samedi 2 novembre 2024

Maître et serviteur (Léon Tolstoï)


 I


     C’était durant les années soixante-dix1. Au lendemain de la Saint-Nicolas, la paroisse était en fête, et l’aubergiste du village, le marchand de deuxième guilde2 Vassili Andréitch Brékhounov3, n’avait pu s’absenter depuis deux jours : étant le marguillier4 de l’église, il lui fallait y rester, et chez lui, il devait recevoir et régaler la famille et les amis. Mais voilà que les derniers invités étaient partis, et Vassili Andréitch se prépara tout de suite à se rendre chez un propriétaire voisin pour lui acheter un petit bois qu’il négociait depuis longtemps. Vassili Andréich se hâtait, craignant de voir cette affaire avantageuse lui passer sous le nez, raflée par des marchands de la ville. Le jeune propriétaire avait demandé dix mille roubles pour son bosquet, mais seulement parce que Vassili Andréitch lui en offrait sept mille. C’est-à-dire le tiers de la vraie valeur du bois. Vassili Andréich aurait peut-être pu obtenir encore un rabais, car le bois se trouvait dans un secteur où existaient depuis longtemps, entre lui et les marchands des autres villages du district, des accords pour ne pas renchérir les uns sur les autres ; mais, ayant  appris que des négociants en bois pour le compte du gouvernement5 voulaient se porter acquéreurs des arbres de Goriatchkino, il avait décidé d’aller conclure l’affaire sans tarder avec le propriétaire. C’est pourquoi, dès la fin de la fête, il sortit de son coffret sept cents roubles de son propre argent, compléta avec deux mille trois cents roubles déposés chez lui pour le compte de l’église, ce qui donna trois mille roubles ; les ayant soigneusement recomptés, il les mit dans son portefeuille et se prépara à partir. 

     Son employé Nikita, le seul de ses gens à ne pas être ivre ce jour-là, courut atteler. Non que Nikita fût quelqu’un de sobre, tout au contraire : en bon ivrogne, il avait bu son gilet et ses bottes de cuir pendant les réjouissances précédant le jeûne6 ; il avait alors fait vœu de ne plus boire, et tenait parole depuis plus d’un mois, en dépit des tentations qu’offrait la vodka coulant en abondance durant les deux premiers jours de fête.

     Nikita était un moujik de cinquante ans, originaire d’un village voisin, sans foyer, comme on disait de lui, ayant passé la majeure partie de sa vie non pas chez lui, mais comme serviteur chez les autres. Partout étaient appréciés son ardeur au travail, son adresse et sa force, et surtout son bon caractère ; mais il ne pouvait se fixer nulle part, parce que deux fois par an, voire plus souvent, il s’enivrait, non seulement buvant tout ce qu’il avait sur lui, mais en outre devenant agité et querelleur. Vassili Andréitch, lui aussi, l’avait chassé à plusieurs reprises, pour le reprendre ensuite, appréciant son honnêteté, son amour des animaux et, surtout, le fait qu’il ne lui revenait pas cher. Vassili Andréitch ne payait pas à Nikita les quatre-vingts roubles que valait un tel ouvrier, mais quarante, et sans comptes précis, par petites sommes et le plus souvent non pas en argent mais en marchandises venant de sa boutique et surévaluées.

     La femme de Nikita, Marfa7, autrefois belle paysanne pleine de vie, était la maîtresse de maison, en même temps que la mère d’un jeune garçon et de deux grandes filles. Elle ne faisait pas venir Nikita à la maison, d’abord parce qu’elle vivait  depuis une vingtaine d’années avec un tonnelier, un moujik d’un autre village qui restait chez eux à demeure ; et aussi parce que, faisant ce qu’elle voulait de son mari quand il était sobre, elle le craignait comme le feu quand il se soûlait. Une fois, se trouvant ivre à la maison, Nikita, sans doute pour se venger de sa soumission à jeun, avait brisé le coffre de sa femme, en avait sorti ses plus belles affaires et, avec une hache, en avait fait de la charpie, mettant en pièces toutes ses robes et tous ses sarafanes8. Ce que gagnait Nikita, c’était sa femme qui le touchait, sans qu’il s’y opposât. Ainsi, à présent, deux jours avant la fête, Marfa était allée chez Vassili Andréitch et avait pris chez lui de la farine de froment, du thé, du sucre et une mesure d’un huitième9 de vodka, en tout pour trois roubles, et pris en outre cinq roubles en espèces, avec force remerciements à l’adresse de Vassili Andréitch, comme si celui-ci lui faisait une faveur particulière, alors qu’il devait encore une vingtaine de roubles à Nikita, au bas mot.

     « Avons-nous à passer des accords formels, toi et moi ? disait Vassili Andréitch à Nikita : si tu as besoin de quelque chose, tu te sers – tu le paieras par ton travail. Chez moi, ce n’est pas comme chez les autres, où il faut attendre que les comptes soient faits, sans parler des amendes. Nous sommes des gens honnêtes. Tu travailles pour moi, et moi je ne t’abandonne pas. »

     En disant cela, Vassili Andréitch avait la conviction sincère d’être un bienfaiteur pour Nikita : tant la persuasion qu’il mettait dans ses propos était grande, et tant l’attitude des gens dépendant de lui, Nikita au premier chef, le renforçait dans cette conviction qui était la sienne – celle de ne pas duper ces gens, mais d’être leur bienfaiteur.

     « Mais je le sais, Vassili Andréitch ; j’essaye de vous servir, il me semble, comme mon propre père », répondait Nikita, comprenant fort bien que Vassili Andréitch le filoutait, mais sentant aussi qu’il était vain de chercher à démêler ses comptes chez lui, et qu’en l’absence d’une autre place, il fallait vivre en prenant ce qu’on vous donnait.

     Le patron lui ayant donné l’ordre d’atteler, Nikita, joyeux et plein d’entrain comme d’habitude, se rendit, le pas léger et les pieds écartés comme une oie, dans la remise, et y décrocha du clou où il pendait le harnais pesant orné d’un gland ; secouant bruyamment les rondelles du mors, il ouvrit la porte de l’écurie dans laquelle se trouvait le cheval que Vassili Andréitch avait ordonné d’atteler.

     « Alors, petit benêt, tu t’embêtais ? » dit Nikita en réponse au petit hennissement de salutation que lui avait adressé l’étalon bai-brun au chanfrein blanc, de taille moyenne et un peu bas de croupe, mais de belle allure, qui se trouvait tout seul dans la petite écurie. « Bon, bon ! On a le temps, il faut d’abord que je te fasse boire », dit-il en parlant au cheval exactement comme on le fait avec des êtres comprenant le sens des mots ; ayant épousseté d’un pan de son habit le large dos, marqué au milieu d’un profond sillon et couvert de poussière, de la bête, il passa le harnais sur la jeune et jolie tête de l’étalon, en libéra les oreilles et la frange et, jetant par terre le licou, l’emmena boire.

     Sorti prudemment de l’écurie en passant à travers les empilements de fumier, Moukhorty10 se mit à jouer et à ruer, affectant de vouloir donner un coup de sabot à Nikita qui trottait à côté de lui en direction du puits.

    « Joue les polissons, petit coquin ! » disait Nikita, qui savait bien la retenue avec laquelle Moukhorty envoyait sa jambe arrière effleurer sa demi-pelisse sale : Nikita aimait particulièrement ce jeu répété.

      Ayant bu l’eau froide, le cheval souffla, remuant ses grosses lèvres humides, dont les poils laissaient retomber dans l’auge des gouttes transparentes, et s’immobilisa comme s’il méditait ; puis il s’ébroua soudain, bruyamment.

     « Tu n’en veux plus, c’est entendu, mais n’en demande pas ensuite », dit Nikita, expliquant en détail et avec un grand sérieux sa conduite à Moukhorty. Et il revint en courant à la remise, tirant par la bride le jeune et gai cheval qui ruait et faisait claquer ses sabots dans la cour.

     Aucun des serviteurs n’était là ; il n’y avait qu’un étranger, le mari de la cuisinière, venu pour la fête.

     « Mon bon, lui dit Nikita, va donc demander quel traîneau11 il faut atteler : le grand ou le petit ? »

     Le mari de la cuisinière entra dans la maison au toit de tôle et aux fondations relevées, et revint bientôt annoncer qu’il fallait atteler le petit traîneau. Cependant, Nikita avait déjà passé au cheval son collier, attaché la sellette garnie de petits clous et, tenant d’une main le léger arc de limonière12 peint et menant le cheval de l’autre, s’approchait des deux traîneaux se trouvant dans la remise. 

     « Va pour le petit », dit-il, et il engagea dans les brancards le cheval malin, qui faisait mine de vouloir le mordre, et il se mit à atteler, aidé par le mari de la cuisinière.

     Lorsque tout fut presque prêt et qu’il ne resta plus qu’à attacher les rênes au mors, Nikita envoya le mari de la cuisinière chercher de la paille dans la grange, et de la toile de chanvre dans le hangar.

     « Voilà qui est bien. Hé, hé, du calme ! dit Nikita en mettant dans le traîneau la paille d’avoine fraîche que le mari de la cuisinière venait de ramener. Maintenant, passe-moi la grosse toile, on va l’étendre, et la toile de chanvre par-dessus. Voilà, comme ça, on sera bien assis. » Tout en parlant, il recouvrait la paille et la bordait de tous côtés avec la toile de chanvre, tout autour du siège. 

     « Et bien, merci, mon bon, dit Nikita au mari de la cuisinière : on va toujours plus vite à deux. » Et, ayant démêlé les rênes de cuir réunies par un anneau à leur extrémité, il prit place sur le siège avant et fit se mouvoir le bon cheval qui n’attendait que cela, traversant le fumier gelé de la cour en direction du portail.

     « Oncle13 Mikite, petit oncle, petit oncle ! » cria d’une voix grêle un gamin de sept ans, en demi-pelisse noire, bottes de feutre toutes neuves et bonnet de fourrure, sorti à toutes jambes de l’entrée et courant derrière lui. «  Fais-moi de la place », demanda-t-il tout en boutonnant sa pelisse.

     « Allez, monte, mon chou », dit Nikita qui arrêta le cheval et fit s’assoir le fils du patron, gamin maigre et pâle dont le visage rayonnait de joie, avant de sortir dans la rue.

     Il était deux heures passées. Il gelait – moins dix –, le temps était couvert et venteux. Mais dans la cour, c’était paisible. On sentait davantage le vent dans la rue : il avait balayé la neige du toit d’un hangar voisin, et des tourbillons se voyaient du côté des bains publics, au coin de la rue. À peine Nikita eut-il franchi le portail et fait tourner le cheval pour ranger le traîneau le long du perron, que Vassili Andréitch sortit de la maison, cigarette au bec, portant une touloupe14 de mouton bien fermée et fortement serrée d’une ceinture de cuir, faisant craquer sous ses bottes de feutre garnies de cuir la neige du haut perron ; il s’arrêta, tira une dernière bouffée de sa cigarette, jeta le mégot et marcha dessus ; rejetant de la fumée à travers sa moustache et louchant sur le cheval, il se mit à couvrir les deux côtés de son visage rubicond, moustachu mais sans barbe, des bords du col de sa touloupe, en maintenant la fourrure à l’intérieur, pour que sa respiration ne la couvrît pas de buée. 

     « Voyez-moi ce dégourdi, il est déjà là ! » dit-il en voyant son fils dans le traîneau. Vassili Andréitch était excité par l’eau-de-vie bue avec ses invités, ce qui le rendait encore plus content que d’habitude de tout ce qu’il possédait et de tout ce qu’il faisait. La vue de son fils, qu’il nommait toujours en pensée son héritier, lui causait à présent un grand plaisir ; il le contemplait en plissant les paupières et exhibant ses longues dents.

    La tête et les épaules emmitouflées d’un châle de laine, si bien qu’on ne voyait que ses yeux, la femme de Vassili Andréitch, enceinte, pâle et maigre, qui l’avait accompagné, se tenait derrière lui, dans l’entrée.

     « Tu devrais vraiment prendre Nikita avec toi », dit-elle en s’avançant timidement sur le seuil.

     Vassili Andréitch ne répondit rien ; devant des paroles qui, visiblement, lui déplaisaient, il se renfrogna, mécontent, et cracha.

     « Tu pars tout de même avec de l’argent, reprit-elle de la même voix plaintive, et ça n’a pas l’air de se lever, c’est vrai, ma parole. 

     — Je ne connais pas le chemin, peut-être, qu’il me faille absolument un guide ? dit Vassili Andréitch en serrant les lèvres de façon peu naturelle, ce qu’il faisait lorsqu’il parlait avec des vendeurs et des acheteurs, en articulant soigneusement chaque syllabe.

     — Vraiment, prends-le avec toi… Au nom de Dieu, je te le demande ! répéta sa femme en s’emmitouflant dans l’autre sens.

     — Ce que tu peux être collante… Et je le mettrai où ?

     — Ma foi, Vassili Andréitch, je suis prêt, dit gaiement Nikita. Pensez seulement, en mon absence, à nourrir les chevaux, ajouta-t-il à l’adresse de la femme du patron.

     — J’y veillerai, Nikitouchka. Je le dirai à Semione, répondit-elle.

     — Eh bien, Vassili Andréitch, on y va ? dit Nikita, attendant.

     — C’est bien pour faire plaisir à la vieille. Seulement, si tu dois venir, habille-toi plus chaudement, espèce de diplomate, énonça Vassili Andréitch, avec un sourire et un clin d’œil en direction de la demi-pelisse de Nikita, déchirée sous les bras et dans le dos, effrangée en lambeaux dans le bas, toute sale d’avoir traîné partout.

     — Hé, mon bon, va tenir le cheval ! cria Nikita dans la cour, à l’adresse du mari de la cuisinière.

     — J’le fais, j’le fais ! cria le gamin en sortant de ses poches ses petites mains rougies et gelées, et en s’emparant des rênes froides.

     — Mais dépêche-toi, ne te fais pas beau comme un diplomate ! cria  Vassili Andréitch, blagueur.

     — C’est l’affaire d’un instant, petit père, Vassili Andréitch », dit Nikita qui traversa la cour en courant en direction de l’izba du personnel, faisant voir le bout de ses pieds à l’intérieur de ses vieilles bottes de feutre à la semelle renforcée.

     « Hé, Arinouchka15, enlève ma blouse du poêle et passe-la-moi : je pars avec le patron ! » annonça Nikita en entrant à toutes jambes dans l’izba et en décrochant une ceinture pendue à un clou.

     La cuisinière, qui avait bien dormi après le repas et venait de mettre en route le samovar pour son mari, accueillit joyeusement Nikita et, la hâte de ce dernier la gagnant, se remua avec autant de vivacité que lui, ôta du poêle le méchant caftan au drap usé qui y séchait et le secoua en vitesse pour le défroisser.

     « Comme ça, tu seras plus à l’aise avec ton bonhomme », fit Nikita qui, avec une politesse pleine de bonté, avait toujours quelque chose d’aimable à dire lorsqu’il se trouvait en tête-à-tête avec quelqu’un.

     Enroulant autour de la  pelisse l’étroite et piètre ceinture, il serra sa maigre bedaine aussi fort qu’il put.

     « Voilà, dit-il en s’adressant, non à la cuisinière, mais à la ceinture dont il enfonçait les bouts, comme ça tu n’iras pas te promener. » Et, relevant et abaissant ses épaules pour dégager ses bras, il passa le caftan par-dessus, tendit le dos pour libérer encore ses bras, releva ses manches sous les aisselles et attrapa ses moufles sur une étagère.

     « Et voilà, dit-il.

     — Tu devrais te chausser un peu mieux, Stepanytch16, remarqua la cuisinière : tes bottes sont en mauvais état.

     Nikita s’arrêta, comme s’il repensait à quelque chose.

     — Il faudrait bien… Bah, je peux y aller comme ça, ce n’est pas très loin ! »

     Et il s’élança dans la cour.

     « Tu n’auras pas froid, Nikitouchka ? demanda la femme du patron tandis qu’il s’approchait du traîneau.

     — Froid, pourquoi ? J’ai bien chaud », répondit Nikita, arrangeant la paille à l’avant du traîneau pour s’en couvrir les pieds et y enfouir le fouet, bien inutile avec ce brave cheval.

     Vassili Andréitch avait déjà pris place dans le traîneau, remplissant presque tout l’arrière-train recourbé de son dos couvert de deux pelisses ; saisissant les rênes, il donna au cheval le signal du départ. Nikita se casa à l’avant en marche, du côté gauche, une jambe en-dehors.




Notes


  1. Ce texte date de 1895. Il s’agit donc des années 1870.
  2. Il y avait trois guildes, la première regroupant les marchands les plus riches.
  3. Andréitch pour Andreïevitch, fils d’Andreï. Brekhoun signifie hâbleur.
  4. Laïc chargé de la garde et de l’entretien d’une église.
  5. Celui de la province, ou l’échelon plus élevé.
  6. Petit carême, celui de Noël. La veille, on peut manger et boire ce qu’on veut. Au printemps, le Grand carême, celui de Pâques, est précédé de la « Semaine grasse », équivalent de notre Carnaval, mais étalé sur plusieurs jours…
  7. Martha.
  8. Robe droite sans manches, très populaire en Russie au XIXe siècle.
  9. Un huitième de seau, soit un litre et demi.
  10. Ce nom signifie : bai avec le chanfrein blanc.
  11. En hiver, on ne se déplaçait pas dans des voitures à roues, mais dans des traîneaux.
  12. La fameuse douga. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/limoni%C3%A8re/47217 
  13. Courant, de la part d’un enfant s’adressant à un adulte d’un certain âge. Mikite pour Mikita, déformation de Nikita qu’affectionne son patron, Vassili Andréitch.
  14. Veste ou manteau en peau de mouton, la fourrure à l’intérieur.
  15. Diminutif affectueux du prénom Arina, lequel est une variante populaire du prénom d’origine grecque Irina. De même, bien sûr, que Nikitouchka renvoie à Nikita.
  16. Pour Stépanovitch, fils de Stepane. L’appellation par le patronyme seul est possible entre gens se connaissant, ou avec une affection respectueuse (« Ilitch »).




II



     Avec un léger grincement des patins, le brave étalon emporta le traîneau d’un pas vif sur la route gelée, aplanie dans le village.

     « Où crois-tu aller, en t’accrochant ainsi ? Fais voir le fouet, Mikita1 ! s’écria Vassili Andréitch, visiblement content de son héritier qui s’était  installé à l’arrière, sur les patins ; attends, je vais te faire voir ! File retrouver maman, fils de pute ! »

     Le gamin sauta du traîneau. Moukhorty augmenta son allure, allant l’amble2, et, par à-coups, se mit au trot.

     La maison de Vassili Andréitch se tenait à un carrefour composé de six maisons. Aussitôt dépassée la dernière d’entre elles, l’izba du forgeron, ils sentirent tout se suite que le vent était beaucoup plus fort qu’ils ne l’avaient cru. On ne voyait presque plus la route. La trace des patins était aussitôt effacée, et l’on ne distinguait la voie que parce qu’elle était surélevée. Dans les champs, la neige tourbillonnait, et la ligne de séparation entre le ciel et la terre s’estompait. La forêt de Téliatino, toujours bien visible d’habitude, ne se dessinait plus que par moments, de façon confuse, à travers la poussière de neige. Le vent soufflait par la gauche courbant avec entêtement la crinière sur le cou raide et pelé de Moukhorty, et roulant de côté sa queue duveteuse, simplement nouée. Le long col de Nikita, qui était assis du côté du vent, se serrait contre son visage, se collant à son nez.

     « Il ne peut pas vraiment lancer sa course, il neige, dit Vassili Andréitch, fier de son bon cheval. Une fois, je l’avais pris pour aller à Pachoutino, il y est arrivé en une demi-heure.

     — Quoi ? demanda Nikita, qui n’avait pas compris, gêné par son col.

     — Je dis qu’il a atteint Pachoutino en une demi-heure, cria Vassili Andréitch.

     — Il n’y a pas à dire, c’est un bon cheval ! » dit Nikita.

     Ils se turent. Mais Vassili Andréitch avait envie de parler.

     « Je crois bien avoir dit l’autre jour à ta femme de ne pas donner de vodka au tonnelier », dit-il de la même voix forte, très convaincu qu’il serait flatteur pour Nikita de causer avec un homme aussi important et aussi intelligent que lui ; il était si content de sa plaisanterie qu’il ne lui venait pas à l’esprit que cette conversation pouvait être peu agréable à Nikita.

     Celui-ci, de nouveau, ne distingua pas les mots de son patron, emportés par le vent. 

     Élevant encore la voix et détachant ses paroles, Vassili Andréitch répéta sa blague à propos du tonnelier.

     « Que Dieu les garde, Vassili Andréitch, je ne m’en mêle pas. Tant qu’elle ne maltraite pas le petit, le reste, grand bien lui fasse !

     — Sans doute, dit Vassili Andréitch. Alors, le cheval, tu vas l’acheter au printemps ? reprit-il, changeant de sujet.

     — Pas moyen de faire autrement », répondit Nikita en écartant le col de son caftan et en se penchant vers son patron.

     La conversation, maintenant, intéressait Nikita, qui désirait bien entendre.

     « Le petit gars a grandi, il faut qu’il se mette à labourer, autrement il faut toujours embaucher quelqu’un.

     — Eh bien, prenez celui qui a l’arrière faible3, je n’en demanderai pas cher ! cria Vassili Andréitch, tout excité de voir l’entretien porter sur son occupation préférée, celle qui mobilisait toutes ses capacités intellectuelles - le maquignonnage.

     — Sinon, vous me donnerez une quinzaine de roubles et j’en achèterai un à la foire aux chevaux, dit Nikita, lequel savait que le cheval dont Vassili Andréitch voulait lui refiler valait tout au plus sept roubles, et que son patron lui demanderait vingt-cinq roubles, si bien qu’il ne verrait plus la couleur de son argent pendant six mois.

     — C’est un bon cheval. Je te le dis comme si c’était pour moi. En conscience. Brékhounov ne fera jamais tort à personne. Même si j’y laisse des plumes : je ne fais pas comme d’autres. Honnêtement, cria-t-il en prenant la voix avec laquelle il en faisait accroire aux vendeurs et aux acheteurs, c’est un cheval valable !

     — Sûrement », dit Nikita en soupirant, et, persuadé qu’il était inutile d’écouter la suite, il lâcha son col, qui vint tout de suite lui couvrir l’oreille et le visage.

     Ils allèrent en silence durant près d’une demi-heure. Le vent refroidissait le bras et le côté de Nikita aux endroits où sa pelisse était déchirée.

     Il se pelotonna et souffla dans son col, s’en couvrant la bouche, et il n’eut plus froid.

     « Qu’en penses-tu, on passe par Karamychevo, ou on va tout droit ? » demanda Vassili Andréitch. 

     La route de Karamychevo était plus fréquentée, la voie était bien jalonnée des deux côtés, mais ça rallongeait la course. En allant tout droit, c’était plus court, mais la route était moins fréquentée, elle manquait de jalons, ou alors ils étaient mauvais, et seraient recouverts par la neige.

     Nikita réfléchit.

     « Passons par Karamychevo, c’est un peu plus loin, mais la route est meilleure, finit-il par dire.

     — Mais tout droit, on ne risque pas de s’égarer en traversant le vallon, et on sera bien, dans la forêt.

     — Comme vous voudrez », dit Nikita en relevant son col.

     Vassili Andréitch continua donc tout droit et, une demi-verste4 plus loin, en arrivant à une grosse branche de chêne agitée par le vent, portant encore ça et là quelques feuilles  desséchées, il prit à gauche.

     Dès lors, le vent leur arriva presque de face. Une petite neige se mit à tomber. Vassili Andréitch tenait les rênes, gonflait les joues et relâchait l’air plus haut, vers sa moustache. Nikita somnolait.

     Ils avancèrent ainsi en se taisant une dizaine de minutes. Soudain, Vassili Andréitch dit quelque chose.

     « Quoi ? demanda Nikita en ouvrant les yeux. Sans répondre, Vassili Andréitch se pencha et regarda en arrière, puis en avant, au-delà du cheval. Celui-ci, dont la sueur faisait friser les poils en haut des cuisses et sur l’encolure, allait au pas. 

     — Quoi donc ? répéta Nikita.

     — Quoi, quoi ! le singea Vassili Andréitch avec irritation. On ne voit pas les jalons ! Nous avons dû perdre notre route !

     — Alors, arrête-toi, je vais regarder où est le chemin », dit Nikita qui, sautant lestement du traîneau et attrapant le fouet sous la paille, partit sur la gauche, du côté où il était assis.

     Cette année-là, la neige était peu profonde, si bien qu’il y avait moyen de passer partout ; ça et là, cependant, Nikita y enfonçait jusqu’aux genoux, et elle rentrait dans ses bottes. Nikita allait et venait, tâtant par terre du pied et avec le fouet, mais il ne voyait de route nulle part.

     « Eh bien ? dit Vassili Andréitch quand Nikita revint au traîneau.

     — Il n’y a pas de route de ce côté-là. Il faut aller voir de l’autre côté.

     — Quelque chose de noir se dessine là-bas, vers l’avant. Tu devrais aller voir », dit Vassili Andréitch.

     Nikita s’y rendit : ce qui se dessinait en noir, c’était la terre couverte des restes dénudés des blés d’automne, tombés sur la neige et la noircissant. Allant sur la droite, Nikita revint au traîneau, fit tomber la neige de ses vêtements, en débarrassa ses bottes et s’assit dans le traîneau.

     « Il faut tourner à droite, dit-il résolument. Le vent m’arrivait dessus par la gauche, et maintenant je le reçois en pleine gueule. Allez, à droite ! » reprit-il, décidé.

     Vassili Andréitch obtempéra et prit à droite. la route n’apparaissait toujours  pas. Ils allèrent ainsi quelque temps. Le vent ne se calmait pas, la petite neige continuait à tomber.

     « Vassili Andréitch, c’est clair, nous nous sommes égarés, dit enfin Nikita, marquant presque du contentement. C’est quoi, ça ? dit-il en montrant un tas noir de fanes de pommes de terre sortant de la neige.

      Vassili Andréitch arrêta le cheval en sueur dont les flancs se soulevaient vite et lourdement.

     — Eh bien ? demanda-t-il.

     — Eh bien, ça montre que nous sommes en plein champ, du côté de Zakharovka. Voilà où nous sommes arrivés !

     — Tu racontes des blagues ! répliqua Vassili Andréitch.

     — Ce ne sont pas des blagues, Vassili Andréitch, je dis la vérité, fit Nikita. Au bruit que fait le traîneau, ça s’entend, nous sommes dans un champ de pommes de terre ; et ces tas, ce sont les fanes qu’on a apportées. C’est le champ de l’usine de Zakharovka.

     — Tu vois comme nous nous sommes égarés ! dit Vassili Andréitch. Que faire, maintenant ?

     — Il faut aller tout droit, voilà tout, nous arriverons bien quelque part, dit Nikita. Si ce n’est pas à Zakharovka, ce sera à quelque demeure de domaine. »

     Vassili Andréitch s’exécuta et laissa le cheval aller tout droit. Ils avancèrent ainsi un bon moment. Ils passaient dans des champs dénudés, et le traîneau grondait en glissant sur des irrégularités de terrain, sur des mottes de terre gelées. Ils se retrouvaient parfois sur des chaumes, tantôt ceux du blé d’hiver, tantôt ceux du blé de printemps, et, sous la neige le vent agitait l’absinthe et la paille ; parfois dans une profonde couche de neige, uniformément égale et blanche, ne laissant rien voir au-dessus.

     Tombant du haut, la neige s’élevait par moments d’en bas. On voyait bien que le cheval était exténué ; tout frisé et couvert de givre, à cause de sa sueur, il allait au pas. Il tomba brusquement dans une mare, ou un fossé, et y resta à mi-corps. Vassili Andréitch voulut l’arrêter, mais Nikita lui cria :

     « Ne le retiens pas ! On est dedans, il faut en sortir. Allez mon mignon ! Hé hé, mon chéri ! cria-t-il gaiement au cheval en sautant hors du traîneau et en s’enfonçant lui-même dans le fossé.

     — Où sommes-nous donc ? dit Vassili Andréitch.

     — On le saura bien ! répondit Nikita. Donne-lui un petit coup de fouet, sortons d’ici.

     — Ce serait donc la forêt de Goriatchkino, là-bas ? 

    — En nous rapprochant, nous verrons bien quelle forêt c’est. »

     Nikita voyait bien qu’au-dessus de la masse noire se dessinant voltigeaient des feuilles sèches et oblongues d’osier : il savait donc qu’il s’agissait d’une habitation, et non d’une forêt, mais il ne voulait pas le dire. Effectivement, ils n’eurent pas parcouru une dizaine de sagènes5 au-delà du fossé que se dessinèrent nettement devant eux des arbres et qu’un nouveau son se fit entendre, mélancolique. Nikita avait vu juste : ce n’était pas une forêt, mais une haute rangée d’osiers, portant encore ça et là quelques feuilles que le vent agitait. Ces osiers, bien sûr, étaient plantés le long du canal bordant une grange. En atteignant les osiers bourdonnant mélancoliquement sous l’effet du vent, le cheval leva soudain ses jambes de devant, plus haut que le traîneau, sortit ses jambes arrière qui remontèrent à leur tour, prit à gauche et cessa de s’enfoncer dans la neige. C’était la route.

     « Nous voici arrivés, dit Nikita. Mais où, je n’en sais rien. »

     Sans se perdre, le cheval suivit la route enneigée et, moins de quarante sagènes plus loin, se dessina la ligne droite de la haie d’une grange au toit couvert d’une épaisse couche de neige qui en tombait, se répandant sans cessa par terre. Au-delà de la grange, la route tourna face au vent et ils s’enfoncèrent dans une congère. Mais vers l’avant, on pouvait voir un passage entre deux maisons : la congère s’était formée sur la route, il fallait la traverser. En effet, l’amas de neige franchi, ils débouchèrent dans une rue. Du linge gelé se balançait désespérément sur une cordelette dans la cour de la dernière maison : des chemises6, l’une rouge, l’autre blanche, une culotte, des chaussettes russes7, une jupe. La chemise blanche se démenait avec acharnement, ses manches faisant signe de toutes parts.

     « Tu vois, la bonne femme est paresseuse, ou alors elle est mourante : elle n’a pas rentré le linge pour la fête », dit Nikita en observant les chemises en train de se balancer.





Notes


  1. Variante de Nikita. Le gamin l’avait appelé « Mikite » au chapitre précédent.
  2. https://fr.wiktionary.org/wiki/aller_l%E2%80%99amble
  3. Sans aucune garantie. Le mot du texte est apparemment un hapax créé par Tolstoï, avec une coquille en prime !
  4. Rappel : la verste faisait presque 1,1 km.
  5. La sagène faisait un peu plus de deux mètres.
  6. Il s’agit alors de grandes chemises longues, ce qu’on peut encorre traduire par « blouses ».
  7. Bandes de toile servant de chaussettes.


À suivre...




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