morts à venir pendre la crémaillère ! Quelle horreur !
— C’est juré, je vais les inviter, reprit Adrien, et pour demain, même. Mes bienfaiteurs, je vous invite à un festin demain soir chez moi ; ce sera à la fortune du pot17. »
Ayant dit, le marchand de cercueils gagna son lit et se mit très vite à ronfler.
Il ne faisait pas encore jour lorsqu’on réveilla Adrien. La marchande Trioukhina avait rendu l’âme pendant la nuit, et son commis avait dépêché un coursier au grand galop pour en informer Adrien. Le marchand de cercueils lui donna dix kopecks de pourboire18, s’habilla en toute hâte et partit en fiacre pour Razgouliaï. Devant le portail de la défunte se tenaient déjà des agents, et des marchands déambulaient comme des corbeaux ayant flairé un cadavre. Jaune comme de la cire, mais point encore affectée par la décomposition, la morte était allongée sur une table19. Autour d’elle se pressaient parents, voisins et domestiques. Toutes les fenêtres étaient ouvertes ; des cierges brûlaient ; des prêtres récitaient des prières. Adrien s’approcha du neveu de Trioukhina, jeune marchand vêtu d’une redingote à la mode, pour lui déclarer que le drap mortuaire et les autres accessoires funèbres lui seraient fournis sans délai et en parfait état. L’héritier le remercia distraitement, ajoutant qu’il ne discuterait pas le prix et qu’il s’en remettait à la probité du marchand. À son habitude, le fabricant de cercueils jura de s’en tenir au juste prix ; il échangea un regard chargé de sens avec le commis et s’en fut prendre ses dispositions. Il fit toute la journée des allers-retours entre Razgouliaï et la Porte Nikitskaïa ; au soir, il en eut terminé et revint chez lui à pied, ayant renvoyé le cocher. Il faisait clair de lune. Le marchand de cercueils parvint sans encombre à la Porte Nikitskaïa. Près de la Cathédrale de l’Ascension20, il s’entendit héler par notre sergent Iourko qui, ayant reconnu l’homme des pompes funèbres, lui souhaitait bonne nuit. Il était déjà tard. Le fabricant de cercueils approchait de sa maison lorsqu’il lui sembla voir quelqu’un venir près de sa porte, l’ouvrir et disparaître à l’intérieur. « Qu’est-ce donc ? pensa-t-il. On a encore besoin de moi ? Ou n’est-ce pas plutôt un voleur ? Ou bien des amants venus conter fleurette à mes bêtasses ? Ça se pourrait bien ! » Et le marchand de cercueil songeait déjà à appeler son ami Iourko à l’aide. À cet instant, une autre silhouette apparut près de la porte, s’apprêtant à entrer, mais, apercevant le maître de maison qui accourait, elle s’arrêta et ôta son chapeau tricorne. Adrien eut l’impression de reconnaître l’individu, sans pourtant avoir eu le temps de bien l’observer. « Vous êtes venu me voir ? fit-il, essoufflé. Je vous en prie, entrez. — Pas de cérémonies, petit père, répondit l’autre d’une voix sourde, passe devant, montre le chemin à tes invités ! » Adrien n’avait guère eu le temps de faire des cérémonies. Le portillon était ouvert, il monta l’escalier, l’autre derrière lui. Il sembla au fabricant de cercueils qu’on marchait dans l’appartement. « Quelle diablerie est-ce là ? » se dit-il en se dépêchant d’entrer… là, les jambes lui manquèrent. La pièce était pleine de morts. Par la fenêtre, la lune éclairait leurs figures jaunies ou bleuies, leurs bouches effondrées faisant saillir leurs nez… Adrien reconnut avec épouvante en eux les gens enterrés par ses soins, et celui qui l’avait suivi n’était autre que le brigadier enterré sous l’averse. Les dames comme les messieurs, ils vinrent tous entourer le marchand de cercueils, lui adressant saluts et compliments, en dehors d’un pauvre hère enterré récemment sans avoir rien payé, qui restait humblement à l’écart, cachant sa gêne et ses haillons dans un coin. Tous les autres avaient des tenues décentes : les femmes en bonnets à rubans, les gradés21 en uniformes mais la barbe en désordre, les marchands en caftans de fête. « Vois-tu, Prokhorov, dit le brigadier au nom de toute l’honorable compagnie, nous nous sommes tous levés à ton invitation ; seuls sont restés chez eux ceux à qui manquait la force, ceux qui sont en ruines, qui n’ont plus que la peau sur les os, et encore l’un d’eux n’a-t-il pas résisté à l’appel, tant grande était son envie de venir chez toi… » À ce moment, un petit squelette fendit la foule et s’approcha d’Adrien. Son crâne souriait avec aménité au marchand de cercueils. Des lambeaux de drap rouge ou d’un vert jauni pendaient sur lui comme sur une gaule, et les os de ses jambes cognaient dans ses grandes bottes comme des pilons dans des mortiers… « Tu ne me reconnais pas, Prokhorov, dit le squelette. Te souviens-tu du sergent de la Garde à la retraite Piotr Pétrovitch Kourilkine, celui-là même à qui, en 1799, tu as vendu ton premier cercueil – avec du pin en guise de chêne ? » À ces mots, le mort lui tendit les bras pour une étreinte osseuse – mais Adrien, rassemblant ses forces, le repoussa en jetant un cri. Piotr Pétrovitch chancela, tomba et s’éparpilla complètement. Un murmure d’indignation s’éleva chez les morts ; tous défendirent l’honneur de leur camarade et se pressèrent contre Adrien, l’injure et les menaces à la bouche, et le pauvre maître de maison, rendu sourd par leurs clameurs et à moitié écrasé, perdit contenance et s’écroula, évanoui, sur les os du sergent de la garde à la retraite.
Le soleil éclairait depuis longtemps le lit où gisait le marchand de cercueils. Ce dernier ouvrit enfin les yeux et vit devant lui la femme de ménage souffler pour activer le feu dans le samovar. Adrien se souvint avec épouvante des événements survenus la veille. Trioukhina, le brigadier et le sergent Kourilkine repassèrent confusément dans son esprit. Il attendit en silence que l’employée entamât la conversation et dît quelque chose à propos de la suite de ses aventures nocturnes.
« Qu’est-ce que tu as dormi, petit père, Adrien Prokhorovitch22, déclara Axinia en lui donnant sa robe de chambre. Le tailleur d’à côté est venu te voir, et le factionnaire du quartier est passé en coup de vent pour t’informer que c’est aujourd’hui la fête du commissaire de police, mais comme tu dormais23, nous n’avons pas voulu te réveiller.
— Et n’est-on point venu de chez la défunte Trioukhina ?
— Défunte ? Serait-elle morte ?
— Triple buse ! Ne m’as-tu pas aidé hier à organiser son enterrement ?
— Dis donc, petit père, tu perds la boule, ou c’est-y que t’es encore à cuver ta muflée d’hier ? Tu as ripaillé chez l’Allemand toute la journée, tu es rentré ivre, tu t’es jeté sur ton lit et tu as dormi jusqu’à maintenant, même que les cloches ont fini de sonner pour la messe.
— Pas possible ! fit le marchand de cercueils, tout content.
— Pour sûr, que c’est vrai, répondit la servante.
— Eh bien, dans ce cas, donne-moi du thé en vitesse, et dis aux filles de venir24. »
Notes