jeudi 3 octobre 2024

La demoiselle-paysanne (Alexandre Pouchkine)

 Ah, Douchenka1, tu es chouette,
 Et ce quelle que soit ta toilette.

       Bogdanovitch





     Le domaine d’Ivan Pétrovitch Bérestov se trouvait dans l’une de nos provinces reculées. Dans sa jeunesse, il avait servi dans la Garde2 ; ayant pris sa retraite au début de l’année 17973, il était parti sur ses terres, qu’il n’avait plus quittées depuis.  Il était marié à une demoiselle de la noblesse mais sans fortune, qui mourut en couches alors qu’il se trouvait au loin, à la chasse. Les occupations domestiques eurent tôt fait de le consoler. Il fit construire une maison selon ses propres plans, aménagea chez  lui une fabrique de tissu, se procura des revenus et se mit à se considérer comme l’homme le plus intelligent des alentours, ce que ne contredisaient point les voisins venant se régaler chez lui avec leurs familles et leurs chiens. En semaine, on le voyait dans une veste de velours, le dimanche il mettait une redingote dont le drap sortait de sa fabrique ; il tenait lui-même le compte de ses dépenses et ne lisait rien en dehors du Bulletin du Sénat4. Dans l’ensemble, on l’aimait bien, tout en le trouvant un peu fier. Mais son plus proche voisin, Grigori Ivanovitch Mouromski5, ne s’entendait pas avec lui. Mouromski était un vrai barine, un véritable seigneur russe. Ayant dilapidé à Moscou la plus grande partie de son avoir, et étant devenu veuf entretemps, il s’était replié sur son dernier domaine, où il avait continué à faire des siennes, mais dans un nouveau genre. il fit pousser un jardin à l’anglaise, qui engloutit presque tout le reste de ses revenus. Ses palefreniers étaient habillés comme des jockeys anglais. Sa fille avait une gouvernante anglaise. Il faisait cultiver  ses champs selon la méthode anglaise…


                       Mais le blé russe refuse de pousser en suivant une mode étrangère6,


     et, malgré une baisse notable de ses dépenses, les revenus de Grigori Ivanovitch stagnaient ; même à la campagne, il trouvait moyen de faire de nouvelles dettes ; et pourtant, il passait pour un homme point sot du tout, parce qu’il était le premier propriétaire de sa province à avoir imaginé d’hypothéquer son domaine auprès du Conseil de Tutelle7, procédé paraissant à l’époque d’une audace et d’une complexité extraordinaires. Parmi  les gens le désapprouvant, Bérestov montrait le plus de sévérité. La haine des innovations était chez lui un trait caractéristique. Il ne pouvait évoquer avec indifférence l’anglomanie de son voisin, et trouvait à chacun instant une raison de le critiquer. Montrait-il son domaine à quelque visiteur, si ce dernier venait à en louer l’ordonnance, le voilà qui disait avec un sourire ironique : « Eh oui, monsieur8, chez moi, ce n’est pas comme chez mon voisin Grigori Ivanovitch. À quoi bon se ruiner à l’anglaise ? Soyons plutôt Russes et rassasiés. » Le zèle des voisins s’empressait de porter à la connaissance de Grigori Ivanovitch cette plaisanterie, et d’autres du même genre, agrémentées de divers ajouts et commentaires. L’anglomane supportait la critique avec autant d’impatience que nos chroniqueurs de revue. Il enrageait et traitait son zoïle9 d’ours de province.

     Telles étaient les relations entre les deux propriétaires lorsque le fils de Bérestov arriva au village10 du père.  Il sortait de l’université11 de *** et se destinait à la carrière militaire, ce à quoi son père ne consentait pas. Le jeune homme se sentait complètement incapable d’être fonctionnaire civil. Aucun des deux ne voulait céder, et le jeune Alexeï s'était mis, en attendant, à vivre comme un seigneur, en se laissant pousser la moustache, à toutes fins utiles12.

     Alexeï était effectivement un beau gaillard. Il eût vraiment été dommage que sa taille élancée restât sans jamais être sanglée dans un uniforme militaire, et qu'on le vît passer sa jeunesse penché sur des paperasses de bureau, au lieu de parader à cheval. En le voyant, à la chasse, galoper toujours en tête et à sa guise, les voisins tombaient d’accord sur le fait qu’il ne ferait jamais un chef de bureau convenable. Les jeunes filles le regardaient, certaines d’entre elles ne pouvaient même plus détacher leurs yeux de lui ; mais Alexeï ne s’en souciait pas, et elles lui prêtaient une liaison amoureuse pour expliquer son insensibilité à leur égard. Du reste, on faisait circuler l’adresse d’une de ses lettres : « À Akoulina Pétrovna Kourotchkina13, à Moscou, chez le chaudronnier Savéliev, en face du couvent Saint-Alexis14, en vous priant très respectueusement de transmettre cette lettre à A. N. R. »

     Ceux de mes lecteurs qui n’ont jamais habité à la campagne ne peuvent pas imaginer à quel point sont charmantes ces jeunes filles des districts de province ! Élevées au grand air, à l’ombre des pommiers de leurs jardins, elles puisent dans les livres leur savoir sur le monde et leur connaissance de la vie. La solitude, la liberté et la lecture ont tôt fait d’éveiller en elles des passions et des sentiments inconnus de nos beautés saturées de distractions. Pour une telle jeune fille, le son d’une clochette est une aventure, un voyage à la ville voisine devient une époque de leur vie, et l’arrivée d’un hôte laisse un souvenir durable, parfois même éternel. Bien sûr, chacun peut rire à loisir de certaines de leurs singularités, mais les plaisanteries d’un observateur superficiel ne peuvent faire disparaître leurs qualités essentielles, dont la principale est leur particularité de caractère, leur originalité (individualité15), sans laquelle, selon Jean-Paul16, il n’est point de grandeur humaine. Dans les capitales, les femmes reçoivent peut-être une meilleure éducation, mais la pratique du monde aplanit en peu de temps les caractères et donne aux âmes la même uniformité qu’aux coiffures. Soit dit non pour juger ni condamner, mais, comme l’écrit un antique commentateur : Nota nostra manet17.

     On concevra sans peine l’impression qu’Alexeï devait produire parmi nos demoiselles. Se présentait à elles pour la première fois un jeune homme à la morosité désenchantée, qui leur parlait de ses joies perdues et de sa jeunesse flétrie ; par-dessus le marché, il portait une bague noire avec un dessin de tête de mort. Tout cela était extrêmement nouveau dans la province en question. Les jeunes filles en devenaient folles.

     Or, celle qui s’intéressait le plus à lui était la fille de mon anglomane, Lisa (ou Betsy, comme avait l’habitude de l’appeler Grigori Ivanovitch). Leurs pères ne se fréquentant pas, elle n’avait encore jamais vu Alexeï, alors que toutes les jeunes voisines ne parlaient que de lui. Elle avait dix-sept ans. Ses yeux noirs animaient son très joli minois hâlé. Enfant unique, elle était par conséquent gâtée. Sa pétulance et ses perpétuelles gamineries enchantaient son père et faisaient le désespoir de sa gouvernante, Miss Jackson18, vieille fille guindée d’une quarantaine d’années qui se mettait du blanc sur le visage et se noircissait les sourcils, relisait deux fois par an Paméla19, touchait pour cela chaque année deux mille roubles et mourait d’ennui dans cette Russie barbare.

     Nastia20, la domestique attachée à Lisa, était un peu plus âgée que sa maîtresse, mais tout aussi écervelée. Lisa l’aimait beaucoup, lui faisait part de ses secrets et ruminait avec elle ses projets ; Bref, Nastia était, au village de Priloutchino, un personnage bien plus important que n’importe quelle confidente d’une tragédie française.

     « Me permettez-vous d’aller faire une visite aujourd’hui ? dit un jour Nastia en habillant sa maîtresse.

     — Soit ; où vas-tu ?

     — À Touguilovo, chez les Bérestov. Le femme du cuisinier est passée hier nous inviter à dîner21, c’est sa fête22, aujourd’hui.

     — Voilà quelque chose ! dit Lisa : les maîtres se disputent, mais les serviteurs se lancent des invitations.

     — Les histoires des maîtres ne nous regardent pas, répliqua Nastia. Et puis, je suis votre servante, pas celle de votre papa. Vous ne vous êtes pas encore querellés, le jeune Bérestov et vous, je crois ; que les vieux se bagarrent si ça les amuse.

     — Nastia, tâche de voir Alexeï Bérestov et raconte-moi bien comment il est de sa personne, et quel homme c’est. »

     Nastia le promit, et Lisa attendit toute la journée son retour avec impatience. Nastia reparut le soir.

     « Eh bien, Lisaviéta23 Grigorievna, dit-elle en entrant dans la chambre de Lisa, j’ai vu le jeune Bérestov : je l’ai contemplé à loisir, nous avons été ensemble toute la journée.

     — Comment cela ? Raconte, raconte dans l’ordre.

     — Volontiers, Mademoiselle24 ; nous y sommes allées, Anissia Iégorovna, Niénila, Dounka…

     — Bon, bon, je sais. Ensuite ?

     — Permettez, Mademoiselle, je raconte tout dans l’ordre. Nous arrivons donc pile pour le dîner. La pièce était pleine de monde. Il y avait les gens de Kolbino, de Zakharievo, la femme de l’intendant avec ses filles, les gens de Khloupino…

     — Bon, bon ! Et Bérestov ?

     — Attendez, Mademoiselle. Nous nous mettons à table, la femme de l’intendant  à la place d’honneur, moi à côté d’elle… et ses filles me faisaient la tête, mais elles, je m’en fiche bien…

     — Ah, Nastia, ce que tu peux m’ennuyer, avec tes détails !

     — Comme vous êtes impatiente ! Alors, nous sortons de table… on y était resté  pas loin de trois heures, et le dîner était rudement bon ; du blanc-manger, même, bleu, rouge, panaché… Donc, une fois sorties de table, nous sommes allées au jardin jouer à chat perché et c’est là que le jeune maître s’est montré.

     — Et alors ? C’est vrai qu’il est si beau ?

     — Il est merveilleusement beau, on peut dire que c’est vraiment un bel homme. De haute taille, élancé, les joues bien rouges…

     — Vraiment ? Moi qui croyais qu’il avait le teint pâle. Et puis ? Comment l’as-tu trouvé ? Triste, pensif ? 

     — Pensez-vous ! Je n’ai jamais vu une pareille tête chaude. Il s’est mis en tête de jouer à chat avec nous.

     — Jouer à chat avec vous ! C’est impossible !

     — Très possible ! Il a inventé d’autres choses ! Comme d’embrasser celles qu’il attrapait !

     — Là, Nastia, c’est comme tu veux, mais tu mens.

     — C’est comme vous voulez, mais je ne mens pas. Je me suis défait de lui à grand-peine. Il a joué avec nous comme ça toute la journée.

     — Comment se fait-il, alors, qu’on le dise amoureux, et ne regardant personne ?

     — Je ne sais pas, Mademoiselle, mais moi, il me regardait un peu trop, ainsi que Tania, la fille de l’intendant ; et Pacha de Kolbino, également : ce serait pécher de dire qu’il en oubliait une, ce polisson !

     — Comme c’est curieux ! Et dans leur maison, que dit-on de lui ?

     — Les gens disent que c’est un excellent barine : un bon maître, très gai. Son seul tort est de trop aimer courir après les jeunes servantes. Et, pour moi, ce n’est pas grave : avec le temps, il s’assagira.

     — Ah que je voudrais le voir ! soupira Lisa.

     — Pourquoi est-ce si compliqué ? Touguilovo n’est pas bien loin d’ici, pas plus de trois verstes25 : allez vous promener de ce côté, à pied ou à cheval, vous le rencontrerez sûrement. Tous les matins, tôt, il part à la chasse avec son fusil.

     — Mais non, ce n’est pas une bonne idée. Il pourrait penser que je lui cours après. De plus, vu la brouille entre nos pères, je ne peux pas faire sa connaissance de cette façon… Ah, Nastia ! Tu sais quoi ? Je vais m’habiller en paysanne !

     — En effet, passez une grosse chemise et un sarafane26, et rendez-vous à Touguilovo ; je vous garantis que Bérestov ne vous manquera pas.

     — Et je parle à la perfection le patois des paysannes. Ah, Nastia, chère Nastia ! Quelle idée  superbe ! »

     Lisa alla se coucher avec le ferme intention d’exécuter son joyeux plan.

     Pour ce faire, le lendemain, elle envoya acheter au marché de la grosse toile, de la cotonnade27 chinoise bleue et de petits boutons de cuivre ; avec l’aide de Nastia, elle se tailla une chemise et un sarafane, mit toutes les jeunes servantes à coudre, et le soir, tout était prêt. Lisa essaya son nouveau costume, et s’avoua devant le miroir qu’elle ne s’était jamais trouvée aussi jolie. Elle répéta son rôle : elle s’inclinait très bas en marchant, et hochait ensuite la tête à plusieurs reprises à la façon d’une figurine d’argile28, parlait comme les paysannes, riait, se cachait le visage de sa manche, jusqu’à obtenir la pleine approbation de Nastia. Une seule chose lui posait un problème : elle avait essayé de marcher pieds nus dans la cour,  mais les herbes piquaient ses pieds délicats, et elle supportait mal le sable et les petits cailloux. Nastia, là encore, lui vint en aide : elle prit la mesure du pied de Lisa et courut voir le berger Trophime pour lui commander une paire de lapti29. Le jour suivant, Lisa se réveilla avant l’aube. Dans la maison, tout dormait encore. Dehors, devant le portail, Nastia attendait le berger. Son flûtiau se fit entendre, et le troupeau entier du village défila à côté de la demeure seigneuriale. En passant devant Nastia, Trophime lui remit les petites sandales bariolées et reçut d’elle une gratification de cinquante kopecks. Lisa se déguisa sans bruit en paysanne, chuchota à Nastia ses instructions concernant Miss Jackson, sortit par la porte de service et traversa en courant le potager pour gagner les champs.

     L’aurore illuminait l’orient, et des files de nuages dorés semblaient attendre le soleil, tels des courtisans attendant le souverain ; le ciel pur, la fraîcheur matinale, la rosée, le petit vent et le chant des oiseaux remplissaient le cœur de Lisa d’une gaieté enfantine ; craignant de rencontrer quelque connaissance, elle avait l’air non pas de marcher, mais de voler. En approchant du bosquet situé à la limite du domaine de son père, Lisa ralentit le pas. C’était là qu’elle devait attendre Alexeï. Son cœur battait fort, sans trop savoir pourquoi ;mais l’appréhension qui accompagne nos frasques de jeunes gens fait l’essentiel de leur charme. Lisa entra dans l’obscurité du petit bois. Un bruissement, une sorte de roulement sourd accueillit la jeune fille. Sa gaieté se calma. Peu à peu, elle s’abandonna à une douce rêverie. Elle songeait… mais peut-on dire exactement à quoi pense une demoiselle de dx-sept ans, seule dans un bois à six heures du matin à peine ? Pensive, elle avançait donc le long d’un chemin bordé des deux côtés de hauts arbres, lorsqu’un magnifique chien d’arrêt se mit à aboyer sur elle; Effrayée, Lisa poussa un cri. Au même moment, une voix dit : Tout beau, Sbogar, ici30 !… et, sortant des broussailles, apparut un jeune chasseur.

     « N’aie pas peur, mignonne, dit-il à Lisa, il ne mord pas. »

     Lisa avait eu le temps de se remettre de sa peur, et sut profiter des circonstances.

     « Si, barine, dit-elle en simulant un mélange de frayeur et de timidité, j’ai peur : ton chien a l’air très méchant ; il va de nouveau me sauter dessus. »

     Cependant, Alexeï (que le lecteur a déjà reconnu) regardait fixement la jeune paysanne.

     « Je vais t’accompagner, si tu as peur, dit-il ; tu me permets de marcher à tes côtés ?

     — Qui t’en empêche ? répondit Lisa ; à l’homme libre la liberté31, et la route est à tout le monde.

     — D’où viens-tu ?

     — De Priloutchino ; je suis la fille du forgeron Vassili, je vais aux champignons (Lisa portait un petit panier accroché par une cordelette). Et toi, barine, tu es de Touguilovo, non ?

     — Tout juste, répondit Alexeï ; je suis le valet de chambre du jeune maître. »

     Alexeï voulait les mettre, elle et lui, sur un pied d’égalité. Mais Lisa lui jeta un coup d’œil et se mit à rire.

     « Taratata, dit-elle. Ne me prends pas pour une imbécile. Je vois bien que c’est toi, le jeune maître.

     — Qu’est-ce donc qui te fait croire cela ?

     — Mais tout.

     — Mais encore ?

     — Comme si on ne distinguait pas un maître d’un domestique ! Tu n’es pas habillé pareil, tu causes autrement que nous, et tu n’appelles pas ton chien comme nous le faisons. »

     Lisa plaisait de plus en plus à Alexeï. Étant, d’ordinaire, d’un grand sans-gêne avec les beautés de village, il voulut attraper la taille de Lisa, mais celle-ci fit un bond en arrière et prit brusquement un air si sévère et si froid que cela retint Alexeï, que l’attitude de Lisa amusait pourtant, d’aller plus loin.

     « Si vous voulez que nous soyons amis à l’avenir, dit-elle avec gravité, ne vous oubliez pas.

     — Qui t’a appris à être aussi sage ? demanda Alexeï en éclatant de rire. Serait-ce donc mon amie Nastia, la femme de chambre de votre maîtresse ? Voilà comment se transmet l’instruction ! »

     Lisa sentit qu’elle allait sortir de son rôle et se reprit aussitôt.

     «  Qu'est-ce que tu crois ? dit-elle ; il m’arrive d’être chez les maîtres, et j’y ouvre les yeux et les oreilles. Bon, reprit-elle, ce n’est pas en bavardant avec toi que je ramasserai des champignons. Va de côté, barine, j’irai du mien. Adieu !… »

     Lisa voulut s’éloigner , mais Alexeï la retint par la main.

     « Comment t’appelles-tu, mon cœur ?

     — Akoulina, répondit Lisa, qui essayait de libérer sa main ; laisse-moi, barine, il est temps que je rentre.  

     — Eh bien, Akoulina, mon amie, je ne manquerai pas d’aller rendre visite à ton père, le forgeron Vassili.

     — Que dis-tu ? répliqua vivement Lisa. Pour l’amour du Christ, ne viens pas. Si, à la maison, on apprenait que j’ai causé seule dans les bois avec un maître, il m’arriverait malheur : mon père, le forgeron Vassili, me battrait à mort.

     — Mais je veux absolument te revoir.

     — Eh bien, je reviendrai un de ces jours chercher des champignons par ici.

     — Quand cela ?

     — Eh bien, disons demain.

     — Chère Akoulina, je t’embrasserais bien, mais je n’ose pas. Alors, à demain, même heure ?

     — Oui, oui.

     — Tu ne vas pas me décevoir ?

     — Non.

     — Tu me le jures ?

     — Je le jure par le Vendredi saint, je viendrai. »

     Les jeunes gens se séparèrent. Lisa sortit du bois, coupa à travers champs, se glissa furtivement dans le jardin et courut à toutes jambes à la ferme où l’attendait Nastia. Là, elle se changea en répondant distraitement aux questions impatientes de sa confidente, et parut au salon. Le couvert était mis, le déjeuner tout prêt, et Miss Jackson, déjà pommadée de blanc et sa taille de guêpe serrée dans un corset, coupait de fines tartines. Le père de Lisa la félicita pour sa promenade matinale. « Il n’y a rien de plus sain, dit-il, que de se réveiller à l’aube. » Il cita quelques exemples de longévité humaine pris dans des revues anglaises, en observant que toutes les personnes vivant plus de cent ans ne buvaient pas de vodka et se levaient à l’aube, été comme hiver. Lisa ne l’écoutait pas. Elle repassait dans sa tête tous les détails de la rencontre matinale, tout l’entretien qu’Akoulina avait eu avec le jeune chasseur, et sa conscience commençait à la tourmenter. Elle avait beau s’objecter à elle-même que leur entretien n’était pas sorti des limites de la décence, et que cette gaminerie ne pouvait avoir de conséquences, les protestations de sa conscience étaient plus fortes que les arguments de sa raison. L’inquiétait surtout la promesse faite la veille : elle était déjà prête à ne pas tenir son serment. Maiis Alexeï, après l’avoir attendu en vain, pouvait venir au village et dénicher la fille du forgeron Vassili, la véritable Akoulina, une grosse fille au visage grêlé, et percer à jour son imprudente farce. Effrayée à cette idée, Lisa décida de se montrer de nouveau sous les traits d’Akoulina dans le petit bois, le lendemain matin. 

     De son côté, Alexeï était dans le ravissement, il repensa toute la journée à sa nouvelle amie ; la beauté au teint mat le hanta même dans ses rêves durant la nuit. L’aube commençait à peine à poindre qu’il était déjà habillé. Sans prendre le temps de charger son fusil, il sortit dans les champs avec son fidèle Sbogar et se hâta vers le lieu du rendez-vous promis. Une demi-heure d’une attente insupportable pouur lui s’écoula ; il aperçut enfin un sarafane bleu qui se montrait entre les buissons et il s’élança à la rencontre de la mignonne Akoulina. Devant l’élan témoignant de de sa gratitude, celle-ci sourit ; mais Alexeï vit aussitôt sur sa figure des traces de tristesse et d’inquiétude. Il voulut en savoir la cause. Lisa avoua  qu’elle ressentait la légèreté de sa conduite, qu’elle s’en repentait, qu’elle n’avait pas voulu manquer à sa parole, mais que ce rendez-vous serait le dernier, et qu’elle lui demandait de cesser des relations qui ne pouvaient rien leur apporter de bon. Tout cela, bien sûr, dit en patois ; mais ces idées et ces sentiments, si peu ordinaires chez une simple fille de la campagne, étonnèrent Alexeï. Il déploya toute son éloquence pour détourner Akoulina de sa résolution ; il l’assurait de la pureté de ses intentions, promettait de ne jamais lui donner de motifs de regrets, de lui obéir en tout et l’adjurait de ne pas le priver de sa seule joie : le voir en tête-à-tête, même si cela devait être seulement tous les deux jours, voire deux fois par semaine. Il parlait le langage de la passion véritable, et à cet instant, il était épris pour de bon. Lisa l’écoutait en silence.

     « Donne-moi ta parole, finit-elle par dire, que tu ne chercheras pas à me voir au village ni à te renseigner à mon sujet. Promets-moi de te contenter des rendez-vous que je fixerai moi-même. »

     Alexeï était prêt à le jurer par le Vendredi saint, mais Lisa l’arrêta en souriant.

     « Je n’ai pas besoin de serment, dit-elle, ta promesse me suffit. »

     Après quoi, ils bavardèrent amicalement en se promenant dans le bois, jusqu’à ce que Lisa lui dît : « Il est temps. » Ils se quittèrent alors, et Alexeï, resté seul, se demandait encore comment une petite campagnarde, rencontrée seulement deux fois, avait réussi à prendre sur lui un tel ascendant. Ses relations avec Akoulina avaient pour lui le charme de la nouveauté, et, bien que les prescriptions de l’étrange paysanne lui parussent pénibles, il ne lui vint même pas à l’esprit de ne pas tenir sa promesse. Le fait est qu’Alexeï, en dépit de sa bague fatale, de sa correspondance mystérieuse et de son air morose et désenchanté, était un garçon bon et fougueux, apte à goûter les joies de l’innocence.

     Si je n’écoutais que mes désirs, je ne manquerais pas de décrire en détail les rencontres des jeunes gens, les progrès de leur penchant mutuel et de leur confiance réciproque, leurs occupations et leurs conversations ; mais je sais que bon nombre de mes lecteurs n’y trouveraient pas le même plaisir que moi. Ces détails semblent en général mièvres, aussi les passerai-je, et me contenterai-je d’indiquer brièvement qu’en l’espace de deux mois à peine, mon Alexeï était devenu éperdument amoureux, Lisa se montrant moins exubérante, mais pas moins insensible que lui. Le présent suffisait à leur bonheur, et ils songeaient peu à l’avenir.

     L’idée de liens indissolubles leur traversait souvent l’esprit, mais ils n’en parlaient jamais. Pour une raison évidente : aussi attaché qu’il fût à sa douce Akoulina, Alexeï se souvenait toujours de l’écart existant entre une pauvre paysanne et lui ; et Lisa savait la haine que leurs pères se vouaient mutuellement, et ne comptait pas sur une réconciliation de leur part. De plus, son amour-propre se trouvait secrètement excité par l’espoir vague et romanesque de voir enfin le maître de Touguilovo aux pieds de la fille du forgeron de Priloutchino. Un évènement considérable faillit brusquement modifier leurs relations.

     Par une froide et claire matinée (l’une de celles que connaît en abondance notre automne russe), Ivan Pétrovitch Bérestov sortit faire un tour à cheval, accompagné à tout hasard de trois paires de lévriers, d’un valet d’écurie et de quelques gamins de sa domesticité, munis de crécelles. Au même moment, Grigori Ivanovitch Mouromski, séduit par le beau temps, donna l’ordre de seller sa pouliche à queue courte et partit au trot faire le tour de son domaine à l’anglaise. En approchant du bois, il aperçut son voisin montant fièrement son cheval, portant une casaque doublée de renard, à l’affût de lièvres que les gamins faisaient sortir des broussailles en criant et en agitant leurs crécelles. Si Grigori Ivanovitch avait pu prévoir cette rencontre, il aurait bien sûr pris de l’autre côté ; mais il était tombé tout à fait par hasard sur Bérestov, et se retrouvait soudain à une simple portée de pistolet de lui. Il n’y avait rien à faire. En Européen ayant de l’éducation, Mouromski s’approcha de son ennemi et le salua courtoisement. Bérestov lui rendit son salut avec le zèle d’un ours enchaîné obéissant à son montreur. Au même moment, un lièvre déboula du bois et bondit à travers champs. Bérestov et son valet crièrent à tue-tête, lâchèrent les chiens et lui coururent après, galopant à bride abattue. N’ayant aucune habitude de la chasse, le cheval de Mouromski prit peur et s’emballa. Se proclamant excellent cavalier, Mouromski lui lâcha la bride, très content, en son for intérieur, de l’occasion de fausser compagnie à son désagréable vis-à-vis. Mais la pouliche, ayant galopé jusqu’à un ravin qu’elle n’avait pas vu, se jeta brusquement de côté, et Mouromski fut désarçonné. Tombé lourdement sur le sol gelé, il restait étendu, maudissant sa pouliche à courte queue, laquelle, comme reprenant ses esprits, s’était arrêtée aussitôt qu’elle n’avait plus senti le poids de son cavalier. Ivan Pétrovitch galopa vers Mouromski et lui demanda s’il était blessé. Le valet d’écurie ramena la monture coupable en la tenant par la bride. Il aida Mouromski à se remettre en selle, et Bérestov invita ce dernier chez lui. Mouromski se sentit obligé d’accepter, si bien que Bérestov rentra à la maison couvert de gloire, ramenant un lièvre ainsi que son ennemi blessé, quasiment comme un prisonnier de guerre.

     En déjeunant33, les deux voisins se mirent à bavarder de façon plutôt amicale. Mouromski demanda à Bérestov de lui prêter un drojki34, en avouant qu’à cause de ses contusions, il n’était pas en état de rentrer chez lui à cheval. Bérestov le raccompagna jusqu’au perron, et Mouromski partit, non sans avoir fait promettre à son voisin qu’ils viendraient, lui et Alexeï Ivanovitch, dîner le lendemain à Priloutchino, en bonne amitié. De sorte que le naturel craintif d’une pouliche à la queue courte parut en mesure de mettre fin à une vieille hostilité, profondément enracinée.

     Lisa courut à la rencontre de Grigori Ivanovitch.

     «  Qu’avez-vous, papa ? dit-elle avec étonnement ; pourquoi boitez-vous ? Où est donc votre cheval ? À qui est ce drojki ?

     — Ah, voilà, tu ne devineras jamais, my dear35 », répondit Grigori Ivanovitch, qui lui conta tout ce qui était arrivé. Lisa ne pouvait en croire ses oreilles. Avant qu’elle eût reprit ses esprits, Grigori Ivanovitch annonça que les Bérestov allaient venir dîner le lendemain. « Que dites-vous là ? dit-elle, devenue blême ; les Bérestov, le père et le fils ! Venir dîner chez nous demain ! Non, papa, vous faites ce que vous voulez, mais moi je ne me montrerai pour rien au monde !

     — Tu deviens folle ? répliqua son père. Cela fait longtemps que je ne  t'avais pas vue aussi timide ; ou nourrirais-tu envers eux une haine héritée, comme une héroïne de roman ? Cela suffit, arrête de faire l’imbécile…

     — Non, papa, pour rien au monde ! Pour tout l’or du monde, je ne me montrerai pas aux Bérestov. »

     Grigori Ivanovitch haussa les épaules et cessa de discuter, car il savait qu’on ne pouvait venir à bout de l’esprit de contradiction de sa fille ; il alla se reposer de sa singulière équipée.

     Lisaviéta Grigorievna revint dans sa chambre et appela Nastia. Toutes les deux, elles réfléchirent longuement à la visite du lendemain. Que penserait Alexeï en reconnaissant dans la demoiselle bien élevée son Akoulina ? Quelle opinion aurait-il de sa conduite et de ses principes, ainsi que de sa prudence ? D’un autre côté, Lisa avait très envie de voir l’impression que produirait sur lui une rencontre aussi surprenante… Elle eut soudain une idée qu’elle exposa à Nastia ; elles y virent toutes les deux une heureuse trouvaille, s’en réjouirent et décidèrent de la mettre sans faute à exécution.

     Le lendemain, au déjeuner, Grigori Ivanovitch demanda à sa fille si elle avait toujours l’intention de fuir les Bérestov. « Papa, répondit Lisa, je les recevrai pour vous plaire, mais à une condition : de quelque façon que je me montre, quoi que je fasse, vous ne me réprimanderez pas et vous ne manifesterez aucun étonnement, ni aucun mécontentement.

     — Encore des gamineries ! dit en riant Grigori Ivanovitch. Bon, bon, soit, fais comme tu veux, ma petite polissonne aux yeux noirs. »

     Sur ces mots, il l’embrassa sur le front, et Lisa courut se préparer.

     À deux heures pile, une calèche de fabrication maison , attelée de six chevaux, entra dans la cour et fit le tour de la pelouse d’épais gazon vert. Aidé par deux laquais de Mouromski en livrée, le vieux Bérestov gravit le perron. Le suivant, son fils arriva à cheval, et tous les deux entrèrent dans la salle à manger, où le couvert était déjà mis. Mouromski accueillit on ne peut plus aimablement ses voisins, leur proposa de faire le tour du jardin et de voir la ménagerie avant le repas, et les conduisit le long d’allées soigneusement balayées et sablées. En son for intérieur, le vieux Bérestov déplorait qu’on perdît du temps et de l’énergie dans des fantaisies aussi inutiles, mais gardait le silence par politesse. Son fils ne partageait pas son déplaisir de propriétaire parcimonieux, pas plus que l’enthousiasme de l’anglomane plein d’amour-propre ; il attendait avec impatience de voir la fille du maître de maison, dont il avait beaucoup entendu parler : bien que son cœur, comme nous le savons, fût déjà pris, une jeune beauté avait toujours quelque droit sur son imagination.

     En revenant au salon, ils s’assirent tous les trois : les vieux évoquèrent les temps d’autrefois, et racontèrent des anecdotes datant de leur service, tandis qu’Alexeï réfléchissait au rôle qu’il allait jouer en présence de Lisa; Il décida qu’une attitude de détachement froid était, à tout prendre, préférable et commença à s’y préparer. La porte s’ouvrit, et il tourna la tête avec une telle indifférence, une nonchalance si hautaine que le cœur de la coquette la plus invétérée en eût frémi à coup sûr. Par malheur, au lieu de Lisa, ce fut la vieille Miss Jackson, la figure blanchie, la taille sanglée, qui fit son entrée, baissant les yeux et faisant une petite révérence : la manœuvre guerrière d’Alexeï avait été parfaite, mais vaine. Il n’eut pas le temps de rassembler ses forces que la porte s’ouvrit de nouveau, laissant le passage, cette fois, à Lisa. Tout le monde se leva ; le père de Lisa  se mit en devoir de présenter ses hôtes, mais s’interrompit soudain et se mordit en hâte les lèvres… Lisa, sa Lisa au teint mat, était enduite de blanc jusqu’aux oreilles, davantage poudrée que Miss Jackson elle-même ; ses fausses boucles, bien plus claires que ses vrais cheveux, étaient roulées comme une perruque du temps de Louis XIV ; ses manches à l’imbécile36 faisaient saillie comme les paniers de Madame de Pompadour37 ; elle avait la taille allongée en X, et tous ceux des diamants de sa mère qui n’avaient pas encore été mis en gage au mont-de-piété brillaient à ses doigts, à son cou et à ses oreilles. Alexeï ne pouvait pas reconnaître son Akoulina dans cette demoiselle étincelante et ridicule. Son père s’approcha pour baiser la main de Lisa, et Alexeï en fit de même à sa suite, un peu dépité ; en effleurant de ses lèvres ses petits doigts blancs, il lui sembla les sentir trembler. Il réussit cependant à apercevoir un petit pied avancé à dessein, et chaussé avec toute la coquetterie possible. Cela le réconcilia un peu avec le restant de l’accoutrement. Quant au blanc de céruse et à l’antimoine38, il faut avouer que, dans la simplicité de son cœur, il ne le remarqua pas au premier coup d’œil, pas plus qu’il ne les soupçonna ensuite. Se souvenant de sa promesse, Grigori Ivanovitch s’efforçait de ne pas montrer son étonnement ; mais la gaminerie de sa fille l’amusait tellement qu’il avait du mal à garder son sérieux. L’Anglaise guindée était peu portée à rire. Elle devinait que le blanc et l’antimoine avaient été raflés dans sa commode, et une rougeur de dépit se montrait sur sa figure, perçant la couche de blanc. Elle jetait des regards enflammés à la jeune espiègle, laquelle, reportant à plus tard les explications, feignait de ne rien remarquer.

     On se mit à table. Alexeï continuait à jouer les rêveurs nonchalants. Lisa minaudait, ne parlait qu’en français, d’une voix traînante et chantante, à travers ses dents. Son père ne faisait que  la regarder, ne comprenant pas son objectif, mais trouvant tout cela fort divertissant. L’Anglaise enrageait en silence. Seul Ivan Pétrovitch était très à l’aise : il mangeait comme quatre39, buvait comme il l’entendait, riait de ses propres plaisanteries, causait de plus en plus amicalement, et son rire se faisait toujours plus cordial. On se leva enfin de table ; les invités partirent, et Grigori Ivanovitch put enfin rire tout son soûl et donner libre cours à ses questions. « Qu’est-ce qui t’a pris de les mystifier ? demanda-t-il à Lisa. Tu sais que le blanc te va très bien ? Sans entrer dans les mystères de la toilette féminine, à ta place, je m’en mettrais ; en quantité raisonnable, bien sûr. » Lisa était ravie du succès de sa trouvaille. Elle embrassa son père en promettant de repenser à son conseil, et courut fléchir Miss Jackson, laquelle, fort irritée, refusa longtemps de lui ouvrir sa porte et de l’écouter se justifier. Lisa avait honte de se montrer comme une vraie noiraude à des inconnus, elle n’avait pas osé demander… elle était sûre que la bonne et gentille Miss Jackson lui pardonnerait, etc., etc. S’étant assurée que Lisa ne songeait pas à la tourner en ridicule, Miss Jackson se calma, embrassa Lisa et lui fit cadeau, en gage de réconciliation, d’un petit pot de blanc anglais que Lisa accepta avec les marques de la plus sincère reconnaissance.

     Le lecteur se doute bien que le lendemain matin, Lisa ne traîna pas pour aller au rendez-vous dans le petit bois. 

     « Tu étais chez nos maîtres, hier, barine ? dit-elle aussitôt à Alexeï ; comment as-tu trouvé la demoiselle ? » Alexeï répondit qu’il n’avait pas fait attention à elle. 

     « C’est dommage, répliqua Lisa.

     — Et pourquoi donc ? demanda Alexeï.

     — Mais parce que je voulais te demander si c’est vrai, ce qu’on dit…

     — Et que dit-on ?

     — Est-ce vrai, que je ressemble à la demoiselle ?

     — En voilà une absurdité ! Par rapport à toi, elle est hideuse à faire peur.

     — Ah, barine, c’est pécher de dire  cela ; notre demoiselle est si blanche, si élégante  ! Comment pourrais-je être son égale ?! »

     Alexeï jura ses grands dieux qu’elle l’emportait sur toutes les demoiselles couvertes de blanc, et, pour la rassurer complètement, se mit à lui décrire la fille de son maître sous des traits si comiques que Lisa éclata de rire, riant de tout son cœur.

     « Tout de même, dit-elle avec un soupir, la demoiselle a beau, c’est possible, être ridicule, devant elle je n’en suis pas moins une idiote qui ne sait ni lire ni écrire.

     — En effet ! dit Alexeï, il y a bien là de quoi s’affliger ! Si tu veux, je te l’apprendrai dès maintenant.

     — Vraiment ? dit Lisa. On peut essayer pour de bon ?

     — Mais oui, ma jolie ; commençons tout de suite. »

     Ils s’assirent. Alexeï sortit de sa poche un crayon et un carnet, et Akoulina apprit l’alphabet à une vitesse étonnante. Alexeï ne pouvait qu’admirer son intelligence. Le lendemain matin, elle voulut se mettre à écrire ; le crayon commença par refuser de lui obéir, mais au bout de quelques minutes, elle commença à tracer des lettres assez correctes. « Quel prodige ! disait Alexeï. Cela va ici plus vite qu’avec la méthode de Lancaster40. » effectivement, à la troisième leçon, Akoulina en était à déchiffrer Natalia, fille de boïar41, interrompant sa lecture pour faire des observations qui stupéfiaient Alexeï, et pour écrire une page entière d’aphorismes tirés de la nouvelle.

     Une semaine se passa, et une correspondance s’établit entre eux. Leur bureau de poste se trouvait être le creux d’un vieux chêne. Nastia faisait secrètement office de facteur. Alexeï apportait à l’arbre des lettres rédigées d’une grosse écriture, et il y trouvait, sur du gros papier bleu, les pattes de mouche de sa bien-aimée. Akoulina faisait de visibles progrès de style, et son intelligence se développait, son esprit se formait.

     Cependant, les relations cordiales qui s’étaient nouvellement établies entre Ivan Pétrovitch Bérestov et Grigori Ivanovitch Mouromski ne faisaient que se renforcer, tournant bientôt à l’amitié, en voici la raison : Il arrivait souvent à Mouromski de se dire qu’à la mort d’Ivan Pétrovitch, tout son domaine passerait entre les mains d’Alexeï Ivanovitch, et qu’alors celui-ci se trouverait être l’un des plus riches propriétaires fonciers de la province, et que rien ne s’opposerait à son mariage avec Lisa. De son côté, le vieux Bérestov, même s’il voyait quelque extravagance (ce qu’il appelait sa folie anglaise) chez son voisin, lui reconnaissait de nombreuses et remarquables qualités, notamment une rare habileté ; Grigori Ivanovitch était un proche parent du comte Pronski, personnage illustre et puissant ; le comte pouvait être très utile à Alexeï, et Mouromski (c’est ce que se disait Ivan Pétrovitch) se réjouirait sûrement à l’idée de marier sa fille de façon si avantageuse. À force de ruminer séparément ce mariage, les deux vieux en vinrent, un beau jour, à en discuter ensemble : ils s’embrassèrent, se promirent de mener à bien cette entreprise et se mirent à s’affairer chacun de son côté. le plus difficile attendait Mouromski : convaincre sa Betsy de nouer des relations plus étroites avec Alexeï, qu’elle n’avait pas revu depuis ce mémorable dîner. Ils n’avaient pas l’air de se plaire beaucoup l’un à l’autre ; en tout cas, Alexeï ne s’était pas remontré à Priloutchino, et Lisa se retirait dans sa chambre toutes les fois qu’Ivan Pétrovitch les honorait de sa visite. « Cependant, se disait Grigori Ivanovitch, si Alexeï vient ici chaque jour, Betsy tombera amoureuse de lui. C’est dans l’ordre des choses. Le temps aplanit  tout. »

     Ivan Pétrovitch s’inquiétait moins de ses chances de succès. Le soir même, il fit venir son fils dans son cabinet, alluma sa pipe et dit, après unn court silence :

     « Dis-moi, Aliocha42, depuis quelque temps, tu ne parles plus d’entrer dans l’armée, pourquoi cela ? Serait-ce que l’uniforme de hussard n’ait plus d’attrait pour toi ?

     — Non, mon père, répondit respectueusement Alexeï : je vois que cela vous déplaît de me voir devenir hussard ; mon devoir est de vous obéir.

     — Très bien, répondit Ivan Pétrovitch ; je vois que tu es un fils obéissant ; c’est pour moi un apaisement ; je ne veux pas te forcer la main ; je ne t’oblige pas à prendre… tout de suite… un poste dans l’administration ; pour le moment, j’ai l’intention de te marier.

     — Avec qui, mon père ? demanda Alexeï avec étonnement.

     — Avec Lisaviéta Grigorievna Mouromski43, répondit Ivan Pétrovitch ; une fiancée sans pareille, n’est-ce pas la vérité ?

     — Mon père, je ne songe pas encore à me marier.

     — Tu n’y penses pas, alors j’y ai pensé à ta place.

     — Comme vous voudrez, mais Lisa Mouromski ne me plaît pas du tout.

     — Elle te plaira plus tard. L’amour vient avec l’habitude.

     — Je ne me sens pas capable de faire son bonheur.

     — Ne te soucie pas de son bonheur. Comment ? C’est ainsi que tu respectes la volonté de ton père ? C’est du joli !

     — De toute façon, je ne veux pas me marier, et ne marierai point.

     — Tu te marieras, ou bien je te maudirai, et le domaine, aussi vrai que Dieu est saint, je le vendrai et dilapiderai tout l’argent, tu te retrouveras sans un sou ! Je te donne trois jours pour réfléchir, d’ici là, je te défends de paraître devant moi. »

     Alexeï savait que lorsque son père se mettait une idée en tête, il n’y avait pas moyen, de l’en extraire, même avec un clou, selon l’expression de Tarass Skotinine44 ; mais Alexeï tenait de son père, et il était tout aussi difficile d’avoir le dernier mot avec lui; Il se retira dans sa chambre et se mit à méditer sur les limites du pouvoir paternel et à réfléchir à propos de Lisaviéta Grigorievna, au sujet de la promesse solennelle de son père de faire de lui un miséreux, et enfin à propos d’Akoulina. Pour la première fois, il vit clairement qu’il était passionnément épris ; l’idée romanesque d’épouser une paysanne et de vivre du fruit de son travail lui vint à l’esprit, et plus il pensait à cet acte audacieux, plus il le trouvait sensé. Depuis quelque temps, leurs entrevues dans le petit bois avaient été interrompues par le temps pluvieux. Il écrivit à Akoulina une lettre à l’écriture très lisible et au style fort enflammé, en lui décrivant la perte qui les menaçait et en lui demandant l’instant d’après sa main. Il apporta aussitôt ce courrier à leur poste, le creux de l’arbre, et alla se coucher, très content de lui.

     Le lendemain, Alexeï, ferme dans ses intentions, se rendit de bon matin chez Mouromski, pour s’expliquer franchement avec lui. Il comptait faire appel à sa magnanimité, et le mettre de son côté. 

     « Grigori Ivanovitch est-il chez  lui ? demanda-t-il en arrêtant sa monture devant le perron du château de Priloutchino.

     — Aucunement, monsieur, répondit le domestique. Grigori Ivanovitch est parti45  tôt ce matin.

     « C’est bien fâcheux ! » se dit Alexeï.

     « Lisaviéta Grigorievna est-elle là, au moins ? 

     — Oui, monsieur46. »

     Alexeî sauta au bas de son cheval, remit les rênes dans les mains du valet et entra sans se faire annoncer.

     « Tout sera réglé, se disait-il en allant au salon : je vais expliquer directement avec elle. » Il entra… et se figea sur place ! Lisa… non, Akoulina, la charmante Akoulina au teint mat, était assis devant la fenêtre, vêtue non d’un sarafane mais d’un blanc déshabillé matinal, en train de lire sa lettre ; elle était si absorbée par sa lecture qu’elle ne l’avait pas entendu entrer. Alexeï ne put retenir une joyeuse exclamation. Lisa tressaillit, releva la tête, poussa un cri et voulut s’enfuir. Il se précipita pour la retenir. « Akoulina, Akoulina !… » Lisa essayait de lui échapper… «  Mais laissez-moi donc, monsieur ; mais êtes-vous fou47» répétait-elle en se détournant. « Akoulina ! ma chérie, mon Akoulina ! » disait-il en lui embrassant les mains. Témoin de la scène, Miss Jackson ne savait que penser. À cet instant, la porte s’ouvrit et Grigori Ivanovitch entra.

     « Aha, dit Mouromski – vous semblez vous accorder sur l’affaire… »

     Le lecteur m’épargnera la nécessité superflue de décrire le dénouement.






Fin des récits de I. P. Bielkine






Notes


  1. Ce prénom signifie « Petite âme ». Le vers est extrait du long poème Douchenka* écrit vers 1775 par Hippolyte Fiodorovitch Bogdanovitch (1744-1803), poète, franc-maçon et traducteur. Cette ode serait oubliée sans l’épigramme de Pouchkine. Je me suis un peu amusé. Gide et Schiffrin ont traduit plus sagement : « Belle toujours, ma petite âme/ Sous quelque robe que ce soit. »
    * https://rvb.ru/18vek/bogdanovich/01text/01psyche/01.htm 
  2. Garde impériale, chargée de la protection du tsar, créée par Pierre le Grand.
  3. Juste après l’avènement de l’éphémère tsar Paul Ier.
  4. Sorte de Journal Officiel paraissant à Saint-Pétersbourg à partir de 1809.
  5. Le forêt de Mourom passait autrefois pour un coupe-gorge, un peu comme la forêt de Bondy en France. Voir à ce sujet la note 4 du récit précédent, « Le maître de poste ».
  6. Vers extrait de la Première satire (datant de 1808) d’Alexandre Chakovskoï (177-1846), dramaturge et homme de théâtre (indication trouvée sur une notice russe).
  7. Il s’agit en fait du Conseil de surveillance de la Banque impériale, établissement de crédit fondé en 1772 et qui, sur hypothèque, octroyait des crédits aux propriétaires (recherches personnelles : voir Сохранная казна sur le Wikipedia russe).
  8. Seulement indiqué, comme d’habitude, par l’enclitique sifflée « s » , début de l’ancien mot pour Monsieur, ou Madame, particule accolée ici au mot « oui ». je ne mets donc pas de majuscule à monsieur.
  9. Critique envieux : https://www.cnrtl.fr/definition/academie8/zo%C3%AFle 
  10. Rappel : du temps du servage, un domaine comprend le plus souvent un village portant le même nom, et dont les âmes appartiennent au seigneur, au barine.
  11. Vers 1800, on a le choix entre Moscou et Saint-Pétersbourg. Mais on envoie aussi les jeunes gens (de sexe masculin) dans les universités allemandes…
  12. La moustache était un attribut quasi-obligatoire des officiers (toujours la notice russe).
  13. L’auteur s’amuse : Akoulina est un prénom populaire, Kourotchkina est entre la petite poule et le coucou…
  14. Deuxième du nom, le premier, en bois, ayant brûlé au milieu du XVIe siècle. Fut ensuite déplacé pour céder la place à la Cathédrale du Christ-Sauveur.
  15. En français dans le texte, avec une note traduisant le terme en russe.
  16. Nom transcrit en russe. Nom de plume de l’écrivain romantique allemand Johann-Paul Richter : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Paul
  17. En latin dans le texte, avec une note en russe : Notre remarque garde sa pertinence. Je n’ai pas retrouvé la citation, ni l’antique commentateur. Il semble y avoir de l’ironie dans la formulation de Pouchkine, car le dictionnaire de Gaffiot indique pour nota le sens de signe, marque, avec éventuellement une connotation péjorative… Merci à Michel. Delarche pour avoir attiré mon attention là-dessus. Anne Naumovic, qui m’aide par ailleurs dans la gestion des dialogues, s’est également livrée à des recherches à ce sujet.
  18. Dans le texte russe : madame miss.
  19. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pam%C3%A9la_ou_la_Vertu_r%C3%A9compens%C3%A9e
  20. Diminutif d’Anastassia, Anastasie. 
  21. Repas principal, pris vers 15h.
  22. Le jour de son Saint protecteur.
  23. Dont Lisa est le diminutif. Le prénom complet étant Iélisaviéta, Élisabeth. Grigorievna est son patronyme : fille de Grigori.
  24. Voir la note 8. L’enclitique « s » renvoie plutôt à « Madame », mais cela pourrait sembler ironique sans raison particulière.
  25. Rappel : la verste faisait environ 1,1 km.
  26. Robe droite sans manche, tenue féminine populaire.
  27. Je ne reprends pas le terme « nankin » utilisé par Gide et Schiffrin, car ce tissu est trop léger, et ne correspond pas au terme rencontré dans le texte russe.
  28. Dans le texte : chat de terre, d’argile. Gide et Schiffrin ont écrit « magot chinois »…
  29. Sandales de tille.
  30. En français dans le texte, avec une note le traduisant en russe.
  31. ll est difficile de ne pas traduire mot à mot, ici. Gide et schiffrin écrivent : « Chacun est libre », ce qui ne correspond pas au texte et, en temps de servage, est parfaitement inexact. À noter que cette expression est souvent suivie d’un avertissement : « le sort de l’homme libre dépend de ce qu’il fait de sa liberté », ou : « À l’homme libre sa liberté, à l’homme sauvé le Paradis » (Tolstoï).
  32. Cette histoire est bâtie comme un conte. Pouchkine s’était beaucoup intéressé aux contes russes, voir le poème Rouslan et Lioudmila
  33. Petit-déjeuner tardif. Dans toute la nouvelle, il faut comprendre ainsi le terme « déjeuner », le « dîner » correspondant au grand repas pris au milieu de l’après-midi.
  34. Voiture hippomobile très simple.
  35. En anglais dans le texte, avec une note le traduisant en russe.
  36. En français dans le texte, avec une note traduisant en russe. Sur ces manches : https://www.littre.org/definition/manche.2
  37. De nouveau en français dans le texte. À propos des paniers en question : https://fr.wikipedia.org/wiki/Paniers
  38. Les fards.
  39. En russe : il mangeait pour deux.
  40. https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Lancaster
  41. Nouvelle, datant de 1792, de Nikolaï Karamzine (1766-1826), écrivain et historien, auteur d’une Histoire de l’État russe en douze volumes. Le récit de Pouchkine, ainsi que la nouvelle Le maître de poste reprennent le thème social abordé par Karamzine en 1792 dans la nouvelle La pauvre Lisa.
  42. Diminutif affectueux d’Alexeï.
  43. Compte tenu de la présence du patronyme, je garderais bien la forme russe Mouromskaïa. Mais j’y renonce à cauuse de ce qui suit juste après.
  44. Personnage peu ragoûtant (et attiré par les porcs) de la pièce de Denis Fonzinine (1745-1792) Le Dadais.
  45. Avec une formule de déférence classique : «  a daigné partir ».
  46. Cf note 8.
  47. En français dans le texte, avec une note traduisant en russe.

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