VI
Avec ses deux pelisses, Vassili Andréitch avait bien chaud, surtout après s’être démené dans la congère ; mais il eut froid dans le dos en comprenant qu’il lui faudrait pour de bon passer la nuit là. Pour se calmer, il s’assit dans le traîneau et se mit à prendre ses cigarettes et des allumettes.
Pendant ce temps, Nikita dételait le cheval. Il détacha la sous-ventrière, la dossière1, libéra les rênes, ôta la mancelle et détacha l’arc de limonière, sans cesser de parler au cheval et de l’encourager.
« Allez, sors de là, lui disait-il en le libérant des brancards. Voilà, nous allons t’attacher ici. Je vais t’amener un peu de paille et t’enlever la bride, disait-il tout en le faisant. Tu pourras manger un peu, ce sera plus gai pour toi. »
Mais Moukhorty, visiblement, n’était pas rasséréné par les propos de Nikita ; anxieux, il piétinait sur place, se serrait contre le traîneau, se tenant la croupe au vent et frottant sa tête contre la manche de Nikita.
Comme pour ne pas avoir l’air de refuser la paille que Nikita lui mettait sous le museau, Moukhorty retira à la hâte du traîneau une petite quantité de paille, pour juger aussitôt après que la paille n’était pas le problème du moment, et la laisser ; en un instant, le vent dispersa la paille, l’emporta et la recouvrit de neige.
« À présent, nous allons nous signaler », dit Nikita en mettant l’avant du traîneau face au vent ; attachant les brancards à la dossière, il les dressa verticalement, en les collant contre l’avant-train.
« Lorsque nous serons ensevelis sous la neige, les braves gens apercevront les brancards et nous déterreront, dit-il en frappant ses moufles l’une contre l’autre et les remettant. Les anciens nous ont appris ça. »
Cependant, Vassili Andréitch, ayant ouvert une de ses pelisses et se protégeant avec les pans de celle-ci, frottait une allumette après l’autre contre le métal de sa boîte, mais ses mains tremblaient, et tantôt l’allumette s’éteignait aussi allumée, tantôt le vent la soufflait lorsqu’il l’approchait de sa cigarette. Enfin l’une d’elles resta bien allumée, éclairant un instant la fourrure de sa pelisse, sa main avec l’anneau d’or à son index replié et la paille d’avoine tout enneigée émergeant de dessous la toile de chanvre, et la cigarette s’alluma. Il aspira avidement deux bouffées, exhala la fumée à travers sa moustache, voulut tirer encore sur sa cigarette, mais elle se rompit, et le tabac fut emporté et dispersé comme la paille peu de temps auparavant.
Tout de même, ces deux bouffées de tabac avaient mis Vassili Andréitch de bonne humeur.
« Passons la nuit, puisqu’il le faut ! dit-il résolument. Attends un peu, ajouta-t-il, je vais faire un drapeau. »
Reprenant le foulard qu’il avait retiré de son col et jeté dans le traîneau, et enlevant ses gants, il se plaça à l’avant du traîneau et s’étirant pour atteindre la dossière, il noua fortement le foulard à l’un des brancards.
Le foulard se mit aussitôt à s’agiter furieusement, se collant tantôt au brancard, tantôt s’en écartant pour claquer au vent.
« Tu as vu ça ? dit Vassili Andréitch, admirant son travail et se laissant retomber dans le traîneau. Ensemble, on aurait plus chaud, mais in n’y a pas la place pour deux2.
— Je vais me trouver une place, répondit Nikita ; il faut seulement couvrir le cheval, parce cette brave bête est tout en sueur. Laisse-moi prendre ça, ajouta-t-il en s’approchant du traîneau et en tirant la toile de chanvre sous Vassili Andréitch. »
Ayant pris la toile, il la plia en deux et, commençant par jeter à terre l’avaloire et par retirer la sellette, il en couvrit Moukhorty.
« Tu auras plus chaud comme ça, petit benêt, dit-il en remettant par-dessus la toile la sellette et l’avaloire. La grosse toile, dit-il en s’adressant à Vassili Andréitch, vous en avez besoin ? Et donnez-moi de la paille », ajouta-t-il en revenant au traîneau.
Ayant retiré les deux à Vassili Andréitch, Nikita alla à l’arrière du traîneau et, derrière le dossier, se fit un trou dans la neige, y disposa la paille et, enfonçant sa chapka3 sur sa tête, s’emmitouflant dans son caftan et se couvrant en haut de la grosse toile, il s’assit sur la paille, appuyé au dossier arrière du traîneau qui le protégeait de la neige et du vent.
Vassili Andréitch hocha la tête, l’air de désapprouver ce que faisait Nikita, comme il désapprouvait en général l’ignorance et la stupidité des moujiks, et se mit à s’installer pour la nuit.
Il aplanit la paille qui restait dans le traîneau, en mit une couche un peu plus épaisse sous son côté, et, rentrant les mains dans ses manches, plaça du mieux qu’il pouvait sa tête dans le coin du train avant le protégeant du vent.
Il n’avait pas sommeil. Restant étendu, il songeait : il pensait toujours à ce qui avait constitué son unique but dans la vie, qui en avait été le sens, la joie et la fierté : tout l’argent qu’il avait gagné, et celui qu’il pourrait encore gagner ; combien d’argent les autres personnes de sa connaissance avaient gagné, combien elles en avaient, comment elles l’avaient gagné, et comment il pourrait en faire de même et en gagner encore beaucoup. Acheter le bois de Goriatchkino était pour lui de la plus haute importance. Il comptait tirer de ce bois une dizaine de milliers de roubles d’un coup, peut-être bien. Il se mit mentalement à évaluer la forêt qu’il avait vue à l’automne, dont il passa en revue tous les arbres, sur une superficie de deux déciatines4.
« Le chêne fournira du bois pour les patins de traîneaux. En plus des rondins, bien sûr. On peut compter trente sagènes de bois de chauffage par déciatine, se disait-il. Ce qui fera au bas mot deux-cent vingt-cinq par déciatine. Cinquante-six déciatines, cinquante-six centaines, encore cinquante-six centaines, et cinquante-six dizaines et la moitié encore. » Il arrivait ainsi à moins de douze mille, mais sans boulier, c’était difficile d’évaluer plus nettement. « Cependant, je ne lui en donnerai pas dix mille, mais huit mille, car il faut compter les clairières. Je graisserai la patte à l’arpenteur : c’est l’affaire de cent roubles, cent-cinquante au maximum ; il me comptera cinq déciatines de clairières. Et l’autre me cédera le bois pour huit mille. Je lui en flanque tout de suite trois mille dans les dents. Cela devrait l’attendrir », songeait-il en tâtant de l’avant-bras le portefeuille dans sa poche. « Et comment avons-nous pu rater le tournant, Dieu seul le sait ! Il devrait y avoir ici des gardes-forestiers. Avec des chiens qu’on entendrait. Ces maudits-là n’aboient jamais quand il le faudrait. »
Il écarta son col et tendit l’oreille ; on entendait toujours le vent siffler, le foulard battre et claquer dans les brancards, et la neige fouetter, en tombant, le bois du traîneau. Il se couvrit de nouveau.
« Si j’avais su, je serais resté passer la nuit à Grichkino. Bon, c’est pareil, on sera demain à Goriatchkino. Un jour plus tard, voilà tout. Par un temps pareil, les autres non plus ne feront pas le voyage. » Il se souvint qu’il devait toucher du boucher, vers le neuf, l’argent des moutons qu’il lui avait vendus. « Il voulait venir lui-même : il ne me trouvera pas, et ma femme ne saura pas prendre l’argent. Elle est par trop ignorante. Elle n’a pas de manières. » songea-t-il encore en se rappelant comme elle avait été maladroite avec le commissaire de police6 venu lui rendre visite la veille, à l’occasion de la fête. « Classique : une femme ! Où aurait-elle pu voir le monde ? Chez ses parents, c’était comment ? Un simple moujik de village enrichi : un petit moulin et une auberge, voilà tout ce qu’il possédait. Et moi, en quinze ans, qu’ai-je acquis ? Un magasin, deux cabarets, un moulin, un silo, deux propriétés en location, une maison avec un hangar à toit de tôle, se rappela-t-il fièrement. Autre chose que chez mon père ! Aux alentours, quel nom retentit ? Brékhounov.
« Et pourquoi cela ? Parce que je pense à mes affaires, je ne fais pas comme d’autres, qui paressent ou passent leur temps à des idioties. Moi, la nuit, je ne dors pas. Tempête ou pas, je suis ma route. Et l’affaire avance. ils croient que c’est en plaisantant qu’on gagne de l’argent. Non, il faut se donner du mal, et se casser la tête. Voilà, va passer la nuit dehors, et ne dors pas de la nuit. Et les pensées qui te viennent te font te tourner et te retourner, méditait-il avec orgueil : ils croient qu’on arrive comme ça, un coup de chance. Tiens, les Mironov, ils ont des millions, à présent. Et pourquoi ? Donne-toi du mal, et Dieu y pourvoira. Que Dieu me donne seulement la santé ! »
La pensée que lui aussi pourrait être millionnaire, comme Mironov, parti de rien, troublait tant Vassili Andréitch qu’il éprouva la nécessité de parler avec quelqu’un. Mais il n’avait personne avec qui parler… S’il avait pu arriver à Goriatchkino, il aurait pu causer avec le propriétaire du bois, il en aurait mis plein la vue.
« Voyez-moi ce que ça souffle ! On sera tellement enneigés qu’on ne pourra pas en sortir au matin ! » se dit-il en prêtant l’oreille au vent qui soufflait à l’avant du traîneau, le courbant et le cinglant de neige. Il se souleva et regarda autour de lui : dans l’obscurité aux vibrations blanches se détachait seulement la tête de Moukhorty, ainsi que son dos couvert de la toile flottant au vent et le gros nœud de sa queue ; tout autour, devant, derrière, c’étaient partout les mêmes ténèbres agitées de blanc, ayant parfois l’air de se dissiper un peu, se faisant plus épaisses à d’autres moments.
« J’ai eu tort d’écouter Nikita, songeait-il. Il aurait fallu poursuivre, nous serions bien arrivés quelque part. En revenant à Grichkino, on aurait pu passer la nuit chez Tarass. Là, on est bons pour rester toute la nuit ici. Mais qu’est-ce que je disais ? Ah oui, que Dieu aide les gens qui se donnent du mal, pas les feignants, les tire-eu-flanc et les imbéciles. Et puis, il faut que je fume ! » Il s’assit et tira son porte-cigarettes, se coucha sur le ventre en protégeant d’un pan de sa pelisse les allumettes qu’il frottait, mais le vent trouvait toujours moyen de passer, et les éteignait l’une après l’autre. Il réussit enfin à allumer sa cigarette et se mit à fumer. D’y être arrivé le rendit tout joyeux. Quand bien même le vent tirait davantage sur sa cigarette que lui, il aspira deux ou trois bouffées, de quoi se réjouir. Il se rencoigna de nouveau dans l’angle7 du traîneau et se remit à se plonger dans ses souvenirs et ses rêveries, et s’assoupit soudain sans du tout s’en apercevoir.
Mais brusquement, il fut réveillé par quelque chose le heurtant. Était-ce Moukhorty, venu lui chiper de la paille, ou une agitation provenant de lui-même ? En tout cas, il se réveilla, le cœur battant si vite et si fort qu’il crut sentir le traîneau trembler sous lui. Il ouvrit les yeux. Autour de lui, c’était toujours la même chose, juste avec un peu plus de clarté. « Il fait jour, se dit-il, ce sera sans doute bientôt le matin. » Mais il se rendit compte l’instant d’après qu’il faisait plus clair seulement à cause de la lune en train de monter. Se soulevant, il regarda d’abord le cheval. Moukhorty se tenait toujours croupe au vent, tout tremblant. La toile enneigée qui le recouvrait s’était relevée, l’avaloire avait glissé d’un côté, on distinguait maintenant mieux la tête du cheval, tout enneigée, avec sa frange et sa crinière qui flottaient au vent. Vassili Andréitch se pencha à l’arrière du traîneau pour regarder derrière lui. Nikita était toujours dans la même position. La grosse toile dont il s’était couvert disparaissait sous la neige, ainsi que ses jambes. « Il ne faudrait pas que le moujik meure de froid ; il est médiocrement vêtu. Ça retomberait sur moi. Les gens n’ont pas de jugeote. Ils sont réellement ignorants », se dit Vassili Andréitch, qui songea à retirer la toile de chanvre sur le cheval pour en couvrir Nikita, mais se lever et se démener dans le froid… et puis, il craignait que l’étalon ne gelât. « Pourquoi l’ai-je donc emmené ? Toujours sa stupidité à elle ! » se dit Vassili Andréitch en repensant à sa femme peu chérie, et il reprit sa position précédente, à l’avant du traîneau. « Mon oncle a passé comme ça toute la nuit dans la neige, et il n’a rien eu, se rappela-t-il. Mais le Sevastian8, quand on l’a sorti de la neige, c’était différent : il était mort, raide comme un quartier de viande gelé. Je serais resté pour la nuit à Grichkino, rien de tout cela ne serait arrivé. »
Et, s’enveloppant soigneusement de sa pelisse pour que la chaleur de la fourrure ne se perdît nulle part inutilement, mais pour qu’elle le réchauffât un peu partout, au cou, aux genoux, aux pieds, il ferma les yeux, essayant de se rendormir. Mais maintenant, il avait beau s’y efforcer, il ne pouvait plus s’assoupir, au contraire, il se sentait tout excité, et l’esprit vif. Il se remit à faire le compte de ses gains, de ce qu’on lui devait, à s’adresser à lui-même des félicitations et à se réjouir de sa position sociale – tout cela se voyait interrompu par une peur qui s’insinuait en lui, et par le mécontentement qu’il éprouvait à son propre égard, en se demandant pourquoi il n’était pas resté passer la nuit à Grichkino : il serait étendu sur un banc, au chaud… Il se tournait et se retournait, se couchait autrement, essayant de trouver une position meilleure, qui le protégeât mieux du vent, mais sans succès ; il se soulevait encore, changeait de position, emmitouflait ses jambes, fermait les yeux et demeurait immobile. Mais ses jambes repliées dans ses solides bottes de feutre commençaient à lui faire mal, ou alors il avait froid quelque part et, n’étant pas resté allongé bien longtemps, il se souvenait, de nouveau mécontent de lui, qu’il aurait pu être à cet instant tranquillement couché dans une izba tiède à Grichkino, et il recommençait à se soulever, à se retourner, à s’emmitoufler et à se rencoigner.
Un moment, Vassili Andréitch crut entendre le chant lointain d’un coq. Réjoui, il rabattit le col de sa pelisse et se mit à tendre l’oreille, mais il avait beau écouter avec intensité, il n’y avait rien à entendre que le bruit du vent qui sifflait dans les brancards et faisait claquer le foulard, et celui de la neige fouettant le bois du traîneau.
Nikita gardait toujours la même position, celle prise la veille au soir, sans bouger ni même répondre aux interpellations de Vassili Andréitch, qui l’avait appelé à deux reprises. « Il s’en moque bien, il doit dormir », songeait Vassili Andréitch en observant, au-delà de l’arrière du traîneau, la silhouette complètement enneigée de Nikita.
Vassili Andréitch se redressa et se recoucha une vingtaine de fois. Il lui semblait que cette nuit ne finirait jamais. « Le jour ne devrait pas tarder, se dit-il une fois en se redressant et regardant autour de lui. je vais jeter un coup d’œil à ma montre. Seulement, en ouvrant ma pelisse, je vais geler. Mais si je savais que le matin approche, ce serait plus gai. Nous commencerions à atteler. » Tout au fond de lui, Vassili Andréitch savait bien que ce ne pouvait pas être encore le matin, mais il ressentait de plus en plus d’appréhension et voulait en même temps vérifier et se
donner le change à lui-même. Il dégrafa précautionneusement sa pelisse du dessous et mit la main sur son ventre, en fouillant longuement, jusqu’à trouver son gilet. Il sortit à grand-peine sa montre d’argent émaillée de fleurs et se mit à l’examiner. Sans lumière, il ne voyait rien. Il se remit sur le ventre, s’appuyant sur ses coudes et ses genoux, et fit du feu. Il s’y prenait mieux, à présent, et, choisissant à tâtons l’allumette ayant le plus de phosphore, il parvint à l’allumer du premier coup. Plaçant le cadran de la montre sous la lumière, il y jeta un coup d’œil, sans arriver à croire ce qu’il voyait… Il n’était que minuit passé de dix minutes. Il avait encore toute la nuit devant lui.
« Oh, qu’elle est longue, cette nuit ! » se dit Vassili Andréitch en sentant le froid lui parcourir le dos ; et, refermant sa pelisse et se couvrant de nouveau, il se pelotonna dans le coin du traîneau, se préparant à attendre patiemment. Soudain, émergeant du bruit monotone que faisait le vent, il entendit nettement un nouveau son, un son vivant. Le son s’accrut régulièrement, jusqu’à devenir parfaitement net, puis décrut tout aussi régulièrement. Aucun doute, c’était un loup. Et ce loup était si proche qu’on entendait, au gré du vent, le son de sa voix se modifier quand il faisait bouger sa mâchoire. Vassili Andréitch rabattit son col et écouta attentivement. Moukhorty aussi écoutait avec intensité, en remuant des oreilles, et lorsque le loup eut fini de chanter en solo, il fit un pas et s’ébroua pour avertir du danger. Après cela, il n’était plus question, pour Vassili Andréitch, de se rendormir, ni même de se rassurer. Il avait beau repenser à ses comptes, à ses affaires, à sa gloire, à son mérite et à sa richesse, la peur s’emparait de plus en plus de lui, dominant toutes ses pensées, tandis que se mêlait à toutes ses réflexions la question revenant sans cesse : pourquoi n’était-il pas resté passer la nuit à Grichkino ?
« Je pouvais lâcher le bois, j’ai assez d’autres affaires, Dieu merci ! Ah, j’aurais dû y rester pour la nuit ! » se disait-il. « On dit que les gens ivres meurent de froid, songea-t-il. Et j’ai bu, moi. » Faisant attention à ses propres sensations, il s’aperçut qu’il commençait à trembler, sans savoir si c’était de froid ou de peur. Il essaya de s’envelopper et de s’allonger comme auparavant, mais il n’y arrivait plus. Il ne pouvait rester en place, il avait envie de se lever, d’entreprendre quelque chose pour étouffer la peur qui montait en lui, et contre laquelle il se sentait impuissant. Il s’empara de nouveau de ses cigarettes, mais il ne restait plus que trois allumettes, et de piètre qualité. Frottées l’une après l’autre, elles refusèrent de s’enflammer.
« Que le diable t’emporte, maudite ratée ! » dit-il, sans savoir au juste qui il invectivait et en jetant la cigarette froissée. Il allait lancer aussi son porte-allumettes, mais il interrompit son geste et fourra l’étui dans sa poche. Il était si inquiet qu’il ne pouvait plus tenir en place. Il descendit du traîneau et, le dos face au vent, se mit à reboucler sa ceinture plus étroitement.
« Rester coucher, c’est attendre la mort ! Il faut monter à cheval et en avant ! songea-t-il brusquement. Une fois enfourché, le cheval ne s’arrêtera pas. Lui, se dit-il en pensant à Nikita, ça lui est égal de mourir. Pour la vie qu’il mène ! Il n’a rien à regretter, tandis que moi, Dieu merci, j’ai de quoi vivre… »
Et, détachant le cheval, il lui jeta les rênes sur le cou et voulut lui sauter dessus, mais ses pelisses et ses bottes étaient si lourdes qu’il échoua. Il se mit alors debout dans le traîneau, voulant sauter depuis le traîneau. Celui-ci se mit à osciller sous son poids, et de nouveau il tomba. La troisième fois, enfin, il fit approcher le cheval et, se tenant prudemment au bord du traîneau, réussit tant bien que mal à se retrouver le ventre en travers du dos du cheval. Allongé dans cette position, il s’avança, recommença et finit par envoyer ses jambes enfourcher le cheval et par s’assoir, les pieds passés dans la longue courroie de l’avaloire. Les soubresauts du traîneau avaient réveillé Nikita, qui se souleva, et Vassili Andréitch crut l’entendre dire quelque chose.
« Vous écouter, vous autres imbéciles ! Et puis quoi, disparaître comme ça, sans raison ? » cria Vassili Andréitch qui, ramenant sous ses genoux les pans écartés de sa pelisse, fit tourner le cheval et le lança loin du traîneau, dans la direction où il pensait que se trouvaient la forêt et la maisonnette du garde-forestier.
Notes
- Se reporter aux dictionnaires, ou à un moteur de recherche, pour ces trois termes techniques – pour l’arc de limonière, voir la note 12 du chapitre I –, comme pour les deux suivants, la sellette et l’avaloire : dans les domaines où il s’y connaît, Tolstoï ne fait grâce à son lecteur d’aucun détail, au grand désespoir, parfois, du traducteur.
- Voir le premier chapitre : c’est un petit traîneau,Nikita n’était pas prévu, il s’est casé tant bien que mal à l’avant, à gauche, une jambe en dehors…
- Rappel : c’est un bonnet de fourrure.
- La déciatine faisait à peu près 1,1 ha.
- Il amène trois mille roubles, voir le début.
- Le stanovoï, commissaire de police rurale.
- L’auteur semble s’être emmêlé ici, en parlant maintenant de l’arrière du traîneau…
- Ou Sebastian – rappel : se prononce Sebastianne, on ne nasalise pas : Sébastien.
VII
Depuis qu’il s’était installé, couvert de sa toile, à l’abri de l’arrière du traîneau, Nikita était resté immobile. Comme tous les gens proches de la nature et connaissant le besoin, il était patient et pouvait attendre des heures, et même des jours, sans éprouver ni inquiétude ni irritation. Il avait entendu le maître l’appeler, mais n’avait pas répondu, parce qu’y répondre, c’était remuer, ce qu’il ne voulait pas. Quoiqu’il eût encore chaud, du fait du thé absorbé et de tous les mouvements effectués en cherchant un chemin dans les congères, il savait que cette chaleur ne se conserverait pas longtemps, et qu’il n’aurait plus la force de se réchauffer en bougeant, car il ressentait la fatigue du cheval qui s’arrête et ne peut, malgré tous les coups de fouet, aller plus loin, son maître voyant alors qu’il faut le nourrir pour qu’il puisse de nouveau travailler. Son pied, celui dont la botte avait un trou, était devenu tout froid, il n’en sentait plus le gros orteil. En outre, il avait de plus en plus froid, dans tout son corps. La pensée qu’il pourrait bien mourir cette nuit, que c’était même fort vraisemblable, lui vint à l’esprit, sans lui causer de désagrément particulier, pas plus que d’effroi particulier. Cette pensée n’était pas particulièrement désagréable vu que sa vie n’avait rien d’une fête perpétuelle, c’était au contraire une vie de servitude ininterrompue, dont il commençait à ressentir la fatigue. Cette pensée n’était pas non plus particulièrement effrayante, parce qu’il s’était toute sa vie senti dépendre, outre les maîtres au service desquels il était, comme, à présent, Vassili Andréitch, du grand Maître, celui qui l’avait envoyé en ce monde, et qu’il savait que même en mourant, il resterait au pouvoir de ce maître-là, et que ce maître ne lui ferait pas de mal. « Regretter de devoir quitter le connu, l’habituel ? Mais qu’y faire ? On doit aussi se faire de nouvelles habitudes. »
« Mes péchés ? songea-t-il en repensant à son ivrognerie, à l’argent dépensé en beuveries, aux affronts faits à sa femme, aux jurons, à son peu de présence à l’église, à la non-observation des jeûnes et à toutes les remontrances que lui prodiguait le pope les fois où il allait à confesse. Mes péchés, d’accord. Mais, tout de même, je ne les ai pas inventés pour prendre des airs : il est clair que Dieu m’a fait comme cela. J’ai péché, d’accord ! Peut-on faire autrement ? »
Telles furent ses premières pensées au sujet de ce qui pourrait lui arriver cette nuit, après quoi il n’y revint plus et s’abandonna aux souvenirs qui se présentaient d’eux-mêmes à lui. Tantôt il se rappelait l’arrivée de Marfa, les ouvriers en train de s’enivrer et ses refus de boire de l’eau-de-vie, tantôt il repensait à leur expédition actuelle, à l’izba de Tarass et aux discussions au sujet du partage, tantôt encore il songeait à son petit gars, et à Moukhorty resté au chaud sous la toile de chanvre, ou au maître faisant grincer le traîneau en se retournant. « Lui aussi, bien sûr, est un brave type, il s’en veut d’être reparti, se disait-il. Une vie comme la sienne, on n’a pas envie de la quitter. Ce n’est pas comme pour nous autres. » Et tous ces souvenirs se mirent à s’embrouiller, se mélanger dans sa tête, et il s’endormit.
Lorsque Vassili Andréitch, en enfourchant le cheval, ébranla le traîneau, dont le train arrière, auquel il était adossé, bougea complètement, et dont un patin vint lui heurter le dos, Nikita se réveilla et dut, bon gré mal gré, changer de position. Redressant ses jambes avec difficulté, et en faisant tomber la neige, il se releva, et, en un instant, le froid lui transperça douloureusement tout le corps. Comprenant ce qui se passait, il voulut que Vassili Andréitch lui laissât la toile de chanvre, dont le cheval n’avait plus besoin, afin qu’il pût s’en couvrir : c’est ce qu’il lui cria.
Mais Vassili Andréitch ne s’arrêta pas, et disparut dans une poussière de neige.
Resté seul, Nikita réfléchit un instant à ce qu’il devait faire. Partir à la recherche d’une habitation lui semblait au-dessus de ses forces. Se rasseoir à la même place n’était déjà plus possible, c’était rempli de neige. Il sentait que dans le traîneau il ne se réchaufferait pas, parce qu’il n’avait pas de quoi se couvrir, sa demi-pelisse et son caftan ne lui tenaient pas chaud. Il avait aussi froid que s’il avait juste porté sa chemise. Il commença à avoir peur. « Seigneur, Père Céleste ! » murmura-t-il, et de savoir qu’il n’était pas seul, que quelqu’un l’écoutait, le rassura. Il poussa un profond soupir et, la tête couverte de la grosse toile, il se glissa dans le traîneau et se coucha à la place qu’avait occupé son patron.
Mais il lui était impossible d’avoir chaud dans le traîneau. Il commença par grelotter, tremblant de tout son corps, puis le tremblement cessa et il se mit peu à peu à perdre conscience. Il ne savait pas s’il s’endormait ou s’il était en train de mourir, mais il se sentait également préparé aux deux.
VIII
Pendant ce temps, Vassili Andréitch poussait, des pieds et du bout des rênes, le cheval dans la direction qu’il croyait, allez savoir pourquoi, être celle de la forêt et de la guérite du garde-forestier. La neige l’aveuglait et il avait l’impression que le vent voulait l’arrêter, mais, penché en avant et ramenant toujours de force sa pelisse entre lui et la sellette froide qui l’empêchait de vraiment s’assoir, il pressait le cheval sans trêve. Avec du mal mais sans protester, l’étalon allait l’amble là où on le menait.
Il chevaucha ainsi cinq minutes en allant tout droit, croyait-il, sans rien voir à part la tête du cheval et le désert blanc, sans rien entendre à part le sifflement du vent aux oreilles du cheval et au col de sa pelisse.
Quelque chose se dessina soudain devant lui. son cœur battit de joie et il se dirigea vers cette masse noire, croyant déjà distinguer les murs des maisons d’un village. Mais la masse noire ne restait pas immobile, elle bougeait, et ce n’était pas un village mais une haute touffe d’armoise poussée à la séparation de deux parcelles, émergeant de la neige et se balançant follement sous la pression du vent qui la courbait toujours du même côté en lui sifflant dessus. Étrangement, la vue de cette armoise tourmentée par le vent impitoyable fit frémir Vassili Andréitch, qui s’empressa de pousser le cheval sans se rendre compte qu’en s’approchant de l’armoise, il changeait de direction et menait le cheval d’un tout autre côté que celui où il croyait que se trouvait la maisonnette du garde-forestier. Le cheval obliquait toujours à droite, si bien qu’il le faisait tout le temps prendre à gauche.
De nouveau, quelque chose se dessina devant. il se réjouit, convaincu que cette fois ce serait le village. Mais c’était encore la séparation entre deux parcelles, hérissée d’armoise. L’herbe sèche battait toujours aussi follement, et la peur s’empara de Vassili Andréitch. Non seulement il s’agissait de la même armoise, mais se voyaient à côté des traces de sabots de cheval, que le vent recouvrait de neige. Vassili Andréitch s’arrêta, se pencha, les examina : c’étaient bien les traces laissées par un cheval, balayées par la neige, et ce cheval ne pouvait être que le sien : clairement, il tournait en rond, et ce dans un petit espace. « Je suis perdu, comme ça ! » se dit-il ; mais, pour ne pas céder à la peur, il pressa le cheval encore plus vigoureusement, scrutant les ténèbres blanchies par la neige, où il croyait voir apparaître des points lumineux qui disparaissaient dès qu’il les regardaient. Il lui sembla entendre un chien aboyer, ou alors c’étaient des loups qui hurlaient, mais les sons étaient si faibles et si indistincts qu’il ne savait pas s’il les entendait pour de bon ou s’il avait la berlue, et il s’arrêta pour écouter avec intensité.
Un cri effrayant, assourdissant, retentit soudain à ses oreilles, faisant tout trembler et frémir. Vassili Andréitch se cramponna à l’encolure du cheval, mais le cou de l’étalon lui-même était tout tremblant, et le cri terrible devint encore plus effrayant. Durant quelques secondes, Vassili Andréitch n’arriva pas à reprendre ses esprits, il ne comprenait pas ce qui se passait. Or, c’était tout simplement Moukhorty qui, soit pour se donner du courage, soit pour appeler au secours, avait poussé un hennissement puissant et sonore. « Va au diable ! Qu’est-ce qu’il m’a fait peur, le maudit ! » dit Vassili Andréitch, se parlant à lui-même. Même après avoir identifié la cause de sa frayeur, il n’arrivait plus à la dissiper.
« Il faut rester raisonnable, s’exhortait-il, sans pouvoir se contenir et continuant à pousser le cheval, sans remarquer que le vent ne lui arrivait plus de face, mais qu’il l’avait dans le dos. Son corps était transi et douloureux, particulièrement ses fesses, directement en contact avec la sellette ; il avait des tremblements aux bras et aux jambes, sa respiration était haletante. Il se voyait perdu au milieu de cet affreux désert de neige, sans voir aucune possibilité de salut.
Brusquement, le cheval tomba sous lui, en s’enfonçant dans un tas de neige ; l’étalon se débattit et glissa sur le flanc. Vassili Andréitch sauta à bas du cheval, en entraînant de côté l’avaloire sur laquelle reposait sa jambe, et en pliant la sellette à laquelle il se cramponnait. Dès que Vassili Andréitch ne fut plus assis sur lui, le cheval se redressa et s’élança en avant, fit un bond, un autre et, hennissant de nouveau et traînant derrière lui la toile de chanvre, disparut en laissant dans la congère Vassili Andréitch. Ce dernier se lança à sa poursuite, mais la neige était si profonde et ses pelisses étaient si pesantes qu’il s’enfonçait à chaque pas plus haut que le genou et qu’il s’arrêta, hors d’haleine, au bout d’une vingtaine de pas à peine. « Le bois, les moutons, les loyers, le magasin, les cabarets, la maison et le hangar au toit de tôle, qu’est-ce que cela va devenir ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Allons, ce n’est pas possible ! » Ces pensées défilaient dans sa tête. Bizarrement, lui revint à l’esprit l’armoise se balançant au gré du vent, près de laquelle il était passé deux fois, et une telle épouvante s’empara de lui qu’il ne pouvait plus croire à la réalité de tout ce qui lui arrivait. « Ne serais-je pas en train de rêver ? » se disait-il en voulant se réveiller, mais se réveiller de quel sommeil ? Elle était bien réelle, la neige qui lui cinglait le visage, se répandait sur lui et refroidissait sa main droite, dont il avait perdu le gant ; il était bien réel, ce désert où il se retrouvait seul à présent, aussi seul que la touffe d’armoise, attendant la mort inévitable, prochaine et dépourvue de sens.
« Reine des cieux1, Père Saint Mikolaï2, maître de l’abstinence », dit-il en se souvenant des Te Deum de la veille et en revoyant l’icône à la face noircie et à la chasuble d’or, et en repensant aux cierges qu’il vendait pour honorer l’icône, qu’on lui ramenait aussitôt après, et qu’il remettait, à peine entamés, dans un tiroir. il se mit à prier ce Nikolaï-faiseur-de-miracles, lui demandant de le sauver, en lui promettant de faire chanter un Te Deum et de brûler des cierges pour le remercier. Mais là, il comprit clairement, sans le moindre doute, que l’image du Saint, la chasuble, les cierges, le prêtre, les Te Deum, tout cela était très important et fort utile là-bas, à l’église, mais qu’ici cela ne lui serait d’aucune utilité, qu’entre ces cierges et ces Te Deum et sa situation de détresse actuelle, aucun lien n’existait ni ne pouvait exister. « Il ne faut pas se décourager, songea-t-il. Il faut suivre les traces du cheval avant que la neige ne les recouvre, lui vint-il à l’esprit. Il se sortira de là, ou alors je l’attraperai. Il faut juste ne pas se précipiter, sinon je vais m’épuiser et m’égarer davantage. » Mais, en dépit de son intention d’aller doucement, il se jeta en avant, s’élançant, tombant, se relevant et tombant de nouveau. Les traces du cheval se voyaient déjà à peine aux endroits où la neige était peu profonde. « Je suis perdu, se dit Vassili Andréitch, je vais perdre la trace et ne pourrai pas rejoindre le cheval. » Mais au même moment, un coup d’œil vers l’avant lui fit voir quelque chose de noir. C’était Moukhorty, et avec lui le traîneau et les brancards avec son foulard. L’avaloire démontée lui pendant de côté avec la toile de chanvre, Moukhorty avait regagné sa place, en se rapprochant des brancards, et secouait sa tête qu’une bride prise dans l’un de ses pieds inclinait vers le sol. Il s’avérait que le creux où Vassili Andréitch s’était enfoncé, c’était celui où Nikita et lui s’étaient déjà enfoncés ensemble dans la neige, que le cheval l’avait ramené au traîneau et que, au moment où il avait sauté de cheval, il n’était qu’à cinquante pas de l’endroit où se trouvait le traîneau.
Notes
- La Sainte Vierge.
- Saint Nicolas le Thaumaturge. Le texte écrit « Mikolaï » au lieu de Nikolaï, comme Nikita se voyait appeler Mikita. Il y a une ambiguïté : « maître de l’abstinence » renverrait plutôt à un autre Saint Nicolas, Nicolas de Tolentino, qui relève plutôt de l’Église catholique. Connu pour son syncrétisme et déjà très en délicatesse avec l’Église orthodoxe, Tolstoï écrit peut-être cela à dessein, en le faisant suivre d’une pique irrévérencieuse pour l’Église et ses Saints…
IX
Parvenu avec peine au traîneau, Vassili Andréitch en attrapa le bord et resta longtemps immobile, tâchant de retrouver son calme et de reprendre son souffle. Nikita n’était plus à sa place précédente, mais quelque chose était allongé dans le traîneau, couvert de neige, et Vassili Andréitch comprit que c’était Nikita. La peur de Vassili Andréitch était maintenant complètement passée, et s’il redoutait quelque chose, c’était seulement cette peur épouvantable qu’il avait éprouvée assis sur le cheval, et plus particulièrement quand il s’était retrouvé seul dans la congère. Il fallait coûte que coûte ne pas laisser cette peur le reprendre, et, pour cela, il fallait faire quelque chose, s’occuper d’une façon ou d’une autre. Dans ce but, il commença par se mettre dos au vent et ouvrir sa pelisse. Ensuite, dès qu’il eut un peu repris son souffle, il fit tomber la neige de ses bottes et de son gant gauche – le droit était irrémédiablement perdu et devait être enseveli quelque part sous la neige –, puis il boucla de nouveau sa ceinture, la serrant aussi étroitement qu’il le faisait lorsqu’il sortait de son magasin pour acheter le blé que les moujiks avaient amené par chariots, et se disposa à passer à l’action. La première chose qui se présenta à son esprit fut de libérer le pied du cheval. Ce qu’il fit, et, ayant dégagé la bride, il attacha de nouveau Moukhorty au crampon métallique à l’avant du traîneau, à son ancienne place, et se mit derrière le cheval pour lui remettre l’avaloire, la sellette et la toile de chanvre ; à ce moment, il vit quelque chose remuer dans le traîneau, et la tête de Nikita émergea de la neige qui le recouvrait. Faisant un effort visible, Nikita, déjà complètement transi, se souleva et s’assit d’une façon un peu étrange, en agitant la main devant son nez comme pour chasser une mouche. Il agitait la main en disant quelque chose, Vassili Andréitch eut l’impression que Nikita l’appelait. Laissant la toile de chanvre, il s’approcha du traîneau.
« Qu’as-tu ? demanda-t-il. Qu’est-ce que tu dis ?
— Je… me… meurs, voilà ce que j’ai, dit avec difficulté, d’une voix saccadée, Nikita. Donne ce que j’ai gagné au petit, ou à ma femme, ça m’est égal.
— Tu es donc gelé ? demanda Vassili Andréitch.
— Je le sens, ma mort… pardonne-moi, pour l’amour du Christ… » fit Nikita d’une voix plaintive, en continuant à gesticuler devant sa figure, comme pour chasser une mouche.
Vassili Andréitch resta trente secondes immobile et silencieux, puis, avec le même résolution qui lui faisait taper dans la main adverse pour conclure un achat avantageux, il recula d’un pas, retroussa les manches de sa pelisse et se mit à retirer des deux mains la neige couvrant Nikita et remplissant le traîneau. La neige enlevée, il défit à la hâte sa ceinture, ouvrit sa pelisse et, poussant Nikita, se coucha sur lui, le couvrant non seulement de sa pelisse, mais de tout son corps échauffé par ses efforts. Il disposa les pans de la pelisse entre le corps de Nikita et le bois du traîneau, serrant avec les genoux le bas de la fourrure ; à présent, il n’entendait plus le cheval bouger, ni le vent siffler, il écoutait seulement la respiration de Nikita. Celui-ci resta d’abord immobile un bon moment, avant de souffler lourdement et de remuer un peu.
« Alors, comme ça, tu dis que tu meurs. Reste couché, réchauffe-toi, c’est comme cela que nous sommes… » voulut dire Vassili Andréitch.
Mais, à sa grande surprise, il ne put poursuivre, parce qu’il avait les larmes aux yeux et que sa mâchoire inférieure était secouée de tremblements. il cessa de parler et se contenta d’avaler ce qu’il avait maintenant dans la bouche. « J’ai fait de gros efforts, me voilà tout faible », se dit-il. Mais cette faiblesse, loin de lui être désagréable, lui apportait une joie qu’il n’avait encore jamais connue.
« C’est comme cela que nous sommes », se répéta-t-il avec un attendrissement très solennel. Il resta ainsi couché un long moment sans rien dire, essuyant ses yeux à la fourrure de sa pelisse et ramenant sous son genou le pan de la pelisse que le vent relevait toujours, du côté droit.
Mais il désirait violemment dire quelque chose à propos de la joie qu’il éprouvait.
« Mikita ! dit-il.
— Je suis bien, j’ai chaud, lui fut-il répondu, en-dessous de lui.
— J’étais à deux doigts de périr, mon ami. Toi, tu gelais pendant ce temps-là, et moi… »
Mais là, ses pommettes se remirent à trembler et ses yeux, de nouveau, se remplirent de larmes, il ne put continuer.
« Bon, ça ne fait rien, songea-t-il. Je sais moi-même ce que je sais à mon sujet. »
Et il se tut. Il resta longuement couché de la sorte.
D’en bas lui parvenait la chaleur de Nikita, en haut, c’était la pelisse qui lui tenait chaud ; seules ses mains, avec lesquelles il retenait les pans de sa pelisse autour des côtés de Nikita, et ses jambes que le vent découvrait sans cesse, commençaient à avoir froid. Surtout sa main droite, celle qui n’avait plus de gant. Mais il ne pensait ni à ses mains ni à ses jambes, il ne pensait qu’à la façon de réchauffer le moujik étendu sous lui.
Il regarda le cheval à plusieurs reprises et vit que la toile de chanvre à demi détachée et l’avaloire traînaient dans la neige : il aurait fallu se lever et couvrir le cheval, mais il ne pouvait se résoudre à quitter un seul instant Nikita et troubler l’euphorie dans laquelle il se trouvait. À présent, il n’éprouvait plus la moindre peur.
« Ça va réussir, sûr ! » songea-t-il à propos du fait qu’il réchauffait le moujik, se vantant comme il le faisait lors de ses achats et de ses ventes.
Vassili Andréitch resta ainsi couché une heure, une autre, une troisième, sans voir le temps passer. au début, les images de la tempête défilèrent dans son imagination, les brancards et le cheval sous l’arc de limonière tremblaient devant ses yeux, et il se souvenait de Nikita, étendu sous lui ; puis vinrent s’y mêler des souvenirs de la fête, il repensa à sa femme, au commissaire de police, au tiroir aux cierges, puis de nouveau à Nikita, étendu sous ce tiroir ; apparurent les moujiks, vendeurs et acheteurs, et les murs blancs, les maisons aux toits de tôle, sous lesquels était étendu Nikita ; puis tout se mélangea, l’un dans l’autre et, comme les couleurs de l’arc-en-ciel dont la réunion forme une lumière blanche, toutes ses impressions se fondirent en un néant unique, et il s’endormit. Il dormit longtemps, sans rêver, mais les songes réapparurent avant l’aube. Il se tenait devant le tiroir aux cierges et la bonne femme de Tikhon réclamait un cierge à cinq kopecks pour la fête : il voulait le prendre et le lui donner, mais ses mains ne se lèvent pas, il garde ses poings serrés dans ses poches. Il veut contourner le tiroir, mais ses jambes ne bougent pas, ses caoutchoucs neufs, tout propres, ont pris racine dans le sol de pierre, impossible de les lever, pas plus que d’en retirer ses pieds. Soudain, le tiroir aux cierges se transforme en lit, et Vassili Andréitch s’y voit couché à plat ventre, chez lui. Il est couché sans pouvoir se lever, et il lui faut se lever, car voici qu’Ivan Matvéitch, le commissaire de police, vient le voir : il doit aller avec Ivan Matvéitch négocier l’achat du bois, ou bien remettre en place l’avaloire sur Moukhorty. Et il demande à sa femme : « Mikolavna1 n’est donc pas arrivé ? — Non, pas encore », répond sa femme. Et il entend une voiture s’approcher du perron. Ce doit être lui. Non, la voiture est passée. « Toujours pas de Mikolavna ? — Toujours pas. » Et il est couché sur le lit, sans pouvoir se lever, ne faisant qu’attendre, et cette attente est à la fois pénible et plaisante. Soudain, la joie se produit : arrive celui qu’il attendait, non pas Ivan Matvéitch, le commissaire, mais quelqu’un d’autre, celui-là même qu’il attend. Arrivé, celui-là l’appelle, et c’est le même qui l’avait hélé pour lui ordonner de se coucher sur Nikita. Vassili Andréitch se réjouit de l’arrivée de celui-là. « Je viens ! » crie-t-il joyeusement, et ce cri le réveille. Celui qui se réveille n’est plus du tout celui qui s’était endormi. Il veut se lever – et n’y arrive pas, remuer le bras – et ne le peut pas, bouger la jambe – pas davantage. Il s’en étonne, mais n’en éprouve nul chagrin. Il comprend que c’est la mort, et n’en éprouve nul chagrin. Et il se souvient que Nikita que Nikita est couché sous lui, vivant et réchauffé, et il a l’impression que Nikita et lui ne font qu’un, que sa vie n’est pas en lui, mais en Nikita. Tendant l’oreille, il entend Nikita respirer, et même ronfler légèrement. « Nikita est vivant, donc je le suis », se dit-il triomphalement.
Et il repense à l’argent, au magasin, à la maison, aux transactions et aux millions des Mironov ; il a du mal à comprendre pourquoi cet homme du nom de Vassili Brékhounov s’occupait de tout cela. « Visiblement, il ne savait pas l’essentiel, se dit-il au sujet de Vassili Brékhounov : il ne savait pas ce que je sais à présent, et cette fois sans erreur. Maintenant, je sais. » Il entend de nouveau l’appel de celui qui l’a hélé. « Je viens, je viens ! » dit-il de tout son être, avec un attendrissement joyeux. Il sent qu’il est libre, rien ne le retient plus.
Et Vassili Andréitch ne vit plus rien, n’entendit plus rien et ne ressentit plus rien en ce monde.
Tout autour, la tempête continuait sa ronde. Les tourbillons de neige recouvraient la pelisse de Vassili Andréitch, le corps tout frissonnant de Moukhorty et, à peine visible au fond du traîneau, celui de Nikita, réchauffé sous son maître mort.
Notes
- Dernière déformation du prénom Nikita.
X
Nikita se réveilla à l’aube. Ce qui le réveilla fut le froid recommençant à le saisir dans le dos. Il avait rêvé qu’il revenait du moulin avec un chargement de farine pour le patron, et qu’en franchissant une petite rivière, il avait pris à côté du pont, et embourbé son chariot. Il se voit se glisser sous le chariot et le soulever en redressant le dos. Mais, surprise ! Le chariot ne bouge pas, reste collé à son dos, il ne peut ni le soulever ni s’en dégager. Le chariot lui écrase les reins. Et qu’il est froid ! C’est clair, il faut sortir de là. « Ça suffit, dit-il à celui qui lui écrase le dos avec le chariot : retire les sacs ! » Mais, de plus en plus froid, le chariot l’écrase, et soudain un bruit particulier retentit, il se réveille et se souvient de tout. Le chariot froid, c’est le maître mort, gelé, couché sur lui. Et c’est Moukhorty qui a produit le bruit, en envoyant deux coups de sabot au traîneau.
« Andréitch, hé, Andréitch ! » crie Nikita, qui pressent la vérité, à l’adresse de son patron, tout en tendant le dos.
Mais Andréitch ne répond pas, et sa bedaine et ses jambes sont fortes, froides et lourdes comme des poids de fonte.
« Il doit être mort, se dit Nikita. À lui le Royaume des cieux ! »
Il tourne la tête, creuse la neige devant lui avec sa main et ouvre les yeux. Il fait jour. Le vent siffle toujours dans les brancards, et la neige tombe toujours, avec cette différence qu’elle ne cingle plus le bois du traîneau, elle remplit silencieusement le traîneau et recouvre le cheval, toujours plus haut, et l’on ne perçoit plus ni les mouvements ni les respiration du cheval. « Lui aussi a dû geler », se dit Nikita à propos de l’étalon. Les coups de sabot contre le traîneau qui avaient réveillé Nikita étaient en effet les derniers efforts de Moukhorty, entièrement gelé, pour tenir sur ses jambes.
« Seigneur, Père Céleste, je vois bien que tu m’appelles aussi, dit Nikita. C’est Ta sainte volonté. Mais c’est dur. Eh bien, on ne meurt qu’une fois, et on ne peut l’éviter. Pourvu que ce soit rapide… » Il cache de nouveau sa main, ferme les yeux et s’abandonne, pleinement convaincu d’être mourant, d’être déjà mort.
Pendant la pause du déjeuner, des moujiks sortirent de la neige avec leurs pelles Vassili Andréitch et Nikita, qui se trouvaient à trente sagènes de la route et à une demi-verste du village.
La neige avait complètement enseveli le traîneau, mais les brancards avec le foulard étaient encore visibles. Le ventre enfoncé dans la neige, l’avaloire et la toile de chanvre restés accrochées à son flanc, Moukhorty se tenait, entièrement blanc, la tête pressée contre son poitrail durci ; ses naseaux étaient couverts de glaçons, ses yeux étaient également tout engivrés, ce qui lui faisait comme des larmes. Il avait tant maigri en l’espace d’une nuit qu’il n’avait plus que la peau sur les os. Vassili Andréitch était raide comme un quartier de viande gelé, et il avait les jambes écartées, elles le restèrent lorsqu’on le retira de dessus Nikita. Ses yeux saillants au regard d’épervier étaient gelés, sa bouche ouverte, sous sa moustache bien taillée, était remplie de neige. Nikita, lui, était vivant, même s’il était tout gelé. Quand on réveilla Nikita, il était persuadé d’être mort, et que tout cela se produisait désormais non plus dans ce monde, mais dans l’autre. Mais, devant les cris des moujiks qui le sortaient de la neige et le débarrassaient du corps raidi de Vassili Andréitch, il commença par s’étonner d’entendre les moujiks crier pareillement dans l’autre monde et d’avoir toujours le même corps, mais lorsqu’il comprit qu’il était resté ici-bas, il s’en attrista plutôt qu’il ne s’en réjouit, surtout en sentant les gelures de ses orteils, aux deux pieds.
Nikita passa deux mois à l’hôpital. On l’amputa de trois orteils, mais les autres guérirent, si bien qu’il put continuer à travailler, et vivre encore une vingtaine d’années – d’abord comme serviteur, puis, devenu vieux, comme gardien. Il est mort seulement cette année, chez lui, comme il le souhaitait, sous les icônes des saints et un cierge allumé dans les mains. Avant de mourir, il a fait ses adieux à sa vieille femme, en lui pardonnant le tonnelier ; il a aussi fait ses adieux à son fils et à ses petits enfants, sincèrement heureux d'enlever à son fils et à sa bru la charge qu’il leur était devenu, et le voilà passant d’une vie qui, à la longue, l’ennuyait, à cette autre vie qui, d’année en année et d’heure en heure, lui était plus intelligible et l’attirait de plus en plus. Là où il s’est réveillé, après être vraiment mort, est-il mieux, est-il plus mal ? Est-il déçu, ou bien a-t-il trouvé ce qu’il attendait ? Nous le saurons tous bientôt.
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