lundi 7 octobre 2024

Les "Récits de Bielkine" : la préface de Pouchkine

                                                                


                                                                      Mme Prostakova


                                                            Ce petit père a toujours aimé

                                                            les histoires.


                                                                      Skotinine


                                                            Mitrophane est comme moi.



                                                                                                   Le dadais1






Note de l’éditeur



     Ayant entrepris d’assurer l’édition des Récits d’I. P. Bielkine, proposés maintenant au public, nous souhaitions y joindre au moins une courte biographie de l’auteur défunt, de façon à satisfaire en partie la curiosité légitime des amateurs de notre littérature nationale. Pour ce faire, nous nous étions adressés à Maria Alexeïevna Trafilina, la plus proche parente et l’héritière d’Ivan Pétrovitch Bielkine ; il fut malheureusement impossible à celle-ci de nous fournir le moindre renseignement à son sujet, car elle n’avait pas du tout connu le défunt. Elle nous conseilla de nous adresser à ce sujet à un citoyen respectable et vieil ami d’Ivan Pétrovitch. Ayant suivi ce conseil, nous reçûmes la réponse désirée. Nous la donnons ci-dessous sans aucune modification ni commentaire, en tant que précieux témoignage d’un type d’idées élevées, ainsi que d’une amitié touchante, et par ailleurs source très suffisante d’information biographique.


     Cher Monsieur *** !


     J’ai eu l’honneur de recevoir le 23 votre honorée du 15 de ce mois dans laquelle vous exprimiez le désir d’obtenir des informations détaillées sur les dates de naissance et de décès, sur les activités de service et la vie de famille, ainsi que sur les centres d’intérêt et le caractère de feu Ivan Pétrovitch Bielkine, dont le domaine  était voisin du mien, et qu’une amitié sincère liait à moi. C’est avec un grand plaisir que j’exauce votre souhait, et je vous envoie, cher Monsieur, tout ce qui me revient en mémoire, concernant sa conversation et aussi mes observations personnelles.

     Ivan Pétrovitch Bielkine naquit en l’an 1798 au village de Gorioukhino, de nobles et honnêtes parents. Son père, le commandant en second2 Piotr Ivanovitch Bielkine, avait épousé la demoiselle Pélaguéïa Gavrilovna, née Trafilina. Ce n’était pas un homme riche, mais il vivait frugalement et s’y entendait dans la gestion de son bien. Le sacristain du village assura l’instruction primaire de leur fils. il semble que celui-ci lui doive son goût pour la lecture et son intérêt pour la littérature russe. Il prit en 1815 du service dans un régiment de chasseurs à pied (j’ai oublié le numéro du régiment), et y resta jusqu’en 1823; La mort de ses parents, survenue presque en même temps l’obligea à prendre sa retraite et à retourner à son village de Gorioukhino, patrimoine3 dont il héritait. 

     Une fois à la tête du domaine, Ivan Pétrovitch, à cause de son inexpérience et de la bonté de son cœur, eut tôt fait de le négliger et de laisser se relâcher l’ordre rigoureux qu’avait établi son défunt père. Ayant congédié le staroste adroit et consciencieux dont les paysans (à leur habitude) étaient mécontents, il confia la charge du village à sa vieille économe4, laquelle avait acquis sa confiance par son art de conter les histoires. Cette stupide vieille n’avait jamais été capable de distinguer un assignat de vingt-cinq roubles d’un autre de cinquante ; comme elle était la commère5 de tous les paysans, ceux-ci ne la craignaient pas du tout ; le staroste qu’ils élirent, les favorisait tant et plus, et filoutait de concert avec eux, au point qu’Ivan Pétrovitch fut dans l’obligation de supprimer la corvée et d’instituer une redevance fort modeste ; même là, les paysans profitèrent de sa faiblesse et obtinrent de lui une franchise établie pour la première année, et purent payer par la suite les deux tiers de leur redevance en noix, airelles rouges, etc. Et il restait toujours des arrérages.

     En tant qu’ami du défunt père d’Ivan Pétrovitch, j’estimais de mon devoir d’offrir aussi mes conseils à son fils, et me proposai à plusieurs reprises de rétablir chez lui l’ancien ordre qu’il avait délaissé. Pour ce faire, arrivé un jour chez lui, j’exigeai de voir les livres de compte, fis venir le staroste malhonnête et me mis, en présence d’Ivan Pétrovitch, à faire l’examen desdits livres. Le jeune propriétaire me suivit au début avec toute l’attention et toute l’application possibles ; mais lorsqu’il apparut, d’après les comptes, qu’au cours des deux dernières années, le nombre des paysans avait augmenté, tandis que celui des volailles et du bétail avait sciemment diminué, Ivan Pétrovitch se contenta de cette première information et ne m’écouta pas davantage ; au moment où mon enquête et mon interrogatoire sévère avaient mis le staroste escroc dans la plus grande des confusions et l’avaient réduit au silence, j’entendis avec un grand dépit Ivan Pétrovitch ronfler fortement sur sa chaise. Dès lors, je cessai de me mêler de sa gestion et confiai son domaine et lui-même aux décisions du Très-Haut.

     Ce qui, du reste, n’affecta nullement nos relations ; car, ressentant de la compassion pour sa faiblesse et pour cette funeste incurie commune à tous nos jeunes gentilshommes, j’aimais vraiment Ivan Pétrovitch ; et il était impossible de ne pas aimer un jeune homme aussi doux et aussi honnête. De son côté, Ivan Pétrovitch montrait à mon âge du respect et m’était sincèrement dévoué. Jusqu’à sa mort, il me vit presque tous les jours ; il appréciait la simplicité de ma conversation, quand bien même nous différions pour l’essentiel de par nos habitudes, nos façons de penser et nos caractères.

     Ivan Pétrovitch menait une vie sobre, en évitant tous les excès ; je ne l’ai jamais vu éméché (ce qui, dans nos contrées, peut passer pour un miracle inouï) ; il avait un grand penchant pour le sexe féminin, mais sa pudeur était véritablement virginale6.

     En dehors des récits dont vous avez bien voulu faire mention dans votre lettre, Ivan Pétrovitch a laissé bon nombre de manuscrits, dont une partie se trouve chez moi ; son économe en a utilisé une autre partie pour divers besoins domestiques. Ainsi, l’hiver dernier, toutes les fenêtres de son pavillon ont-elles été calfeutrées avant la première partie d’un roman inachevé. Les récits susmentionnés étaient apparemment son premier essai. Ils sont, comme le disait Ivan Pétrovitch, pour la plupart véridiques, ils lui avaient rapportés par diverses personnes7. Toutefois, il a lui-même inventé presque tous les noms de personnes, tandis que ceux des villages et localités sont empruntés à nos alentours, si bien que mon propre village se trouve mentionné8 quelque part. Cela provient uniquement d’un manque d’imagination, et non d’une quelconque mauvaise intention.

     À l’automne 1828, Ivan Pétrovitch tomba malade : il avait pris froid, sa fièvre se mua en fièvre chaude et il mourut en dépit du zèle et de la vigilance de notre médecin de district, homme très habile dans le traitement des maladies persistantes comme les cors aux pieds et autres du même genre. Il trépassa dans mes bras dans sa trentième année et fut enterré à l’église de Gorioukhino, auprès de ses défunts parents.

     Ivan Pétrovitch était de taille moyenne, il avait les yeux gris, les cheveux châtain clair et le nez droit ; il avait le teint pâle et le visage maigre.

     Voilà, cher Monsieur, tout ce dont je me souviens, relativement à la façon de vivre, aux centres d’intérêt, au caractère et à l’apparence de feu mon voisin et ami. Mais au cas où vous trouveriez bon de faire quelque usage de cette lettre, je vous prierai humblement de ne mentionner nulle part mon nom ; en effet, bien qu’aimant et estimant les auteurs, je trouve inutile et peu convenable à mon âge d’accéder à l’état de littérateur. Avec mon respect sincère, etc.


Le 16 novembre 1830,

Au bourg de Niénaradovo10


     Estimant de notre devoir de respecter la volonté de l’honorable ami de notre auteur, nous lui exprimons notre plus profonde gratitude pour les renseignements fournis, en espérant que le public appréciera leur sincérité et leur bonhomie.


                                                                                                                         A. P.



Notes


  1. Pièce de Denis Fonzinine. La citation est extraite de la scène VIII de l’acte IV, d’après une notice russe. On trouvera quelques indications sur le personnage de Skotinine (la racine de ce mot est : le bétail, aussi la brute) à la note 44 du récit La demoiselle-paysanne.
    À propos de Fonzinine (1745-1792)  : https://fr.wikipedia.org/wiki/Denis_Fonvizine
  2. Grade de l’armée impériale russe au XVIIIe siècle.
  3. Le domaine comprend un village portant le même nom. Le staroste dont il est question peu après est le responsable du village, qui gère le domaine pour le compte du propriétaire, en général éloigné. Le staroste peut serrer la vis aux paysans dans l’intérêt du barine (le seigneur), mais aussi le rouler consciencieusement : voir Oblomov.
  4. Le terme russe signifie mot à mot : « celle qui tient les clés ».
  5. Au sens ancien de marraine, ou de marraine de l’un de leurs enfants.
  6. Ici, une note signée A. S. Pouchkine précise : « Suit une anecdote que nous passons, en la considérant comme superflue ; d’ailleurs, nous assurons au lecteur qu’elle ne contient rien qui puisse entacher la mémoire d’Ivan Pétrovitch Bielkine. »
  7. Nouvelle note de Pouchkine : « De fait, dans le manuscrit de M. Bielkine, on trouve au-dessus de chaque récit, écrit de la main de l’auteur : “Entendu de la bouche d’un tel” (avec le rang ou la fonction, et les initiales du prénom et du nom). Relevons pour les chercheurs curieux que Le maître de poste lui fut narré par le conseiller titulaire* A. G. N., Le coup de pistolet par le lieutenant-colonel I. L. P., Le marchand de cercueils par le commis B. V., La tempête de neige et La demoiselle-paysanne par Mademoiselle K. I. T. »
    * Neuvième rang du Tchin, la Table des rangs de Pierre le Grand.
  8. Voir la note 10.
  9. Le cimetière est dans l’enceinte de l’église.
  10. Ce nom de domaine et de village se trouve mentionné (d’où la remarque faite un peu plus tôt par l’auteur de la lettre) dans le récit La tempête de neige. Ce nom commence par une négation, le reste signifiant quelque chose comme : de quoi se réjouir sans fin…

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